Chapitre 14 - Le défilé de la Hache (suite)

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Les Anciens se sentirent soulagés d'une grande inquiétude quand il partit de Carthage. Le peuple l'avait repu avec des acclamations encore plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire participer à la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le vieil Hannon.

Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Mais les habitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Alors sa colère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne laissa pas un seul arbre, pas un brin d'herbe ; les enfants et les infirmes que l'on rencontrait, on les suppliciait ; il donnait à ses soldats les femmes à violer avant leur égorgement ; les plus belles étaient jetées dans sa litière, - car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux ; il les assouvissait avec toute la fureur d'un homme désespéré.

Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s'abattaient comme renversées par le vent, et de larges disques à bordure brillante, que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus, qui avaient abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les provinces, attendant une occasion, quelque victoire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles reprirent toutes le chemin de leurs contrées, et disparurent.

Hamilcar ne fut point jaloux des succès d'Hannon. Cependant il avait hâte d'en finir ; il lui ordonna de se rabattre sur Tunis ; et Hannon, qui aimait sa patrie, au jour fixé se trouva sous les murs de la ville.

Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones, douze mille Mercenaires, puis tous les Mangeurs-de-choses-immondes, car ils étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage, et la plèbe et le Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant par derrière des jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la résistance fut lestement organisée. On prit des outres pour faire des casques, on coupa tous les palmiers dans les jardins pour avoir des lances, on creusa des citernes et, quant aux vivres, ils péchaient aux bords du lac de gros poissons blancs, nourris de cadavres et d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie de Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule, les abattre. Mâtho en boucha les trous avec les pierres de maisons. C'était la dernière lutte ; il n'espérait rien, et cependant il se disait que la fortune était changeante.

Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur le rempart, un homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Les flèches volant autour de lui n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha.

Hamilcar établit son camp sur le cOté méridional ; Narr'Havas, à sa droite, occupait la plaine de Rhadés, Hannon le bord du lac ; et les trois généraux devaient garder leur position respective pour attaquer l'enceinte, tous, en même temps.

Mais Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait comme des esclaves. Il fit crucifier les dix ambassadeurs, les uns près des autres, sur un monticule, en face de la ville.

A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.

Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les murs et les tentes de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.

Narr'Havas l'aperçut ; il franchit la plage du Lac et vint avertir Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca trop faible pour résister aux Mercenaires ? Etait-ce une perfidie ou une sottise ? Nul jamais ne put le savoir.

Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il cria de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les Barbares. Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois ; ils les renversaient, les écrasaient sous leurs pieds, et, les refoulant ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui était alors, au milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des Anciens.

Il parut stupéfait de leur audace ; il appelait ses capitaines. Tous avançaient leurs poings sous sa gorge, en vociférant des injures. La foule se poussait, et ceux qui avaient la main sur lui le retenaient à grand'peine. Cependant, il tâchait de leur dire à l'oreille : - «Je te donnerai tout ce que tu veux ! Je suis riche ! Sauve-moi ! » Ils le tiraient ; si lourd qu'il fût, ses pieds ne touchaient plus la terre. On avait entraîné les Anciens. Sa terreur redoubla. - «Vous m'avez battu ! Je suis votre captif ! Je me rachète ! Ecoutez-moi, mes amis ! » Et, porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait : «Qu'allez-vous faire ? Que voulez-vous ? Je ne m'obstine pas, vous voyez bien ! J'ai toujours été bon ! »

Une croix gigantesque était dressée à la porte. Les Barbares hurlaient : «Ici ! ici ! » Mais il éleva la voix encore plus haut ; et, au nom de leurs Dieux, il les somma de le mener au Schalischim, parce qu'il avait à lui confier une chose d'où leur salut dépendait.

Ils s'arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu'il était sage d'appeler Mâtho. On partit à sa recherche.

Hannon tomba sur l'herbe ; et il voyait, autour de lui, encore d'autres croix, comme si le supplice dont il allait périr se fût d'avance multiplié ; il faisait des efforts pour se convaincre qu'il se trompait, qu'il n'y en avait qu'une seule, et même pour croire qu'il n'y en avait pas du tout. Enfin on le releva.

