Chapitre 37 - La rue des Tombeaux |
Villa de Diomède - in Lagrèze (1888) p.67 |
La première, la seule maison même, je
crois, de la rue des Tombeaux qui soit
découverte, est celle de l'affranchi Arrius
Diomède ; vaste tombeau elle- même, car
dans sa galerie souterraine, où l'on descend par
le jardin, on retrouve vingt squelettes. |
Quand nous disons que celle-ci appartenait à Arrius
Diomède, il ne faut pas prendre à la lettre ce
que nous disons : depuis qu'un Florentin a fait contre moi un
volume parce que j'avais écrit Corso Donati au
lieu de Cocco dei Donati, et Jacob de Pazzi au
lieu de Jacques de Pazzi, je deviens méticuleux
en diable en matière de noms, et je mets plutôt
deux points sur un i que de n'en pas mettre du
tout.
Ce qui a fait donner à la belle villa que nous allons
décrire l'appellation sous laquelle elle est connue,
c'est que le tombeau le plus voisin d'elle est
consacré à la famille de l'affranchi
Diomède. Cette fois, il n'y avait pas à s'y
tromper, car il portait l'inscrption suivante :
M. ARRIUS. I. L. DIOMEDES SIBI. SUI. MEMORIAE MAGISTER. PAG. AUG. FELIC. SUB. URB. |
Ce qui voulait dire : «Marcus Arrius Diomède,
affranchi de Julia, maître du bourg
Augustus-Félix, près de la ville, a
élevé ce tombeau à sa mémoire et
à celle des siens».
Or, après que la maison avait donné un nom au
tombeau, le tombeau à son tour en donna un à la
maison.
Non seulement c'était une maison de la plus
suprême élégance, et bâtie à
une des plus heureuses époques de l'art romain,
c'est-à-dire sous le règne d'Auguste ; mais
encore c'était un des plus grands édifices
particuliers de Pompéi : deux étages restent
debout ; le troisième manque.
On monte quelques degrés, puis on entre par une petite
porte dans une cour ouverte, environnée de quatorze
colonnes : cette cour, comme toutes les cours antiques, avait
la forme d'un cloître, ces colonnes soutenaient un toit
dont l'inclinaison intérieure versait les eaux dans un
petit canal ; aussi cette cour s'appelait-elle
l'impluvium.
C'est en côtoyant cette cour et en se promenant
à l'abri de ce toit, lorsqu'ils n'étaient pas
au forum ou lorsqu'il pleuvait, que les Romains, ces
éternels promeneurs, passaient leur vie. Les murs de
ces portiques étaient élégamment peints
à fresque, ressemblance qu'ils avaient de plus avec
les cloîtres du riche couvent de Saint-Marc, à
Florence.
Cette cour faisait ordinairement le centre des maisons
romaines ; toutes les portes des différents
appartements, depuis celles des esclaves jusqu'à
celles des maîtres de la maison, s'ouvraient sous ces
portiques ; le patron, en s'y promenant, voyait à peu
près tout ce qui se passait chez lui.
Un petit jardin, qui devait être plein de fleurs,
était au milieu de cette cour, traversée par le
canal dont nous avons parlé, lequel recevait l'eau de
pluie et la conduisait à deux citernes. Ces citernes
avaient des margelles de pierres volcaniques, et dans une de
ces pierres on retrouva la cannelure qui fixait la corde
à l'aide de laquelle on tirait l'eau. Tout ce qui ne
devait pas être planté était pavé
avec des morceaux de mosaïque maintenus par un enduit de
tuile pilée. Au dehors et sous le portique
était une niche contenant une petite statue de
Minerve.
A droite étaient les chambres pour les esclaves ; au
milieu de ces chambres, il y avait un petit escalier qui
conduisait à l'étage supérieur. On
retrouva dans cet étage, qui était probablement
un grenier, de la paille et de l'orge. A côté de
l'escalier étaient les amphores et une armoire ;
à gauche se trouvaient les bains. Les bains faisaient
chez les Romains la jouissance suprême de la vie
intérieure. Aussi, au contraire de chez nous,
où l'on possède à grand-peine un simple
cabinet de toilette, les bains, dans une maison romaine,
occupaient-ils en général le sixième de
l'appartement.
C'est que c'était une très grande affaire que
de prendre un bain sous le règne des douze
Césars.
Chez nous, on se blottit dans une baignoire plus ou moins
courte. Heureux ceux qui ont de petites jambes ou de grandes
baignoires !
