Critique de Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome IV - Lundi 15 décembre 1862.
SUITE DE L'ANALYSE
Le grand festin militaire, la grande orgie, a donc eu lieu.
Salammbô s'est montrée ; elle aussi, d'un coup
d'oeil, elle a versé l'ivresse ; et voilà ces
chefs ambitieux, avares ou cupides, qui vont être
déterminés dans leur conduite future par
l'amour que ce simple coup d'oeil leur a mis au cœur. Cela
est-il bien conforme au caractère
présumé des chefs signalés par Polybe et
au génie de ces guerres violentes ? - On obtient des
Mercenaires, après ce festin, qu'ils sortent de
Carthage moyennant une pièce d'or distribuée
à chacun, et qu'ils aillent camper à Sicca,
à quelques journées de la capitale. On assiste
au défilé des troupes et à cette cohue
du départ, fort savamment étudiée dans
sa confusion. Puis on a leur marche à travers la
campagne, qui n'est pas tout d'abord un désert.
Spendius, pendant la route, s'attache à Mâtho et
ne le quitte plus. Ce fils d'un rhéteur grec et d'une
fille campanienne sent tout le parti qu'il peut tirer de cet
Africain robuste, brutal, superstitieux et brave ; lui, il
est lâche à l'action, mais hardi partout
ailleurs, fertile en idées, l'homme aux
expédients : tous deux ils se doublent et se
complètent. Mâtho et Spendius, unis ensemble et
associés, c'est l'alliance de Figaro et du
Cyclope.
Le paysage, avec tous ses accidents, est très bien
décrit. La passion aussi fait son chemin. Mâtho
se sent dévoré d'un mal secret : ce grand corps
de géant est abattu et comme anéanti.
Dès que l'armée est installée dans la
plaine de Sicca, il passe des journées entières
à vagabonder, ou bien il reste immobile, étendu
sur le sable. Qu'a-t-il ?
«Il consulta l'un après l'autre tous les devins
de l'armée, ceux qui observent la marche des serpents ; ceux qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent
sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et
du venin de vipère qui glace le cœur ; des femmes
nègres, en chantant au clair de lune des paroles
barbares, lui piquèrent la peau du front avec des
stylets d'or ; il se chargeait de colliers et d'amulettes ; il invoqua tour à tour Baal-Kamon, Moloch, les sept
Cables, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom
sur une plaque de cuivre, et il l'enfouit dans le sable au
seuil de sa tente...»
C'est ingénieux, mais comme c'est artificiel ! On sent
le procédé composite. - Bref, la fille
d'Amilcar le tient au cœur ; il la veut. Narr'Havas aussi,
qui s'est faufilé dans l'armée avec un dessein
suspect, a l'oeil sur Mâtho comme sur un rival, et il
est évident qu'il ne demanderait pas mieux que de se
débarrasser de lui ; il en cherche l'occasion, et il
se la procurerait, si Spendius, plus avisé que
Mâtho, ne veillait sur celui dont il va faire son
instrument.
Hannon le suffète arrive un jour à ce camp de
Sicca pour régler la dette et payer une mince partie
de la solde. Cet Hannon est hideux à voir et grotesque ; il est couvert par tout le corps d'une lèpre
pâle, d'une sorte d'éléphantiasis ; lui,
son appareil et son cortège, sont décrits de
point en point : sa maladie surtout tient une grande place.
De plus, Hannon se conduit comme un être à peu
près stupide, avec une aveugle imprudence ; la partie
logique, ici comme ailleurs dans l'ouvrage, est très
faible, tandis que la partie pittoresque et qui parle aux
yeux prend loute l'attention et prédomine.
Spendius, qui sera la cheville ouvrière du roman, joue
Hannon sous jambe ; il se constitue son truchement et fait
accroire à l'armée ce qu'il veut : elle
commence à s'agiter. Un homme arrive sur le temps,
comme tout exprès : c'est un fugitif, le seul
échappé de trois cents frondeurs
baléares, débarqués les derniers
à Carthage, et qui, n'ayant pas été
avertis du départ de 1'armée, ont tous
été massacrés par les Carthaginois. On
peut juger si les soldats, déjà excités
par Spendius, s'indignent à ce récit.
