Livre II - Le papyrus (1)

Le lotus Sommaire le banquet

Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie. Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait. Thaïs savait bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C'était tous les jours les mêmes scènes : les matelots, contant leurs périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie.

Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comine un père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.

Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et l'apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu'un enfant.

En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux :

- Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens ?

- J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le tombeau.

Et j'ai vu la gloire du Ressuscité.

Elle lui demandait :

- Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau ?

Et il lui répondait :

- Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus Notre Seigneur est monté au ciel.

Ahrnès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.

En ces jours-là l'Eglise subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur régnait sur la communauté d'Alexandrie ; les prisons regorgeaient de victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants d'Egypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna le baiser de paix.

Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.

- Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses jardins.

Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son cœur et qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur Dieu dit au prince Jésus :

«  Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué se baignera délicieusement. Va, mon fils !

Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris d'anémones, disant à ses compagnons :

- Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon père ! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.

C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Egypte, les princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.

Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.

Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit :

- Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince mon fils. Prenez un bain, puis mangez.

Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long de leur repas, ils verront des danses d'aimées et ils entendront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail et les grenades de ses jardins ».

Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut la vérité. Elle admirait et disait : - Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.

Ahmès lui répondait :

- Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du ciel.

Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Eglise. Et il s'attacha étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.

L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait la rejoindre en secret.

Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage, vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres ; seuls ses grands yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le souffle d'un âne et le doux meuglement d'un bœuf accompagnaient, comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait l'Evangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance ; et la néophyte, la main dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui clignait entre les solives de la crèche.

L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra l'enfant en disant tout bas :

- Viens, mon âme ! viens, mes yeux ! viens mon petit cœur ! viens revêtir les aubes du baptême.

Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse, Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires ; ils traversèrent le quartier des juifs ; ils longèrent un cimetière où l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour, sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate, brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés. Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant l'évêque et dit :

- Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes le baptême de vie.

A ces mois, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès. Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes :

- Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit, Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche.

Et se tournant vers la négresse :

- Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il ; elle est esclave sur cette terre. Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.

Puis il interrogea l'enfant néophyte :

- Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres ?

- Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient par la main.

Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle, l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de ses mains.

L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée, dépouilla ses ornements sacerdotaux. Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit :

- Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon Seigneur Dieu ; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.

- Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque.

Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils y furent entrés :

- Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et faisons un bon repas.

En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Eglise. Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer le baptême, il disait :

- L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les ruisseaux ; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et du corps.

Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés, dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. C'était une danse amoureuse ; agitant les bras et tout le corps balancé en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents étincelantes.

C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême.

Elle aimait les amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, la maison de son père, en chantonnant encore :

- Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison ?
- Je dévide la laine et le fll de Milet.
- Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri ?
- Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.

Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait ; de mystérieuses menaces s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de la justice.

- Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur table.

Ces propos ne restèrent point secrets ; ils furent publiés dans le faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il dissimula soigneusement.

Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le juge le condamna au dernier supplice.

- Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, seront clouées au poteau.

Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Evangile aux prisonniers et l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur bïen-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas une plainte ; seulement il soupira à plusieurs reprises : «  J'ai soif !  »

Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois on pensa qu'il était mort ; les mouches dévoraient la cire de ses paupières ; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des enfants :

- Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens ?

Puis il sourit, et dit :

- Les voici, les anges du bon Seigneur ! Ils m'apportent du vin et des fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.

Et il expira.

Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Eglise garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.

Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles ne furent plus persécutés que par les hérétiques.

Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.

Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourg ; et avec ce qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures.

Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné, sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups, elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées, dans leur litière entourée d'esclaves.

Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence, puis s'écria :

- 0 la jolie fleur, la belle enfant ! Heureux le père qui t'engendra et la mère qui te mit au monde !

Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré.

- Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père, en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son cœur ?

Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même :

- Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.

La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis d'une voix caressante :

- Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. Il est beau, mon fils, il est jeune ; il n'a au menton qu'une barbe légère ; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon d'Acharné.

Thaïs répondit :

- Je veux bien aller avec toi.

Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.

Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait ensuite aux riches pour paraître dans les festins.

Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son sfil, avorton décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût les conseils d'un maître habile ; mais, jaloux de son élève, il lui griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne, mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit d'une voix qui semblait mouillée de baisers :

- Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied ! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale ; je veux que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.

Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau. Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front ; elle devint verte comme l'herbe ; elle chancela ; un nuage descendit sur ses paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle résista.

