Chapitre 7 - Hamilcar Barca |
L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au
haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa
trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin,
du côté de l'Occident, quelque chose de
semblable à un oiseau frôlant de ses longues
ailes la surface de la mer.
C'était un navire à trois rangs de rames ; il y
avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil
se levait ; l'Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les
yeux ; puis saisissant à plein bras son clairon, il
poussa sur Carthage un grand cri d'airain.
De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas
en croire les paroles, on se disputait, le môle
était couvert de peuple. Enfin on reconnut la
trirème d'Hamilcar.
Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et
farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans
la longueur du mât, en fendant l'écume autour
d'elle ; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps à autre l'extrémité de sa
quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous
l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à
tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait
courir sur les plaines de la mer.
Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la
voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote
un homme debout, tête nue ; c'était lui, le
suffète Hamilcar ! Il portait autour des flancs des
lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s'attachant
à ses épaules laissait voir ses bras ; deux
perles très longues pendaient à ses oreilles,
et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.
Cependant la galère ballottée au milieu des
rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait
sur les dalles en criant :
«Salut ! bénédiction ! Oeil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C'est la faute des Riches ! ils
veulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca ! »
Il ne répondait pas, comme si la clameur des
océans et des batailles l'eût
complètement assourdi. Mais quand il fut sous
l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la
tête, et, les bras croisés, il regarda le temple
d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le
grand ciel pur ; d'une voix âpre, il cria un ordre
à ses matelots ; la trirème bondit ; elle
érafla l'idole établie à l'angle du
môle pour arrêter les tempêtes ; et dans le
port marchand plein d'immondices, d'éclats de bois et
d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait
les autres navires amarrés à des pieux et
finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple
accourait, quelques-uns se jetèrent à la nage.
Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte
hérissée de clous. La porte se leva, et la
trirème disparut sous la voûte profonde.
Le Port-Militaire était complètement
séparé de la ville ; quand des ambassadeurs
arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans
un couloir qui débouchait à gauche, devant le
temple de Khamoûn. Cette grande place d'eau, ronde
comme une coupe, avait une bordure de quais où
étaient bâties des loges abritant les navires.
En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant
à leur chapiteau des cornes d'Ammon ce qui formait une
continuité de portiques tout autour du bassin. Au
milieu, dans une île, s'élevait une maison pour
le Suffète-de-la-mer.
L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond
pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait
pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait
les trirèmes qu'il avait autrefois
commandées.
Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être,
à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou
droites sur la quille, avec des poupes très hautes et
des proues bombées, couvertes de dorures et de
symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs
ailes, les Dieux-Pataeques leurs bras, les taureaux leurs
cornes d'argent ; - et toutes à moitié
dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoire
et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats
mutilés qui revoient leur maître elles
semblaient lui dire : «C'est nous ! c'est nous ! et toi
aussi tu es vaincu ! »
Nul, hormis le Suffète-de-la-mer, ne pouvait entrer
dans la maison-amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa
mort, on le considérait comme existant toujours. Les
Anciens évitaient par là un maître de
plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar
d'obéir à la coutume.
Le Suffète s'avança dans les appartements
déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des
meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant,
et même sous le vestibule il y avait encore, dans une
cassolette, la cendre des parfums allumés au
départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas
ainsi qu'il espérait revenir ! Tout ce qu'il avait
fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa
mémoire : les assauts, les incendies, les
légions, les tempêtes, Drepanum, Syracuse,
Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Eryx, cinq ans de
batailles, - jusqu'au jour funeste où, déposant
les armes, on avait perdu la Sicile. Puis il revoyait des
bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur
des montagnes grises ; et son cœur bondissait à
l'imagination d'une autre Carthage établie
là-bas. Ses projets, ses souvenirs, bourdonnaient dans
sa tête, encore étourdie par le tangage du
vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu faible tout
à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des
Dieux.
Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis
ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à
son bras une stapule garnie de clous, il ouvrit une petite
chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la
muraille et transparentes comme du verre,
l'éclairaient doucement. Entre les rangs de ces
disques égaux, des trous étaient
creusés, pareils à ceux des urnes dans les
columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde,
obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un
esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs
tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient
les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit
ténébreuse, et par leur densité, la
cohésion des choses terrestres. Une atmosphère
étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable
marin, que le vent avait poussé sans doute à
travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes
posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son
doigt, les compta les unes après les autres ; puis il
se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et,
tombant à genoux, il s'étendit par terre, les
deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de
lattier noir. Des arborescences, des monticules, des
tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur
épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait,
effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être
par derrière le soleil, dans les mornes espaces des
créations futures. Il s'efforçait à
bannir de sa pensée toutes les formes, tous les
symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir
l'esprit immuable que les apparences dérobaient.
Quelque chose des vitalités planétaires le
pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et
pour tous les hasards un dédain plus savant et plus
intime. Quand il se releva il était plein d'une
intrépidité sereine, invulnérable
à la miséricorde, à la crainte, et comme
sa poitrine étouffait il alla sur le sommet de la tour
qui dominait Carthage.
La ville descendait en se creusant par une courbe longue,
avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses maisons,
ses touffes de palmiers, çà et là, ses
boules de verre d'où jaillissaient des feux, et les
remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette
corne d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il
apercevait en bas les ports, les places, l'intérieur
des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque
à ras des dalles. Ah ! si Hannon n'était pas
arrivé trop tard le matin des îles Aegates ! Ses
yeux plongèrent dans l'extrême horizon, et il
tendit du côté de Rome ses deux bras
frémissants.
La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur la
place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète
sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de
monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait ; il se
retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple.
Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus
importants de son parti : Istatten, Subeldia, Hictamon,
Yeoubas et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce qui
s'était passé depuis 1a conclusion de la paix :
l'avarice des Anciens, le départ des soldats, leur
retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du
Zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée ; mais
aucun n'osa lui dire les événements qui le
concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir
pendant la nuit, à l'assemblée des Anciens,
dans le temple de Moloch.
Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en
dehors, à la porte. Malgré les serviteurs,
quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait,
Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu.
On vit paraître une vieille négresse,
cassée, ridée, tremblante, l'air stupide, et
enveloppée jusqu'aux talons dans de larges voiles
bleus. Elle s'avança en face du Suffète, ils se
regardèrent l'un l'autre quelque temps ; tout à
coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, les
esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe de
marcher avec précaution, il l'entraîna par le
bras dans une chambre lointaine.
La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour
les baiser ; il la releva brutalement.
«Où l'as-tu laissé, Iddibal ?
- Là-bas, Maître» ; et en se
débarassant de ses voiles, avec sa manche elle se
frotta la figure ; la couleur noire, le tremblement
sénile, la taille courbée, tout disparut.
C'était un robuste vieillard, dont la peau semblait
tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe de
cheveux blancs se levait sur son crâne, comme
l'aigrette d'un oiseau ; et, d'un coup d'oeil ironique, il
montrait par terre le déguisement tombé.
«Tu as bien fait, Iddibal ! C'est bien ! » Puis,
comme le perçant de son regard aigu : «Aucun
encore ne se doute ? ... »
Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère
était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane
à trois jours d'Hadrumète, rivage peuplé
de tortues, avec des palmiers sur la dune.
- «Et selon ton ordre, ô Maître ! je lui
apprends à lancer des javelots et à conduire
des attelages.
- Il est fort, n'est-ce pas ?
- Oui, Maître, et intrépide aussi ! Il n'a peur
ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il
court pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des
précipices.
- Parle ! parle !
