Chapitre 13 - Moloch |
Les Barbares n'avaient pas besoin d'une circonvallation du
côté de l'Afrique ; elle leur appartenait. Mais
pour rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit
le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite,
Mâtho divisa l'armée par grands demi-cercles, de
façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites
des Mercenaires furent placés au premier rang,
derrière eux les frondeurs et les cavaliers ; tout au
fond, les bagages, les chariots, les chevaux ; en
deçà de cette multitude, à trois cents
pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations
(qui changèrent plusieurs fois dans le cours des
siècles), elles pouvaient se réduire à
deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et
les autres comme des arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d'un
châssis carré, avec deux montants verticaux et
une barre horizontale. A sa partie antérieure un
cylindre, muni de cables, retenait un gros timon portant une
cuillère pour recevoir les projectiles ; la base en
était prise dans un écheveau de fils tordus, et
quand on lâchait les cordes, il se relevait et venait
frapper contre la barre, ce qui, l'arrêtant par une
secousse, multipliait sa vigueur.
Les secondes offraient un mécanisme plus
compliqué : sur une petite colonne, une traverse
était fixée par son milieu où
aboutissait à angle droit une espèce de canal ; aux extrémités de la traverse
s'élevaient deux chapiteaux qui contenaient un
entortillage de crins ; deux poutrelles s'y trouvaient prises
pour maintenir les bouts d'une corde que l'on amenait
jusqu'au bas du canal, sur une tablette de bronze. Par un
ressort, cette plaque de métal se détachait,
et, glissant sur des rainures, poussait les
flèches.
Les catapultes s'appelaient également des onagres,
comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec
leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause
d'un crochet dressé sur la tablette, et qui,
s'abaissant d'un coup de poing, faisait partir le
ressort.
Leur construction exigeait de savants calculs ; leurs bois
devaient être choisis dans les essences les plus dures,
leurs engrenages, tous d'airain ; elles se bandaient avec des
leviers, des moufles, des cabestans ou des tympans ; de forts
pivots variaient la direction de leur tir, des cylindres les
faisaient s'avancer, et les plus considérables, que
l'on apportait pièce à pièce,
étaient remontées en face de l'ennemi.
Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les trois
angles principaux ; devant chaque porte il plaça un
bélier, devant chaque tour une baliste, et des
carrobalistes circuleraient par derrière. Mais il
fallait les garantir contre les feux des
assiégés et combler d'abord le fossé qui
les séparait des murailles.
On avança des galeries en claies de joncs verts et des
cintres en chêne, pareils à d'énormes
boucliers glissait sur trois roues ; de petites cabanes
couvertes de peaux fraîches et rembourrées de
varech abritaient les travailleurs ; les catapultes et les
balistes furent défendues par des rideaux de cordages
que l'on avait trempés dans du vinaigre pour les
rendre incombustibles. Les femmes et les enfants allaient
prendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la
terre avec leurs mains et l'apportaient aux soldats.
Les Carthaginois se préparaient aussi.
Hamilcar les avait bien vite rassurés en
déclarant qu'il restait de l'eau dans les citernes
pour cent vingt-trois jours. Cette affirmation, sa
présence au milieu d'eux, et celle du zaïmph
surtout, leur donnèrent bon espoir, Carthage se releva
de son accablement ; ceux qui n'étaient pas d'origine
chananéenne furent emportés dans la passion des
autres.
On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les citoyens
eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommes
survivaient des transfuges, le Suffète les fit tous
capitaines ; et les charpentiers, les armuriers, les
forgerons et les orfèvres furent
préposés aux machines. Les Carthaginois en
avaient gardé quelques-unes, malgré les
conditions de la paix romaine. On les répara. Ils
s'entendaient à ces ouvrages. Les deux
côtés septentrional et oriental, défendus
par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la
muraille faisant face aux Barbares, on monta des troncs
d'arbre, des meules de moulin, des vases pleins de soufre,
des cuves pleines d'huile, et l'on bâtit des fourneaux.
On entassa des pierres sur la plate-forme des tours, et les
maisons qui touchaient, immédiatement au rempart
furent bourrées avec du sable pour l'affermir et
augmenter son épaisseur.
Devant ces dispositions, les Barbares s'irritèrent.
Ils voulurent combattre tout de suite. Les poids qu'ils
mirent dans les catapultes étaient d'une pesanteur si
exorbitante, que les timons se rompirent ; l'attaque fut
retardée.
Enfin le treizième jour du mois de Schabar, - au
soleil levant, - on entendit contre la porte de Khamon un
grand coup.
Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées
à la base d'une poutre gigantesque, horizontalement
suspendue par des chaînes descendant d'une potence, et
une tête de bélier, toute en airain, la
terminait. On l'avait emmaillotée de peaux de bœuf ; des bracelets de fer la cerclaient de place en place ; elle
était trois fois grosse comme le corps d'un homme,
longue de cent vingt coudées, et, sous la foule des
bras nus la poussant et la ramenant, elle avançait et
reculait avec une oscillation régulière.
Les autres béliers devant les autres portes
commencèrent à se mouvoir. Dans les roues
creuses des tympans, on aperçut des hommes qui
montaient d'échelon en échelon. Les poulies,
les chapiteaux grincèrent, les rideaux de cordages
s'abattirent, et des volées de pierres et des
volées de flèches s'élancèrent
à la fois ; tous les frondeurs
éparpillés couraient. Quelques-uns
s'approchaient du rempart, en cachant sous leurs boucliers
des pots de résine ; puis ils les lançaient
à tour de bras. Cette grêle de balles, de dards
et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisait
une courbe qui retombait derrière les murs. Mais,
à leur sommet, de longues grues à mâter
les vaisseaux se dressèrent ; et il en descendit de
ces pinces énormes qui se terminaient par deux
demi-cercles dentelés à l'intérieur.
Elles mordirent les béliers. Les soldats, se
cramponnant à la poutre, tiraient en arrière.
Les Carthaginois balaient pour la faire monter ; et
l'engagement se prolongea jusqu'au soir.
Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne,
le haut des murailles se trouvait entièrement
tapissé par des balles de coton, des toiles, des
coussins ; les créneaux étaient bouchés
avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les grues, on
distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs
emmanchés à des bâtons. Aussitôt,
une résistance furieuse commença.
Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tombaient et
remontaient alternativement en battant les béliers ; des crampons, lancés par des balistes, arrachaient le
toit des cabanes ; et, de la plate-forme des tours, des
ruisseaux de silex et de galets se déversaient.
Enfin les béliers rompirent la porte de Khamon et la
porte de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient
entassé à l'intérieur une telle
abondance de matériaux que leurs battants ne
s'ouvrirent pas. Ils restèrent debout.
Alors on poussa contre les murailles des tarières,
qui, s'appliquant aux joints des blocs, les descelleraient.
Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants
répartis par escouades ; du matin au soir, elles
fonctionnaient, sans s'interrompre, avec la monotone
précision d'un métier de tisserand.
Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C'était
lui-même qui bandait les écheveaux des balistes.
Pour qu'il y eût, dans leurs tensions jumelles, une
parité complète, on serrait leurs cordes en
frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu'au
moment où les deux côtés rendaient un son
égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout
de son pied, il les battait tout doucement, - et il tendait
l'oreille comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand
le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de la
baliste tremblait à la secousse du ressort, que les
pierres s'élançaient en rayons et que les dards
couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout entier et
jetait ses bras dans l'air, comme pour les suivre.
Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses
ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils
débitaient des plaisanteries sur les noms des
machines. Ainsi, les tenailles à prendre les
béliers s'appelant des loups, et les galeries
couvertes des treilles ; on était des agneaux,
on allait faire la vendange ; et, en armant leurs
pièces, ils disaient aux onagres : «Allons, rue
bien ! » et aux scorpions : «Traverse-les jusqu'au
cœur ! » Ces facéties, toujours les mêmes,
soutenaient leur courage.