«Parle ! » dit Mâtho.

Il offrit de livrer Hamilcar, puis ils entreraient dans Carthage et seraient rois tous les deux.

Mâtho s'éloigna, en faisant signe aux autres de se hâter. C'était, pensait il, une ruse pour gagner du temps.

Le Barbare se trompait ; Hannon était dans une de ces extrémités où l'on ne considère plus rien, et d'ailleurs il exécrait tellement Hamilcar, que, sur le moindre espoir de salut, il l'aurait sacrifié avec tous ses soldats.

A la base des trente croix, les Anciens languissaient par terre ; déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux Suffète, comprenant qu'il fallait mourir, pleura.

Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements - et l'horreur de sa personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom ; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds ; il pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres ; et les larmes qui ruisselaient entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose d'effroyablement triste, ayant l'air d'occuper plus de place que sur une autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué, traînait avec ses cheveux blancs dans la poussière.

Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour le grimper jusqu'au haut de la croix, et ils le clouèrent dessus, avant qu'elle fût dressée, à la mode punique. Mais son orgueil se réveilla dans la douleur. Il se mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait, comme un monstre marin que l'on égorge sur un rivage, en leur prédisant qu'ils finiraient tous plus horriblement encore et qu'il serait vengé.

Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient maintenant des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des Mercenaires agonisaient.

Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous la fraîcheur du vent ; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et leur corps descendait un peu, malgré les clous de leurs bras fixés plus haut que leur tête ; de leurs talons et de leurs mains, du sang tombait par grosses gouttes, lentement, comme des branches d'un arbre tombent des fruits mûrs, - et Carthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue ; quelquefois, un nuage de poussière montant du sol les enveloppait dans ses tourbillons ; ils étaient brûlés par une soif horrible, leur langue se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.

Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des rues, des soldats en marche, des balancements de glaives ; et le tumulte de la bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des naufragés qui meurent dans la mâture d'un navire. Les Italiotes, plus robustes que les autres, criaient encore ; les Lacédémoniens, se taisant, gardaient leurs paupières fermées ; Zarxas, si vigoureux autrefois, penchait comme un roseau brisé ; l'Ethiopien, près de lui, avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras de la croix ; Autharite, immobile, roulait des yeux ; sa grande chevelure, prise dans une fente de bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu'il poussait semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius, un étrange courage lui était venu ; maintenant il méprisait la vie, par la certitude qu'il avait d'un affranchissement presque immédiat et éternel, et il attendait la mort avec impassibilité.

Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. De grandes ailes balançaient des ombres autour d'eux, des croassements claquaient dans l'air ; et comme la croix de Spendius était la plus haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour s'abattit. Alors il tourna son visage vers Autharite, et lui dit lentement, avec un indéfinissable sourire :

«Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca ?

- C'étaient nos frères ! » répondit le Gaulois en expirant.

Le Suffète, pendant ce temps-là, avait troué l'enceinte, et il était parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fumée tout à coup s'envola, découvrant l'horizon jusqu'aux murailles de Carthage ; il crut même distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme d'Eschmoûn ; puis, en ramenant ses yeux, il aperçut, à gauche, au bord du Lac, trente croix démesurées.

En effet, pour les rendre plus effroyables, ils les avaient construites avec les mâts de leurs tentes attachés bout à bout ; et les trente cadavres des Anciens apparaissaient tout en haut, dans le ciel. Il y avait sur leurs poitrines comme des papillons blancs ; c'étaient les barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.

Au faîte de la plus grande, un large ruban d'or brillait ; il pendait sur l'épaule, le bras manquait de ce côté-là, et Hamilcar eut de la peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s'étaient détachées, - et il ne restait à la croix que d'informes débris, pareils à ces fragments d'animaux suspendus contre la porte des chasseurs.

Le Suffète n'avait rien pu savoir ; la ville, devant lui, masquait tout ce qui était au delà, par derrière ; et les capitaines envoyés successivement aux deux généraux n'avaient pas reparu. Alors, des fuyards arrivèrent, racontant la déroute ; et l'armée punique s'arrêta. Cette catastrophe tombant au milieu de leur victoire, les stupéfiait. Ils n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.

Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans les Numides.

Le camp d'Hannon bouleversé, il était revenu sur eux. Les éléphants sortirent. Mais les Mercenaires, avec des brandons arrachés aux murs, s'avancèrent par la plaine en agitant des flammes, et les grosses bêtes, effrayées, coururent se précipiter dans le golfe, où elles se tuaient les unes les autres en se débattant, et se noyèrent sous le poids de leurs cuirasses. Déjà Narr'Havas avait lâché sa cavalerie ; tous se jetèrent la face contre le sel ; puis, quand les chevaux furent à trois pas d'eux, ils bondirent sous leur ventre qu'ils ouvraient d'un coup de poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barca survint.

Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre ses troupes. Ils reculèrent en bon ordre jusqu'à la montagne des Eaux-Chaudes. Le Suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre. Il se porta vers les embouchures du Macar.

Tunis lui appartenait ; mais elle ne faisait plus qu'un amoncellement de décombres fumants. Les ruines descendaient par les brèches des murs, jusqu'au milieu de la plaine ; - tout au fond, entre les bords du golfe, les cadavres des éléphants, poussés par la brise, s'entrechoquaient, comme un archipel de rochers noirs flottant sur l'eau.

Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses forêts, pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et la force militaire de son royaume ne s'en releva pas. Le peuple, qui les avait vus de loin périr, en fut désolé ; des hommes se lamentaient dans les rues en les appelant par leurs noms, comme des amis défunts : - «Ah ! l'Invincible ! la Victoire ! le Foudroyant ! l'Hirondelle ! » Le premier jour même, on ne parla plus que des citoyens morts. Mais le lendemain on aperçut les tentes des Mercenaires sur la montagne des Eaux-Chaudes. Alors le désespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des femmes surtout, se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.

On ignorait les desseins d'Hamilcar. Il vivait seul, dans sa tente, n'ayant près de lui qu'un jeune garçon, et jamais personnne ne mangeait avec eux, pas même Narr'Havas. Cependant, il lui témoignait des égards extraordinaires depuis la défaite d'Hannon ; mais le roi des Numides avait trop d'intérêt à devenir son fils pour ne pas s'en méfier.

Cette inertie voilait des manoeuvres habiles. Par toutes sortes d'artifices, Hamilcar séduisit les chefs des villages ; et les Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtes féroces. Dès qu'ils entraient dans un bois, les arbres s'enflammaient autour d'eux ; quand ils buvaient à une source, elle était empoisonnée ; on murait les cavernes où ils se cachaient pour dormir. Les populations qui les avaient jusque-là défendus, leurs anciens complices, maintenant les poursuivaient ; ils reconnaissaient toujours dans ces bandes des armures carthaginoises.

Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres rouges ; cela leur était venu, pensaient-ils, en touchant Hannon. D'autres s'imaginaient que c'était pour avoir mangé les poissons de Salammbô, et, loin de s'en repentir, ils rêvaient des sacrilèges encore plus abominables, afin que l'abaissement des Dieux puniques fût plus grand. Ils auraient voulu les exterminer.

Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la côte orientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu'aux premiers sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge, n'importe laquelle. Utique et Hippo-Zaryte seules ne les avaient pas trahis ; mais Hamilcar enveloppait ces deux villes. Puis ils remontèrent dans le nord, au hasard, sans même connaître les routes. A force de misères leur tête était troublée.

Ils n'avaient plus que le sentiment d'une exaspération qui allait en se développant ; et ils se retrouvèrent un jour dans les gorges du Cobus, encore une fois devant Carthage !

Alors les engagements se multiplièrent. La fortune se maintenait égale ; mais ils étaient, les uns et les autres, tellement excédés, qu'ils souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, une grande bataille, pourvu qu'elle fût bien la dernière.

Mâtho avait envie d'en porter lui-même la proposition au Suffète. Un de ses Lybiens se dévoua. Tous, en le voyant partir, étaient convaincus qu'il ne reviendrait pas.

