Chapitre 1 - Le départ - La traversée
Le vieil Orient a longtemps ressemblé à
cette statue voilée d'Isis qu'on adorait, dit-on,
à Ephèse ; mais, depuis un demi-siècle,
il voit tous les jours se déchirer les nuages qui
l'enveloppaient. Peu à peu il sort du lointain
mystérieux où l'entrevoyaient les imaginations.
D'un côté, l'espace et le temps, presque
supprimés par nos rapides moyens de transport,
semblent le rapprocher de nous ; tandis que de l'autre, sous
l'effort de la science qui lui arrache ses secrets,
s'éclairent chaque jour davantage les
obscurités de son histoire et se déchiffrent
les énigmes de ses langues primitives.
Depuis un demi-siècle, la guerre, le commerce, la
science et les arts de l'Europe poussent incessamment vers ce
monde si longtemps fermé, si longtemps hostile, une
croisade infatigable ; et la civilisation chrétienne,
aidée de nouvelles forces, reprend aujourd'hui pour la
mener à terme, il faut l'espérer, cette oeuvre
de réaction contre la barbarie que nos pères
ont commencé d'accomplir.
Il y a quarante ans, le voyage d'Egypte était encore
un long et difficile voyage. Aujourd'hui, grâce
à la vapeur, l'Egypte n'est plus qu'à six jours
de la France ; le Caire n'est plus qu'à une semaine de
Paris. La route d'Alexandrie à Suez est la grande
route de l'Inde, et l'on y trouve presque autant d'Anglais
que de Douvres à Calais. Déjà un chemin
de fer relie la Méditerranée à la mer
Rouge, et bientôt, on est fondé à le
croire, un canal coupera l'isthme et ouvrira aux vaisseaux la
communication des deux mers. Le commerce de la moitié
du monde passera par là.
Mais il est temps d'aller visiter la vieille Egypte. Dans
cent ans, il est à croire qu'il n'en restera pas
grand'chose. Dans cent ans, elle sera devenue aussi banale
que le sont aujourd'hui la Suisse et l'Italie.
Déjà d'étranges contrastes y frappent
les regards : on y voit de toutes parts fumer les usines ;
les raffineries élèvent parmi les palmiers et
les minarets leurs noires et gigantesques cheminées ;
des bateaux à vapeur sillonnent le Nil, au grand
effroi des crocodiles sacrés. L'affluence des
touristes y augmente d'année en année ; les
Américains surtout, qui tous les étés
s'abattent dans l'ancien monde, y apportent en foule leur
opulence ennuyée et leur sans-façon
démocratique. Bientôt le vieux Nil, le fleuve
divin, ne sera plus qu'un fleuve profane, une grande voie
commerciale comme l'Escaut ou la Tamise. On le remontera, non
plus comme aujourd'hui en barque et à la voile, au
chant monotone des Arabes, mais comme on remonte le Rhin, sur
de rapides steamers, en troupeau de touristes, qui sait
même ?... peut-être en train de plaisir. Alors,
adieu l'originalité, adieu la poésie de ces
bords silencieux et mélancoliques. J'ai peur
même que ces ruines qui sont aujourd'hui la seule
gloire de l'Egypte ne disparaissent bientôt, ou sous
l'avidité industrielle qui en fait de la chaux et en
bâtit des usines, ou sous la curiosité
destructive des voyageurs qui en emportent chacun un morceau
: si bien que la civilisation ne leur aura pas
été moins funeste que la barbarie.
Il faut donc se hâter si l'on veut encore voir l'Egypte
telle que l'imagination l'a rêvée, telle que
l'histoire et la poésie nous l'ont peinte, belle de sa
solitude et de sa tristesse, endormie comme le sphinx au pied
de ses pyramides, majestueuse comme le désert,
mystérieuse comme son fleuve, et gardant, dans les
plaines muettes de Karnac et la vallée des Tombeaux,
les plus grandes ruines du monde et les plus étonnants
monuments des civilisations antiques.
Ce sont là, entre plusieurs autres, les raisons qui me
décidèrent, au commencement de l'hiver de 1857,
à faire une excursion au bord du Nil. Obligé
d'aller demander à un climat plus doux le
rétablissement d'une santé profondément
altérée, j'étais, je l'avoue,
attiré vers cette terre fameuse par la poésie
des souvenirs, par la grandeur des monuments, plus encore
peut-être que par la beauté tant vantée
de son ciel et l'éclat de son soleil sans
nuages.
