Conclusion
En essayant d'esquisser dans les tableaux qui
précédent l'image de sept villes
retrouvées, nous nous sommes efforcés de ne pas
sortir du cadre unique que nous nous étions
imposé à l'avance. C'est de l'antiquité
classique seulement que nous avons voulu nous occuper. Mais
nous avons désiré aussi présenter
l'image particulière de chacune des civilisations qui
sont les ancêtres les plus directs de la civilisation
moderne. Aussi nous ne nous sommes guère
écartés du littoral
méditerranéen.
Thèbes nous a fait
pénétrer dans quelques-uns des secrets de la
mystérieuse Egypte, à laquelle la Grèce
dut la meilleure part de sa première
éducation.
Lorsque nous avons gagné Ninive et Babylone, nous nous
sommes enfoncés un peu davantage dans
l'intérieur du continent asiatique. Mais de là
nous avons pu jeter un coup d'oeil sur les difficiles
problèmes des premières migrations humaines,
sur les premiers empires constitués, sur l'état
ancien des populations aryennes et enfin sur un art
particulier, original, autochtone, que beaucoup de liens
rattachent au développement plus parfait de l'art
européen.
Troie nous a rapproché
de la Grèce, tout en nous laissant encore, par suite
de l'incertitude qui plane sur les découvertes
inattendues de M. Schliemann, dans un monde
mystérieux, dont on ne saurait trop dire s'il est
barbare ou s'il est civilisé. En tous cas, les
souvenirs de l'antiquité homérique nous ont
suivis sur cette côte et ont été souvent
notre guide, toujours l'objet de notre préoccupation
et de notre examen.
L'Asie, à son tour, ne nous a pas quittés alors
que nous abordions à Carthage. Ici c'est la
Phénicie, colonisatrice par excellence et
peut-être le plus grand agent de civilisation qui ait
existé dans les temps anciens, c'est la
Phénicie que nous avons retrouvée sur la
côte africaine, au centre même du bassin, en face
de l'Italie. Et si l'histoire des peuples voisins, soumis ou
rivaux, des habitants de l'Espagne, de la Sicile, de la
Grande Grèce, de Rome enfin, se trouve
mêlée à celle de Carthage, ce n'est
là qu'une union factice qui n'a guère d'autre
lien que la guerre ou la servitude, et qui n'a eu d'autre
résultat que la destruction.
Pompei et Herculanum enfin
nous ont montré, comme réunis dans un
microcosme, les résultats les plus parfaits des
différentes ébauches que les civilisations
antérieures avaient tentées. Ici la
Grèce et Rome se sont donné la main, l'une
apportant son génie original, artistique, actif, amant
du beau sous quelque forme qu'il se présente, l'autre
son idée de force, de régularité, de
constance, ses qualités pratiques et l'orgueil de la
domination du monde ; toutes deux ajoutant ici à leurs
qualités propres heureusement mélangées
ce qu'elles avaient amassé d'expérience et de
scepticisme, d'études et d'habileté, de
procédés divers et d'idéal, dans la
longue fréquentation des peuples qui les avaient
précédées ou accompagnées dans
leur marche civilisatrice.
Après avoir ainsi accompli un cycle dont les points
culminants sont les villes les plus célèbres
qu'ait connues l'antiquité ou qu'aient remises
à la lumière les investigations de la science
moderne, nous avons pu nous faire une idée assez
exacte de la vie de la plus grande et de la plus
célèbre partie des nations de
l'antiquité. Mais nous avons été loin
d'épuiser un sujet que les recherches de la science
élargissent de jour en jour.
Depuis qu'on s'est aperçu des richesses
archéologiques que renfermait le sol, on s'est mis,
avec une ardeur sans égale, à le fouiller de
toutes parts. Pas de coin de terre qui n'ait conservé
quelques traces de l'industrie humaine ; pas de coin de terre
où ne se soit mise déjà la bêche
de l'homme de science, où elle n'aille bientôt
se mettre.
Depuis les sables de l'Asie et de l'Afrique jusqu'aux tourbes
et aux marais de la Suisse, jusqu'aux landes de la Bretagne,
jusqu'aux fondrières de l'Italie, partout on creuse et
l'on découvre. Les gouvernements européens
rivalisent entre eux dans cette recherche, et les
particuliers eux-mêmes, à leurs risques et
périls, entreprennent parfois et exécutent des
oeuvres devant lesquelles les gouvernements peut-être
auraient reculé.
Il semble que nos générations, ardemment
poussées par le désir de retrouver la moindre
trace laissée par celles qui les ont
précédées sur la terre, aient pris pour
devise les beaux vers du poète :
Je ressusciterai les cités submergées
Et celles dont le sable a couvert les monceaux.