- Quelle folie ! disaient les convives. Lollius est noble ; il est beau, il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne !

Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous ses amants : ils lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius, ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme une vierge et répétait :

- Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut qu'elle l'aimait ; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres avec ses dents.

Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris :

- C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur parfumée, mes petites entrailles ! ...

Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée aux bêtes.

Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la vérité de son cœur :

- Je n'ai jamais été qu'à toi. Lollius lui répondait :

- Tu ne ressembles à aucune autre femme.

Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius ; elle songeait :

- Qui me l'a ainsi changé en un instant ? Comment se fait-il qu'il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble plus à lui-même ?

Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse, surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux applaudissements d'une foule avide de spectacles.

Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa troupe. Grrâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les ouvriers du port se privaient d'ail et de paîn pour payer leur place. Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases ; sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant aimée, elle s'aimait elle-même.

Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de retrouver Lollius.

Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait, bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il était intelligent et doux ; mais il ne la charma ni par la finesse de son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Chrit et en la bonne déesse des Syriens ; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe ïa toison sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu ; elle appelait des êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle, elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient. Nicias lui disait :

- Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô ma Thaïs ! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens : aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon nous tourmenter pour un néant ?

Elle lui répondait avec colère :

- Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je veux savoir ! Je veux savoir !

Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée. Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence, solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne, poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins ; pourtant il avait reçu de grands honneurs : il était couvert de palmes vertes et de couronnes de rosés rouges. Tout autour, d'innombrables lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.

Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples, accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.

Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils faisaient ainsi.

- Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur ? Il vécut chaste et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des roses rouges à son tombeau glorieux.

En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans l'éblouissement :

Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau ! Comment s'est-il élevé au-dessus des hommes ? Quelle est donc cette chose inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté ?

Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des cierges ; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de l'esclave.

Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts.

- Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus grave des stoïciens ? Des préceptes vertueux et de fières maximes ? Non ! Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs. Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui traînaient des manteaux de pourpre et d'or ; d'autres, semblables à une nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.

D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première disait : «  Je suis l'amour ». L'autre : «  Je suis la mort ».

En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux pensées, sans souci qu'elles fussent perdues :

- Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit : «  Rien ne doit te détourner de cultiver ton âme », je lisais : «  Les baisers de Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel ». Voilà comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de lire celui-ci...

Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la nuque et il lui dit :

- Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens ; trompons la vie : elle nous le rendra bien. Viens ; aimons-nous.

Mais elle le repoussa :

- Nous aimer ! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé personne, toi ! Et je ne t'aime pas ! Non ! je ne t'aime pas ! Je te hais. Va-t'en ! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous les riches. Va-t'en ! va-t'en ! ... Il n'y a de bonté que chez les malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est mort sur la croix. Il était bon ; il était plein d'amour et il possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les pieds. Va-t'en ! Je ne veux plus te voir.

Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.

Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang des vertus et disaient : «  Elle aussi, Thaïs, est géomètre !  » Les ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste. Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.

Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au milieu, se dressait sur une stèle un petit Eros d'ivoire, d'un antique et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles ; mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx, s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaille d'une tortue géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du théâtre, soit à la fuite des années.

Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix impitoyable lui criait : «  Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras !  » Et la sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle murmurait : «  Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce sont les vraies chaînes de l'amour !  »

Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri d'effroi.

Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il faisait du fond du cœur cette prière :

- Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me scandaliser, édifie ton serviteur.

Puis, s'efforçant de parler, il dit :

- Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique Rhodopis, dont tous les bateliers du Nil savent par cœur l'histoire merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je le vois, je me dis : «  Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un homme ivre ».

Ces paroles, étaient feintes ; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit avec une douce raillerie :

- Tu semblés prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes regards ne te consument jusqu'aux os ! Prends garde de m'aimer !

Il lui dit :

- Je t'aime, ô Thaïs ! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même. Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable ; pour toi, mes lèvres, vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes ; pour toi, j'ai vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était interdit d'entendre ; pour toi, mon âme s'est troublée, mon cœur s'est ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où boivent les colombes ; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des sables peuplés de larves et de vampires ; pour toi, j'ai posé mon pied nu sur les vipères et les scorpions ! Oui, je t'aime ! Je t'aime, non point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours carnassières le dévorent jusqu'à l'âme, ô femme ! Moi, je t'aime en esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des siècles ; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que songes d'une nuit brève. Je le promets de saintes agapes et des noces célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais ; elle est inouïe ; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt d'étonnement.