L'émeute éclate : on pille les bagages d'Hannon ; celui-ci se sauve à grand'peine monté sur un
âne, et les Mercenaires, guidés par Spendius
encore plus que par Mâtho, se mettent en marche pour
Carthage.
Si le raisonnement, en tout ceci, était aussi
serré et aussi rigoureux que la peinture veut
l'être, il y aurait à se demander comment et
pourquoi les Carthaginois ont massacré ces trois cents
Baléares ; pourquoi, après cette extermination
doat la nouvelle peut d'un moment à l'autre arriver au
camp, Hannon va se mettre de lui-même à la merci
de cette armée et dans la gueule du lion ; comment
enfin, au milieu de cette fureur d'une soldatesque
déchaînée contre lui et que dirigent des
habiles, il parvient à s'échapper sur un
âne. Quand on veut tout montrer au physique, il
faudrait aussi tout justifier au moral. Passons.
Le troisième tableau nous montre Salammbô la
nuit sur sa terrasse, faisant ses adorations aux
étoiles et à la lune, - cette lune à
laquelle elle est vouée et dont elle subit les phases
inégales. Elle cause avec sa nourrice, elle lui confie
ses vagues ennuis, ses oppressions étouffées,
ses langueurs. Elle cherche, elle rêve, elle appelle je
ne sais quoi d'inconnu. C'est la situation de plus d'une
fille d'Eve, carthaginoise ou non ; c'était un peu
celle de Mme Bovary au début, les jours où elle
s'ennuyait trop et où elle s'en allait solitaire
à la hêtrée de Banneville : «Il lui
arrivait parfois des rafales de vent, des brises der la mer
qui, roulant d'un bond sur tout le plateau du pays de Caux,
apportaient jusqu'au loin dans les champs une fraîcheur
salée...» On se rappelle ce charmant passage. Eh
bien ! la pauvre Salammbô éprouve, à sa
manière, le même sentiment de vague aspiration
et d'accablant désir. L'auteur a seulement
transposé, avec beaucoup d'art, et mythologisé
cette sourde plainte du cœur et des sens. Salammbô, en
ces moments, envoie chercher le grand-prêtre de Tanit,
Schahabarim, celui qui l'a élevée et qui est
comme son directeur. Elle s'imagine que de connaître
les mystères de la déesse la soulagerait ; elle
voudrait surtout la contempler dans son secret sanctuaire,
voir de ses yeux la vieille idole couverte du manteau
magnifique, du voile sacré d'où
dépendent les destinées de Carthage ; il lui
semble que ce voile défendu et dont le seul contact
fait mourir, s'il lui était permis du moins de le
considérer, lui communiquerait quelque chose de sa
vertu. Schahabarim, qui sait d'Amilcar que Salammbô ne
doit pas être prêtresse et qu'elle peut d'un jour
à l'autre devenir épouse, résiste
à son curieux désir que ce refus ne fait
qu'irriter. Il y a bien, au fond, un peu du souvenir de
Mâtho dans ces redoublements d'inquiétude et
d'exaltation de la jeune fille, qui se croit, comme beaucoup
de ses pareilles, plus idéale et plus mystique qu'elle
ne l'est : il y a pour elle, derrière le voile si
ardemment invoqué, autre chose encore que la
déesse. Toute cette traduction à la
carthaginoise des signes avant-coureurs de l'amour, tout ce
tatouage, un peu renouvelé d'Atala et de
Velléda, est habilement exécuté.
Le chapitre quatrième, intitulé : Sous les
murs de Carthage, nous montre l'armée des
Mercenaires arrivée de Sicca et menaçante.
Mâtho, qui n'a qu'une idée fixe, passe d'abord
son temps à rôder comme un fou autour des murs,
à monter dans les arbres pour chercher à voir
de plus loin, eu encore à nager le long des falaises
et à essayer d'y grimper ; car Carthage, bâtie
dans un isthme, entre la mer et des lacs salés,
était défendue par les eaux autant que par ses
murailles. Mâtho cherche partout une brèche, un
passage, pour pénétrer dans celte ville ennemie
qui renfeirme son trésor :
«Son impuissance l'exaspérait. Il était
jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de
quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses
énervements l'abandonnèrent, et ce fut une
ardeur d'action folle et continuelle. La joue en feu, les
yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d'un pas
rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le
rivage, il frottait avec du sable sa grande
épée. Il lançait des flèches aux
vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles
furieuses...»