- Il invente des pièges pour les bêtes
farouches. L'autre lune, croirais-tu, il a surpris un aigle ; il le traînait, et le sang de l'oiseau et le sang de
l'enfant s'éparpillaient dans l'air en larges gouttes,
telles que des roses emportées. La bête,
furieuse, l'enveloppait du battement de ses ailes ; il
l'étreignait contre sa poitrine, et à mesure
qu'elle agonisait ses rires redoublaient, éclatants et
superbes comme des chocs d'épées.»
Hamilcar baissait la tête, ébloui par ces
présages de grandeur.
«Mais, depuis quelque temps, une inquiétude
l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux
et il veut connaître Carthage.
- Non, non ! pas encore ! » s'écria le
Suffète.
Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait
Hamilcar, et il reprit :
«Comment le retenir ? Il me faut déjà lui
faire des promesses, et je ne suis venu à Carthage que
pour lui acheter un poignard à manche d'argent avec
des perles tout autour.» Puis il conta qu'ayant
aperçu le Suffète sur la terrasse, il
s'était donné aux gardiens du port pour une des
femmes de Salammbô, afin de pénétrer
jusqu'à lui.
Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses
délibérations ; enfin il dit :
«Demain tu te présenteras à
Mégara, au coucher du soleil, derrière les
fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d'un
chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune
tu reviendras à Carthage. N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler d'Hamilcar.»
L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la
maison et du port.
Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les
réunions des Anciens étaient, dans les
circonstances extraordinaires, toujours secrètes, et
l'on s'y rendait mystérieusement.
D'abord il longea la face orientale de l'Acropole, passa
ensuite par le Marché-aux-herbes, les galeries de
Kinisdo, le Faubourg-des-parfumeurs. Les rares
lumières s'éteignaient, les rues plus larges se
faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent
dans les ténèbres. Elles le suivaient, d'autres
survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du
côté des Mappales.
Le temple de Moloch était bâti au pied d'une
gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On
n'apercevait d'en bas que de hautes murailles montant
indéfiniment, telles que les parois d'un monstrueux
tombeau. La nuit était sombre, un brouillard
grisâtre semblait peser sur la mer. Elle battait contre
la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et
des ombres peu à peu s'évanouissaient comme si
elles eussent passé à travers les murs.
Mais sitôt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait
dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des
arcades. Au milieu, se levait une mnsse d'architecture
â huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient
en se tassant autour d'un second étage qui supportait
une manière de rotonde, d'où
s'élançait un cône à courbe
rentrante, terminé par une boule au sommet.
Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane,
emmanchés à des perches que portaient des
hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent
et rougissaient les peignes d'or fixant à la nuque
leurs cheveux tressés. Ils couraient, s'appelaient
pour recevoir les Anciens.
Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis,
comme des sphinx, des lions énormes, symboles vivants
du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient les
paupières entrecloses. Mais réveillés
par les pas et par les voix, ils se levaient lentement,
venaient vers les Anciens, qu'ils connaissaient à leur
costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos
avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur
haleine passait sur la lumière des torches.
L'agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous
les prêtres s'enfuirent, et les Anciens disparurent
sous les colonnes qui luisaient autour du temple un vestibule
profond.
Elles étaient disposées de façon
à reproduire parleurs rangs circulaires, compris les
uns dans les autres, la période saturnienne contenant
les années, les années les mois, les mois les
jours, et se touchaient à la fin contre la muraille du
sanctuaire.
C'était là que les Anciens déposaient
leurs bâtons en corne de narval, - car une loi toujours
observée punissait de mort celui qui entrait à
la séance avec une arme quelconque. Plusieurs
portaient au bas de leur vêtement une déchirure
arrêtée par un galon de pourpre, pour bien
montrer qu'en pleurant la mort de leurs proche ils n'avaient
point ménagé leurs habits, et ce
témoignage d'affliction empêchait la fente de
s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermée
dans un petit sac de peau violette, que deux cordons
attachaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en
s'embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient
Hamilcar, ils le félicitaient ; on aurait dit des
frères qui revoient leur frère.
Ces hommes étaient généralement trapus,
avec des nez recourbés comme ceux des colosses
assyriens.
Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes,
leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits,
trahissaient une origine africaine, des ancêtres
nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs
comptoirs avaient le visage pâle ; d'autres gardaient
sur eux comme la sévérité du
désert, et d'étranges joyaux scintillaient
à tous les doigts de leurs mains, hâlées
par des soleils inconnus. On distinguait les navigateurs au
balancement de leur démarche, tandis que les hommes
d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches
et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer
des campagnes, ces ramasseurs d'argent équipaient des
navires, ces propriétaires de culture nourrissaient
des esclaves exerçant des métiers. Tous
étaient savants dans les disciplines religieuses,
experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils
avaient l'air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux
pleins de flammes regardaient avec défiance, et
l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du
commandement, donnait à toute leur personne un aspect
de ruse et de violence, une sorte de brutalité
discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du
Dieu les assombrissait.
Ils passèrent d'abord par une salle
voûtée, qui avait la forme d'un oeuf. Sept
portes, correspondant aux sept planètes,
étalaient contre sa muraille sept carrés de
couleur différente. Après une longue chambre,
ils entrèrent dans une autre salle pareille.
Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées
brûlait au fond, et chacune de ses huit branches en or
portait dans un calice de diamants une mèche de
bissus. Il était posé sur la dernière
des longues marches qui allaient vers un grand autel,
terminé aux angles par des cornes d'airain. Deux
escaliers latéraux conduisaient à son sommet
aplati ; on n'en voyait pas les pierres ; c'était
comme une montagne de cendres accumulées, et quelque
chose d'indistinct fumait dessus, lentement. Puis au
delà, plus haut que le candélabre, et bien plus
haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa
poitrine d'homme où bâillaient des ouvertures.
Ses ailes ouvertes s'étendaient sur le mur, ses mains
allongées descendaient, jusqu'à terre ; trois
pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient trois
prunelles à son front, et, comme pour beugler, il
levait dans un effort terrible sa tête de
taureau.
Autour de l'appartement étaient rangés des
escabeaux d'ébène. Derrière chacun
d'eux, une tige en bronze posant sur trois griffes supportait
un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient
dans les losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle
était si haute que la couleur rouge des murailles, en
montant vers la voûte, se faisait noire, et les trois
yeux de l'idole apparaissaient tout en haut, comme des
étoiles à demi perdues dans la nuit.
Les Anciens s'assirent sur les escabeaux
d'ébène, ayant mis par-dessus leur tête
la queue de leur robe. Ils restaient immobiles, les mains
croisées dans leurs larges manches, et le dallage de
nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel
vers la porte, coulait sous leurs pieds nus.
Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos,
sur quatre sièges d'ivoire formant la croix, le
grand-prêtre d'Eschmoûn en robe d'hyacinthe, le
grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le
grand-prêtre du Khamon en robe de laine fauve, et le
grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre.
Hamilcar s'avança vers le candélabre. Il tourna
tout autour, en considérant les mèches qui
brûlaient, puis jeta sur elles une poudre
parfumée ; des flammes violettes parurent à
l'extrémité des branches.
Alors une voix aiguë s'éleva, une autre y
répondit ; et les cent Anciens, les quatre pontifes,
et Hamilcar debout, tous à la fois entonnèrent
un hymne, et répétant toujours les mêmes
syllabes et renforçant les sons, leurs voix montaient,
éclatèrent, devinrent terribles, puis, d'un
seul coup, se turent.