Thaïs, riant d'un air mutin :

- Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment. Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces ; mais, à vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en savent plus que les mages.

- Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.

- Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.

- L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours que tu connais n'enfantent que la honte.

Thaïs le regarda d'un oeil sombre ; un pli dur traversait son petit front :

- Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non ! je n'ai pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces petits pieds : des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz ; mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de honte, quand tout crie la gloire autour de moi ?

- Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. 0 femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs puissent te modeler à leur gré ? Quelle vertu te livrera à moi, ô la plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en pleurant de joie : «  C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née !  » Qui fera jaillir de mon cœur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu retrouves, en te baignant, ta pureté première ? Qui me changera en un Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie éternelle ?

Thaïs n'était plus irritée.

- Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.

Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. Toute son attitude exprimait la pudeur ; ses pieds nus se balançaient mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord d'une rivière.

Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa bouche ; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais.

Il pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit avec une gravité digne d'un ancien du désert :

- Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu ?

Elle secoua la tête.

- Dieu ! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des Nymphes ? Qu'il se retire si nous l'offensons ! Mais pourquoi l'offenserions-nous ? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même, étranger, connais-tu bien son véritable caractère ? Qui es-tu pour me parier en son nom ?

A cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son cilice et dit :

- Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi, femme, comme devant un sépulcre et je te crie : «  Thaïs, lève-toi ».

Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante. Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et gémissant, se traîne aux pieds du saint :

- Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu ? que me veux-tu ? Ne me fais pas de mal ! Je sais que les saints du désert détestent les femmes qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va ! je ne doute pas de ta puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en une statue de sel. Ne me fais pas peur ! je ne suis déjà que trop effrayée. Ne me fais pas mourir ! je crains tant la mort.

Il lui fit signe de se relever et dit : - Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris. Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici. J'ai pu sans mentir t'aborder avee des paroles d'amour, car c'est le zèle du cœur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et si tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre.

- Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans savoir qui tu étais, j'ai senti qoe tu n'étais pas un homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, ni les mages babyloniens ? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de mourir ?

- Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies de la solitude ; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, qui jaillissent jusqu'au ciel. Ame anxieuse, viens posséder enfin ce que tu désirais ! cœur avide de joie, viens goûter les joies véritables : la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même, l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens ! toi qui cherchais, et tu diras : «  J'ai trouvé l'amour !  »

Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines :

- Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact et dans toute sa beauté ?

- Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que j'annonce est la vérité.

- Et qui me garantit que c'est la vérité ?

- David et les prophètes, l'Ecriture et les merveilles dont tu vas être témoin.

- Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine, tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui dormait au fond. Qui croire, hélas ! Et que devenir, et qu'est-ce que la vie ?

Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnupe était transfiguré ; une joie céleste inondait son visage :

- Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le contempler ; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et tu diras : «  Il est seul aimable !  » Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa douce main sur mes yeux, ô Thaïs ! je serais peut-être tombé avec toi dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que trouble. Mais il nous a sauvés tous deux ; il est aussi bon qu'il est puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, ayant appris que tu crains la mort, ô femme ! vient dans ta maison pour t'empêcher de mourir ! N'est-ce pas, ô mon Jésus ! que tu m'appâtais en ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les terrasses de Bethléem ? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux ? N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur ta joue est une larme véritable ? Oui, l'ange de la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas que te voilà, mon Jésus ? Mon Jésus, tes lèvres adorables s'entr'ouvrent. Tu peux parler : parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs, heureuse Thaïs ! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire : c'est lui qui parle et non moi. Il dit : «  Je t'ai cherchée longtemps, ô ma brebis égarée ! Je te trouve enfin ! Ne me fuis plus. Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, viens pleurer avec moi !  »

Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.

- O jours envolés de mon enfance ! dit-elle en sanglotant. O mon doux père Ahmès ! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux du baptême !

Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant :

- Tu es baptisée ! ... O Sagesse divine ! ô Providence ! ô Dieu bon ! Je connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix.

Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.

Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des eaux vives.

Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes.

- Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles sont adroites et expérimentées ; aussi les ai-je payées très cher. Vois celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul.

Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait.

Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta, préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle :

- Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va ! Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton côté.

Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires s'empressaient autour d'elle, elle s'écria :

- Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la Thébaïde ?


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