Cependant les machines ne démolissaient point le
rempart. Il était formé par deux murailles et
tout rempli de terre ; elles abattaient leurs parties
supérieures. Mais les assiégés, chaque
fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des
tours en bois qui devaient être aussi hautes que les
tours de pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des
pieux, des galets et des chariots avec leurs roues afin de
l'emplir plus vite ; avant qu'il fût comblé,
l'immense foule des Barbares ondula sur la plaine d'un seul
mouvement, et vint battre le pied des murs, comme une mer
débordée.
On avança les échelles de corde, les
échelles droites et les sambuques, c'est-à-dire
deux mâts d'où s'abaissaient, par des palans,
une série de bambous que terminait un pont mobile.
Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées
contre le mur, et les Mercenaires, à la file les uns
des autres, montaient en tenant leurs armes à la main.
Pas un Carthaginois ne se montrait ; déjà ils
touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneaux
s'ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des
feux et de la fumée ; le sable s'éparpillait,
entrait par le joint des armures ; le pétrole
s'attachait aux vêtements ; le plomb liquide sautillait
sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une
pluie d'étincelles s'éclaboussait contre les
visages, - et des orbites sans yeux semblaient pleurer des
larmes grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes
d'huile, brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient
à courir, enflammaient les autres. On les
étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des
manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n'avaient
pas de blessure restaient immobiles, plus raides que des
pieux, la bouche ouverte et les deux bras
écartés.
L'assaut, pendant plusieurs jours de suite,
recommença, - les Mercenaires espérant
triompher par un excès de force et d'audace.
Quelquefois un homme sur les épaules d'un autre
enfonçait une fiche entre les pierres, puis s'en
servait comme d'un échelon pour atteindre au
delà, en plaçait une seconde, une
troisième ; et, protégés par le bord des
crénaux dépassant la muraille, peu à
peu, ils s'élevaient ainsi ; mais, toujours à
une certaine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé
trop plein débordait ; sous les pas des vivants, les
blessés pêle-mêle s'entassaient avec les
cadavres et les moribonds. Au milieu des entrailles ouvertes,
des cervelles épandues et des flaques de sang, les
troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des
bras et des jambes à moitié sortis d'un monceau
se tenaient tout debout, comme des échalas dans un
vignoble incendié.
Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa les
tollénones, - instruments composés d'une longue
poutre établie transversalement sur une autre, et
portante son extrémité une corbeille
quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir
avec leurs armes.
Mâtho voulut monter dans la première qui fut
prête. Spendius l'arrêta.
Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande
poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque
verticalement, et, trop chargée par le bout, elle
pliait comme un immense roseau. Les soldats cachés
jusqu'au menton se tassaient ; on n'apercevait que les plumes
des casques. Enfin, quand elle fut à cinquante
coudées dans l'air, elle tourna de droite et de gauche
plusieurs fois, puis s'abaissa ; et, comme un bras de
géant qui tiendrait sur sa main une cohorte de
pygmées, elle déposa au bord du mur la
corbeille pleine d'hommes. Ils sautèrent dans la foule
et jamais ils ne revinrent.
Tous les autres tollénones furent bien vite
disposés. Mais il en aurait fallu cent fois davantage
pour prendre la ville. On les utilisa d'une façon
meurtrière ; des archers éthiopiens se
plaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles
étant assujettis, ils restaient suspendus et tiraient
des flèches empoisonnées. Les cinquante
tollénones, dominant les créneaux, entouraient
ainsi Carthage comme de monstrueux vautours ; et les
Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart
mourir dans des convulsions atroces.
Hamilcar y envoya des hoplites ; il leur faisait boire chaque
matin le jus de certaines herbes qui les gardait du
poison.
Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de
ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant
à la droite du port, il vint débarquer à
la Taenia. Puis ils s'avancèrent jusqu'aux
premières lignes des Barbares, et, les prenant par le
flanc, ils en firent ua grand carnage. Des hommes suspendus
à des cordes descendaient la nuit du haut des murs
avec des torches à la main, brûlaient les
ouvrages des Mercenaires, et remontaient.
Mâtho était acharné ; chaque obstacle
renforçait sa colère ; il en arrivait à
des choses terribles et extravagantes. Il convoqua
Salammbô, mentalement, à un rendez-vous ; puis
il l'attendit. Elle ne vint pas ; cela lui parut une trahison
nouvelle, - et, désormais, il l'exécra. S'il
avait vu son cadavre, il se serait peut-être en
allé. Il doubla les avant-postes, il planta des
fourches au bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes
dans la terre, et il commanda aux Libyens de lui apporter
toute une forêt pour y mettre le feu et brûler
Carthage, comme une tanière de renards.
Spendius s'obstinait au siège. Il cherchait à
inventer des machines épouvantables et comme jamais on
n'en avait construit.
Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme,
s'ébahissaient de ces lenteurs ; ils murmuraient ; on
les lâcha.
Alors ils se précipitèrent avec leurs coutelas
et leurs javelots, dont ils battaient les portes. Mais la
nudité de leurs corps facilitant les blessures, les
Carthaginois les massacraient abondamment ; et les
Mercenaires s'en réjouirent, sans doute par jalousie
du pillage. Il en résulta des querelles, des combats
entre eux. Puis, la campagne étant ravagée,
bientôt on s'arracha les vivres. Ils se
décourageaient. Des hordes nombreuses s'en
allèrent. La foule était si grande qu'il n'y
parut pas.
Les meilleurs tentèrent de creuser des mines ; le
terrain mal soutenu s'éboula. Ils les
recommencèrent en d'autres places ; Hamilcar devinait
toujours leur direction en appliquant son oreille contre un
bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le
chemin que devaient parcourir les tours de bois ; quand on
voulut les pousser, elles s'enfoncèrent dans des
trous.
Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable,
tant que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à
la hauteur des murailles une longue terrasse qui permettrait
de combattre sur le même niveau ; on en paverait le
sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors il serait
bien impossible à Carthage de résister.
Elle commençait à souffrir de la soif. L'eau,
qui valait au début du siège deux
késitah le bath, se vendait maintenant un shekel
d'argent ; les provisions de viande et de blé
s'épuisaient aussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns même parlaient des bouches inutiles, ce
qui effrayait tout le monde. Depuis la place de Khamon
jusqu'au temple de Melkarth des cadavres encombraient les
rues ; et, comme on était à la fin de
l'été, de grosses mouches noires harcelaient
les combattants. Des vieillards transportaient les
blessés, et les gens dévots continuaient les
funérailles fictives de leurs proches et de leurs
amis, défunts au loin pendant la guerre. Des statues
de cire avec des cheveux et des vêtements
s'étalaient en travers des portes. Elles se fondaient
à la chaleur des cierges brûlant près
d'elles ; la peinture coulait sur leurs épaules, et
des pleurs ruisselaient sur la face des vivants, qui
psalmodiaient à côté des chansons
lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait ; des
bandes armées passaient ; les capitaines criaient des
ordres, et l'on entendait toujours le heurt des
béliers qui battaient le rempart.
La température devint si lourde que les corps, se
gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils. On les
brûlait au milieu des cours. Mais les feux, trop
à l'étroit, incendiaient les murailles
voisines, et de longues flammes, tout à coup
s'échappaient des maisons comme du sang qui jaillit
d'une artère. Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les
rues, il dévorait jusqu'aux cadavres.
Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des
manteaux faits de haillons ramassés,
s'établirent au coin des carrefours. Ils
déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar,
prédisaient au peuple une ruine entière et
l'engageaient à tout détruire et à tout
se permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs
de jusquiame ; dans leurs crises ils se croyaient des
bêtes féroces et sautaient sur les passants,
qu'ils déchiraient. Des attroupements se faisaient
autour d'eux ; on en oubliait la défense de Carthage.
Le Suffète imagina d'en payer d'autres pour soutenir
sa politique.
Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on
avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des
voiles noirs sur les Pataeques et des cilices autour des
autels ; on tâchait d'exciter l'orgueil et la jalousie
des Baals en leur chantant à l'oreille : «Tu vas
te laisser vaincre ! les autres sont plus forts,
peut-être ? Montre-toi ! aide-nous ! afin que les
peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs Dieux ? »
Une anxiété permanente agitait les
collèges des pontifes. Ceux de la Rabetna surtout
avaient peur, - le rétablissement du zaïmph
n'ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la
troisième enceinte, inexpugnable comme un forteresse.