Il revint le soir même.

Hamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait le lendemain, au soleil levant, dans la plaine de Rhadès.

Les Mercenaires voulurent savoir s'il n'avait rien dit de plus, et le Libyen ajouta :

«Comme je restais devant lui, il m'a demandé ce que j'attendais ; j'ai répondu : «Qu'on me tue ! » Alors il a repris : «Non ! va-t'en ! ce sera pour demain, avec les autres.»

Cette générosité étonna les Barbares ; quelques-uns en furent terrifiés, et Mâtho regretta que le parlementaire n'eût pas été tué.

Il lui restait encore trois mille Africains, douze cents Grecs, quinze cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre cents Etrusques, cinq cents Samnites, quarante Gaulois, et une troupe de Naffur, bandits nomades rencontrés dans la Région-des-dattes : en tout, sept mille deux cent dix-neuf soldats, mais pas une syntagme complète. Ils avaient bouché les trous de leurs cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et remplacé leurs cothurnes d'airain par des sandales en chiffons. Des plaques de cuivre ou de fer alourdissaient leurs vêtements ; leurs cottes de mailles pendaient en guenilles autour d'eux et des balafres apparaissaient, comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras et de leurs visages.

Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l'âme et multipliaient leur vigueur ; ils sentaient confusément qu'ils étaient les desservants d'un dieu épandu dans les cœurs d'opprimés, et comme les pontifes de la vengeance universelle ! Puis la douleur d'une injustice exorbitante les enrageait, et surtout la vue de Carthage à l'horizon. Ils firent le serment de combattre les uns pour les autres jusqu'à la mort.

On tua les bêtes de somme et l'on mangea le plus possible, afin de se donner des forces ; ensuite ils dormirent. Quelques-uns prièrent, tournés vers des constellations différentes.

Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ils frottèrent le bord des boucliers avec de l'huile pour faciliter le glissement des flèches ; les fantassins, qui portaient de longues chevelures, se les coupèrent sur le front, par prudence ; et Hamilcar, dès la cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il est désavantageux de combattre l'estomac trop plein. Son armée montait à quatorze mille hommes, le double environ de l'armée barbare. Jamais il n'avait éprouvé, cependant, une pareille inquiétude ; s'il succombait, c'était l'anéantissement de la République et il périrait crucifié ; s'il triomphait, au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et les Alpes il gagnerait l'Italie, et l'empire des Barca deviendrait éternel. Vingt fois pendant la nuit il suréleva pour surveiller tout, lui-même, jusque dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthaginois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.

Narr'Havas doutait de la fidélité de ses Numides. D'ailleurs les Barbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse étrange l'avait pris ; à chaque moment, il buvait de larges coupes d'eau.

Mais un homme qu'il ne connaissait pas ouvrit sa tente, et déposa par terre une couronne de sel gemme, ornée de dessins hiératiques faits avec du soufre et des losanges de nacre ; on envoyait quelquefois au fiancé sa couronne de mariage ; c'était une preuve d'amour, une sorte d'invitation.

Cependant la fille d'Hamilcar n'avait point de tendresse pour Narr'Havas.

Le souvenir de Mâtho la gênait d'une façon intolérable ; il lui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme pour se guérir de la blessure des vipères, on les écrase sur la plaie. Le roi des Numides était dans sa dépendance ; il attendait impatiemment les noces, et comme elles devaient suivre la victoire, Salammbô lui faisait ce présent afin d'exciter son courage. Alors ses angoisses disparurent, et il ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme si belle.

La même vision avait assailli Mâtho ; mais il la rejeta tout de suite, et son amour, qu'il refoulait, se répandit sur ses compagnons d'armes. Il les chérissait comme des portions de sa propre personne, de sa haine, - et il se sentait l'esprit plus haut, les bras plus forts ; tout ce qu'il fallait exécuter lui apparut nettement. Si parfois des soupirs lui échappaient, c'est qu'il pensait à Spendius.

Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au milieu, il établit les Etrusques, tous attachés par une chaîne de bronze ; les hommes de trait se tenaient par derrière, et aux deux ailes il distribua des Naffur, montés sur des chameaux à poils ras, couverts de plumes d'autruche.