Le 29 novembre, nous prenions passage à bord du Gange,
magnifique paquebot à hélice qui faisait route
directement de Marseille pour Alexandrie. Le temps
était superbe : il semblait que l'automne, si beau
dans le midi de la France, prolongeât plus que de
coutume ses tièdes journées, comme pour nous
faire regretter davantage la patrie. Un soleil
éclatant illuminait la mer, et égayait aux yeux
les rues si animées de Marseille, ses quais
encombrés de marchandises, ses ports qui regorgent de
vaisseaux.
La vue de Marseille donne l'idée d'une ville qui
grandit chaque jour. Nulle ville de France, sauf le Havre,
situé à l'autre extrémité de la
grande artère commerciale qui va de l'Océan
à la Méditerranée, n'a pris depuis vingt
ans un accroissement pareil. Après avoir amené
de vingt-cinq lieues une rivière tout entière
pour laver ses rues, Marseille élève une
cathédrale, construit des docks, creuse un nouveau
port qui sera à lui seul plus grand que les deux ports
anciens et contiendra quinze cents navires, rase une montagne
et sur son emplacement bâtit une ville nouvelle. Avant
un demi-siècle, Marseille sera la reine de la
Méditerranée. Trieste, qui un instant avait
semblé balancer sa fortune, est déjà
dépassée.
Nous partons à neuf heures du matin. Pendant quelque
temps encore on reste en vue des côtes âpres et
rocheuses de la Provence. Mais bientôt le cap
Saint-Tropez s'abaisse au loin, et la terre de France
s'efface dans la brume légère qui voile
l'horizon.
Les passagers sont nombreux à bord du Gange. Comme la
mer est calme et la température douce, tout le monde
se tient sur le pont : on s'observe, on cause, on fait
connaissance. Il y a beaucoup d'Anglais et
d'Américains : ils sont partout en majorité sur
les paquebots et sur les chemins de fer, et partout à
l'aise comme chez eux ; il y a des Russes et des Polonais,
les uns et les autres impatients de mettre à profit la
liberté que leur a rendue la paix ; des
négociants qui vont acheter les cotons ou les
blés de l'Egypte ; des officiers français au
service du vice-roi ; des consuls qui retournent à
leur poste ; des marchands grecs, syriens, turcs. Parmi ces
derniers sont deux étranges personnages qui attirent
tous les regards ; c'est un marchand indien et son domestique
: le maître, petit homme chétif, visage
bistré, barbe rare, traînant ses pas lents dans
une longue robe de cachemire bleu, les yeux obliques, la
bouche fine et demi souriante ; le valet aussi maigre, aussi
grêle que le maître, enveloppe d'un vieux
châle, la figure couleur de suie et criblée
comme une écumoire, la même expression douce et
indolente, le même regard indécis ; deux types
d'une race énervée, mais astucieuse et, on le
sait trop, quelquefois féroce.
Au nombre des passagers est un homme qui a occupé en
Egypte une haute position, et s'est fait en Europe une
certaine célébrité ; c'est Clot-Bey.
Favori de Méhémet-Ali, il est le premier
Européen qui ait reçu le titre de bey sans
avoir abjuré sa religion et sa nationalité. Le
docteur Clôt avait fondé au Caire, sous les
auspices du pacha, une école de médecine qui
prospéra quelque temps. Mais,
Méhémet-Ali mort, l'école de
médecine, comme toutes ses autres institutions, se
désorganisa sous le mauvais vouloir de son stupide
successeur, Abbas-Pacha. Ainsi que la plupart des
Européens employés par le
précédent gouvernement, Clot-Bey fut
renvoyé avec un cadeau.
Le pacha actuel a semblé d'abord disposé
à reprendre la politique de Méhémet-Ali.
Il a rappelé plusieurs de ses conseillers ; il a
rouvert les écoles, notamment l'école de
médecine. Mais tout cela paraît devoir se borner
à de belles paroles et de bonnes intentions : rien du
génie, rien de la volonté puissante du chef de
la dynastie n'a passé dans ses descendants.
