Une histoire de bandits siciliens

Les Siciliens semblent avoir pris plaisir à grossir et à multiplier les histoires de bandits pour effrayer les étrangers ; et, encore aujourd'hui, on hésite à entrer dans cette île aussi tranquille que la Suisse.

Voici une des dernières aventures à mettre au compte des rôdeurs malfaisants. Je la garantis vraie.

Un entomologiste fort distingué de Palerme, M. Ragusa, avait découvert un coléoptère qui fut longtemps confondu avec le Polyphylla Olivieri. Or, un savant allemand, M. Kraatz, reconnaissant qu'il appartenait à une espèce bien distincte, désira en posséder quelques spécimens et écrivit à un de ses amis de Sicile, M. di Stephani, qui s'adressa à son tour à M. Giuseppe Miraglia, pour le prier de lui capturer quelques-uns de ces insectes. Mais ils avaient disparu de la côte. Juste à ce moment, M. Lombardo Martorana, de Trapani, annonça à M. di Stephani qu'il venait de saisir plus de cinquante polyphylla.

M. di Stephani s'empressa de prévenir M. Miraglia par la lettre suivante :

Mon cher Joseph,
Le Polyphylla Olivieri, ayant eu connaissance de tes intentions meurtrières, a pris une autre route et il est allé se réfugier sur la côte de Trapani, où mon ami Lombardo en a déjà capturé plus de cinquante individus.

Ici, l'aventure prend des allures tragi-comiques d'une invraisemblance épique.

A cette époque, les environs de Trapani étaient parcourus, paraît-il, par un brigand nommé Lombardo.

Or, M. Miraglia jeta au panier la lettre de son ami. Le domestique vida le panier dans la rue, puis le ramasseur d'ordures passa et porta dans la plaine ce qu'il avait recueilli. Un paysan, voyant dans la campagne un beau papier bleu à peine froissé, le ramassa et le mit dans sa poche, par précaution ou par un besoin instinctif de lucre.

Plusieurs mois se passèrent, puis cet homme, ayant été appelé à la questure, laissa glisser cette lettre à terre. Un gendarme la saisit et la présenta au juge qui tomba en arrêt sur les mots : intentions meurtrières, pris une autre route, réfugiés, capturés, Lombardo. Le paysan fut emprisonné, interrogé, mis au secret. Il n'avoua rien. On le garda et une enquête sévère fut ouverte. Les magistrats publièrent la lettre suspecte mais, comme ils avaient lu Petronilla Olivieri au lieu de Polyphylla, les entomologistes ne s'émurent pas.

Enfin on finit par déchiffrer la signature de M. di Stephani, qui fut appelé au tribunal. Ses explications ne furent pas admises. M. Miraglia, cité à son tour, finit par éclaircir le mystère.

Le paysan était demeuré trois mois en prison.

Un des derniers brigands siciliens fut donc, en vérité, une espèce de hanneton connu par les hommes de science sous le nom de Polyphylla Ragusa.

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