Un seul d'entre eux se hasardait à sortir, le grand
prêtre Schahabarim.
Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout
silencieux, la contemplant les prunelles fixes, ou bien il
prodiguait les paroles, et les reproches qu'il lui faisait
étaient plus durs que jamais.
Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas
à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres ; -
Schahabarim avait tout deviné, - et l'obsession de
cette idée avivait les jalousies de son impuissance.
Il l'accusait d'êlre la cause de la guerre.
Mâtho, à l'en croire, assié-geait
Carthage pour reprendre le zaïmph ; et il
déversait des imprécations et des ironies sur
ce Barbare, qui pré-tendait posséder des choses
saintes. Ce n'était pas cela pourtant que le
prêtre voulait dire.
Mais, à présent, Salammbô
n'éprouvait pour lui aucune terreur. Les angoisses
dont elle souffrait autrefois l'avaient abandonnée.
Une tranquillité singulière l'occupait. Ses
regards, moins errants, brillaient d'une flamme
limpide.
Cependant le Python était redevenu malade ; et, comme
Salammbô paraissait au contraire se guérir, la
vieille Taanach s'en réjouissait, convaincue qu'il
prenait par ce dépérissement la langueur de sa
maîtresse.
Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de
bœuf, tout enroulé sur lui-même, plus froid
qu'un marbre, et la tête disparaissant sous un amas de
vers. A ses cris, Salammbô survint. Elle le retourna
quelque temps avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut
ébahie de son insensibilité.
La fille d'Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec
tant de ferveur. Elle passait des journées au haut de
sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade, s'amusant
à regarder devant elle. Le sommet des murailles au
bout de la ville découpait sur le ciel des zigzags
inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient
tout le long comme une bordure d'épis. Elle apercevait
au delà, entre les tours, les manoeuvres des Barbares ; les jours que le siège était interrompu, elle
pouvait même distinguer leurs occupations, ils
raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou
bien lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentes
étaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et au loin, les faux des chars, tous rangés en
demi-cercle, semblaient un cimeterre d'argent étendu
à la base des monts. Les discours de Schaliabarim
revenaient à sa mémoire. Elle attendait son
fiancé Narr'Havas. Elle aurait voulu, malgré sa
haine, revoir Mâtho. De tous les Carthaginois, elle
était la seule personne, peut-être, qui lui
eût parlé sans peur.
Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il
s'asseyait en haletant sur les coussins et il la
considérait d'un air presque attendri, comme s'il
eût trouvé dans ce spectacle un
délassement à ses fatigues. Il l'interrogeait
quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui
demanda même si personne, par hasard, ne l'y avait
poussée ; et, d'un signe de tête, elle
répondit que non, tant Salammbô était
fière d'avoir sauvé le zaïmph.
Mais le Suffète revenait toujours à
Mâtho, sous prétexte de renseignements
militaires. Il ne comprenait rien à l'emploi des
heures qu'elle avait passées dans la tente. En effet,
Salammbô ne parlait pas de Giscon ; car, les mots ayant
par eux-mêmes un pouvoir effectif, les
malédictions que l'on rapportait à quelqu'un
pouvaient se tourner contre lui ; et elle taisait son envie
d'assassinat, de peur d'être blâmée de n'y
avoir point cédé. Elle disait que le
schalischim paraissait furieux, qu'il avait crié
beaucoup, puis qu'il s'était endormi. Salammbô
n'en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou
bien par un excès de candeur faisant qu'elle
n'attachait guère d'importance aux baisers du soldat.
Tout cela, du reste, flottait dans sa tête
mélancolique et brumeux comme le souvenir d'un
rêve accablant ; et elle n'aurait su de quelle
manière, par quels discours l'exprimer.
Un soir qu'ils se trouvaient ainsi l'un en face de l'autre,
Taanach tout effarée survint. Un vieillard avec un
enfant était là, dans les cours, et voulait
voir le Suffète.
Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :
«Qu'il monte ! »
Iddibal entra, sans se prosterner. Il tenait par la main un
jeune garçon couvert d'un manteau en poil de bouc ; et
aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure
:
«Le voilà, Maître ! Prends-le ! »
Le Suffète et l'esclave s'enfoncèrent dans un
coin de la chambre.
L'enfant était resté au milieu, tout debout ; et, d'un regard plus attentif qu'étonné, il
parcourait le plafond, les meubles, les colliers de perles
traînant sur les draperies de pourpre, et cette
majestueuse jeune femme inclinée vers lui.
Il avait dix ans peut-être, et n'était pas plus
haut qu'un glaive romain. Ses cheveux crépus
ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses
prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez
mince palpitaient largement ; sur toute sa personne
s'étalait l'indéfinissable splendeur de ceux
qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il
eut rejeté son manteau trop lourd, il resta
revêtu d'une peau de lynx attachée autour de sa
taille, et il appuyait résolument sur les dalles ses
petits pieds nus tout blancs de poussière. Mais, sans
doute, il devina que l'on agitait des choses importantes, car
il se tenait immobile, - une main derrière le dos et
le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.
Enfin Hamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui
dit à voix basse :
«Tu le garderas chez toi, entends-tu ? Il faut que
personne, même de la maison, ne connaisse son existence ! »
Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois
à Iddibal s'il était bien sûr qu'on ne
les eût pas remarqués.
«Non ! dit l'esclave ; les rues étaient
vides.»
La guerre emplissait toutes les provinces, il avait eu peur
pour le fils de son maître. Alors ne sachant où
le cacher, il était venu le long des côtes, sur
une chaloupe ; et, depuis trois jours Iddibal louvoyait dans
le golfe, en observant les remparts. Enfin ce soir-là,
comme les alentours de Khamon semblaient déserts, il
avait franchi la passe lestement et débarqué
près de l'arsenal, l'entrée du port
étant libre.
Mais bientôt les Barbares établirent, en face,
un immense radeau pour empêcher les Carthaginois d'en
sortir. Ils relevaient les tours de bois, et, en même
temps, la terrasse montait.
Les communications avec le dehors étant
interceptées, une famine intolérable
commença.
On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes,
puis les quinze éléphants que le Suffète
avait ramenés. Les lions du temple de Moloch
étaient devenus furieux et les hiérodoules
n'osaient plus s'en approcher. On les nourrit d'abord avec
les blessés des Barbares ; ensuite on leur jeta des
cadavres encore tièdes ; ils les refusèrent, et
tous moururent. Au crépuscule, des gens erraient le
long des vieilles enceintes, et cueillaient entre les pierres
des herbes et des fleurs qu'ils faisaient bouillir dans du
vin ; - le vin coûtait moins cher que l'eau. D'autres
se glissaient jusqu'aux avant-postes de l'ennemi et venaiant
sous les tentes voler de la nourriture ; les Barbares, pris
de stupéfaction, quelquefois les laissaient s'en
retourner. Enfin un jour arriva où les Anciens
résolurent d'égorger, entre eux, les chevaux
d'Eschmoûn. C'étaient des bêtes saintes,
dont les pontifes tressaient les crinières avec des
rubans d'or, et qui signifiaient par leur existence le
mouvement du soleil, l'idée du feu sous la forme la
plus haute. Leurs chairs, coupées en portions
égales, furent enfouies derrière l'autel. Puis,
tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les
Anciens montaient vers le temple, se régalaient en
cachette ; et ils remportaient sous leur tunique un morceau
pour leurs enfants. Dans les quartiers déserts, loin
des murs, les habitants moins misérables, par peur des
autres, s'étaient barricadés.
Les pierres des catapultes et les démolitions
ordonnées pour la défense avaient
accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux
heures les plus tranquilles, tout à coup des masses de
peuple se précipitaient en criant ; et, du haut de
l'Acropole, les incendies faisaient comme des haillons de
pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent
tordait.