Qui serait étonné de voir ce qu'est devenu son
Mâtho ou Mathos ? ce serait Polybe assurément.
On s'est depuis longtemps raillé de ces romans ou
tragi-comédies d'autrefois, où l'on montrait
Alexandre amoureux, Porus amoureux, Cyrus amoureux, Genseric
amoureux ; mais Mâtho amoureux, ce Goliath africain
faisant toutes ces folies et ces enfantillages en vue de
Salammbô, ne me paraît pas moins faux ; il est
aussi hors de la nature que de l'histoire. Il est vrai que
l'auteur, au lieu de faire Mâtho doucereux, s'est
appliqué à garder à sen amour un
caractère animal et un peu féroce. Mais toute
la différence de lui aux autres héros de roman
ne sera que dans cette forme donnée à un amour,
également invraisemblable d'ailleurs comme mobile et
comme ressort principal. Tout ce rôle de Mâtho
est du Polybe visiblement romancé et travesti.
Spendius, cependant, a un peu rappelé Mâtho
à la raison ; celui-ci se remet à commander les
troupes et à les faire manoeuvrer dans l'attente d'une
action. Les membres du grand Conseil de Carthage essayent de
conjurer le péril et de négocier ; après
bien des allées et venues, on propose Giscon pour
arbitre ; les Barbares acceptent son entremise. Par lui le
payement de la solde commence à s'effectuer ; mais ce
qui devait arriver arrive : avant que l'opération soit
terminée, les cupidités, les
récriminations, la colère des Baléares
dont les frères ont été
égorgés, les intrigues de Spendius, rompent le
semblant d'accord. Giscon, sur un ordre de Mâtho, est
arrêté, lié, jeté avec les siens
dans une fosse immonde ; les mutilations viendront plus
tard.
C'est alors que Spendius, l'homme de ressource, offre tout
à coup à Mâtho de l'introduire nuitamment
dans Carthage. En effet, il a observé les jours
précédents l'aqueduc qui conduit les eaux
douces dans la ville : il décide Mâtho à
s'y enfoncer avec lui, et après des prodiges de
dextérité et de bonheur, tantôt nageant,
tantôt rampant, ils s'introduisent dans la ville. A
peine sortis du conduit ténébreux, Mâtho
croit que Spendius va l'accompagner à la maison
d'Amilcar pour y voir Salammbô ; mais Spendius, qui a
fait jurer à Mâtho, avant de tenter
l'entreprise, de lui obéir en tout aveuglément,
le contient dans son désir et se dirige avec lui vers
le temple de la déesse Tanit.
Ici on est dans l'invraisemblable jusqu'au cou. Cette
entrée dans Carthage par l'aqueduc n'est apparemment
qu'une occasion détournée de nous mieux
décrire cet aqueduc important, lequel reviendra encore
plus tard. On s'aperçoit à cet endroit qu'il
manque au livre de M. Flaubert, pour l'éclaircir et
pour orienter les curieux, un instrument indispensable, une
carte de Carthage, un plan de l'isthme, des localités
et des monuments tels que l'auteur les a conçus :
toute une partie estimable du livre y gagnerait. A d'autres
endroits on regrette aussi le manque d'un lexique final, dans
lequel les mots étranges qu'on rencontre pour la
première fois seraient définis et
expliqués avec précision. Quand on est
archéologue et antiquaire à ce degré, il
ne faut dédaigner rien de ce qui peut aider le lecteur
à nous suivre. Il y a même de ces lecteurs
ombrageux et susceptibles dans leur ignorance, qui, lorsqu'on
ne les aide pas suffisamment, s'imaginent qu'on se
plaît à les dérouter.
L'idée de Spendius est de se servir de Mâtho,
plus fort et plus hardi que lui, pour enlever du temple de la
déesse le voile sacré qui est comme le
palladium de Carthage : il a de la peine, toutefois, à
le décider, car Mâtho craint les dieux, et il
est sérieusement persuadé de la vertu divine de
l'objet ; il a peur de commettre un sacrilège.
