Chapitre 5 - Tanit (suite) |
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«Prends-le ! » dit enfin
Mâtho. |
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Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y
engagea, Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent
presque immédiatement dans la troisième
enceinte, entre les portiques latéraux, où
étaient les habitations des prêtres.
Derrière les cellules il devait y avoir pour sortir un
chemin plus court. Ils se hâtèrent.
Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine, lava ses
mains sanglantes. Les femmes dormaient. La vigne
d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche.
Mais quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux ; et Mâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois
qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'était un
grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres dans
l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu
conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant
ils n'osaient le battre, dans la peur de faire redoubler ses
cris ; soudain sa colère s'apaisa et il trottait
près d'eux, côte à côte, en
balançant son corps, avec ses longs bras qui
pendaient. Puis, à la barrière, d'un bond, il
s'élança dans un palmier.
Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils
se dirigèrent vers le palais d'Hamilcar, Spendius
comprenant qu'il était inutile de vouloir en
détourner Mâtho.
Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal,
le marché aux herbes et carrefour de Cynasyn. A
l'angle d'un mur, un homme se recula, eifrayé par
cette chose étincelante qui traversait les
ténèbres.
«Cache le zaïmph ! » dit Spendius.
D'autres gens les croisèrent ; mais ils n'en furent
pas aperçus.
Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.
Le phare, bâti par derrière, au sommet de la
falaise, illuminait le ciel d'une grande clarté rouge,
et l'ombre du palais, avec ses terrasses superposées,
se projetait sur les jardins comme une monstrueuse pyramide.
Ils entrèrent par la haie de jujubiers, en abattant
les branches à coups de poignard.
Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les parcs
étaient rompus, les rigoles taries, les portes de
l'ergastule ouvertes. Personne n'apparaissait autour des
cuisines ni des celliers. Ils s'étonnaient de ce
silence, interrompu quelquefois par le souffle rauque des
éléphants qui s'agitaient dans leurs entraves,
et la crépitation du phare où flambait un
bûcher d'aloès. Mâtho, cependant,
répétait :
«Où est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi !
- C'est une démence ! disait Spendius. Elle appellera,
ses esclaves accourront, et malgré ta force, tu
mourras ! »
Ils atteignirent ainsi l'escalier des galères.
Mâtho leva la tête, et il crut apercevoir, tout
en haut, une vague clarté rayonnante et douce.
Spendius voulut le retenir. I1 s'élança sur les
marches.
En se retrouvant aux places où il l'avait
déjà vue, l'intervalle des jours
écoulés s'effaça dans sa mémoire.
Tout à l'heure elle chantait entre les tables ; elle
avait disparu, et depuis lors il montait continuellement cet
escalier. Le ciel, sur sa tête, était couvert de
feux ; la mer emplissait l'horizon ; à chacun de ses
pas une immensité plus large l'entourait, et il
continuait à gravir avec l'étrange
facilité que l'on éprouve dans les
rêves.
Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui
rappela son pouvoir nouveau ; mais, dans l'excès de
son espérance, il ne savait plus maintenant ce qu'il
devait faire ; cette incertitude l'intimida.
De temps à autre, il collait son visage contre les
baies quadrangulaires des appartements fermés, et il
crut voir dans plusieurs des personnes endormies.
Le dernier étage, plus étroit, formait comme un
dé sur le sommet des terrasses. Mâtho en fit le
tour, lentement.
Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc
qui bouchaient les petites ouvertures delà muraille ; et, symétriquement disposées, elle
ressemblaient dans les ténèbres à des
rangs des perles fines. Il reconnut la porte rouge à
croix noire. Les battements de son cœur redoublèrent.
Il aurait voulu s'enfuir. Il poussa la porte ; elle
s'ouvrit.
Une lampe en forme de galère brûlait suspendue
dans le lointain de la chambre ; et trois rayons, qui
s'échappaient de sa carène d'argent,
tremblaient sur les hauts lambris, couverts d'une peinture
rouge à bandes noires. Le plafond était un
assemblage de poutrelles, portant au milieu de leur dorure
des améthystes et des topazes dans les noeuds du bois.