Les trois grandes catapultes, malgré tous ces travaux,
ne s'arrêtaient pas. Leur ravages étaient
extraordinaires ; ainsi, la tête d'un homme alla
rebondir sur le fronton des Syssites ; dans la rue de
Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée
par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit
emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn où l'on
retrouva la couverture.
Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles
des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les
jardins et au milieu des cours, tandis que l'on mangeait
attablé devant un maigre repas et le cœur gros de
soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres
gravées qui s'imprimaient dans les chairs ; - et, sur
les cadavres, on lisait des injures, telles que pourceau,
chacal, vermine, et parfois des plaisanteries :
attrape ! ou : je l'ai bien
mérité.
La partie du rempart qui s'étendait depuis l'angle des
ports jusqu'à la hauteur des citernes fut
enfoncée. Alors les gens de Malqua se
trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsa par
derrière et les Barbares par devant. Mais on avait
assez que d'épaissir la muraille et de la rendre le
plus haut possible sans s'occuper d'eux ; on les abandonna ; tous périrent ; et bien qu'ils fussent haïs
généralement, on en conçut pour Hamilcar
une grande horreur.
Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du
blé ; ses intendants le donnèrent au peuple.
Pendant trois jours on se gorgea.
La soif n'en devint que plus intolérable ; et toujours
ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait en
tombant l'eau claire de l'aqueduc sous les rayons du soleil,
une vapeur fine remontait de sa base, avec un arc-en-ciel
à côté, et un petit ruisseau, formant des
courbes sur la plaine, se déversait dans le
golfe.
Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sut un
événement, sur quelque chose, de
décisif, d'extraordinaire.
Ses propres esclaves arrachèrent les lames d'argent du
temple de Melkarth ; on tira du port quatre longs bateaux,
avec des cabestans on les amena jusqu'au bas des Mappales, le
mur qui donnait sur le rivage fut troué ; et ils
partirent pour les Gaules afin d'y acheter, n'importe
à quel prix, des Mercenaires. Cependant Hamilcar se
désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des
Numides, car il le savait derrière les Barbares et
prêt à tomber sur eux. Mais Narr'Havas, trop
faible, n'allait pas se risquer seul ; et le Suffète
fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser dans
l'Acropole tout le matériel des arsenaux et encore une
fois réparer les machines.
On se servait, pour les entortillages des catapultes, de
tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des
cerfs. Cependant, il n'existait dans Carthage ni cerfs ni
taureaux. Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs
femmes ; toutes les sacrifièrent ; la quantité
ne fut pas suffisante. On avait, dans les bâtiments des
Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l'on
destinait aux prostitutions de la Grèce et de
l'Italie, et leurs cheveux, rendus élastiques par
l'usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les
machines de guerre. Mais la perte plus tard serait trop
considérable. Donc il fut décidé que
l'on choisirait, parmi les épouses des
plébéiens, les plus belles chevelures. Sans
aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent
en désespérées quand les serviteurs des
Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur
elles.
Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait
au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs
machines, et d'autres en arrachaient les ongles qu'ils
cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses.
Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des
vases pleins de serpents apportés par les
Nègres ; les pots d'argile se cassaient sur les
dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et tant
ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement.
Puis les Barbares, mécontents de leur invention, la
perfectionnèrent ; ils lançaient toutes sortes
d'immondices, des excréments humains, des morceaux de
charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des
Carthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient les
gencives décolorées comme celles des chameaux
après un voyage trop long.
Les machines furent dressées sur la terrasse, bien
qu'elle n'atteignît pas encore partout à la
hauteur du rempart. Devant les vingt-trois tours des
fortifications se dressaient vingt-trois autres tours de
bois. Tous les tollènones étaient
remontés, et au milieu, un peu plus en arrière,
apparaissait la formidable hélèpole de
Démétrius Poliorcète, que Spendius,
enfin, avait reconstruite. Pyramidale comme le phare
d'Alexandrie, elle était haute de cent trente
coudées et large de vingt-trois, avec neuf
étages allant tous en diminuant vers le sommet et qui
étaient défendus par des écailles
d'airain, percés de portes nombreuses, remplis de
soldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait
une catapulte flanquée de deux balistes.
Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui
parleraient de se rendre ; les femmes mêmes furent
embrigadées. Ils couchaient dans les rues et l'on
attendait plein d'angoisses.
Puis un matin, un peu avant le lever du soleil
(c'était le septième jour du mois de Nyssan),
ils entendirent un grand cri poussé par tous les
Barbares à la fois ; les trompettes à tube de
plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes
mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et
coururent au rempart.
Une forêt de lances, des piques et
d'épées se hérissait à sa base.
Elle sauta contre les murailles, les échelles s'y
accrochèrent ; et, dans la baie des créneaux,
des têtes de Barbares parurent.
Des poutres soutenues par de longues files d'hommes battaient
les portes ; et, aux endroits où la terrasse manquait,
les Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en
cohortes serrées, la première ligne se tenant
accroupie, la seconda pliant le jarret, et les autres
successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui restaient
tout droits ; -tandis qu'ailleurs, pour monter dessus, les
plus hauts s'avançaient en tête, les plus bas
à la queue, et tous, du bras gauche, appuyaient sur
leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le
bord si étroitement, qu'on aurait dit un assemblage de
grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses
obliques.
Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons,
des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire
un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les
embrasures avec un filet de pêcheur, et quand arrivait
le Barbare, il se trouvait pris sous les mailles et se
débattait comme un poisson. Ils démolissaient
eux-mômes leurs créneaux ; des pans de mur
s'écroulaient en soulevant une grande poussière ; et, les catapultes de la terrasse tirant les unes contre
les autres, leurs pierres se heurtaient, et éclataient
en mille morceaux qui faisaient sur les combattants une large
pluie.
Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu'une
grosse chaîne de corps humains ; elle débordait
dans les intervalles de la terrasse, et, un peu plus
lâche aux deux bouts, se roulait sans avancer
perpétuellement. Ils s'étreignaient
couchés à plat ventre comme des lutteurs. On
s'écrasait. Les femmes penchées sur les
créneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et
la blancheur de leurs flancs, tout à coup
découverts, brillait entre les bras des Nègres
y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop
pressés dans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par
les épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques
minutes tout debout et les jeux fixes. Quelques-uns, les deux
tempes traversées par une javeline, balançaient
leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour
crier restaient béantes ; des mains s'envolaient
coupées. Il y eut là de grands coups, et dont
parlèrent pendant longtemps ceux qui
survécurent.
Cependant, des flèches jaillissaient du sommet des
tours de bois et des tours de pierre. Les tollènones
faisaient aller rapidement leurs longues antennes ; et comme
les Barbares avaient saccagé sous les Catacombes le
vieux cimetière des autochthones, ils lançaient
sur les Carthaginois des dalles de tombeaux sous le poids des
corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se
rompaient, et des masses d'hommes, tous levant les bras,
tombaient du haut des airs.
Jusqu'au milieu du jour, les vétérans des
hoplites s'étaient acharnés contre la Taenia
pour pénétrer dans le port et détruire
la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un
feu de paille humide ; et la fumée les aveuglant, ils
se rabattirent à gauche et vinrent augmenter
l'horrible cohue qui se poussait dans Malqua. Des syntagmes,
composés d'hommes robustes, choisis tout
exprès, avaient enfoncé trois portes. De hauts
barrages, faits avec des planches garnies de clous, les
arrêtèrent ; une quatrième céda
facilement ; ils s'élancèrent par-dessus en
courant, et roulèrent dans une fosse où l'on
avait caché des pièges. A l'angle sud-est,
Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont la
fissure était bouchée avec des briques. Le
terrain par derrière montait ; ils le gravirent
lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde
muraille, composée de pierres et de longues poutres
étendues tout à plat et qui alternaient comme
les pièces d'un échiquier. C'était, une
mode gauloise adaptée par le Suffète au besoin
de la situation ; les Gaulois se crurent devant une ville de
leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent
repoussés.
Depuis la rue de Khamon jusqu'au Marché-aux-herbes,
tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares,
et les Samnites achevaient à coups d'épieux les
moribonds ; ou bien, un pied sur le mur, ils contemplaient en
bas, sous eux, les ruines fumantes, et au loin la bataille
qui recommençait.