Le Suffète disposa les Carthaginois dans un ordre pareil. En dehors de l'infanterie, près des vélites, il plaça les Clinabares, au delà les Numides ; quand le jour parut, ils étaient les uns et les autres ainsi alignés face à face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs grands yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation. Enfin les deux armées s'ébranlèrent.

Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point s'essouffler, en battant la terre avec leurs pieds ; le centre de l'armée punique formait une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata, pareil au craquement de deux flottes qui s'abordent. Le premier rang des Barbares s'était vite entr'ouvert, et les gens de trait, cachés derrière les autres, lançaient leurs balles, leurs flèches, leurs javelots. Cependant la courbe des Carthaginois peu à peu s'aplatissait, elle devint toute droite, puis s'infléchit ; alors les deux sections des vélites se rapprochèrent parallèlement, comme les branches d'un compas qui se referme. Les Barbares, acharnés contre la phalange, entraient dans sa crevasse ; ils se perdaient, Mâtho les arrêta, - et tandis que les ailes carthaginoises continuaient à s'avancer, il fit écouler en dehors les trois rangs intérieurs de sa ligne ; bientôt ils débordèrent ses flancs, et son armée apparut sur une triple longueur.

Mais les Barbares placés aux deux bouts se trouvaient les plus faibles, ceux de la gauche surtout, qui avaient épuisé leurs carquois, et la troupe des vélites, enfin arrivée contre eux, les entamait largement.

Mâtho les tira en arrière. Sa droite contenait des Campaniens armés de haches ; il la poussa sur la gauche carthaginoise ; le centre attaquait l'ennemi, et ceux de l'autre extrémité, hors de péril, tenaient les vélites en respect.

Alors Hamilcar divisa ses cavaliers par escadrons, mit entre eux des hoplites, et il les lâcha sur les Mercenaires.

Ces masses en forme de cône présentaient un front de chevaux, et leurs parois plus larges se hérissaient toutes remplies de lances. Il était impossible aux Barbares de résister ; seuls, les fantassins grecs avaient des armures d'airain ; tous les autres, des coutelas au bout d'une perche, des faux prises dans les métairies, des glaives fabriqués avec la jante d'une roue ; les lames trop molles se tordaient en frappant, et pendant qu'ils étaient à les redresser sous leurs talons, les Carthaginois, de droite et de gauche, les massacraient commodément.

Mais les Etrusques, rivés à leur chaîne, ne bougeaient pas ; ceux qui étaient morts, ne pouvant tomber, faisaient obstacle avec leurs cadavres ; et cette grosse ligne de bronze tour à tour s'écartait et se resserrait, souple comme un serpent, inébranlable comme un mur. Les Barbares venaient se reformer derrière elle, haletaient une minute ; - puis ils repartaient, avec les tronçons de leurs armes à la main.

Beaucoup déjà n'en avaient plus, et ils sautaient sur les Carthaginois qu'ils mordaient au visage, comme des chiens. Les Gaulois, par orgueil, se dépouillèrent de leurs savons ; ils montraient de loin leurs grands corps tout blancs ; pour épouvanter l'ennemi, ils élargissaient leurs blessures. Au milieu des syntagmes puniques on n'entendait plus la voix du crieur annonçant les ordres ; les étendards au-dessus de la poussière répétaient leurs signaux, et chacun allait, emporté dans l'oscillation de la grande masse qui l'entourait.

Hamilcar commanda aux Numides d'avancer. Mais les Naffur se précipitèrent à leur rencontre.

Habillés de vastes robes noires, avec une houppe de cheveux au sommet du crâne et un bouclier en cuir de rhinocéros, ils manoeuvraient un fer sans manche retenu par une corde ; et leurs chameaux, tout hérissés de plumes, poussaient de longs gloussements rauques. Les lames tombaient à des places précises, puis remontaient d'un coup sec, avec un membre après elle. Les bêtes furieuses galopaient à travers les syntagmes. Quelques-unes, dont les jambes étaient rompues, allaient en sautillant, comme des autruches blessées.