Sur les deux grands côtés de l'appartement,
s'allongeait un lit très bas fait de courroies
blanches ; et des cintres, pareils à des coquilles,
s'ouvraient au-dessus, dans l'épaisseur de la
muraille, laissant déborder quelque vêtement qui
pendait jusqu'à terre.
Une marche d'onyx entourait un bassin ovale ; de fines
pantoufles en peau de serpent étaient restées
sur le bord avec une buire d'albâtre. La trace d'un pas
humide s'apercevait au delà. Des senteurs exquises
s'évaporaient.
Mâtho effleurait les dalles incrustées d'or, de
nacre et de verre ; et malgré la polissure du sol, il
lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s'il
eût marché dans des sables.
Il avait aperçu derrière la lampe d'argent un
grand carré d'azur se tenant en l'air par quatre
cordes qui remontaient, et il s'avançait, les reins
courbés, la bouche ouverte.
Des ailes de phénicoptères, emmanchées
à des branches de corail noir, traînaient parmi
les coussins de pourpre et les étrilles
d'écaille, les coffrets de cèdre, les spatules
d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient
enfilés des bagues, des bracelets ; et des vases
d'argile rafraîchissaient au vent, dans la fente du
mur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta
les pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur
inégale qui faisaient dans la chambre comme une
succession d'appartements. Au fond, des balustres d'argent
entouraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfin il
arriva contre le lit suspendu, près d'un escabeau
d'ébène servant à y monter.
Mais la lumière s'arrêtait au bord ; - et
l'ombre, telle qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un
angle du matelas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant
sur la cheville. Alors Mâtho tira la lampe, tout
doucement.
Elle dormait la joue dans une main et l'autre bras
déplié. Les anneaux de sa chevelure se
répandaient autour d'elle si abondamment, qu'elle
paraissait couchée sur des plumes noires, et sa large
tunique blanche sa courbait en molles draperies,
jusqu'à ses pieds, suivant les inflexions de sa
taille. On apercevait un peu ses yeux, sous ses
paupières entrecloses. Les courtines,
perpendiculairement tendues, l'enveloppaient d'une
atmosphère bleuâtre, et le mouvement de sa
respiration, en se communiquant aux cordes, semblait la
balancer dans l'air. Un long moustique bourdonnait.
Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la
galère d'argent ; mais la moustiquaire s'enflamma d'un
seul coup, disparut, et Salammbô se
réveilla.
Le feu s'était de soi-même éteint. Elle
ne parlait pas.
La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires
lumineuses.
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«Qu'est-ce donc ? » dit-elle. |
L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les
feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait en
défaillant contre les coussins du lit.
«Je t'aime ! » criait Mâtho.
Elle balbutia : «Donne-le ! » Et ils se
rapprochaient.
Elle s'avançait toujours, vêtue de sa simarre
blanche qui traînait, avec ses grands yeux
attachés sur le voile. Mâtho la contemplait,
ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant
vers elle le zaïmph, il allait l'envelopper dans une
étreinte. Elle écartait les bras. Tout à
coup elle s'arrêta, et ils restèrent
béants à se regarder.
Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la saisit.
Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres
s'ouvraient ; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une des
patères d'airain qui pendaient aux coins du matelas
rouge, en criant :
«Au secours ! au secours ! Arrière,
sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi, Taanach,
Kroûm, Ewa, Micipsa, Schaoûl ! »
Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la
muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots :
«Fuis donc ! ils accourent ! »
Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers, et
un flot de monde, des femmes, des valets, des esclaves,
s'élancèrent dans la chambre avec des
épieux, des casse-tête, des coutelas, des
poignards. Ils furent comme paralysés d'indignation en
apercevant un homme ; les servantes poussaient le hurlement
des funérailles, et les eunuques palissaient sous leur
peau noire.