Remettre sous les yeux le spectacle d'un travail si actif
à la fois et si heureux, c'est montrer combien il
serait ardu de donner même un résumé
rapide de tout ce que comporte le titre de notre volume :
Les Villes retrouvées. Nous n'avons pu
guère que suivre les grandes lignes, laissant aux
savants spéciaux le soin d'entrer dans les
détails de leurs curieuses investigations.
Les civilisations classiques elle-mêmes, comme la
Grèce, l'Asie-Mineure, les îles de l'Archipel,
l'Italie, seraient aisément encore l'objet d'un volume
pareil à celui-ci ; c'est avec regret que nous avons
dû passer sous silence les découvertes de
Santorin, les ruines de Palmyre, de Baalbek et de Petra dans
le désert, les beaux résultats qu'ont produits
les nouvelles recherches de M. Schliemann à
Mycènes, celles de M. Cavapanas à Dodone,
celles de MM. Hirschfeld et Bötticher à Olympie.
Récemment encore les journaux, annonçaient la
découverte d'une nouvelle ville antique dans les
champs incultes de la Pouille.
Ce n'est pas seulement le milieu habituel de nos
études qui fournirait ample matière à de
nouveaux étonnements ; les terres mêmes
inconnues à nos ancêtres du bassin
méditerranéen, s'ouvrent aujourd'hui pour nous
offrir une moisson non moins abondante. Il n'y a pas bien
longtemps que les prodigieuses ruines des villes khmer ont
appris au monde européen qu'en dehors des
civilisations, dont nous connaissons le graduel
développement, se sont développées, et
se sont manifestées dans un tout autre sens des
civilisations étranges, un art original, abondant,
audacieux, qui déroute toutes nos idées en
matière d'esthétique. L'Amérique
elle-même, quoique «jeune continent», nous
a produit des ruines dignes d'étude. Là aussi
des villes ont été retrouvées. Les
anciens peuples du Pérou et de l'Amérique
centrale ont poussé loin les progrès de
l'industrie humaine.
Les Incas avaient leur capitale à Cuzco et
étendaient une autorité sans borne sur un
peuple organisé comme une ruelle d'abeilles. Tout le
pays était taillé sur un patron uniforme. Toute
force et toute action découlait de la puissance royale
et divine, enfermée dans les enceintes concentriques
de Cuzco.
L'architecture était cyclopéenne, la
décoration pompeuse, le luxe inouï.
Dans l'Amérique centrale, la civilisation
aztèque ne fut pas moins brillante. «Les arts et
l'industrie avaient acquis un grand développement dans
ces régions. La poterie, l'orfèvrerie, la
bijouterie donnaient des produits qui font encore notre
admiration. On tissait, teignait, peignait des étoffes
superbes. Au moyen de plumes d'oiseaux, non seulement on
composait des ornements très originaux, mais des
artistes faisaient de véritables mosaïques de
toute beauté. On sculptait et façonnait le bois
de façon à garnir les habitations de
très beaux meubles. Le mobilier était
d'ailleurs très confortable et très complet
déjà ; et l'on aura une idée du
raffinement de ces Américains quand on saura qu'ils
usaient de miroirs polis, en métal ou en pierre
brillante, de cuillères et de couteaux en mangeant,
d'écrans pour se garantir de l'ardeur du feu, de
parfums et de bien d'autres objets de luxe.
Tandis que la cabane du pauvre et de l'homme du peuple
était en bois, en roseaux ou en briques crues,
recouverte de chaume ou de feuilles de palmier, les palais
des grands étaient de majestueuses constructions de
pierre, aux portes et aux murs couverts de peintures, do
sculptures et de bas-reliefs étonnants, d'un art
très original. Les temples étaient aussi d'une
architecture puissante. Les villes abandonnées du
Yucatan et du Guatémala, Palenqué, Copan, les
débris des grands monuments de l'Anahuac sont les
témoins de cette antique et grandiose
civilisation» (Girard de Rialle, Les peuples de
l'Afrique et de l'Amérique, p.170).
On le voit, le champ est vaste. L'histoire de la vieille
humanité a beaucoup à apprendre encore.
L'importance des études archéologiques est
apparue maintenant dans son plein jour. C'est par elles
seulement qu'on parviendra à compléter le
cercle des recherches entreprises pour reconnaître
quelle fut la vie de nos aïeux.
Et cette étude n'est pas vaine ; il ne faut pas dire
comme le poète anglais : «Les morts sont morts,
pourquoi troubler leurs cendres !» Il est bon au
contraire de s'instruire de leurs exemples et de
s'intéresser à leur gloire. C'est à
leurs travaux inconnus que nous devons ce qu'il y a
aujourd'hui de bien-être et de vertu sur la
terre.
Le résultat atteint, si évidemment
supérieur aux premiers essais des peuples enfants,
donne au moins cette conviction consolante qu'aucun travail
n'est superflu, que si le but échappe, du moins on
marche, et que notre peine n'est pas en vain.