Puis, après une demi-heure passée à se
tourner et à se retourner pour éviter les
crampes, on sonne, on s'essuie avec du linge froid ou
brûlant, on se rhabille et l'on sort.
Chez les Romains, c'était tout autre chose.
Bain de Diomède
|
Voyez plutôt les bains de l'affranchi Arrius
Diomède. |
Il y avait ensuite une seconde chambre : c'était
celle où ceux qui voulaient prendre les bains chauds
se déshabillaient ; on l'appelait apodyterium.
Puis il y avait une troisième chambre, c'était
celle où étaient à la fois le bain chaud
et la fournaise. La fournaise était une construction
de briques pareille à un poêle ; seulement sa
forme était longue au lieu d'être
élevée. Trois vases de cuivre contenaient de
l'eau portée à des degrés
différents ; l'eau froide, l'eau tiède et l'eau
chaude. Des tuyaux de plomb, qui servaient de conducteurs
à cette eau, s'ouvraient par des robinets à peu
près pareils aux nôtres, et permettaient au
baigneur de hausser ou diminuer la température de son
bain.
Alors on quittait le rez-de-chaussée et l'on montait
au premier étage. Là, exactement au-dessus de
l'autre, se trouvait une petite chambre que l'on appelait
l'étuve. On y pénétrait après
avoir traversé une autre chambre, où l'on
déposait les vêtements dont on s'était
couvert pour monter du rez-de-chaussée au premier
étage. De cette première chambre, on traversait
le tépidarium, où l'on ne s'arrêtait
qu'au retour, et l'on entrait dans l'étuve : c'est
dans cette étuve, située, comme nous l'avons
dit, au-dessus de la fournaise, qu'on prenait le bain de
vapeur.
Une fenêtre s'ouvrant sur la petite cour servait
à donner de l'air au baigneur quand il était
sur le point d'étouffer. Une lampe était
posée dans une niche qui donnait à la fois dans
l'étuve et dans le tépidarium, et qui,
lorsqu'on voulait prendre des bains le soir, éclairait
les deux appartements.
Aujourd'hui que les bains russes sont à la mode, il
est inutile de décrire cette douleur graduée
dont les anciens s'étaient fait une jouissance.
Lorsqu'ils avaient passé dans l'étuve le temps
qu'ils voulaient consacrer à fondre, ils repassaient
dans le tépidarium. Là, un esclave attendait le
baigneur ; il tenait d'une main une fiole et de l'autre un
frottoir. Le frottoir était composé de petites
lames d'ivoire, d'argent ou d'or, pareilles, moins les dents,
à celles d'une étrille, et s'appelait
strigilis. La petite fiole contenait une huile
parfumée et se nommait guttum. D'abord,
l'esclave grattait le baigneur avec le strigilis, puis il
inclinait au-dessus de sa tête et de ses épaules
le guttum, en laissant tomber quelques gouttes d'huile
odorante qu'il lui étendait par tout le corps avec la
main. Le tépidarium, comme l'étuve, avait une
fenêtre ; mais cette fenêtre l'emporte fort en
célébrité sur la fenêtre voisine.
Cela tient à ce que, dans ses châssis de bois
réduits en cendre, on retrouva quatre carreaux de
vitre.
Or, au moment où on les retrouva, un savant italien
venait de prouver, dans un ouvrage en quatre volumes
in-quarto, que les anciens ne connaissaient pas le
verre.
Le libraire qui avait imprimé l'ouvrage fut
ruiné, mais l'auteur n'en resta pas moins un
savantissime.
Outre cette fenêtre, on retrouva dans le
tépidarium des sièges en bois, et à
terre, à côté de l'un d'eux, le fond d'un
panier.
De cette chambre, où se terminait l'opération
du bain, on repassait dans l'apodytérium, où
l'on se rhabillait avec les vêtements que les esclaves
avaient montés, et tout était fini.
L'empereur Commode prenait par jour sept bains dans le genre
de celui-ci. Il devait lui rester comme on le voit, pour les
soins de son empire, encore moins de temps qu'il n'en restait
à Orosmane, lequel, s'il faut en croire M. de
Voltaire, n'y donnait cependant qu'une heure.
Des bains, nous passâmes dans une espèce de
dépense attenante aux chambres à coucher. Dans
cette dépense, on trouva à terre, et au pied
d'une table de marbre soutenue par la statue d'une jeune
prêtresse, plusieurs vases de cuisine.