L'infanterie punique tout entière revint sur les Barbares ; elle les coupa. Leurs manipules tournoyaient, espacées les unes des autres. Les armes des Carthaginois plus brillantes les encerclaient comme des couronnes d'or ; un fourmillement s'agitait au milieu, et le soleil, frappant dessus, mettait aux pointes des glaives des lueurs blanches qui voltigeaient. Cependant, des files de Clinabares restaient étendues sur la plaine ; des Mercenaires arrachaient leurs armures, s'en revêtaient, puis ils retournaient au combat. Les Carthaginois, trompés, plusieurs fois s'engagèrent au milieu d'eux. Une hébétude les immobilisait, ou bien ils refluaient, et de triomphantes clameurs s'élevant au loin avaient l'air de les pousser comme des épaves dans une tempête. Hamilcar se désespérait ; tout allait périr sous le génie de Mâtho et l'invincible courage des Mercenaires !

Mais un large bruit de tambourins éclata dans l'horizon. C'était une foule, des vieillards, des malades, des enfants de quinze ans et même des femmes qui, ne résistant plus à leur angoisse, étaient partis de Carthage, et, pour se mettre sous la protection d'une chose formidable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le seul éléphant que possédât maintenant la République, - celui dont la trompe était coupée.

Alors il sembla aux Carthaginois que la Patrie, abandonnant ses murailles, venait leur commander de mourir pour elle. Un redoublement de fureur les saisit, et les Numides entraînèrent tous les autres.

Les Barbares, au milieu de la plaine, s'étaient adossés contre un monticule. Ils n'avaient aucune chance de vaincre, pas même de survivre ; mais c'étaient les meilleurs, les plus intrépides et les plus forts. Les gens de Carthage se mirent à envoyer, par-dessus les Numides, des broches, des lardoires, des marteaux ; ceux dont les consuls avaient eu peur mouraient sous des bâtons lancés par des femmes ; la populace punique exterminait les Mercenaires.

Ils s'étaient réfugiés sur le haut de la colline. Leur cercle, à chaque brèche nouvelle, se reformait ; deux fois il descendit, une secousse le repoussait aussitôt ; et les Carthaginois, pêle-mêle, étendaient les bras ; ils allongeaient leurs piques entre les jambes de leurs compagnons et fouillaient, au hasard, devant eux. Ils glissaient dans le sang ; la pente du terrain trop rapide faisait rouler en bas les cadavres. L'éléphant qui tâchait de gravir le monticule en avait jusqu'au ventre ; on aurait dit qu'il s'étalait dessus avec délices ; et sa trompe écourtée, large du bout, de temps à autre se levait, comme une énorme sangsue.

Puis tous s'arrêtèrent. Les Carthaginois, en grinçant des dents, contemplaient le haut de la colline où les Barbares se tenaient debout.

Enfin, ils s'élancèrent brusquement, et la mêlée recommença. Souvent les Mercenaires les laissaient approcher en leur criant qu'ils voulaient se rendre ; puis avec un ricanement effroyable, d'un coup, ils se tuaient, et à mesure que les morts tombaient, les autres pour se défendre montaient dessus. C'était comme une pyramide, qui peu à peu grandissait.

Bientôt ils ne furent que cinquante, puis que vingt, que trois et que deux seulement, un Samnite armé d'une hache, et Mâtho qui avait encore son épée.

Le Samnite, courbé sur les jarrets, poussait alternativement sa hache de droite et de gauche, en avertissant Mâtho des coups qu'on lui portait. «Maître, par-ci ! par-là ! baisse-toi ! »

Mâtho avait perdu ses épaulières, son casque, sa cuirasse ; il était complètement nu, - plus livide que les morts, les cheveux tout droits, avec deux plaques d'écume au coin des lèvres, - et son épée tournoyait si rapidement, qu'elle faisait une auréole autour de lui. Une pierre la brisa près de la garde ; le Samnite était tué et le flot des Carthaginois se resserrait, ils le touchaient. Alors il leva vers le ciel ses deux mains vides, puis il ferma les yeux, - et ouvrant les bras, comne un homme du haut d'un promontoire qui se jette à la mer, il se lança dans les piques.