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Mâtho se tenait derrière les
balustres. |
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Elle s'était reculée dans un angle ; mais
elle fit un pas vers lui, et, allongeant son bras nu :
«Malédiction sur toi qui as dérobé
Tanit ! Haine, vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil,
dieu des batailles, te déchire ! que Mastiman, dieu
des morts, t'étouffe ! et que l'Autre, - celui qu'il
ne faut pas nommer - te brûle ! »
Mâtho poussa un cri comme à la blessure d'une
épée. Elle répéta plusieurs fois
: - «Va-t'en ! va-t'en ! »
La foule des serviteurs s'écarta, et Mâtho,
baissant la tête, passa lentement au milieu d'eux ; mais à la porte il s'arrêta, car la frange du
zaïmph s'était accrochée à une des
étoiles d'or qui pavaient les dalles. Il le tira
brusquement d'un coup d'épaule, et descendit les
escaliers.
Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautant
par-dessus les baies, les rigoles, s'était
échappé des jardins. Il arriva au pied du
phare. Le mur en cet endroit se trouvait abandonné,
tant la falaise était inaccessible. Il s'avança
jusqu'au bord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant,
se laissa glisser tout le long jusqu'en bas ; puis il
atteignit à la nage le cap des Tombeaux, fit un grand
détour par la lagune salée, et le soir rentra
au camp des Barbares.
Le soleil s'était levé ; et, comme un lion qui
s'éloigne, Mâtho descendait les chemins, en
jetant autour de lui des yeux terribles.
Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles.
Elle était partie du palais et elle
recommençait au loin, du côté de
l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le
trésor de la République dans le temple de
Moloch ; d'autres parlaient d'un prêtre
assassiné. On s'imaginait ailleurs que les Barbares
étaient entrés dans la ville.
Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes,
marchait droit devant lui. On l'aperçut, alors une
clameur s'éleva. Tous avaient compris ; ce fut une
consternation, puis une immense colère.
Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole, des
catacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les
patriciens sortaient de leur palais, les vendeurs de leurs
boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on
saisit des épées, des haches, des bâtons ; mais l'obstacle qui avait empêché
Salammbô les arrêta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seule était un crime ; il était de la
nature des Dieux et son contact faisait mourir.
Sur le péristyle des temples, les prêtres
désespérés se tordaient les bras. Les
gardes de la Légion galopaient au hasard ; on montait
sur les maisons, sur les terrasses, sur l'épaule des
colosses et dans la mâture des navires. Il
s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la
rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vidaient
à son approche, et ce torrent d'hommes qui fuyaient
rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet des
murailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands
ouverts comme pour le dévorer, des dents qui
claquaient, des poings tendus, et les imprécations de
Salammbô retentissaient en se multipliant.
Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une
autre, et des pierres ronflaient ; mais les coups, mal
dirigés (car on avait peur d'atteindre le
zaïmph), passaient au-dessus de sa tête.
D'ailleurs se faisant du voile un bouclier, il le tendait
à droite, à gauche, devant lui, par
derrière ; et ils n'imaginaient aucun
expédient. Il marchait de plus en plus vite,
s'engageant par les rues ouvertes. Elles étaient
barrées avec des cordes, des chariots, des
pièges ; à chaque détour il revenait en
arrière. Enfin il entra sur la place de Khamon,
où les Baléares avaient péri ; Mâtho s'arrêta, pâlissant comme quelqu'un
qui va mourir. Il était bien perdu cette fois ; la
multitude battait des mains.
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Il courut jusqu'à la grande porte
fermée. Elle était très haute,
tout en cœur de chêne, avec des clous de fer et
doublée d'airain. Mâtho se jeta contre. Le
peuple trépignait de joie, voyant l'impuissance
de sa fureur ; alors il prit sa sandale, cracha dessus
et en souffleta les panneaux immobiles. La ville
entière hurla. On oubliait le voile maintenant,
et ils allaient l'écraser. Mâtho promena
sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempes
battaient à l'étourdir ; il se sentait
envahi par l'engourdissement des gens ivres. Tout
à coup il aperçut la longue chaîne
que l'on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte.
D'un bond il s'y cramponna, en raidissant ses bras, en
s'arc-boutant des pieds ; et, à la fin, les
battants énormes s'entr'ouvrirent. |
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