Dans les chambres à coucher, on ne retrouva rien que
des peintures encore fraîches, des mosaïques et
des marbres. Au reste, toutes ces chambres à coucher,
éclairées par la porte seulement,
étaient petites et devaient être fort peu
confortables.
Au milieu de ces chambres était une salle à
manger, bâtie en forme d'hémicycle et dans
laquelle on voit encore la place de la table. On y retrouva
des vases de terre et de bronze, des moules à
pâtisserie de la forme des nôtres, deux petits
trépieds destinés à soutenir les lampes
quand on dînait ou soupait à la lumière :
deux petits bassins à laver les mains ; des couteaux
avec des manches d'os ; enfin, des anneaux avec de petites
plaques pour les armoires. Tout autour des murailles
étaient peintes des fresques représentant des
poissons de toute forme et de toute couleur, lesquelles,
outre la porte, étaient éclairées par
trois fenêtres donnant sur la campagne, et s'ouvrant
à l'orient et au midi.
Dans l'autre face du portique s'ouvrait l'exedra, ou
le salon de réception. Quelques cabinets aboutissaient
à ce salon ; dans l'un d'eux on retrouva une table
ronde en marbre blanc, ornée de deux têtes de
tigre, dont chacun faisait jaillir l'eau par sa bouche ; des
médaillons de marbre représentant Vulcain
près de son enclume ; une femme ailée tenant
d'une main un papillon et de l'autre un flambeau qu'elle
approche d'un autel auquel elle va mettre le feu ; un Hercule
appuyé sur sa massue avec une peau de lion, un
carquois et des flèches ; des faunes avec un vase et
un thyrse dans les mains ; cinq petits masques troués
à la place des yeux et de la bouche ; enfin un
lièvre qui grignote des fruits.
Puis des étages supérieurs étaient
tombés, dans ce salon et dans les cabinets voisins,
des vases d'argent sculptés, un vase de cuisine en
bronze, des pièces de monnaie dont une était de
Naples antique, c'est-à-dire avait déjà
près de quinze cents ans à cette époque
; enfin, différents morceaux d'ivoire
détachés d'une petite statue qu'ils
recouvraient, et qui servaient d'ornement à un
meuble.
De l'exédra on passe sur une terrasse ; cette terrasse
dominait le quartier des esclaves. Dans ce quartier, on
trouva une bouteille suspendue à un clou, des vases de
terre cuite, une lampe, quatre bêches et un
râteau de fer, un couteau à manche d'os, des
vases de verre et des monnaies de bronze : c'était
l'ameublement et la richesse de la pauvre petite
colonie.
Près d'une porte étaient un squelette d'homme
et un squelette de brebis : la brebis avait encore sa
clochette.
Outre les pièces que nous avons décrites, il y
avait encore un appartement d'été : on
descendait dans cet appartement par un petit escalier ; les
pièces en étaient voûtées,
ornées de fresques et pavées en mosaïque.
Les peintures qui couvraient les murailles de la plus grande
de ces pièces représentaient une Uranie, une
Melpomène, une Minerve, un pédagogue assis,
tenant un bâton à la main et ayant un coffre
plein de papyrus à ses pieds ; des génies et
des bacchantes qui dansent en pinçant de la sambuca ;
ce qui fit croire que cette chambre était une
bibliothèque. Un reste de tapis en couvrait le
pavé.
De cette chambre, et en traversant le jardin, on descend dans
une galerie souterraine ; c'est dans cette galerie que
s'étaient réfugiés les habitants de la
maison. On y retrouva vingt squelettes appuyés au mur
: deux de ces squelettes appartenaient à des enfants ;
un troisième était, selon toute
probabilité, celui de la maîtresse de la maison,
car on lui trouva aux bras deux bracelets et aux doigts
quatre anneaux. Tous avaient été
étouffés par la cendre ; et comme à
cette cendre avaient succédé des torrents
d'eau, elle avait été changée en un
limon qui s'était séché lentement,
enveloppant les cadavres comme un moule. Aussi, lorsqu'on les
trouva, ces cadavres étaient-ils parfaitement
conservés ; mais à peine les toucha-t-on du
bout des doigts qu'ils tombèrent réduits en
poudre, et ne laissèrent debout que leurs ossements.
Le limon qui les emboîtait demeura plus solide et l'on
conserve au musée de Naples un fragment de cette terre
dans lequel est empreint un magnifique sein de femme à
la surface duquel on distingue les plis d'une robe de
mousseline. Un second fragment garde le moule de deux
épaules ; un troisième, les contours d'un bras
: tout cela jeune et arrondi, tout cela magnifique de
forme.