Spendius, qui méprise les dieux étrangers et
qui ne croit qu'à l'oracle de son pays, lui persuade
qu'une fois maître du mystérieux péplum,
il deviendra presque immortel et invincible, et par
conséquent possesseur aussi de Salammbô. On
entre à ce moment dans un dédale d'avenues, de
portiques, de cours, de corridors, de chambres ; cela n'en
finit pas. Bref, Mâtho, toujours poussé par les
épaules, après avoir traversé en
tremblant des scènes de fantasmagorie bizarre dignes
de la franc-maçonnerie, se saisit du voile impossible
appelé Zaïmph, que Spendius a osé
décrocher le premier et qu'il a jeté à
terre. Mâtho qui le ramasse, une fois revêtu de
ce diable de manteau dont il avait tant peur, se sent plus
fort et comme transformé : tant il est vrai que c'est
la foi qui fait tout ! il traverserait maintenant les
flammes, dit-il ; - et, pour commencer, il se dirige tout
droit, sans vouloir rien entendre, vers la maison d'Amilcar,
bien résolu de voir Salammbô.
Il parvient, après bien des pas et des détours,
jusqu'à la chambre haute où repose la jeune
fille, et qui nous est décrite dans son demi-jour
galant et mystique, avec toutes ses raretés et ses
bibelots carthaginois ; c'est d'une chinoiserie exquise. Il
trouve Salammbô endormie dans une espèce de
hamac ; il s'approche, elle s'éveille à la
clarté trop vive d'une gaze qui prend feu et
s'éteint au même instant ; elle croit d'abord
à quelque apparition céleste : ce voile si
rêvé, si désiré d'elle,
Mâtho, comme s'il avait deviné sa pensée,
le lui apporte, le lui montre dans sa splendeur ; il est tout
près de l'en envelopper. Mais elle revient à
elle ; elle frappe, et appelle ses suivantes, ses serviteurs,
en criant au secours ! au sacrilège !
Mâtho, revêtu du voile rayonnant, les effraye,
passe au travers d'eux tous, personne ne se risquant à
l'approcher, ni à le toucher ; il s'éloigne et
traverse ainsi la ville, que le bruit de son audace et de son
crime a éveillée et soulevée. Les
menaces, les imprécations le poursuivent ; mais
toujours revêtu de l'inviolable étole, s'en
servant comme d'un bouclier, bravant les traits qu'on n'ose
lui lancer que de loin et en tremblant, il arrive à
l'une des portes principales, parvient à l'ouvrir par
un lour de main digne de Samson, et, à la vue de tous,
sort sans trop se presser, majestueux et triomphant,
emportant avec lui la fortune de Carthage. Spendius le furet,
et qui n'est jamais embarrassé de sa personne, s'est
sauvé par quelque autre issue : il a couru, il a
sauté, il a glissé, il s'est jeté
à la nage.
Il y a un certain effet, incontestablement, dans cette sortie
de Mâtho, splendide et comme miraculeuse ; mais c'est
bien de l'extraordinaire et du théâtral, on
l'avouera, pour un tableau qui vise à la
réalité. Un de mes amis, qui n'est pas
Français, il est vrai, et qui est sévère
pour notre littérature, me disait à ce propos :
«N'avez-vous pas remarqué ? il y a toujours de
l'Opéra dans tout ce que font les Français,
même ceux qui se piquent de réel ; il y a la
décoration, et aussi les coulisses ; du solennel, et
un peu de libertin». Nous venons de voir le solennel
dans tout son beau et son radieux.
Nous entrons dans des chapitres pénibles. Les
opérations de la guerre commencent. Mâtho,
général en chef ou à peu près, a
le principal commandement, et se concerte avec Spendius,
Narr'Havas, et aussi un Gaulois Autharite. Emmenant le gros
de ses forces, il va assiéger Utique. Autharite, avec
un corps d'armée, reste devant Tunis. Les
localités, à défaut d'une carte
précise qui les dessine, nous sont figurées en
de vives images : Carthage, «galère
ancrée sur le sable lybique», est
soulevée, ballottée, et semble en péril
aux moindres tempêtes. Tunis, la vieille ennemie de
Carthage et plus vieille que la métropole, se tient
là en face d'elle et de ses murs, «accroupie
dans la fange au bord de l'eau, comme une bête
venimeuse qui la regarde», et qui lui veut mal de mort.