On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine
une petite statuette à trois têtes, bleue comme
du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image
de la Vérité, le génie même de sa
parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous,
comme saisis d'une colère soudaine, crièrent
:
«Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître!
infâme ! Tu reviens pour nous voir périr,
n'est-ce pas ? Laissez-le parler ! - Non ! non ! »
Ils se vengeaient de la contrainte où le
cérémonial politique les avait tout à
l'heure obligés ; et bien qu'ils eussent
souhaité le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient
maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs
désastres ou plutôt ne les avait pas subis comme
eux.
Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se
leva :
«Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu à
Carthage !
- Que vous importe ! » répondit
dédaigneusement le Suffète.
Leurs cris redoublèrent.
«De quoi m'accusez-vous ? J'ai mal conduit la guerre,
peut-être ? vous avez vu l'ordonnance de mes batailles,
vous autres qui laissez commodément à des
Barbares...
- Assez ! assez ! »
Il reprit, d'une voix basse, pour se faire mieux
écouter :
«Oh ! cela est vrai ! Je me trompe, lumières des
Baals ; il en est parmi vous d'intrépides ! Giscon,
lève-toi ! » Et, parcourant la marche de l'autel,
les paupières à demi fermées, comme pour
chercher quelqu'un, il répéta :
«Lève-toi, Giscon ! tu peux m'accuser, ils te
défendront ! Mais où est-il ? » Puis,
comme se ravisant : «Ah ! dans sa maison, sans doute ? entouré de ses fils, commandant à ses esclaves,
heureux, et comptant sur le mur les colliers d'honneur que la
patrie lui a donnés ! »
Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules, comme
flagellés par des lanières. - «Vous ne
savez même pas s'il est vivant ou s'il est mort ! » Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait
qu'en abandonnant le Suffète, c'était la
République qu'on avait abandonnée. De
même la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur
parût, était plus funeste que vingt batailles.
Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil,
suspects d'incliner toujours vers le peuple ou vers la
tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et
administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus
considérables s'étaient rangés
près d'Hannon, qui siégeait à l'autre
bout de la salle, devant la haute porte, fermée par
une tapisserie d'hyacinthe.
Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure.
Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était
tombée sur les épaules, où elle faisait
deux plaques brillantes, et ils paraissaient
blanchâtres, fins et crépus comme de la laine.
Des linges imbibés d'un parfum gras qui
dégouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains,
et sa maladie sans doute avait considérablement
augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis
de ses paupières. Pour voir, il lui fallait se
renverser la tête. Ses partisans l'engageaient à
parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse :
«Moins d'arrogance, Barca ! nous avons tous
été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne-toi !
- Apprends-nous plutôt, dit en souriant Hamilcar,
comment tu as conduit tes galères dans la flotte
romaine ?
- J'étais chassé par le vent, répondit
Hannon.
- Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans
sa fiente : tu étales ta sottise ! tais-toi ! »
Et ils commencèrent à s'incriminer sur la
bataille des îles Aegates.
Hannon l'accusait de n'être pas venu à sa
rencontre.
«Mais c'eût été dégarnir
Eryx. Il fallait prendre le large ; qui t'empêchait ? Ah ! j'oubliais ! tous les éléphants ont peur
de la mer ! »
Les gens d'Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si
bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La
voûte en retentissait, comme si l'on eût
frappé des tympanons.
Hannon dénonça l'indignité d'un tel
outrage ; cette maladie lui étant survenue par un
refroidissement au siège d'Hécatompyle, et des
pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur une
muraille en ruine.
Hamilcar reprit :
«Si vous m'aviez aimé autant que
celui-là, il y aurait maintenant une grande joie dans
Carthage ! Combien de fois n'ai-je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez de l'argent !
- Nous en avions besoin, dirent les chefs des Syssites.
- Et quand mes affaires étaient
désespérées, - nous avons bu l'urine de
mulets et mangé les courroies de nos sandales, - quand
j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent des soldats, et
faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous
rappelez chez vous ce qui me restait de vaisseaux !
- Nous ne pouvions pas tout risquer, répondit
Baat-Baal, possesseur de mines d'or dans la
Gétulie-Carytienne.
- Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans
vos maisons, derrière vos murs ? Il y a des Gaulois
sur l'Eridan qu'il fallait pousser, des Chananéens
à Cyrène qui seraient venus, et tandis que les
Romains envoient à Ptolémée des
ambassadeurs...
- Il nous vante les Romains, à présent ! »
Quelqu'un lui cria : «Combien t'ont-ils payé
pour les défendre ?
- Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de
Métaponte et d'Héraclée ! J'ai
brûlé tous leurs arbres, j'ai pillé tous
leurs temples, et jusqu'à la mort des petits-fils de
leurs petits-fils...
- Eh ! tu déclames comme un rhéteur ! fit
Kapouras, un marchand très illustre. Que veux-tu donc ?
- Je dis qu'il faut être plus ingénieux ou plus
terrible ! Si l'Afrique entière rejette votre joug,
c'est que vous ne savez pas, maîtres débiles,
l'attacher à ses épaules ! Agathoclès,
Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n'ont
qu'à débarquer pour la prendre ; et quand les
Libyens qui sont à l'orient s'entendront avec les
Numides qui sont à l'occident, et que les Nomades
viendront du sud et les Romains du nord.» Un cri
d'horreur s'éleva. «Oh ! vous frapperez vos
poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et
vous déchirerez vos manteaux ! N'importe ! il faudra
s'an aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange
sur les collines du Latium.»
Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale,
et les manches de leurs robes se levaient comme de grandes
ailes d'oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté
par un esprit, continuait, debout sur la plus haute marche de
l'autel, frémissant, terrible ; il levait les bras, et
les rayons du candélabre qui brûlait
derrière lui passaient entre ses doigts comme des
javelots d'or.
«Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots,
vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les
pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue
retournera vos tombeaux. Il n'y aura plus que le cri des
aigles et l'amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage ! »
Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour
écarter l'anathème. Tous s'étaient
levés. Mais le Suffète-de-la mer, magistrat
sacerdotal sous la protection du Soleil, était
inviolable tant que l'assemblée des Riches ne l'avait
pas jugé. Une épouvante s'attachait à
l'autel. Ils reculèrent.
Hamilcar ne parlait plus. L'oeil fixe et la face aussi
pâle que les perles de sa tiare, il haletait, presque
effrayé par lui-même et l'esprit perdu dans des
visions funèbres. De la hauteur où il
était, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui
semblaient une vaste couronne de feux, posée à
ras des dalles ; des fumées noires, s'en
échappant, montaient dans les ténèbres
de la voûte ; et le silence pendant quelques minutes
fut tellement profond qu'on entendait au loin le bruit de la
mer.
Puis les Anciens se mirent à s'interroger. Leurs
intérêts, leur existence se trouvait
attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvait les
vaincre sans le secours du Suffète ; et cette
considération, malgré leur orgueil, leur fit
oublier toutes les autres. On prit à part ses amis. Il
y eut des réconciliations intéressées,
des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus
se mêler d'aucun gouvernement. Tous le
conjurèrent. Ils le suppliaient ; et comme le mot de
trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul
traître, c'était le Grand-Conseil, car
l'engagement des soldats expirant avec la guerre, ils
devenaient libres dès que la guerre était finie ; il exalta même leur bravoure et tous les avantages
qu'on en pourrait tirer en les intéressant â la
République par des donations, des
privilèges.
Alors Migdassan, un ancien gouverneur de provinces, dit en
roulant ses yeux jaunes :
«Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es
devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu
de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix
mille Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous ! »
Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant : -
«Oui, faut-il tant se gêner ? on en trouve
toujours !
- Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-ce
pas ? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en
Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent
prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on
les débarque au milieu de la mer. En revenant, j'ai vu
le rocher tout blanc de leurs os !
- Quel malheur ! fit impudemment Kapouras.
- Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à
l'ennemi ? » exclamaient les autres.
Hamilcar s'écria :
«Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous
rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans
votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos
richesses, l'idée ne vous vient pas de les affaiblir
par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez
avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un
seul otage ! Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous
épargner la douleur de tenir vos serments ? vous les
haïssez, parce qu'ils sont forts ! vous me haïssez
encore plus, moi, leur maître ! Oh ! je l'ai senti,
tout à l'heure, quand vous me baisiez les mains, et
que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! »
Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés
en hurlant, la clameur n'eût pas été plus
épouvantable. Mais le pontife d'Eschmoûn se
leva, et, les deux genoux l'un contre l'autre, les coudes au
corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit
:
«Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les
Mercenaires le commandement général des forces
puniques !
- Je refuse, répondit Hamilcar.
- Nous te donnerons pleine autorité, crièrent
les chefs des Syssites.
- Non !
- Sans aucun contrôle, sans partage, tout l'argent que
tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets
de terre par cadavre d'ennemi.
- Non ! non ! parce qu'il est impossible de vaincre avec vous !
- Il en a peur !
- Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats,
pusillanimes et fous !
- Il les ménage !
- Pour se mettre à leur tête, dit
quelqu'un.
- Et revenir sur nous» dit un autre ; et du fond de la
salle, Hannon hurla :
«Il veut se faire roi ! »
Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les
flambeaux : leur foule s'élança vers l'autel ; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses
manches, Harailcar tira deux larges coulelas ; et à
demi courbé le pied gauche en avant, les yeux
flamboyants, les dents serrées, il les défiait,
immobile sous le candélabre d'or.
Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des
armes ; c'était un crime ; ils se regardèrent
les uns les autres effrayés. Comme tous étaient
coupables, chacun bien vite se rassura ; et peu à peu,
tournant le dos au Suffète, ils redescendirent,
enragés d'humiliation. Pour la seconde fois, ils
reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils
restèrent debout. Plusieurs qui s'étaient
blessés les doigts les portaient à leur bouche
ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et
ils allaient s'en aller quand Hamilcar entendit ces paroles
:
«Eh ! c'est une délicatesse pour ne pas affliger
sa fille ! »
Une voix plus haute s'éleva :
«Sans doute, puisqu'elle prend ses amants parmi les
Mercenaires ! »
D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent
rapidement Shahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit
était resté à sa place ; et Hamilcar
n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui
ricanaient à la face. A mesure qu'augmentait son
angoisse leur joie redoublait, et, au milieu des
huées, ceux qui étaient par derrière
criaient :
«On l'a vu sortir de sa chambre !
- Un matin du mois de Tammouz !
- C'est le voleur du zaïmph !
- Un homme très beau !
- Plus grand que toi ! »
Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, - sa tiare
à huit rangs mystiques dont le milieu portait une
coquille d'émeraude - et à deux mains, de
toutes ses forces, il la lança par terre ; les cercles
d'or en se brisant reboudirent, et les perles
sonnèrent sur les dalles. Ils virent alors sur la
blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s'agitait
comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres
tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui
conduisaient sur l'autel et il marchait dessus ! C'était se vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le
mouvement de son manteau agitait les lueurs du
candélabre plus bas que ses sandales, et la poudre
fine, soulevée par ses pas, l'entourait comme un nuage
jusqu'au ventre. Il s'arrêta entre les jambes du
colosse d'airain. Il prit dans ses mains deux poignées
de cette poussière dont la vue seule faisait
frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit :
«Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les
huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les
météores et les volcans ! par tout ce qui
brûle ! par la soif du Désert et la salure de
l'Océan ! par la caverne d'Hadrumète et
l'empire des Ames ! par l'extermination ! par la cendre de
vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux,
avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du
Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer, Chef des
Riches et Dominateur du peuple, devant
Moloch-à-tête-de-taureau, je jure :» On
s'attendait à quelque chose d'épouvantable,
mais il reprit d'une voix plus haute et plus calme :
«Que même je ne lui en parlerai pas ! »
Les serviteurs sacrés, portant des peignes d'or,
entrèrent, - les uns avec des éponges de
pourpre et les autres avec des branches de palmier. Ils
relevèrent le rideau d'hyacinthe étendu devant
la porte ; et par l'ouverture de cet angle, on aperçut
au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait
continuer la voûte, en s'appuyant à l'horizon
sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots,
montait. Il frappa tout à coup contre la poitrine du
colosse d'airain, divisé en sept compartiments que
fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait
dans un horrible bâillement ; ses naseaux
énormes se dilataient, le grand jour l'animait, lui
donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu
bondir au dehors pour se mêler avec l'astre, le Dieu,
et parcourir ensemble les immensités. Cependant les
flambeaux répandus par terre brûlaient encore,
en allongeant çà et là sur les
pavés de nacre comme des taches de sang. Les Anciens
chancelaient épuisés ; ils aspiraient à
pleins poumons la fraîcheur de l'air ; la sueur coulait
sur leurs faces livides ; à force d'avoir crié
ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre le
Suffète n'était point calmée ; en
manière d'adieux ils lui jetaient des menaces, et
Hamilcar leur répondait :
«A la nuit prochaine, Barca, dans le temple
d'Eschmoûn !
- J'y serai !
- Nous te ferons condamner par les Riches !
- Et moi par le peuple !
- Prends garde de finir sur la croix !
- Et vous déchirés dans les rues ! »
Dès qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils
reprirent un calme maintien.
Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la
porte. La plupart s'en allèrent sur des mules
blanches.
Le Suffète sauta dans son char, prit les rênes ; les deux bêtes, courbant leur encolure et frappant en
cadence les cailloux qui rebondissaient, montèrent au
grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour
d'argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le
char passait vite.
La roule traversait un champ, planté de longues
dalles, aiguës par le sommet, telles que des pyramides,
et qui portaient, entaillée à leur milieu, une
main ouverte comme si le mort couché dessous
l'eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque
chose. Ensuite, étaient disséminées des
cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes
de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles
d'eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals
séparaient irrégulièrement ces
habitations, qui se tassaient de plus en plus, en
s'élevant vers les jardins du Suffète. Mais
Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois
étages faisaient trois monstrueux cylindres, le
premier bâti en pierres, le second en briques, et le
troisième, tout en cèdre, - supportant une
coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de
genévrier, d'où retombaient, en manière
de guirlandes, des chaînettes d'airain
entrelacées. Ce haut édifice dominait les
bâtiments qui s'étendaient à droite, les
entrepôts, la maison-de-commerce, tandis que le palais
des femmes se dressait au fond des cyprès, -
alignés comme deux murailles de bronze.
Quant le char retentissant fut entré par la porte
étroite il s'arrêta sous un large hangar,
où des chevaux, retenus à des entraves,
mangeaient des tas d'herbes coupées.
Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude,
ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des
soldats, ayant été ramenés à
Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de
bêtes, traînaient des chaînes rivées
à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de
pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les
marins, des bonnets verts ; les pêcheurs, des colliers
de corail ; les chasseurs, un filet sur l'épaule ; et
les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires,
des caleçons de cuir, des calottes de paille, de
feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries
différentes.
Par derrière se pressait une populace en haillons. Ils
vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des
appartements, dormaient la nuit dans les jardins,
dévoraient les restes des cuisines, - moisissure
humaine qui végétait à l'ombre du
palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance
encore plus que par dédain. Tous, en témoignage
de joie, s'étaient mis une fleur à l'oreille,
et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu.
Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de
grands bâtons, s'élancèrent dans la
foule, en frappant de droite et de gauche. C'était
pour repousser les esclaves curieux de voir le maître,
afin qu'il ne fût pas assailli sous leur nombre et
incommodé par leur odeur.
Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant
: - «Oeil de Baal, que ta maison fleurisse ! » Et
entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans
l'avenue des cyprès, l'intendant-des-intendants,
Abdalonim, coiffé d'une mitre blanche, s'avança
vers Hamilcar, un encensoir à la main.
Salammbô descendait alors l'escalier des
galères. Toutes ses femmes venaient derrière
elle ; et, à chacun de ses pas, elles descendaient
aussi. Les têtes des Négresses marquaient de
gros points noirs la ligne des bandeaux à plaques d'or
qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient dans
les cheveux des flèches d'argent, des papillons
d'émeraudes, ou de longues aiguilles
étalées en soleil. Sur la confusion de ces
vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les
agrafes, les colliers, les franges, les bracelets
resplendissaient ; un murmure d'étoffes
légères s'élevait ; on entendait le
claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus
posant sur le bois : - et, çà et là, un
grand eunuque, qui les dépassait des épaules,
souriait la face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se
fut apaisée, en se cachant le visage avec leurs
manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre,
pareil au hurlement d'une louve, et il était si
furieux et si strident qu'il semblait faire, du haut en bas,
vibrer comme une lyre le grand escalier d'ébène
tout couvert de femmes.
Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des
papyrus se balançaient doucement. On était au
mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleurs se
bombaient sur l'azur du ciel, et à travers les
branches, la mer apparaissait avec une île au loin,
à demi perdue dans la brume.
Hamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle
lui était survenue après la mort de plusieurs
enfants mâles. D'ailleurs, la naissance des filles
passait pour une calamité dans les religions du
Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un
fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et
comme l'ébranlement de la malédiction qu'il
avait prononcée contre elle. Salammbô,
cependant, continuait à marcher.
Des perles de couleurs variées descendaient en longues
grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu'aux
coudes. Sa chevelure était crêpée, de
façon à simuler un nuage. Elle portait, autour
du cou, de petites plaques d'or quadrangulaires
représentant une femme entre deux lions cabrés ; et son costume reproduisait en entier l'accoutrement de la
Déesse. Sa robe d'hyacinthe, à manches larges,
lui serrait la taille en s'évasant par le bas. Le
vermillon de ses lèvres faisait paraître ses
dents plus blanches, et l'antimoine de ses paupières
ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un
plumage d'oiseau, avaient des talons très hauts, et
elle était pâle extraordinairement, à
cause du froid sans doute.
Enfin elle arriva près d'Hamilcar, et, sans le
regarder, sans lever la tête, elle lui dit :
«Salut, Oeil de Baalim, gloire éternelle ! triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse ! Voilà
longtemps que mon cœur était triste, et la maison
languissait. Mais le maitre qui revient est comme Tammouz
ressuscité ; et sous ton regard, ô père,
une joie, une existence nouvelle va partout s'épanouir ! »
Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong
où fumait un mélange de farine, de beurre, de
cardamome et de vin : - «Bois à pleine gorge,
dit-elle, la boisson du retour préparée par ta
servante.»
Il répliqua - «Bénédiction sur toi ! » et il saisit machinalement le vase d'or qu'elle lui
tendait.
Cependant, il l'examinait avec une attention si âpre
que Salammbô troublée balbutia :
«On t'a dit, ô maître ! ...
- Oui ! je sais ! » fit Hamilcar à voix basse.
Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il
ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il
espérait à lui seul dissiper.
«O père ! s'exclama Salammbô, tu
n'effaceras pas ce qui est irréparable ! »
Alors il se recula, et Salammbô s'étonnait de
son ébahissement ; car elle ne songeait point à
Carthage mais au sacrilège dont elle se trouvait
complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions
et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un
dieu ; il avait deviné, il savait tout, quelque chose
de terrible allait venir. Elle s'écria :
«Grâce ! »
Hamilcar baissa la tête, lentement.
Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les
lèvres ; et cependant elle étouffait du besoin
de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar
combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par
orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude : et
il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce
qu'elle cachait au fond de son cœur.
Peu à peu, en haletant, Salammbô
s'enfonçait la tête dans les épaules,
écrasée par ce regard trop lourd. Il
était sûr maintenant qu'elle avait failli dans
l'étreinte d'un Barbare ; il frémissait, il
leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses
femmes, qui s'empressèrent autour d'elle.
Harnilcar tourna les talons. Tous les intendants le
suivirent.
On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une
vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons
d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui
conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre
s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir
des coussins accumulés sur des tapis. Le
Suffète se promena d'abord à grands pas rapides ; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il
se passait la main sur 1e front comme un homme harcelé
par les mouches. Mais il secoua la tête, et en
apercevant l'accumulation de ses richesses, il se calma ; sa
pensée, qu'attiraient les perspectives des couloirs,
se répandait dans les autres salles pleines de
trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots
d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons
d'étain apportés des Cassitérides par la
mer Ténébreuse ; les gommes du pays des Noirs
débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; et la poudre d'or, tassée dans des outres, fuyait
insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces
filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre
les lins d'Egypte, de Grèce, de Taprobane et de
Judée ; des madrépores, tels que de larges
buissons, se hérissaient au pied des murs ; et une
odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums,
des cuirs, des épices et des plumes d'autruche
liées en gros bouquets tout au haut de la voûte.
Devant chaque couloir, des dents d'éléphant
posées debout, en se réunissant par les
pointes, formaient un arc au-dessus de la porte.
Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants
se tenaient les bras croisés, la tête basse,
tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre
pointue.
Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C'était un
vieux pilote aux paupières éraillées par
le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'à
ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui
était restée sur la barbe.
Il répondit qu'il avait envoyé une flotte par
Gabès et Thymiamata, pour tâcher d'atteindre
Eziongaber, en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des
Aromates.
D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre
lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires
s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait
continuellement du bruit des cataractes, des brouillards
couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute
chargée de parfums endormait les équipages ; et
à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur
mémoire était troublée. Cependant, on
avait remonté les fleuves des Scythes,
pénétré en Colchide, chez les Jugriens,
chez les Estiens, ravi dans l'Archipel quinze cents vierges
et coulé bas tous les vaisseaux étrangers
naviguant au delà du cap Oestrymon, pour que le secret
des routes ne fût pas connu. Le roi
Ptolémée retenait l'encens de Schesbar ; Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n'avaient rien
fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer
qu'une trirème était prise à Rusicada
par les Numides, - «car ils sont avec eux,
Maître.»
Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de
parler au Chef-des-voyages, enveloppé d'une robe brune
sans ceinture, et la tête prise dans une longue
écharpe d'étoffe blanche qui, passant au bord
de sa bouche, lui retombait par derrière sur
l'épaule.
Les caravanes étaient parties
régulièrement à l'équinoxe
d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur
l'extrême Ethiopie avec d'excellents chameaux, des
outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul
avait reparu à Carthage, - les autres étant
morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du
désert ; - et il disait avoir vu, bien au delà
du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des
grands singes, d'immenses royaumes où les moindres
ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large
comme une mer, des forêts d'arbres bleus, des collines
d'aromates, des monstres à figure humaine
végétant sur les rochers et dont les prunelles,
pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des
montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres
étaient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et
des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des
calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple
d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables.
Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient
fourni leurs provenances habituelles ; mais il n'osait
à présent, lui, le Chef-des-voyages, en
équiper aucune.
Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne.
Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur l'autre
coude ; et le Chef-des-métairies avait si peur de
parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses
épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa
face, camarde connue celle d'un dogue, était
surmontée d'un réseau en fils d'écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous
les poils et où reluisaient deux formidables
coutelas.
Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en
criant, à invoquer tous les Baals. Ce n'était
pas sa faute ! il n'y pouvait rien ! Il avait observé
les températures, les terrains, les étoiles,
fait les plantations au solstice d'hiver, les
élaguages au décours de la lune,
inspecté les esclaves, ménagé leurs
habits.
Mais Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua
de la langue, et l'homme aux coutelas d'une voix rapide
:
«Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! tout
saccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds
d'arbres sont coupés à Maschala, et à
Ubada les greniers défoncés, les citernes
comblées ! A Tedès, ils ont emporté
quinze cents gomors de farine ; à Marazzana,
tué les pasteurs, mangé les troupeaux,
brûlé ta maison, ta belle maison à
poutres de cèdre, où tu venais
l'été ! Les esclaves de Tuburbo qui sciaient de
l'orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les
ânes, les bardeaux, les mulets, les bœufs de Taormine,
et les chevaux orynges, plus un seul ! tous emmenés ! C'est une malédiction ! je n'y survivrai pas ! »
Il reprenait en pleurant : «Ah ! si tu savais comme les
celliers étaient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux ! ...»
La colère d'Hamilcar l'étouffait. Elle
éclata :
«Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au
dernier sicle, jusqu'au dernier cab ! Abdalonim, apporte-moi
les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des
métairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience
est trouble, malheur sur vos têtes ! - Sortez ! »
Tous les intendants, marchant à reculons et les poings
jusqu'à terre, sortirent.
Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la
muraille, des cordes à noeuds, des bandes de toile ou
de papyrus, des omoplates de mouton chargées
d'écritures fines. Il les déposa aux pieds
d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de
trois fils intérieurs où étaient
passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il
commença :
«Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales,
louées aux Carthaginois-nouveaux à raison d'un
bèka par lune.
- Non ! c'est trop ! ménage les pauvres ! et tu
écriras les noms de ceux qui te paraîtront les
plus hardis, en tâchant de savoir s'ils sont
attachés à la République ! Après ? »
Abdalonim hésitait, surpris de cette
générosité. Hamilcar lui arracha des
mains les bandes de toile.
«Qu'est-ce donc ? trois palais autour de Khamon
à douze kesitah par mois ! Mets-en vingt ! Je ne veux
pas que les Riches me dévorent.»
L'Intendant-des-intendants, après un long salut,
reprit :
«Prêté à Tigillas, jusqu'à
la fin de la saison, deux kikar au denier trois,
intérêt maritime ; à Bar-Malkarth, quinze
cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont
morts dans les marais salins.
- C'est qu'ils n'étaient pas robustes, dit en riant le
Suffète. N'importe ! s'il a besoin d'argent,
satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des
intérêts divers, selon la richesse des
personnes.»
Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient
rapporté les mines de fer d'Annaba, les
pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme
de l'impôt sur les Grecs domiciliés,
l'exportation de l'argent en Arabie où il valait dix
fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite
du dixième pour le temple de la Déesse. -
«Chaque fois j'ai déclaré un quart de
moins, Maître ! » Hamilcar comptait avec les
billes ; elles sonnaient sous ses doigts.
«Assez ! Qu'as-tu payé ?
- A Stratoniclès de Corinthe et à trois
marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilà
(elles sont rentrées), dix mille drachmes
athéniennes et douze talents d'or syriens. La
nourriture des équipages s'élevant à
vingt mines par mois pour une trirème...
- Je le sais ! combien de perdues ?
- En voici le compte sur ces lames de plomb, dit l'Intendant.
Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu
souvent jeter les cargaisons à la mer, on a
réparti les pertes inégales par têtes
d'associés. Pour des cordages empruntés aux
arsenaux et qu'il a été impossible de leur
rendre, les Syssites ont exigé huit cents
késilath, avant l'expédition d'Utique.
- Encore eux ! » fit Hamilcar en baissant la tête ; et il resta quelque temps comme écrasé par le
poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui : -
«Mais je ne vois pas les dépenses de
Mégara ? »
Abdalonim, en pâlissant, alla prendre, dans un autre
casier, des planchettes de sycomore, enfilées par
paquets à des cordes de cuir.
Hamilcar l'écoutait, curieux des détails
domestiques, et s'apaisant à la monotonie de cette
voix qui énumérait des chiffres ; Abdalonim se
ralentissait. Tout à coup il laissa tomber par terre
les feuilles de bois et il se jeta lui-même à
plat ventre, les bras étendus, dans la position des
condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir, ramassa
les tablettes ; et ses lèvres
s'écartèrent et ses yeux s'agrandirent,
lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un
seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de
poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, ayec des vases
brisés, des esclaves morts, des tapis perdus.
Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin
des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre
des Anciens, - Salammbô, d'ailleurs, voulant que l'on
prodiguât l'argent pour mieux recevoir les
soldats.
Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en
serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins ; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant,
les prunelles fixes.
«Lève-toi ! » dit-il ; et il descendit.
Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient. Mais,
saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux
à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et
bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs
de ces larges couvercles qui bouchaient des fosses où
l'on conservait le grain.
«Tu le vois, Oeil de Baal, dit le serviteur en
tremblant, ils n'ont pas encore tout pris ! et elles sont
profondes, chacune, de cinquante coudées et combles
jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans
les arsenaux, dans les jardins, partout ! ta maison est
pleine de blé, comme ton cœur de
sagesse.»
Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar : - «C'est
bien, Abdalonim ! » Puis se penchant à son
oreille : «Tu en feras venir de l'Etrurie, du Brutium,
d'où il te plaira, et n'importe à quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possède, à
moi seul, tout le blé de Carthage.»
Puis, quand ils furent à l'extrémité du
couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à
sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire,
divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des
monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposées sur des
tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long
des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit.
D'énormes couffes en peau d'hippopotame supportaient,
dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits ; des
tas de billon faisaient des monticules sur les dalles ; et,
çà et là, quelque pile trop haute
s'étant écroulée, avait l'air d'une
colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage,
représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se
mêlaient à celles des colonies, marquées
d'un taureau, d'une étoile, d'un globe ou d'un
croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes
inégales, des pièces de toutes les valeurs, de
toutes les dimensions, de tous les âges, - depuis les
vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles
du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons
d'Egine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles
de l'ancienne Lacédémone ; plusieurs
étaient couvertes de rouille, encrassêes,
verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant
été prises dans des filets ou après les
sièges parmi les décombres des villes. Le
Suffète eut bien vite supputé si les somnes
présentes correspondaient aux gains et aux dommages
qu'on venait de lui lire ; et il s'en allait lorsqu'il
aperçut trois jarres d'airain complètement
vides. Abdalonim détourna la tête en signe
d'horreur, et Hamilcar résigné ne parla
point.
Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles,
et arrivèrent enfin devant une porte où, pour
la garder mieux, un homme était attaché par le
ventre à une longue chaîne scellée dans
le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à
Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient
démesurément poussé, et il se
balançait de droite et de gauche avec l'oscillation
continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il
reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en
criant :
«Grâce, Oeil de Baal ! pitié ! tue-moi ! Voilà dix ans que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton
père, grâce ! »
Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains,
trois hommes parurent ; et tous les quatre à la fois,
en raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses
anneaux la barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar
prit un flambeau, et disparut dans les
ténèbres.