Les frondeurs, distribués par derrière,
tiraient toujours. Mais, à force d'avoir servi, le
ressort des frondes acarnaniennes était brisé,
et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux
avec la main ; les autres lançaient des boules de
plomb avec le manche d'un fouet. Zarxas, les épaules
couvertes de ses longs cheveux noirs, se portait partout en
bondissant et entraînait les Baléares. Deux
pannetières étaient suspendues à ses
hanches ; il y plongeait continuellement la main gauche, et
son bras droit tournoyait, comme la roue d'un char.
Mâtho s'élait d'abord retenu de combattre, pour
mieux commander tous les Barbares à la fois. On
l'avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près
de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac entre les
Nègres ; et du fond de la plaine il poussait les
masses de soldats qui arrivaient incessamment contre la ligne
des fortifications. Peu à peu il s'était
rapproché ; l'odeur du sang, le spectacle du carnage
et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir
le cœur. Alors il élait rentré dans sa tente,
et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus
commode pour la bataille. Le mufle s'adaptait sur la
tête en bordant le visage d'un cercle de crocs ; les
deux pattes antérieures se croisaient sur la poitrine,
et celles de derrière avançaient leurs ongles
jusqu'au bas de ses genoux.
Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait
une hache à double tranchant, et avec sa grande
épée dans les deux mains il s'était
précipité par la brèche,
impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des
branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus
possible afin de gagner plus d'argent, il marchait en
fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient
de le saisir par les flancs, il les renversait à coups
de pommeau ; quand ils l'attaquaient en face, il les
perçait ; s'ils fuyaient, il les fendait. Deux hommes
à la fois sautèrent sur son dos ; il recula
d'un bond contre une porta et les écrasa. Son
épée s'abaissait, se relevait. Elle
éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde
hache ; et par devant, par derrière, il
éventrait les Carthaginois comme un troupeau de
brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva
tout seul devant la seconde enceinte, au bas de l'Acropole.
Les matériaux lancés du sommet encombraient les
marches et débordaient par-dessus la muraille.
Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler
ses compagnons.
Il aperçut leurs aigrettes disséminées
sur la multitude ; elles s'enfonçaient, ils allaient
périr ; il s'élança vers eux ; alors, la
vaste couronne de plumes rouges se resserrant, bientôt
ils le rejoignirent et l'entourèrent. Mais des rues
latérales une foule énorme se
dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé,
et entraîné jusqu'en dehors du rempart, dans un
endroit où la terrasse était haute.
Mâtho cria un commandement : tous les boucliers se
rabattirent sur les casques ; il sauta dessus, pour
s'accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage ; et,
tout en brandissant la terrible hache, il courait sur les
boucliers, pareils à des vagues de bronze, comme un
dieu marin sur des flots, et qui secoue son trident.
Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du
rempart, impassible et indifférent à la mort
qui l'entourait. Parfois il étendait sa main droite
contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Mâtho
vint à passer sous lui. Tout à coup ses
prunelles flamboyèrent, sa face livide se crispa ; et
en levant ses deux bras maigres il lui criait des
injures.
Mâtho ne les entendit pas ; mais il sentit entrer dans
son cœur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa un
rugissement. Il lança vers lui la longue hache ; des
gens se jetèrent sur Schahabarim ; et Mâtho, ne
le voyant plus, tomba à la renverse,
épuisé.
Un craquement épouvantable se rapprochait,
mêlé au rhythme de voix rauques qui chantaient
en cadence. C'était la grande hélépole,
entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient
à deux mains, halaient avec des cordes et poussaient
de l'épaule, - car le talus, montant de la plaine sur
la terrasse, bien qu'il fût extrêmement doux, se
trouvait impraticable pour des machines d'un poids si
prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées
de fer, et depuis le matin elle avançait ainsi,
lentement, pareille à une montagne qui se fût
élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base
un immense bélier ; le long des trois faces regardant
la ville les portes s'abattirent, et dans l'intérieur
apparurent, comme des colonnes de fer, des soldais
cuirassés. On en voyait qui grimpaient et descendaient
les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-uns
attendaient pour s'élancer que les crampons des portes
touchassent le mur ; au milieu de la plate-forme
supérieure, les écheveaux dos batistes
tournaient, et le grand timon de la catapulte
s'abaissait.
Hamilcar était, à ce moment-là, tout
debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu'elle
devait venir directement vers lui, contre l'endroit de la
muraille le plus invulnérable, et à cause de
cela même, dégarni de sentinelles. Depuis
longtemps déjà ses esclaves apportaient des
outres sur le chemin de ronde, où ils avaient
élevé, avec de l'argile, deux cloisons
transversales formant une sorte de bassin. L'eau coulait
insensiblement sur la terrasse, et Hamilcar, chose
extraordinaire, ne semblait point s'en
inquiéter.
Mais, quand l'hélépole fut à trente pas
environ, il commanda d'établir des planches par-dessus
les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu'au
rempart ; et des gens à la file se passaient, de main
en main, des casques et des amphores qu'ils vidaient
continuellement. Les Carthaginois cependant s'indignaient de
cette eau perdue. Le bélier démolissait la
muraille ; tout à coup, une fontaine s'échappa
des pierres disjointes. Alors la haute masse d'airain,
à neuf étages et qui contenait et occupait plus
de trois mille soldats, commença doucement à
osciller comme un navire.
En effet, l'eau pénétrant la terrasse, avait
devant elle effondré le chemin ; ses roues
s'embourbèrent ; au premier étage, entre des
rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut soufflant
à pleines joues dans un cornet d'ivoire. La grande
machine, comme soulevée convulsivement, avança
de dix pas peut-être ; mais le terrain de plus en plus
s'amollissait, la fange gagnait les essieux, et
l'hélépole s'arrêta en penchant
effroyablement d'un seul côté. La catapulte
roula jusqu'au bord de la plate-forme ; et, emportée
par la charge de son timon, elle tomba, fracassant sous elle
les étages inférieurs. Les soldats, debout sur
les portes, glissèrent dans l'abîme, ou bien ils
se retenaient à l'extrémité des longues
poutres, et augmentaient, par leur poids, l'inclinaison de
l'hélépole qui se démembrait en craquant
dans toutes ses jointures.
Les autres Barbares s'élancèrent pour les
secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les
Carthaginois descendirent le rempart, et, les assaillant par
derrière, ils les tuèrent tout à leur
aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils
galopaient sur le contour de cette multitude ; elle remonta
la muraille ; la nuit survint ; peu à peu les Barbares
se retirèrent.
On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de
fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre
jusqu'à la lagune toute blanche ; et le lac, où
du sang avait coulé, s'étalait, plus loin,
comme une grande mare de pourpre.
La terrasse était maintenant si chargée de
cadavres qu'on l'aurait crue construite avec des corps
humains. Au milieu se dressait l'hélépole
couverte d'armures ; et, de temps à autre, des
fragments énormes s'en detachaient comme les pierres
d'une pyramide qui s'écroule. On distinguait sur les
murailles de larges traînées faites par les
ruisseaux de plomb. Une tour de bois abattue,
çà et là, brûlait ; et les maisons
apparaissaient vaguement, comme les gradins d'un
amphithéâtre en ruines.
De lourdes fumées montaient, en roulant des
étincelles qui se perdaient dans le ciel noir.
Cependant, les Carthaginois, que la soif dévorait,
s'étaient précipités vers les citernes.
Ils en rompirent les portes. Une flaque bourbeuse
s'étalait au fond.
Que devenir à présent ? D'ailleurs les Barbares
étaient innombrables, et, leur fatigue passée,
ils recommenceraient.
Le peuple, toute la nuit, délibéra par
sections, au coin des rues. Les uns disaient qu'il fallait
renvoyer les femmes, les malades et les vieillards ; d'autres
proposèrent d'abandonner la ville pour
s'établir au loin dans une colonie. Mais les vaisseaux
manquaient, et le soleil parut qu'on n'avait rien
décidé.