On ne saurait mieux dire. Les ennuis du général
gaulois durant ce siège insipide de Tunis, son
dégoût de cette armée de nègres
imbéciles qu'il commande, son regret de n'avoir pas
déserté aux Romains avec ses compagnons en
Sicile, son découragement moral et physique et son mal
du pays, nous sont rendus également avec des couleurs
et une harmonie fort savantes. Lisez tout haut le paragraphe
qui suit, en le scandant comme une prose poétique, et
vous serez frappé du ton et du nombre :
«Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses
rayons à tout à coup. Alors, le golfe et la
pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un
nuage de poussière brune, perpendiculairement
étalé, accourait en tourbillonnant ; les
palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait
rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le
Gaulois, les lèvres collées contre les trous de
sa tente, râlait d'épuisement et de
mélancolie. Il songeait à la senteur des
pâturages par les matins d'automne, à des
flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le
brouillard, et, fermant ses paupières, il croyait
apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille,
trembler sur les marais, au fond des bois».
C'est la contre-partie et comme la revanche de ce beau
passage des Martyrs où l'on voit le Grec
Eudore, dans le camp romain, à la lisière de la
Gaule et de la Germanie, regretter les paysages
éclatants de la Grèce et s'ennuyer sous
«ce ciel sans lumière, qui semble vous
écraser sous sa voûte abaissée».
Ici c'est le Gaulois qui a trop de lumière et trop de
midi, c'est le Normand qui, sous le ciel africain et surtout
quand règne le sirocco, regrette sa Normandie d'alors,
ses horizons boisés et ses agrestes pâturages.
Eh bien ! lui dirons-nous, qu'il déserte et qu'il y
revienne. Car c'est dommage que de si beaux effets de talent
(et il y en a en mainte et mainte page) soient comme perdus
dans une oeuvre ardue que toute cette application de
détail ne saurait animer. Je me laisse aller à
faire de la rhétorique à propos d'un livre qui
y provoque, et j'allais oublier l'action.
L'incapable et grotesque Hannon, qui se décide enfin
à marcher au secours d'Utique, victorieux dans une
première rencontre, est ensuite battu. Spendius, peu
brave de sa personne, se rattrape par les stratagèmes ; il a fait des siennes en cette dernière
circonstance, et moyennant un troupeau de porcs enduits de
bitume et auxquels il a mis le feu, il a effrayé et
culbuté les éléphants du vainqueur.
Bizarre ! étrange ! pas plus étrange pourtant
que le stratagème de Samsôn qui lie trois cents
renards par la queue après avoir attaché
à chaque queue un flambeau, et qui met le feu à
tout cela pour brûler les Philistins. Mieux vaut, ce me
semble, laisser ces sortes d'histoires où on les
trouve.
Carthage effrayée s'adresse, pour la sauver dans le
péril, à l'expérience d'Amilcar, qui
revient après une longue absence. Ce retour du grand
amiral, cette rentrée dans le port sont décrits
avec un parfait détail : occasion et prétexte
de nous dessiner le port intérieur et les bassins. A
peine arrivé à sa maison, un vieil esclave
déguisé en négresse lui apporte des
nouvelles du petit Annibal qu'on élève
clandestinement, et qui est déjà un enfant
terrible :
«Il invente des pièges pour les bêtes
farouches. L'autre lune, croirais-tu ? il a surpris un aigle ; il le traînait, et le sang de l'oiseau et le sang de
l'enfant s'éparpillaient dans l'air en larges gouttes,
telles que des roses emportées. La bête furieuse
l'enveloppait du battement de ses ailes ; il
l'étreignait contre sa poitrine, et à mesure
qu'elle agonisait, ses rires redoublaient, éclatants
et superbes comme des chocs
d'épées».
Est-ce donc que le génie d'Annibal appelle avec lui
l'idée d'une si fabuleuse enfance ? On sent trop que
c'est fait exprès. Là encore la veine est
forcée. C'est plutôt l'enfance d'Hercule que
celle d'Annibal. Amilcar se rend de nuit au Conseil des
Anciens mystérieusement convoqués, et l'on
rentre ici dans une série de scènes quasi
maçonniques. Après les premières
cérémonies d'usage et la première
étiquette observée, un tumulte éclate :
on assiste à une séance d'objurgations et
d'injures, indigne d'une grave assemblée politique.