C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures
de la famille ; mais on n'eût trouvé qu'un large
puits. Il était creusé seulement pour
dérouter les voleurs, et ne cachait rien. Hamilcar
passa auprès ; puis, en se baissant, il fit tourner
sur ses rouleaux une meule très lourde, et par cette
ouverture il entra dans un appartement bâti en forme de
cône.
Des écailles d'airain couvraient les murs ; au milieu,
sur un piédestal de granit, s'élevait la statue
d'un Kabyre avec le nom d'Alètes, inventeur des mines
dans la Celtibérie. Contre sa base, par terre,
étaient disposés en croix de larges boucliers
d'or et des vases d'argent monstrueux, à goulot
fermé, d'une forme extravagante et qui ne pouvaient
servir ; car on avait coutume de fondre ainsi des
quantités de métal pour que les dilapidations
et même les déplacements fussent presque
impossibles.
Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée
au bonnet de l'idole ; des feux verts, jaunes, bleus,
violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup
illuminèrent la salle. Elle était pleine de
pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or
accrochées comme des lampadaires aux lames d'airain,
ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur.
C'étaient des callaïs arrachées des
montagnes à coups de fronde, des escarboucles
formées par l'urine des lynx, des glossopètres
tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des
sandastrum, des béryls, avec les trois espèces
de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze
espèces d'émeraudes. Elles fulguraient,
pareilles à des éclaboussures de lait, à
des glaçons bleus, à de la poussière
d'argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en
rayons, en étoiles. Les céraunies
engendrées par le tonnerre étincelaient
près des calcédoines qui guérissent des
poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour
prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui
empêchent les avortements, et des cornes d'Ammon que
l'on place sous les lits afin d'avoir des songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient
dans les grands boucliers d'or. Hamilcar debout souriait, les
bras croisés ; - et il se délectait moins dans
le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles
étaient inaccessibles, inépuisables, infinies.
Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son
cœur quelque chose de leur éternité. Il se
sentait tout près des génies souterrains.
C'était comme la joie d'un Kabyre ; et les grands
rayons lumineux frappant son visage lui semblaient
l'extrémité d'un invisible réseau, qui,
à travers des abîmes, l'attachaient au centre du
monde.
Une idée le fit tressaillir, et s'étant
placé derrière l'idole, il marcha droit vers le
mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une
ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui
exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize.
Alors il compta jusqu'à la treizième des
plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche ; et
la main droite étendue, il lisait à une autre
place de son bras d'autres lignes plus compliquées,
tandis qu'il promenait ses doigts délicatement,
à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son
pouce, il frappa sept coups ; et d'un seul bloc, toute une
partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau, où
étaient enfermées des choses
mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une
incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur
un liquide noir, puis il remonta.
Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il
frappait les pavés avec sa haute canne garnie de
sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait
le nom d'Hamilcar, entouré de louanges et de
bénédictions.
Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les
couloirs, on avait accumulé le long des murs des
poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des
gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue
toutes pleines de perles. Le Suffète, en passant, les
effleurait avec sa robe, sans même regarder de
gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine
formée par les rayons du soleil.
Un nuage de vapeur odorante s'échappa.
«Pousse la porte ! »
Ils entrèrent.
Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient
des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans
des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules
ovoïdes creusées tout autour de la muraille et si
nombreuses que l'apparlement ressemblait à
l'intérieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du
safran et des violettes en débordaient. Partout
étaient éparpillées des gommes, des
poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de
filipendule, des pétales de roses ; et l'on
étouffait dans les senteurs, malgré les
tourbillons du styrax qui grésillait au milieu sur un
trépied d'airain.
Le Chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un
flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour
écraser dans ses mains un rouleau de métopion,
tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des
feuilles de baccaris. Il les repoussa ; c'étaient des
Cyrénéens de moeurs infâmes, mais que
l'on considérait à cause de leurs
secrets.
Afin de montrer sa vigilance, le Chef-des-odeurs offrit au
Suffète, sur une cuiller d'électrum, un peu de
malobathre à goûter ; puis avec une alène
il perça trois besoars indiens. Le Maître, qui
savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et
l'ayant approchée des charbons il la pencha sur sa
robe ; une tache brune y parut, c'était une fraude.
Alors il considéra le Chef-des-odeurs fixement, et
sans rien dire lui jeta la corne de gazelle en plein
visage.
Si indigné qu'il fût des falsifications commises
à son préjudice, en apercevant des paquets de
nard qu'on emballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna
d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus
lourd.
Puis il demanda où se trouvaient trois boites de
psagas, destinées à son usage.
Le Chef-des-odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats
étaient venus avec des couteaux, en hurlant ; il leur
avait ouvert les cases.
«Tu les crains donc plus que moi ! »
s'écria le Suffète ; et à travers la
fumée, ses prunelles, comme des torches,
étincelaient sur le grand homme pâle qui
commençait à comprendre. «Abdalonim ! avant le coucher du soleil tu le feras passer par les verges
: déchire-le ! »
Ce dommage, moindre que les autres, l'avait
exaspéré ; car malgré ses efforts pour
les bannir de sa pensée, il retrouvait continuellement
les Barbares. Leurs débordements se confondaient avec
la honte de sa fille, et il en voulait à toute la
maison de la connaître et de ne pas la lui dire. Mais
quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son
malheur ; et pris d'une rage d'inquisition, il visita sous
les hangars, derrière la maison-de-commerce, les
provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de
miel et de cire, le magasin des étoffes, les
réserves de nourritures, le chantier des marbres, le
grenier du silphium.
Il alla de l'autre côté des jardins inspecter,
dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait
les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres
tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins,
découpaient des sandales, des ouvriers d'Egypte avec
un coquillage polissaient des papyrus, la navette des
tisserands claquait, les enclumes des armuriers
retentissaient.
Hamilcar leur dit :
«Battez des glaives ! battez toujours ! il m'en
faudra.» Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope
macérée dans les poisons pour qu'on lui
taillât une cuirasse plus solide que celles d'airain,
et qui serait inattaquable au fer et à la
flamme.
Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de
détourner sa colère, tâchait de l'irriter
contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des
murmures. - «Quelle besogne ! c'est une honte ! Vraiment le Maître est trop bon.» Hamilcar, sans
l'écouter, s'éloignait.
Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un
bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois
où les pasteurs ont campé, barraient les
chemins ; et les palissades étaient rompues, l'eau des
rigoles se perdait, des éclats de verre, des ossements
de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses.
Quelque bribe d'étoffe çà et là
pendait aux buissons ; sous les citronniers les fleurs
pourries faisaient un fumier jaune. En effet les serviteurs
avaient tout abandonné, croyant que le maître ne
reviendrait plus.
A chaque pas il découvrait quelque désastre
nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il
s'était interdit d'apprendre. Voilà maintenant
qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant
des immondices ; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant
lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en
éclats ! Il se sentait humilié de les avoir
défendus ; c'était une duperie, une trahison ; et comme il ne pouvait se venger ni des soldats, ni des
Anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa
colère cherchait quelqu'un, il condamna aux mines,
d'un seul coup, tous les esclaves des jardins.
Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se
rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du
moulin, d'où l'on entendait sortir une
mélopée lugubre.