On ne se battit point ce jour-là, tous étant
trop accablés. Les gens qui dormaient avaient l'air de
cadavres.
Alors les Carthaginois, en réfléchissant sur la
cause de leurs désastres, se rappelèrent qu'ils
n'avaient point expédié en Phénicie
l'offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien ; et une
immense terreur les prit. Les Dieux indignés contre la
République, allaient sans doute poursuivre leur
vengeance.
On les considérait comme des maîtres cruels, que
l'on apaisait avec des supplications et qui se laissaient
corrompre à force de présents. Tous
étaient faibles près de
Moloch-le-dévorateur. L'existence, la chair même
des hommes lui appartenait ; - aussi, pour la sauver, les
Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui
calmait sa fureur. On brûlait les enfants au front ou
à la nuque avec des mèches de laine ; et cette
façon de satisfaire le Baal rapportant aux
prêtres beaucoup d'argent, ils ne manquaient pas de la
recommander comme plus facile et plus douce.
Mais cette fois il s'agissait de la République
elle-même. Or, tout profit devant être
acheté par une perte quelconque, toute transaction se
réglant d'après le besoin du plus faible et
l'exigence du plus fort, il n'y avait pas de douleur trop
considérable pour le Dieu, puisqu'il se
délectait dans les plus horribles et que l'on
était maintenant à sa discrétion. Il
fallait donc l'assouvir complètement. Les exemples
prouvaient que ce moyen-là contraignait le
fléau à disparaître. D'ailleurs, ils
croyaient qu'une immolation par le feu purifierait Carthage.
La férocité du peuple en était d'avance
alléchée. Puis, le choix devait exclusivement
tomber sur les grandes familles.
Les Anciens s'assemblèrent. La séance fut
longue. Hannon y était venu. Comme il ne pouvait plus
s'asseoir, il resta couché près de la porte,
à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie ; et quand le pontife de Moloch leur demanda s'ils
consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout
à coup, éclata dans l'ombre comme le
rugissement d'un Génie au fond d'une caverne. Il
regrettait, disait-il de n'avoir pas à en donner de
son propre sang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui
à l'autre bout de la salle. Le Suffète fut
tellement troublé par ce regard qu'il en baissa les
yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête,
successivement ; et, d'après les rites, il dut
répondre au grand-prêtre : «Oui, que cela
soit.» Alors les Anciens
décrétèrent le sacrifice par une
périphrase traditionnelle, - parce qu'il y a des
choses plus gênantes à dire qu'à
exécuter.
La décision, presque immédiatement, fut connue
dans Carthage ; des lamentations retentirent. Partout on
entendait les femmes crier ; leurs époux les
consolaient ou les invectivaient en leur faisant des
remontrances.
Mais trois heures après, une nouvelle plus
extraordinaire se répandit : le Suffète avait
trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut.
Des trous creusés dans le sable laissaient voir de
l'eau ; et déjà quelques-uns étendus
à plat ventre y buvaient.
Hamilcar ne savait pas lui-même si c'était par
un conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une
révélation que son père autrefois lui
aurait faite ; mais en quittant les Anciens, il était
descendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il
s'était mis à fouir le gravier.
Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il
donna tout le reste du blé qu'il gardait chez lui. Il
fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit
les cuisines, les magasins et toutes les chambres, - celle de
Salammbô exceptée. Il annonça que six
mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de
Macédoine envoyait des soldats.
Mais, dès le second jour, les sources
diminuèrent ; le soir du troisième, elles
étaient complètement taries. Alors le
décret des Anciens circula de nouveau sur toutes les
lèvres, et les prêtres de Moloch
commencèrent leur besogne.
Des hommes en robes noires se présentèrent dans
les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient sous le
prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils
allaient acheter ; les serviteurs de Moloch survenaient et
prenaient les enfants. D'autres les livraient
eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le
temple de Tanit, où les prêtresses
étaient chargées jusqu'au jour solennel de les
amuser et de les nourrir.
Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup, et le
trouvant dans ses jardins :
«Barca ! nous venons pour la chose que tu sais... ton
fils ! » Ils ajoutèrent que des gens l'avaient
rencontré un soir de l'autre lune, au milieu des
Mappales, conduit par un vieillard.
Il fut d'abord comme suffoqué. Mais bien vite
comprenant que toute dénégation serait vaine,
Hamilcar s'inclina ; et il les introduisit dans la
maison-de-commerce. Des esclaves accourus d'un signe en
surveillaient les alentours.
Il entra dans la chambre de Salammbô tout
éperdu. Il saisit d'une main Hannibal, arracha de
l'autre la ganse d'un vêtement qui traînait,
attacha ses pieds, ses mains, en passa
l'extrémité dans sa bouche pour lui faire un
bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de bœuf,
en laissant retomber jusqu'à terre une large
draperie.
Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levait les
bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les
lèvres. Puis il resta les prunelles fixes et haletant
comme s'il allait mourir.
Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem
parut.
«Ecoute ! dit-il, tu vas prendre parmi les esclaves un
enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux
noirs et le front bombé ! Amène-le ! hâte-toi ! »
Bientôt Giddenem l'entra, en présentant un jeune
garçon.
C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et
bouffi ; sa peau semblait grisâtre comme l'infect
haillon suspendu à ses flancs ; il baissait la
tête dans ses épaules, et du revers de sa main
frottait ses yeux, tout remplis de mouches.
Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! et le
temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcar regardait
Giddenem ; il avait envie de l'étrangler.
«Va-t'en ! » cria-t-il ; le
maître-des-esclaves s'enfuit.
Donc le malheur qu'il redoutait depuis si longtemps
était venu, et il cherchait avec des efforts
démesurés s'il n'y avait pas une
manière, un moyen d'y échapper.
Abdalonim, tout à coup, parla derrière la
porte. On demandait le Suffète. Les serviteurs de
Moloch s'impatientaient.
Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d'un
fer rouge ; et il recommença de nouveau à
parcourir la chambre, tel qu'un insensé. Puis il
s'affaissa au bord de la balustrade, et les coudes sur ses
genoux, il serrait son front dans ses deux poings
fermés.
La vasque de porphyre contenait encore un peu d'eau claire
pour les ablutions de Salammbô. Malgré sa
répugnance et tout son orgueil, le Suffète y
plongea l'enfant, et, comme un marchand d'esclaves, il se mit
à le laver et à le frotter avec les strigiles
et la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de
la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur
la poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit
contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa
un parfum sur sa tête ; il passa autour de son cou un
collier d'électrum, et il le chaussa des sandales
à talons de perles, - les propres sandales de sa fille ! Mais il trépignait de honte et d'irritation ; Salammbô, qui s'empressait à le servir,
était aussi pâle que lui. L'enfant souriait,
ébloui par ces splendeurs, et même
s'enhardissant, il commençait à battre des
mains et à sauter quand Hamilcar
l'entraîna.
Il le tenait par le bras, fortement, comme s'il avait eu peur
de le perdre ; et l'enfant, auquel il faisait mal, pleurait
un peu tout en courant près de lui.
A la hauteur de l'ergastule, sous un palmier, une voix
s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle
murmurait : «Maître ! oh ! Maître ! »
Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses
côtés un homme d'apparence abjecte, un de ces
misérables vivant au hasard dans la maison.
«Que veux-tu ? » dit le Suffète.
L'esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :
«Je suis son père ! »
Hamilcar marchait toujours ; l'autre le suivait, les reins
courbés, les jarrets fléchis, la tête en
avant.
Son visage était convulsé par une angoisse
indicible, et les sanglots qu'il retenait
l'étouffaient, tant il avait envie tout à la
fois de le questionner et de lui crier : «Grâce ! »
Enfin il osa le toucher d'un doigt, sur le coude,
légèrement.
«Est-ce que tu vas le ...» Il n'eut pas la force
d'achever, et Hamîlcar s'arrêta, tout
ébahi de cette douleur.
