Chapitre 43 |
On va aujourd'hui d'Alger à Marseille en quatre
jours ; j'avais employé onze mois pour faire la
même traversée. Il est vrai que j'avais fait
çà et là des séjours
involontaires.
Mes lettres, parties du lazaret de Marseille, furent
considérées par mes parents et mes amis comme
des certificats de résurrection ; car, depuis
longtemps, on me supposait mort. Un grand
géomètre avait même proposé au
bureau des longitudes de ne plus payer mes appointements
à mon fondé de pouvoirs ; ce qui peut sembler
d'autant plus cruel que ce fondé de pouvoirs
était mon père.
La première lettre que je reçus de Paris
renfermait des témoignages de sympathie et des
félicitations sur la fin de mes pénibles et
périlleuses aventures ; elle était d'un homme
déjà en possession d'une réputation
européenne, mais que je n'avais jamais vu. M. de
Humboldt, sur ce qu'il avait entendu dire de mes malheurs,
m'offrait son amitié. Telle fut la première
origine d'une liaison qui date de près de
quarante-deux ans, sans qu'aucun nuage l'ait jamais
troublée.
M. Dubois-Thainville avait de nombreuses connaissances
à Marseille ; sa femme était née dans
cette ville, et sa famille y résidait. ils recevaient
donc l'un et l'autre de nombreuses visites au parloir. La
cloche qui les y appelait n'était muette que pour moi,
et je restais seul, délaissé, aux portes d'une
ville peuplée de cent mille de mes concitoyens comme
je l'avais été au milieu de l'Afrique. Un jour,
cependant, la cloche du parloir tinta trois fois
(c'était le nombre de coups correspondant au
numéro de ma chambre) ; je crus à une erreur.
Je n'en fis rien paraître, toutefois ; je franchis
fièrement, sous l'escorte de mon garde de
santé, le long espace qui sépare le lazaret
proprement dit du parloir, et j'y trouvai, avec une
très vive satisfaction, M. Pons, concierge de
l'observatoire de Marseille, le plus célèbre
dénicheur de comètes dont les annales de
l'astronomie aient eu à enregistrer les
succès.
En tout temps, la visite de l'excellent M. Pons, que j'ai vu
depuis directeur de l'observatoire de Florence, m'eût
été très agréable ; mais, pendant
ma quarantaine, elle fut pour moi d'une inappréciable
valeur. Elle me prouvait que j'avais retrouvé le sol
natal.
Deux ou trois jours avant notre entrée en libre
pratique, nous éprouvâmes une perte vivement
ressentie par chacun de nous. Pour tromper les ennuis d'une
sévère quarantaine, la petite colonie
algérienne avait l'habitude de se rendre dans un
enclos voisin du lazaret, où était
renfermée une très belle gazelle appartenant
à M. Dubois-Thainville ; elle bondissait là en
toute liberté, avec une grâce qui excitait notre
admiration. L'un de nous essaya d'arrêter dans sa
course l'élégant animal ; il le saisit
malheureusement par la jambe et la lui cassa. Nous
accourûmes tous, mais seulement, hélas ! pour
assister à une scène qui excita chez nous une
profonde émotion.
La gazelle, couchée sur le flanc, levait tristement la
tête ; ses beaux yeux (des yeux de gazelle !)
répandaient des torrents de larmes ; aucun cri
plaintif ne s'échappait de sa bouche ; elle fit sur
nous cet effet que produit toujours une personne qui,
frappée subitement d'un irréparable malheur, se
résigne et ne manifeste ses profondes angoisses que
par des pleurs silencieux.