Où donc l'auteur a-t-il pris une pareille idée
des Conseils de Carthage ? n'a-t-il donc pas lu Aristote,
parlant de la sagesse de cette Constitution qu'il compare
à celle de Lacédémone et au gouvernement
de Crète, et qui les trouve tous trois
supérieurs à tous les gouvernements connus :
«Les Carthaginois en particulier, dit-il,
possèdent des institutions excellentes, et ce qui
prouve bien la sagesse de leur Constitution, c'est que,
malgré la part de pouvoir qu'elle accorde au peuple,
on n'a jamais vu à Carthage, chose remarquable ! ni
d'émeute, ni de tyran». D'un tel éloge
accordé aux compatriotes d'Amilcar et d'Hannon par le
maître de la science politique dans l'Antiquité,
il n'y a, ni de près ni de loin, aucun moyen de
conclure à cette scène de forcenés et de
sicaires, dans laquelle Hannon hurle, et où chacun,
par précaution, a apporté son couteau dans sa
manche.
C'est au sortir de là qu'Amilcar se met à
visiter sa maison qu'il a depuis si longtemps quittée,
et ses magasins, ses entrepôts, ses cachettes
secrètes, les caveaux où gisent
accumulées des richesses de toute sorte qui nous sont
énumérées avec la minutie et
l'exactitude d'un inventaire : exactitude est trop peu dire,
car nous avons affaire ici à un commissaire-priseur
qui s'amuse, et qui, dans le caveau des pierreries, se
plaira, par exemple, à nous dénombrer toutes
les merveilles minéralogiques imaginables, et
jusqu'à des escarboucles «formées par
l'urine des lynx». C'est passer la mesure et laisser
trop voir le bout de l'oreille du dilettante mystificateur.
Dans toute cette visite à des magasins souterrains, le
but de l'auteur n'est pas de montrer le caractère
d'Amilcar, il n'a voulu que montrer les magasins. Mais ils
ont beau renfermer des couloirs, des portes masquées,
des surprises sans nombre, comme il paraît qu'on en
rencontre dans les sépulcres des rois à
Jérusalem, l'architecture, même avec tous ses
dédales, ne saurait être un ressort de roman ni
de poème. Amilcar, le grand homme d'Etat, le
père d'Annibal, ne gagne pas à cette visite
où il est présenté comme un violent et
un cupide, ne se possédant pas, à tout moment
hors de lui-même. Si l'on voulait personnifier en lui
le type du grand marchand très dur, il ne fallait pas
que ce côté fût pris et taillé en
charge aux dépens du reste du caractère.
Amilcar a pourtant accepté le commandement qu'on lui
offre, et il gagne la bataille du Macar. Elle est bien
décrite, mais elle paraît longue comme toutes
les batailles. Et puis c'est une plaisanterie trop forte que
de nous dire à un endroit, en nous parlant de la
disposition de l'armée carthaginoise, que,
«grosse de onze mille trois cent quatre-vingt-seize
hommes, elle semblait à peine les contenir, car
elle formait un carré long, etc». Que dites-vous
de ce chiffre excédant de trois cent
quatre-vingt-seize hommes, ni plus ni moins ? C'est
là une ironie et une malice qui nous fait plus simples
que nous ne le sommes, et qui compte trop sur le
béotisme des lecteurs ; c'est aller contre son but ; cela avertirait, si l'on n'y pensait pas, de faire à
l'auteur une question, à laquelle son détail
infini nous provoque sans cesse, et de lui demander :
D'où le savez-vous ? qui vous l'a dit ?
Spendius, à qui le cœur fait défaut le jour de
la bataille et devant l'ennemi, est dans l'habitude de
réparer cette faiblesse le lendemain par ses
expédients. Il le prouve, une fois de plus, en cette
circonstance ; et l'on parvient à neutraliser l'effet
de la victoire d'Amilcar qui bientôt, rencontrant
réunies toutes les forces des Barbares, est
réduit à se tenir enfermé dans son camp
et à s'y retrancher.