En outre, on trouva à terre deux colliers d'or, dont
l'un était orné de neuf plaques
d'émeraudes, et dont l'autre portait une
chaînette au bout de laquelle pendaient deux feuilles
de pampre ; deux anneaux d'argent, une grosse épingle,
un candélabre dont le pied était formé
par trois jambes d'homme, un paquet de clefs, deux
améthystes, sur l'une desquelles était
gravée une Vénus Anadyomène, dans la
même pose que la Vénus de Médicis ; enfin
trente et une pièces de monnaie presque toutes
consulaires, et quarante-quatre autres presque toutes
impériales, parmi lesquelles étaient plusieurs
Galba et plusieurs Vespasien.
Mais dans cette galerie funèbre n'étaient point
renfermés tous les cadavres. Un autre squelette fut
retrouvé près de la porte qui donnait du
côté de la mer ; celui-là, sans doute,
était le squelette du maître de la maison, car
il tenait dans une main une clef et dans l'autre une bague et
un rouleau de dix pièces d'or à l'effigie de
Néron et d'Agrippine, de Vitellius, de Vespasien et de
Titus, quatre-vingt-huit pièces d'argent
impériales et consulaires au nombre desquelles
étaient un Marc-Antoine et une Cléopâtre,
et enfin quelques sous en bronze à l'effigie d'Auguste
et de Claude. A quelques pas du cadavre de cet homme, on
trouva encore deux autres squelettes auprès desquels
étaient cinq médailles de bronze ; puis, hors
de la porte et en s'avançant vers la mer, neuf autres
squelettes encore, appartenant probablement à la
famille d'Arrius Diomède. On sait que les anciens
entendaient par famille cette innombrable troupe d'esclaves
et de chiens attachée à toute riche
maison.
Aux angles de ces appartements inférieurs
étaient deux cabinets, dans l'un desquels on trouva un
squelette ayant au poignet un bracelet de bronze, au doigt un
anneau d'argent, à la main une faucille de fer.
Près de ces cabinets étaient deux enclos, qui,
selon toute apparence, avaient été recouverts
d'un treillage garni de vigne et qui devait servir de jeu de
boules. Enfin, hors de la maison et s'étendant du
côté de la mer, on retrouva un champ
labouré à sillons, près duquel
était une aire pour battre le blé.
Une vaste enceinte séparait du côté
opposé la maison de la rue ; elle était
entourée d'un mur solide, appuyée à un
terre-plein percé de tuyaux. Cette enceinte
était le cimetière des esclaves. En la
fouillant, on y trouva une grande quantité d'os
humains, et les coquilles des limaçons qu'on avait
l'habitude de manger aux repas mortuaires.
Quant au tombeau préparé par le maître de
la maison pour lui et les siens, et dans lequel reposaient
son frère aîné et Arria, sa
huitième fille, nous avons déjà dit
qu'il s'élevait sur la rue, et que cette demeure des
morts rivalisait d'élégance et de richesse avec
la demeure des vivants.
Rue des Tombeaux - in Lagrèze (1888) p.95 |
Parmi ces tombeaux qui bordent les deux
côtés de la voie Consulaire, les plus
remarquables après celui de la famille
Diomède sont les tombeaux des deux Tyché,
et le cénotaphe de Calventius. |
Le premier que l'on rencontre est celui de
Névoléia Tyché, découvert en
1813. C'est un large piédestal formé par cinq
rangs de longues pierres volcaniques que surmontent deux
degrés soutenant un autel de marbre. Sur cet autel est
placé le buste de Névoléia. Au-dessous
du buste on lit une inscription latine de laquelle nous nous
contentons de donner une traduction : «Nevoleïa
Tyché, affranchie de Julie, à elle-même,
et à Caïus Munatius Faustus Augustal qui, avec le
consentement du peuple, reçut des décurions le
bisellium pour ses mérites. - Névoléia
Tyché, de son vivant, a élevé ce
monument à ses affranchis et affranchies et à
ceux de Caïus Munatius Faustus».
Ce tombeau est orné de trois bas-reliefs, tous trois
assez curieux.
Le premier qui s'offre à la vue du côté
de Naples est un navire qui entre dans le port. De petits
génies en carguent les voiles ; un homme est au
gouvernail : la tête de Minerve orne la proue.