Elles s'écartèrent devant lui. Plusieurs fois il courut contre les Carthaginois. Mais toujours ils reculaient, en détournant leurs armes.

Son pied heurta un glaive. Mâtho voulut le saisir. Il se sentit lié par les poings et les genoux, et il tomba.

C'était Narr'Havas qui le suivait depuis quelque temps, pas à pas, avec un de ces larges filets à prendre les bêtes farouches, et, profitant du moment qu'il se baissait, il l'en avait enveloppé.

Puis on l'attacha sur l'éléphant, les quatre membres en croix ; et tous ceux qui n'étaient pas blessés, l'escortant, se précipitèrent à grand tumulte vers Carthage.

La nouvelle de la victoire y était parvenue, chose inexplicable, dès la troisième heure de la nuit ; la clepsydre de Khamon avait versé la cinquième comme ils arrivaient à Malqua ; alors Mâtho rouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisons que la ville paraissait toute en flammes.

Une immense clameur venait à lui, vaguement ; et, couché sur le dos, il regardait les étoiles.

Puis une porte se referma, et des ténèbres l'enveloppèrent.

Le lendemain, à la même heure, le dernier des hommes restés dans le défilé de la Hache expirait.

Le jour que leurs compagnons, étaient partis, des Zuaèces qui s'en retournaient avaient fait ébouler les roches, et ils les avaient nourris quelque temps.

Les Barbares s'attendaient toujours à voir paraître Mâtho, - et ils ne voulaient point quitter la montagne par découragement, par langueur, par cette obstinatbn des malades qui se refusent à changer de place ; enfin les provisions épuisées, les Zuaèces s'en allèrent. On savait qu'ils n'étaient plus que treize cents à peine, et l'on n'eut pas besoin, pour en finir, d'employer des soldats.

Les bêtes féroces, les lions surtout, depuis trois ans que la guerre durait, s'étaient multipliés. Narr'Havas avait fait une grande battue, puis courant sur eux, après avoir attaché des chèvres de distance en distance, il les avait poussés vers le défilé de la Hache ; - et tous maintenant y vivaient, quand arriva l'homme, envoyé par les Anciens pour savoir ce qui restait des Barbares.

Sur l'étendue de la plaine, des lions et des cadavres étaient couchés, et les morts se confondaient avec des vêtements et des armures. A presque tous le visage ou bien un bras manquait ; quelques-uns paraissaient intacts encore ; d'autres étaient desséchés complètement et des crânes poudreux emplissaient des casques ; des pieds qui n'ayaient plus de chair sortaient tout droit des cnémides, des squelettes gardaient leurs manteaux ; des ossements, nettoyés par le soleil, faisaient des taches luisantes au milieu du sable.

Les lions reposaient la poitrine contre le sol et les deux pattes allongées, tout en clignant leurs paupières sous l'éclat du jour, exagéré par la réverbération des roches blanches. D'autres, assis sur leur croupe, regardaient fixement devant eux ; ou bien, à demi perdus dans leurs grosses crinières, ils dormaient roulés en boule, et tons avaient l'air repus, las, ennuyés. Ils étaient immobiles comme la montagne et comme les morts. La nuit descendait ; de larges bandes rouges rayaiert le ciel à l'occident. Dans un de ces amas qui bosselaient irrégulièrement la plaine, quelque chose de plus vague qu'un spectre se leva. Alors un des lions se mit à marcher, découpant avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond du ciel pourpre ; - quand il fut tout près de l'homme, il le renversa, d'un seul coup de patte.

Puis étalé dessus à plat ventre, du bout de ses crocs, lentement, il étirait les entrailles.

Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant quelques minutes il poussa un long rugissement, que les échos de la montagne répétèrent, et qui se perdit enfin dans la solitude.

Tout à coup, de petits graviers roulèrent d'en haut. On entendit un frôlement de pas rapides, - et du côté de la herse, du côté de la gorge, des museaux pointus, des oreilles droites parurent ; des prunelles fauves brillaient. C'étaient les chacals arrivant pour manger les restes.

Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s'en retourna.


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