On retombe dans le merveilleux. Les Carthaginois attribuent
ces nouveaux échecs à la perte du voile, et
s'en prennent à la fille d'Amilcar, qui passe pour y
avoir participé. L'idée d'une immolation
d'enfant, pour apaiser Moloch, circule parmi le peuple. De
son côté, Salammbô, excitée par son
propre désir de revoir Mâtho et cédant
aux suggestions du vieux prêtre eunuque à
imagination libertine, Schahabarim, qui d'ailleurs, à
moitié sceptique, à moitié croyant,
n'est pas fâché de mettre à
l'épreuve la puissance de sa déesse, se
résout à aller jusque dans le camp des Barbares
chercher le voile. Il y a, à cet endroit, une peinture
du Python ou serpent familier, qui est très
caressée par l'auteur : sans y chercher malice autant
qu'on le pourrait, je me demande si c'était bien la
peine d'aller nous ressusciter tout exprès une soeur
d'Annibal pour nous la montrer batifolant de la sorte, dans
son belvédère, avec son serpent. Et puisqu'il
s'agit de serpent, remémorons, à titre de
peinture, celui du Génie du Christianisme, qui
est aussi malin et plus convenable que celui de
Salammbô. On est au cœur d'une oeuvre sérieuse ; on est, si l'on se rend bien compte de la composition et de
la construction du livre, à ce point central,
intérieur et élevé, qui, dans tout
monument d'art, fait clef de voûte ; pourquoi un
semblant de gaudriole s'y est-il glissé ? pourquoi
aller choisir exprès cet endroit pour y loger un
équivoque alléchant et insidieux ?
Ce qu'on excuse, ce qu'on attend ou même qu'on
recherche dans un roman à la manière
d'Apulée, est messéant dans une Iliade
ou dans une Pharsale.
Il y a ce qu'on appelle l'âme d'une oeuvre ; cette
âme ne saurait être indifféremment et
partout la même, n'importe l'oeuvre ; mais surtout elle
ne doit pas être toujours et uniquement, par
préférence et par choix, le vice malicieux ou
la bagatelle.
Le départ de Salammbô, son déguisement,
son voyage, son entrée dans le camp des Barbares, son
tête-à-tête avec Mâtho sous la tente
ont quelque intérêt. C'est l'endroit
brûlant. On a là, en définitive, le
pendant de la scène d'Atala et de Chactas dans le
désert. Salammbô, comme Atala, succombe dans
l'orage, au bruit du tonnerre, et il y a même en sus un
incendie, l'incendie du camp. L'auteur n'a rien
négligé de ce qui pouvait relever et accentuer
la situation. Il y a même un mutilé aux jambes
coupées, un tronçon d'homme, le pauvre
général Giscon, qui, rampant inaperçu
jusque sous la tente, assiste à la scène comme
témoin. La volupté est à deux pas d'une
atrocité. Une circonstance particulière, celle
de la chaînette qui se brise, est venue introduire une
combinaison de plus, un calcul et un artifice qui sent son
Vulcain. Si Salammbô ne surpasse point, à force
de piquant, toutes les femmes et les amantes connues et ne
les fait point paraître pâles et fades, ce n'est
pas la faute de l'auteur : «Elle sentait, dit-il, le
miel, le poivre, l'encens, les roses», et je ne sais
plus quoi encore. Bon Dieu ! que de ragoûts !
Mais toute pimentée qu'elle est, et surexcitée
dans ses moyens et dans sa marche, cette fable amoureuse ne
semble pas moins tout à fait disproportionnée
avec l'énorme machine qu'elle soulève et
qu'elle traîne après soi. Grâce à
Salammbô qui s'en revient avec sa conquête,
Carthage a donc recouvré le voile sacré et a
senti relever son espérance. La guerre, cependant,
s'acharne et continue. Je me lasse insensiblement de cette
analyse, et sans doute le lecteur aussi, d'autant plus que je
n'y peux mettre les traits de talent d'érudition
originale ou bizarre que l'auteur y sème à
chaque pas ; car tout ce livre est pavé non seulement
de belles intentions, mais de cailloux de toute couleur et de
pierres précieuses.
Un homme de goût, que les questions
archéologiques intéressent, me disait en
sortant de cette lecture : «C'est plus fatigant
qu'ennuyeux». Le mot me paraît très bien
résumer l'impression des plus sérieux
lecteurs.
Il reste encore quatre grands chapitres ; il les faut
traverser en indiquant les points les plus saillants.