Bas-relief du tombeau de Naevoleia
Tychè
|
Dans un pays où, comme du temps de Figaro, on
ne peut écrire sur rien qui touche au
gouvernement, à la politique, à
l'administration, à la littérature, ni
à quelque chose que ce soit, on comprend combien
l'on a écrit de volumes sur cette sculpture.
Cette sculpture, c'était une bonne fortune. Les
savants n'auraient donné pour rien au monde
cette sculpture, c'était leur pain quotidien. Il
a peut-être paru cinquante volumes sur cette
bienheureuse sculpture. Dieu fasse paix à ceux
qui les ont écrits ! Dieu fasse
miséricorde à ceux qui les ont lus
! |
Ceux qui ont vu une allégorie se sont
extasiés sur la pensée qu'elle
représentait. La navire de la vie, conduit par la
Sagesse, touche au port de la Tombe, après avoir
traversé les écueils des Passions.
Ceux-là se sont appuyés sur un passage de Pope,
qui est venu seize siècles plus tard ; mais cela ne
fait rien : les grandes vérités sont de tous
les temps.
Le passage disait : «Nous faisons voile de
différentes manières sur le vaste océan
de la vie. La Raison est la carte ; la Passion est le
vent». Cela s'appelle de la science
rétrospective.
Ceux qui y ont vu une réalité ont dit tout
bonnement que, comme Munatius exerçait le commerce
maritime, ce bas-relief n'était rien autre chose que
le prospectus posthume de sa profession. Ceux-ci se sont
appuyés sur ce passage de Pétrone, où
Trimalcion, qui était marchand, dit à Albine :
«Je te prie aussi que les navires que tu sculpteras sur
mon tombeau aillent à pleines voiles, et que je sois
assis au tribunal avec ma toge, avec cinq anneaux d'or et
avec un sac rempli d'argent pour le jeter au peuple».
Ceci est la science prospective ; que les savants me
permettent de risquer le mot.
On comprend que la question était grave. Aussi la
lutte, commencée en 1813, existait-elle encore en
1835, plus acharnée que jamais. Positivistes et
allégoristes en appelaient à toutes les
académies italiennes, depuis celle de Naples
jusqu'à celle de Saint-Martin. L'un d'eux, plus
exaspéré que les autres, allait partir pour
Paris afin de soumettre cette énigme à
l'Institut. Il était venu, trois jours avant son
départ, me proposer sérieusement de faire en
français la traduction des deux volumes qu'il avait
écrits sur cette question européenne. Je mis ce
monsieur à la porte.
Le bas-relief opposé, c'est-à-dire qui regarde
Pompéi, représente le bisellium dont il est
question dans l'épitaphe. Vous ne savez
peut-être pas ce que c'est que le bisellium ; je vais
vous le dire. Depuis que j'habite l'Italie, je deviens savant
à mon tour. - Pardonnez-moi mes offenses comme je les
pardonne à ceux qui m'ont offensé.
Le bisellium, dont la forme serait encore inconnue sans le
précieux bas-relief que nous a conservé la
tombe de Névoléia, est un banc oblong garni
d'un coussin, orné de franges, avec un tabouret
au-dessous. Le citoyen qui avait eu le bonheur d'obtenir le
bisellium avait le droit de s'asseoir tout seul dans les
assemblées publiques sur ce siège où
cependant on pouvait tenir à deux. Ces honneurs du
bisellium étaient fort enviés des
Pompéiens, qui, à ce qu'il paraît,
aimaient par-dessus toute chose à avoir les
coudées franches. Cela ressemblait beaucoup aux gens
vertueux de Saint-Just, à qui le jeune conventionnel
voulait qu'on accordât le privilège de se
promener le dimanche avec un habit gris-perle et un bouquet
de roses au côté.
Quant au bas-relief du milieu, c'est-à-dire quant
à celui qui donne sur la rue, il représente le
sacrifice qui eut lieu aux funérailles mêmes de
Munatius Faustus. Un jeune prêtre pose l'urne sur
l'autel, tandis qu'un enfant l'assiste. A droite sont les
décurions, les officiers du municipium et les
sexviri augustales, dont Munatius avait l'honneur de
faire partie, et qui viennent rendre leurs derniers devoirs
à leur collègue. A gauche, un groupe d'hommes
et de femmes s'avance vers l'autel et présente des
offrandes. Parmi ces dernières, une jeune fille se
renverse accablée de douleur. Les savants, de leur
autorité privée, ont décidé que
ce personnage était Névoléia
elle-même. Je n'ai absolument rien à dire contre
cette opinion.