Il n'avait jamais pensé, - tant l'abîme les
séparant l'un de l'autre se trouvait immense,- qu'il
pût y avoir entre eux rien de commun. Cela même
lui parut une sorte d'outrage et comme un empiétement
sur ses privilèges. Il répondit par un regard
plus froid et plus lourd que la hache d'un bourreau ; l'esclave s'évanouissant tomba dans la
poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba
par-dessus.
Les trois hommes en robes noires l'attendaient dans la grande
salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite il
déchira ses vêtements et il se roulait sur les
dalles en poussant des cris aigus :
«Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh ! mon fils ! ma
consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur ! malheur ! » Il se labourait la
face avec ses ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait
comme les pleureuses des funérailles.
«Emmenez-le-donc ! je souffre trop ! allez-vous-en ! tuez-moi comme lui.» Les serviteurs de Moloch
s'étonnaient que le grand Hamilcar eût le cœur
si faible. Ils en étaient presque attendris.
On entendit un bruit de pieds nus avec un râle
saccadé, pareil à la respiration d'une
bête féroce qui accourt ; et sur le seuil de la
troisième galerie, entre les montants d'ivoire, un
homme apparut, blême, terrible, les bras
écartés ; il s'écria :
«Mon enfant ! »
Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave ; et en lui couvrant la bouche de sa main, il criait encore
plus haut :
«C'est le vieillard qui l'a élevé ! il
l'appelle mon enfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez ! » Et, chassant par les épaules les trois
prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et d'un
grand coup de pied referma la porte derrière
lui.
Hamilcar tendit l'oreille pendant quelques minutes, craignant
toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se
défaire de l'esclave pour être bien sûr
qu'il ne parlerait pas ; mais le péril n'était
point complètement disparu, et cette mort, si les
Dieux s'en irritaient, pouvait se retourner contre son fils.
Alors, changeant d'idée, il lui envova par Taanach les
meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, des
fèves et des conserves de grenades. L'esclave, qui
n'avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats.
Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô,
dénoua les cordes d'Hannibal. L'enfant,
exaspéré, le mordit à la main jusqu'au
sang. Il le repoussa d'une caresse.
Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulut
l'effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.
«Où donc est-elle ? » demanda-t-il.
On lui conta que des brigands allaient venir pour le mettre
en prison. Il reprit : - «Qu'ils viennent, et je les
tue ! »
Hamilcar lui dit alors l'épouvantable
vérité. Mais il s'emporta contre son
père, prétendant qu'il pouvait bien
anéantir tout le peuple, puisqu'il était le
maître de Carthage.
Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il
s'endormit, d'un sommeil farouche. Il parlait en
rêvant, le dos appuyé contre un coussin
d'écarlate ; sa tête retombait un peu en
arrière, et son petit bras, écarté de
son corps, restait tout droit, dans une attitude
impérative.
Quand la nuit fut noire, Hamilcar l'enleva doucement et
descendit sans flambeau l'escalier des galères. En
passant par la maison-de-commerce, il prit une couffe de
raisins avec une buire d'eau pure ; l'enfant se
réveilla devant la statue d'Alètes, dans le
caveau des pierreries ; et il souriait, - comme l'autre, -
sur le bras de son père, à la lueur des
clartés qui l'environnaient.
Hamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui
prendre son fils. C'était un endroit
impénétrable, communiquant avec le rivage par
un souterrain que lui seul connaissait, et en jetant les yeux
à l'entour il aspira une large bouffée d'air.
Puis il le déposa ôur un escabeau, près
des boucliers d'or.
Personne, à présent, ne le voyait ; il n'avait
plus rien à observer ; alors il se soulagea. Comme une
mère qui retrouve son premier-né perdu, il se
jeta sur son fils ; il l'étreignait contre sa
poitrine, il riait et pleurait à la fois, l'appelait
des noms les plus doux, le couvrait de baisers ; le petit
Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se
taisait maintenant.
Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les
murs autour de lui ; et il arriva dans la grande salle,
où la lumière de la lune entrait par une des
fentes du dôme ; au milieu, l'esclave, repu, dormait,
couché tout de son long sur les pavés de
marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié
l'émut. Du bout de son cothurne, il lui avança
un tapis sous la tête. Puis il releva les yeux et
considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans
le ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de
mépris pour eux. Les dispositions du sacrifice
étaient déjà commencées.
On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en
tirer le dieu d'airain, sans toucher aux cendres, de l'autel.
Puis, dès que le soleil se montra, les
hiérodoules le poussèrent vers la place de
Khamon.
Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses épaules dépassaient la hauteur des
murailles ; du plus loin qu'ils l'apercevaient, les
Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait
contempler impunément le Baal que dans l'exercice de
sa colère.
Une senteur d'aromates se répandit par les rues. Tous
les temples à la fois venaient de s'ouvrir ; il en
sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur
des litières que des pontifes portaient. De gros
panaches de plumes se balançaient à leurs
angles, et des rayons s'échappaient de leurs,
faîtes aigus, terminés par des boules de
cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.
C'étaient les Baalim chananéens,
dédoublements du Baal suprême, qui retournaient
vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et
s'anéantir dans sa splendeur.
Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme
de pétrole ; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe,
se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de
pierreries ; entre les rideaux d'Eschmoûn, bleus comme
l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa
queue ; et les Dieux-Pataeques, tenus,dans les bras de leurs
prêtres, semblaient de grands enfants
emmaillottés, dont les talons frôlaient la
terre.
Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la
divinité ; Baal-Samin, dieu des espaces
célestes ; Baal-Peor, dieu des monts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins
et des races congénères : l'Iarbal de la Libye,
l'Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses
nageoires, et le cadavre de Tammouz était
traîné au milieu d'un catafalque, entre des
flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du
firmament au Soleil et empêcher que leurs influences
particulières ne gênassent la sienne, on
brandissait au bout de longues perches des étoiles en
métal diversement coloriées ; et tous s'y
trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure,
jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile.
Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient
dans des frondes en fils d'argent ; de petits pains,
reproduisant le sexe d'une femme, étaient
portés sur des corbeilles par les prêtres de
Cérès ; d'autres amenaient leurs
fétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliées
reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurs
symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se
recueillir tout entière dans une pensée de mort
et de désolation.
Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en
équilibre, sur sa tête, un large vase où
fumait de l'encens. Des nuages çà et là
planaient, et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les
tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons
sacrés. Ils avançaient lentement, à
cause de leur poids énorme. L'essieu des chars
quelquefois s'accrochait dans les rues ; alors les
dévôts profitaient de l'occasion pour toucher
les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gardaient
ensuite comme des choses saintes.
La statue d'airain continuait à s'avancer vers la
place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à
pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes,
s'étaient assemblés dans Kinisdo ; et les
maîtres des finances, les gouverneurs des provinces,
les marchands, les soldats, les matelots et la horde
nombreuse employée aux funérailles, tous, avec
les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur
métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui,
descendaient de l'Acropole, entre les collèges des
pontifes.
Par déférence pour Moloch, ils s'étaient
ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des
diamants étincelaient sur les vêtements noirs ; mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, -
et rien n'était lugubre comme cette foule silencieuse
où les pendants d'oreilles battaient contre des faces
pâles, où les tiares d'or serraient des fronts
crispés par un désespoir atroce.
Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses
pontifes, avec des treillages, disposèrent une
enceinte pour écarter la multitude, et ils
restèrent à ses pieds, autour de lui.
Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve,
s'alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du
portique ; ceux d'Eschmoûn, en manteaux de lin, avec
des colliers à têtes de coucoupha et des tiares
pointues, s'établirent sur les marches de l'Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent
pour eux le côté de l'occident ; les
prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes
d'étoffes phrygiennes, se placèrent à
l'orient ; et l'on rangea sur le côté du midi,
avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les
hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants
des Pataeques et les Yidonim qui, pour connaître
l'avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les
prêtres de Cérès, habillés de
robes bleues, s'étaient arrêtés,
prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à
voix basse un thesmophorion en dialecte
mégarien.