Narr'Havas, avec ses Numides, en tournant brusquement du
côté d'Amilcar, a décidé une
victoire de celui-ci, qui fait un grand carnage des
Mercenaires. Mais pourquoi supposer que la perte du voile et
son effet sur le moral des Mercenaires, de ce ramas de
bandits et de vieux routiers mécréants, sont
pour quelque chose dans cette défaite ? J'ai
même grand'peine à me figurer que ces durs
Carthaginois, que nous connaissons pour les avoir vus en
Italie sous la conduite d'Annibal, missent tant d'importance,
un jour de bataille, à une guenille sacrée.
C'est du mysticisme hors de propos. Tout à
côté le réalisme reparaît ; il
triomphe. On assiste au champ de bataille où gisent
les cadavres, on les compte : le chirurgien semble tenir le
pinceau ; on reconnaît toutes les formes de plaies et
de blessures à l'arme blanche ; on observe aussi
toutes les formes et toutes les nuances de corruption, de
décomposition cadavéreuse, selon les races.
L'homme du Nord ne pourrit pas comme l'homme du Midi. Puis
chaque peuple est enseveli selon ses rites : tout ce passage
atteste un grand talent de peinture érudite ; une
harmonie lugubre distingue chaque paragraphe qui, lu à
haute voix, est comme un couplet funèbre tristement
cadencé ; celui-ci, par exemple :
«Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives,
creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs
manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les
Athéniens les étendaient la face vers le soleil
levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de
cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des
courroies de bœuf, et les Garamandes allèrent les
ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent
perpétuellement arrosés par les flots. Mais les
Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs
cendres dans des urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur
des sables où les corps se momifient, et les Celtes,
trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un
golfe plein d'îlots...»
C'est une scène de funérailles très bien
étudiée, scrupuleusement rendue : l'auteur a
ainsi voulu qu'il y eût dans son livre un tableau de
toutes les scènes que l'archéologie peut
fournir.
Mais que dis-je ? il passe outre à
l'archéologie incontinent ; il invente, sur la fin de
ces funérailles, des supplices, des mutilations de
cadavres, des horreurs singulières, raffinées,
immondes. Une pointe d'imagination sadique se mêle
à ces descriptions, déjà bien assez
fortes dans leur réalité. Il y a là un
travers qu'il faut absolument oser signaler. Si j'avais
affaire à un auteur mort, je dirais qu'il y a
peut-être chez lui un défaut de l'âme ; mais comme nous connaissons tous M. Flaubert très
vivant, que nous l'aimons et qu'il nous aime, qu'il est
cordial, généreux, bon, une des meilleures et
des plus droites natures qui existent, je dis hardiment : Il
y a là un défaut de goût et un vice
d'école. La peur de la sensiblerie, de la
pleurnicherie bourgeoise l'a jeté, de parti pris, dans
l'excès contraire : il cultive l'atrocité.
L'homme est bon, excellent, le livre est cruel. Il croit que
c'est une preuve de force que de paraître inhumain dans
ses livres.
De grosses questions d'art sont engagées en tout ceci ; je ne veux pas les éluder plus longtemps, ni les
étrangler non plus. Qu'on me permette de
m'étendre et de dire, une bonne fois, comment
j'entends qu'on soit vrai dans l'art, et comment, selon moi,
on peut cesser de l'être en y visant trop.
J'aurai peut-être à discuter, à ce
propos, l'opinion de quelqu'un de mes confrères en
critique, qui a parlé de l'ouvrage. Il y a tant de
batailles dans Salammbô que l'envie me prend
aussi d'en livrer une.
Que si je semble disposé, cette fois, à ne rien
passer à un auteur si distingué et qui est de
mes amis, c'est qu'il n'est pas de ces talents dont on a
dès longtemps fait son deuil pour leurs
défauts, et qu'on prend tels quels, en bloc, sans plus
espérer désormais de les modifier. Son talent,
à lui, est dans toute sa vigueur, dans son cours de
développement ; il est en voie d'oeuvres nouvelles et
a devant lui l'avenir. S'il lui arrivait seulement de tenir
compte, dans un livre futur, d'une ou deux observations
essentielles que nous lui aurions faites avec tout un public
ami, ce serait un résultat.
Et enfin, fût-elle en pure perte, cette insistance de
la critique, même lorsqu'elle n'approuve pas, est
encore une manière d'hommage rendu à un livre
d'un ordre élevé, et dont il restera des
fragments.
Article précédent | Article suivant |