Clot-Bey est un homme d'esprit, et d'un esprit très
fin et très délié. Avec quelque
réserve qu'il parle du gouvernement actuel de
l'Egypte, on devine qu'il ne partage aucune des illusions
qu'on se fait en Europe sur la prétendue
régénération de ce pays, et sur
l'aptitude des Turcs à s'initier à notre
civilisation. Il me paraît même que cet homme,
qui a passé sa vie en Orient, est très
sceptique sur ce point. Il ne croit ni à l'avenir de
la race qui gouverne l'Egypte, ni à son
éducation possible. Les Turcs, dans son opinion, sont
encore et seront toujours des barbares ; seulement ce sont
des barbares dégénérés,
énervés, qui ont perdu leur seule
qualité, le courage guerrier ; perfides, astucieux ;
non sans intelligence, mais d'une intelligence superficielle
; incapables d'instruction sérieuse et surtout de
progrès ; non moins incapables de reconnaissance et de
sentiments généreux.
Le 30, nous apercevons les côtes verdoyantes de la
Corse et ses montagnes aux lignes gracieuses, à demi
noyées dans la brume orangée du matin. Le
paquebot s'engage dans cette passe étroite qu'on
appelle les Bouches de Bonifaccio, détroit dangereux
et fécond en naufrages. Mais la mer est unie comme un
lac. A peu de distance, à gauche, nous distinguons
nettement la petite ville de Bonifaccio, placée comme
une aire d'aigle sur un rocher à pic, dans les flancs
duquel la mer a creusé de profondes cavernes. A droite
s'avance la pointe âpre et aride de la Sardaigne.
Devant nous, des îlots escarpés, des rochers
menaçants sont semés au travers des passes. Un
souvenir lugubre et récent attriste cette plage :
c'est là que s'est perdue la Sémillante, avec
sept cents soldats qu'elle portait en Crimée. Qui ne
se rappelle ce lamentable épisode d'une guerre
héroïque ? Partie à la hâte de
Toulon, sous des ordres impérieux et
précipités, quand son armement n'était
pas achevé et que le temps était
déjà menaçant, elle fut portée
vers ces parages redoutables par une tempête d'une
violence inouïe. On ne sait rien des accidents qui la
perdirent : pas un homme ne fut sauvé. Le gardien du
petit phare qui s'élève sur la pointe de
Sardaigne raconta seulement qu'au plus fort de la tourmente
il avait vu passer devant lui, comme un fantôme, un
bâtiment désemparé, qui semblait courir
vers la côte, emporté par l'ouragan. Trois jours
après, on retrouvait sur le sable le corps du
commandant, revêtu de son uniforme, plusieurs cadavres
et des débris. Un monument funèbre, que nous
avons salué en passant, a été
élevé sur un des îlots par les marins
français à la mémoire de leurs
camarades, morts aussi, on peut le dire, sur le champ de
bataille.
La Sicile est en vue le 1er décembre de bonne heure.
Au-dessus de la petite ville de Trapani s'élève
le sommet bleuâtre du mont Saint-Julien : c'est le mont
Eryx des anciens. Un temple, rival de celui de Paphos, y
avait été érigé en l'honneur de
Vénus Erycine. Mille prêtresses, dit-on,
étaient consacrées au service de la
déesse ; des essaims de colombes habitaient le sommet
de la montagne. Il ne reste rien de ce temple ; mais on dit
que les colombes aiment toujours ces lieux, et rappellent
encore le culte de la déesse qui y fut
adorée.
Bientôt la côte méridionale de la Sicile
se déploie à nos yeux. Nous rasons la terre
à une portée de canon ; et ces rivages, jadis
si célèbres et si fertiles, qui ont vu fleurir
tour à tour et disparaître plusieurs
civilisations, et où sont semées aujourd'hui
tant de ruines dignes de la Grèce, se déroulent
devant nous comme un splendide panorama. Que de souvenirs ils
éveillent ! Que de grands noms ont retenti, que de
grandes choses se sont accomplies sur ces bords ! Sur ce
petit coin de terre se sont rencontrées,
mêlées, combattues toutes les civilisations,
toutes les religions, toutes les puissances
commerçantes ou guerrières qui ont, depuis les
premiers temps historiques, marqué leur trace sur les
rives de la Méditerranée. Les Pélasges y
ont laissé leurs constructions cyclopéennes.