De temps en temps, il arrivait des files d'hommes
complètement nus, les bras écartés et
tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des
profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et
caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse,
brillaient dans la poussière, et ils se
balançaient le corps à intervalles
égaux, tous à la fois, comme
ébranlés par un seul mouvement. Ils
étaient si furieux que, pour établir l'ordre,
les hiérodoules, à coups de bâton, les
firent se coucher sur le ventre, la face posée contre
les treillages d'airain.
Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe
blanche s'avança. Il perça lentement la foule
et l'on reconnut un prêtre de Tanit, - le
grand-prêtre Schahabarim. Des huées
s'élevèrent, car la tyrannie du principe
mâle prévalait ce jour-là dans toutes les
consciences, et la Déesse était même
tellement oubliée, que l'on n'avait pas
remarqué l'absence de ses pontifes. Mais
l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut
ouvrant dans les treillages une des portes destinées
à ceux qui entreraient pour offrir les victimes.
C'était, croyaient les prêtres de Moloch, un
outrage qu'il venait faire à leur dieu ; avec de
grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par
les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des
rois et portant des couronnes à triple étage,
ils conspuaient ce pâle eunuque exténué
de macérations, et des rires de colère
secouaient sur leur poitrine leur barbe noire
étalée en soleil.
Schahabarim, sans répondre, continuait à
marcher ; et, traversant pas à pas toute l'enceinte,
il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des
deux côtés en écartant les deux bras, ce
qui était une formule solennelle d'adoration. Depuis
trop longtemps la Rabbet le torturait ; et par
désespoir, ou peut-être à défaut
d'un dieu satisfaisant complètement sa pensée,
il se déterminait enfin pour celui-là.
La foule, épouvantée par cette apostasie,
poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien
qui attachait les âmes à une divinité
clémente.
Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait
participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges
l'exclurent de l'enceinte ; puis, quand il fut dehors, il
tourna autour de tous les collèges, successivement, et
le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la
foule. Elle s'écartait à son approche.
Cependant un feu d'aloès, de cèdre et de
laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses
longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaient
comme de la sueur sur ses membres d'airain. Autour de la
dalle ronde où il s'appuyait ses pieds, les enfants,
enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle
immobile ; et ses bras démesurément longs
abaissaient leurs paumes jusqu'à eux, comme pour
saisir cette couronne et l'emporter dans le ciel.
Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude se
tassait derrière les prêtres et sur les
terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne
tournaient plus ; les tabernacles étaient posés
par terre ; et les fumées des encensoirs montaient
perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques
étalant au milieu de l'azur leurs rameaux
bleuâtres.
Plusieurs s'évanouirent ; d'autres devenaient inertes
et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse
infinie pesait sur les poitrines. Les dernières
rumeurs une à une s'éteignaient, - et le peuple
de Carthage haletait, absorbé dans le désir de
sa terreur.
Enfin le grand prêtre de Moloch passa la main gauche
sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une
mèche de cheveux qu'il jeta sur les flammes. Alors les
hommes en manteaux rouges entonnèrent l'hymne
sacré.
«Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones,
crétateur qui s'engendre, Père et Mère,
Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et
Dieu ! » Et leur voix se perdit dans l'explosion des
instruments sonnant tous à la fois, pour
étoffer les cris des victimes. Les scheminith à
huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal,
qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient,
tonnaient. Des outres énormes hérissées
de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins,
battus à tour de bras, retentissaient, de coups sourds
et rapides ; et, malgré la fureur des clairons, les
salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.
Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les
sept compartiments étagés sur le corps du Baal.
Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le
second, deux tourterelles ; dans le troisième, un
singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le
cinquième, une brebis ; et, comme on n'avait pas de
bœuf pour le sixième, on y jeta une peau
tannée prise au sanctuaire. La septième case
restait béante.
Avant de rien entreprendre, il était bon d'essayer les
bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses
doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par
derrière, où des hommes, tirant dessus,
faisaient monter, jusqu'à la hauteur de ses coudes,
ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient
contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de
suite, à petits coups saccadés. Puis les
instruments se turent. Le feu ronflait.
Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en
examinant la multitude.
Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toute
volontaire et qui était considérée comme
entraînant les autres. Mais personne, jusqu'à
présent, ne se montrait, et les sept allées
conduisant des barrières au colosse étaient
complètement vides. Alors, pour encourager le peuple,
les prêtres tirèrent de leurs ceintures des
poinçons et ils se balafraient le visage. On fit
entrer dans l'enceinte les Dévoués,
étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet
d'horribles ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se
passaient des broches entre les seins ; ils se fendaient les
joues ; ils se mirent des couronnes d'épines sur la
tête ; puis ils s'enlacèrent par les bras, et,
entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle
qui se contractait et s'élargissait. Ils arrivaient
contre la balustrade, se rejetaient en arrière et
recommençaient toujours, attirant à eux la
foule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et de
cris.
Peu à peu, des gens entrèrent jusqu'au fond des
allées ; ils lançaient dans la flamme des
perles, des vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes
leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient
splendides et multipliées. Enfin un homme qui
chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa
un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse
une petite masse noire ; elle s'enfonça dans
l'ouverture ténébreuse. Les prêtres se
penchèrent au bord de la grande dalle, - et un chant
nouveau éclata, célébrant les joies de
la mort et les renaissances de
l'éternité.
Ils montaient lentement, et, comme la fumée en
s'envolant, faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de
loin diparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils
étaient liés aux poignets et aux chevilles, et
la sombre draperie les empêchait de rien voir et
d'être reconnus.
Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch,
se tenait auprès du Baal, debout devant l'orteil de
son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant,
tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un grand geste
d'horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il
croisa ses bras et il regardait par terre. De l'autre
côté de la statue, le Grand-Pontife restait
immobile comme lui. Baissant sa tête chargée
d'une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la
plaque d'or couverte de pierres fatidiques, et où la
flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il
pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du
bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de
temps à autre l'effleurait.
Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne
s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y posait un
enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main
sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en
vociférant : «Ce ne sont pas des hommes, mais
des bœufs ! » et la multitude à l'entour
répétait : «Des bœufs ! des bœufs ! » Les dévots criaient : «Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant
par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule
éleusiaque : «Verse la pluie ! enfante ! »
Les victimes à peine au bord de l'ouverture
disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie,
et une fumée blanche montait dans la grande couleur
écarlate.
Cependant l'appétit du Dieu ne s'apaisait pas. Il en
voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les
empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus,
qui les retenait. Des dévots au commencement avaient
voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux
jours de l'année solaire ; mais on en mit d'autres, et
il était impossible de les distinguer dans le
mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura
longtemps, indéfiniment, jusqu'au soir. Puis les
parois intérieures prirent un éclat plus
sombre. Alors on aperçut des chairs qui
brûlaient. Quelques-uns même croyaient
reconnaître des cheveux, des membres, des corps
entiers.
Le jour tomba ; des nuages s'amoncelèrent au-dessus du
Baal. Le bûcher, sans flammes à présent,
faisait une pyramide de charbons jusqu'à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert
de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait,
chanceler sous le poids de son ivresse.
A mesure que les prêtres se hâtaient, la
frénésie du peuple augmentait ; le nombre des
victimes diminuant, les uns criaient de les épargner,
les autres qu'il en fallait encore. On aurait dit que les
murs chargés de monde s'écroulaient sous les
hurlements d'épouvanté et de volupté
mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les
allées, traînant leurs enfants qui
s'accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur
faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges.
Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient
épuisés ; alors on entendait les cris des
mères et le grésillement de la graisse qui
tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant
à quatre pattes, tournaient autour du colosse et
rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les
Dévoués chantaient avec leurs lèvres
fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur
part du sacrifice ; - et les pères dont les enfants
étaient morts autrefois, jetaient dans le feu leurs
effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés.
Quelques-uns qui avaient des couteaux se
précipitèrent sur les autres. On
s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les
hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres
tombées ; et ils les lançaient dans l'air, afin
que le sacrifice s'éparpillât sur la ville et
jusqu'à la région des étoiles.
Ce grand bruit et cette grande lumière avaient
attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant
pour mieux voir sur les débris de
l'hélépole, ils regardaient béants
d'horreur.