Au milieu de la poussière les lourdes meules
tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre
superposés, et dont le plus haut, portant un
entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes
barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes
poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Le
frottement de la bricole avait formé autour de leurs
aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au
garrot des ânes, et le haillon noir et flasque qui
couvrait à peine leurs reins, en pendant par le bout,
battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux
étaient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient,
toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur
la bouche, fixée par deux chaînettes de bronze,
une muselière, pour qu'il leur fût impossible de
manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient
leurs mains pour les empêcher d'en prendre.
A l'entrée du maître, les barres de bois
craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant,
grinçait. Plusieurs tombèrent sur les genoux ; les autres, continuant, passaient par-dessus.
Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves ; et ce
personnage parut, étalant sa dignité dans la
richesse de son costume ; car sa tunique, fendue sur les
côtés, était de pourpre fine, de lourds
anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes
d'étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or,
comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles
à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout
chargés de bagues, un collier en grains de gagates
pour reconnaître les hommes sujets au mal
sacré.
Hnmilcar lui fit signe de détacher les
muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes
affamées, se ruèrent sur la farine, qu'ils
dévoraient en s'enfonçant le visage dans les
tas.
«Tu les exténues ! » dit le Suffète.
Gidderiem répondit qu'il fallait cela pour les
dompter.
«Ce n'était guère la peine de t'envoyer
à Syra-use dans l'école des esclaves. Fais
venir les autres ! »
Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les
coureurs, les porteurs de litière, les hommes des
étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se
rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis
la maison-de-com-merce jusqu'au parc des bêtes fauves.
Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme
emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la
lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient.
Hamilcar, pas à pas, marchait.
«Qu'ai-je à faire de ces vieux ? dit-il ; vends-les ! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes ! et
trop de Crétois, ils sont menteurs ! Achète-moi
des Cappadociens, des Asiatiques et des
Nègres.»
Il s'étonna du petit nombre des enfants. -
«Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir
des naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases
ouvertes pour qu'ils se mêlent en
liberté.»
Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les
mutins. Il distribuait des châtiments, avec des
reproches à Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau,
baissait son front bas, où s'entrecroisaient deux
larges sourcils.
«Tiens, Oeil de Baal, dit-il, en désignant un
Libyen robuste, en voilà un que l'on a surpris la
corde au cou.
- Ah ! tu veux mourir ? » fit dédaigneusement le
Suffète.
Et l'esclave, d'un ton intrépide :
«Oui ! »
Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage
pécuniaire, Hamilcar dit aux valets :
«Emportez-le ! »
Peut-être y avait-il dans sa pensée l'intention
d'un sacrifice. C'était un malheur qu'il s'infligeait
afin d'en prévenir de plus terribles.
Giddenem avait caché les mutilés
derrière les autres. Hamilcar les aperçut
:
«Qui t'a coupé le bras, à toi ?
- Les soldats, Oeil de Baal.»
Puis, à un Samnite qui chancelait comme un
héron blessé :
«Et toi, qui t'a fait cela ? »
C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec
une barre de fer.
Cette atrocité imbécile indigna le
Suffète ; et, arra-chant des mains de Giddenem son
collier de gagates :
«Malédiction au chien qui blesse le troupeau ! Estropier des esclaves, bonté de Tanit ! Ah ! tu
ruines ton maître ! Qu'on l'étouffe dans le
fumier. Et ceux qui manquent ? Où sont-ils ? Les as-tu
assassinés avec les soldats ? »
Sa figure était si terrible que toutes les femmes
s'enfuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand
cercle autour d'eux ; Giddenem baisait
frénétiquement ses sandales ; Hamilcar, debout,
restait les bras levés sur lui.
Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles,
il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il
s'était détourné ; et, à la lueur
de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il
revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la
fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur
des soldats, par connivence peut-être, tous le
trompaient, depuis trop longtemps il se contenait.
«Qu'on les amène ! cria-t-il, et marquez-les au
front avec des fers rouges, comme des lâches ! »
Alors on apporta et l'on répandit au milieu du jardin
des entraves, des carcans, des couteaux, des chaînes
pour les condamnés aux mines, des cippes qui serraient
les jambes, des numella qui enfermaient les épaules,
et des scorpions, fouets à triples lanières
terminées par des griffes en airain.
Tous furent placés la face vers le soleil, du
côté de Moloch-dévorateur, étendus
par terre sur le ventre ou sur le dos, et les
condamnés à la flagellation, debout contre les
arbres, avec deux hommes auprès d'eux, un qui comptait
les coups et un autre qui frappait.
Il frappait à deux bras ; les lanières en
sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le
sang s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et
des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant.
Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les
ongles. On entendait les vis de bois craquer ; des heurts
sourds retentissaient ; parfois un cri aigu, tout à
coup, traversait l'air. Du côté des cuisines,
entre des vêtements en lambeaux et des chevelures
abattues, des hommes, avec des éventails, avivaient
des charbons, et une odeur de chair qui brûle passait.
Les flagellés défaillant, mais retenus par les
liens de leurs bras, roulaient leur tête sur leurs
épaules en fermant les yeux. Les autres, qui
regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et
les lions, se rappelant peut-être le festin,
s'allongeaient en bâillant contre le bord des
fosses.
On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa
terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de
gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il
lui sembla qu'elle levait les bras de son côté
pour demander grâce ; avec un geste d'horreur il
s'enfonça dans le parc des
éléphants.
Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques.
Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans
les guerres, et on les vénérait comme favoris
du Soleil.
Ceux de Mégara étaient les plus forts de
Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigé
d'Abdalonim le serment qu'il les surveillerait. Mais ils
étaient morts de leurs mutilations ; et trois
seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur
la poussière, devant les débris de leur
mangeoire.
Ils le reconnurent et vinrent à lui.
L'un avait les oreilles horriblement fendues, l'autre au
genou une large plaie, et le troisième la trompe
coupée.
Cependant ils le regardaient d'un air triste, comme des
personnes raisonnables ; et celui qui n'avait plus de trompe,
en baissant sa tête énorme et pliant les
jarrets, tâchait de le flatter doucement avec
l'extrémité hideuse de son moignon.
A cette caresse de l'animal, deux larmes lui jaillirent des
yeux. Il bondit sur Abdalonim.
«Ah ! misérable ! la croix ! la croix ! »
Abdalonim, s'évanouissant, tomba par terre à la
renverse.
Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes
fumées bleues montaient dans le ciel, un aboiement de
chacal retentit ; Hamilcar s'arrêta.
La pensée de son fils, comme l'attouchement d'un dieu,
l'avait tout à coup calmé. C'était un
prolongement de sa force, une continuation indéfinie
de sa personne qu'il entrevoyait, et les esclaves ne
comprenaient pas d'où lui était venu cet
apaisement.
En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il passa
devant l'ergastule, longue maison de pierre noire bâtie
dans une fosse carrée avec un petit chemin tout autour
et quatre escaliers aux angles.
Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la
nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar ; et il
descendit dans la prison. Quelques-uns lui crièrent :
«Retourne» ; les plus hardis le suivirent.
La porte ouverte battait au vent. Le crépuscule
entrait par les meurtrières étroites, et l'on
distinguait dans l'intérieur des chaînes
brisées pendant aux murs.
Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre !
Alors Halmilcar pâlit extraordinairement, et ceux qui
étaient penchés en dehors sur la fosse le
virent qui s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas
tomber.
Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar releva la
tête ; il ne proféra pas une parole, il ne fit
pas un geste. Puis, quand le soleil fut complètement
couché, il disparut derrière la haie de nopals,
et le soir, à l'assemblée des Riches, dans le
temple d'Eschmoûn, il dit en entrant :
«Lumières des Baalim, j'accepte le commandement
des forces puniques contre l'armée des Barbares ! »