Tombeau de Naevoleia - in Lagrèze (1888) p.67 |
Après avoir fait le tour de ce magnifique
tombeau et tandis que Jadin en faisait un croquis, je
descendis dans le columbarium. C'était une
petite chambre de six ou huit pieds carrés ; une
niche pratiquée dans la muraille contenait une
grande urne d'argile, pleine de cendres et d'os. Les
mêmes savants ont décidé que
c'étaient les restes de Névoléia
et de Munatius, sentimentalement réunis les uns
aux autres pour l'éternité. D'autres
urnes contenaient d'autres ossements, et de plus les
pièces de monnaie destinées à
Caron. L'Académie de Naples s'occupe à
décider en ce moment si ce n'est pas de cette
coutume antique que vient l'habitude de payer un sou en
traversant le pont des Arts. |
En outre, on trouva sur le sol trois vases de terre
renfermés dans trois vases de plomb ; un de ces vases
contenait de l'eau ; les autres de l'eau, du vin et de
l'huile sur laquelle surnageaient des ossements. Au fond, il
y avait un précipité de cendres et de
substances animales. C'étaient les restes des
libations et des essences qu'on répandait d'ordinaire
sur les reliques des morts, lorsqu'on les déposait
dans le sépulcre après les avoir recueillis du
bûcher.
Le sépulcre de la seconde Tyché n'était
pas moins curieux que celui de la première. C'est un
cénotaphe de la même forme à peu
près que celui que nous venons de décrire,
surmonté par un cippe que couronne une tête
humaine vue de face, portant des cheveux réunis en
tresses et noués derrière le cou. Sur cette
tête est gravée l'inscription suivante qui a
donné force tablature aux savants, et qui cependant me
paraît on ne peut plus simple :
JUNONI TYCHES JULIAE AUGUSTAE VENER |
On voit que les anciens, sous le rapport de la
courtisanerie, étaient encore plus avancés que
nous. Tout titre qui les rapprochait des princes les
honorait, quel que fût ce titre. Ouvrez Tacite, et vous
verrez que Pétrone remplissait glorieusement
près de Néron l'emploi que Tyché avait
accepté près de Julie. Bref, après avoir
gagné sa retraite, Tyché se retira à
Pompéi, où probablement elle fit
pénitence pour sa vie passée, puisqu'en mourant
elle se recommandait à Junon, la plus rogue de toutes
les déesses. Il est vrai que les savants expliquent
cette anomalie en disant que les divinités
protectrices des femmes s'appelaient junons, et celles
des hommes génies ; mais alors il me semble
qu'il y aurait un pluriel au lieu d'un singulier, et qu'on
lirait sur l'épitaphe Junonibus et non
Junoni. Je soumets cette observation à MM. les
archéologues avec toute l'humilité d'un
néophyte.
Le tombeau de Calventius, découvert en 1838, est,
comme celui des deux Tyché, du beau temps de
l'architecture romaine. Aussi, comme pour le défendre
des injures des passants, est-il environné de
murailles sans ouverture. Sa matière est de marbre
blanc, ses ornements sont d'un beau style, et il se termine
par deux enroulements de palmes avec des têtes de
béliers. C'était, comme Munatius Faustus, un
augustal ; comme Munatius Faustus, il jouissait des honneurs
du bisellium.
Voici son épitaphe :
«A Caïus Calventius Quietus, augustal.
L'honneur du bisellium lui a été
décerné par le décret des
décurions, et avec le consentement du peuple,
à cause de sa magnificence». |
Le cénotaphe de Calventius est massif,
c'est-à-dire que c'est un tombeau honorifique. Le mur
qui l'entoure et le protège avait fait croire qu'en
pénétrant dans l'intérieur on y
trouverait quelque trésor caché. En
conséquence, on brisa le monument du côté
qui regarde l'ouest. Mais alors on s'aperçut que l'on
venait de commettre un sacrilège inutile.
Deux couronnes de chêne indiquent qu'à l'honneur
du bisellium Calventius joignait l'honneur plus insigne
encore d'avoir reçu la couronne civique.
Outre les quatre tombeaux que nous venons de décrire,
il y en a une soixantaine d'autres devant lesquels nous nous
contentons de faire passer le lecteur, comme Ruy Gomez de
Sylva fait passer Charles-Quint devant une partie de ses
aïeux. Seulement, nous le prévenons, comme le
fait le respectable tuteur de doña Sol, que nous en
omettons, et des meilleurs, afin d'arriver plus vite à
la porte de Pompéi.