Les Phéniciens y ont eu des établissements.
Transplanté dans ces vallées fécondes,
le génie hellénique y brilla d'un éclat
presque aussi vif que dans la Grèce même. Rome
et Carthage se rencontrèrent là pour la
première fois, et s'y heurtèrent comme en champ
clos. Les Vandales et les Goths y ont passé comme un
torrent. Sur ses ruines fleurirent un instant la civilisation
et l'agriculture des Arabes. Chevaliers normands, barons
allemands, comtes d'Anjou, rois d'Aragon, l'ont tour à
tour possédée et perdue. Pays digne d'envie et
de pitié, comblé de tous les dons du ciel,
riche à la fois des productions des climats
tempérés et de celles d'une nature presque
africaine, et qui semble, éternel enjeu des ambitions
jalouses, ne devoir jamais s'appartenir à
lui-même, ni pouvoir jouir en paix des biens que la
Providence lui a prodigués.
Voici la plage, autrefois fertile, aujourd'hui
marécageuse et malsaine où fut
Sélinunte, Sélinunte aux bosquets de palmiers,
comme l'appelle Virgile, palmosa Selinus. Nous passons
presque au pied des collines où s'élevait la
riche Agrigente, rivale de Syracuse : avec une longue-vue, et
si la vapeur ne nous emportait si rapidement, on
distinguerait presque les restes du temple de Junon Lucine et
les cariatides du palais des Géants. Les montagnes
gracieuses qui s'abaissent par une pente douce vers la mer ou
se creusent en profondes vallées, sont encore en cette
saison couvertes d'une verdure aux tons chauds et
dorés. On voudrait s'arrêter un jour sous ce
ciel qui sourit au voyageur, sur ces rivages qui l'invitent,
et jeter au moins un regard à ces ruines
célèbres. Mais le vaisseau fuit : le cap
Passaro blanchit à l'horizon. Nous n'avons pas
même vu fumer l'Etna. Cette nuit, dit-on, nous serons
à Malte.
La soirée est si belle, l'air si calme et si
tiède, qu'après dîner nous restons sur le
pont, enveloppés dans nos manteaux, jusqu'à
onze heures du soir. Dieu veuille nous faire jusqu'à
Alexandrie une mer aussi clémente ! On signale les
feux de Malte à onze heures. Deux heures après,
nous sommes dans le port de la Quarantaine.
Tout le monde, le lendemain matin, est de bonno heure sur le
pont. C'est une grande joie de descendre à terre pour
quelques heures.
L'aspect de Malte est triste, malgré le splendide
soleil qui éclaire ses blancs rochers et ses blanches
maisons. Des fortifications formidables élèvent
au-dessus de nos têtes leurs batteries à double
et à triple étage ; tandis qu'en face et
à droite, sur les pentes abruptes qui dominent la mer,
s'étendent des jardins sans verdure, disposés
en escalier, et qui d'en bas n'offrent à l'oeil que
l'aspect aride des murs qui les soutiennent. C'est là
tout Malte : une citadelle et un rocher de craie
fertilisé par le travail. On dit que le sol de
l'île est d'une merveilleuse fécondité,
et que le blé y rend souvent jusqu'à soixante
fois la semence. Mais ce sol végétal, c'est
l'homme qui l'a fait, on peut le dire, en broyant avec la
bêche la roche friable qui est partout à fleur
de terre. On prétend même que plus d'un de ces
Maltais, à la fois cultivateurs et marins, est
allé chercher dans sa barque de la terre jusqu'en
Sicile. C'est de là, dit-on, qu'a été
apportée celle du jardin du gouverneur, qu'on va voir
comme une rareté à une lieue de la ville.
Une multitude de barques entourent notre paquebot, pour
conduire à terre les passagers. Les bateliers crient,
se provoquent, se querellent avec toute la vivacité
méridionale, dans ce dialecte à la fois rude et
sonore, qui est comme un mélange des idiomes de
l'Europe et de l'Afrique, guttural comme l'arabe, pittoresque
comme l'italien. La race des Maltais tient, aussi bien que
leur langue, de ce double caractère : bruyants comme
les Napolitains, ils sont énergiques comme les Arabes,
industrieux comme les Juifs. Sur tout le littoral de la
Méditerranée, et principalement dans le Levant,
cette active et entreprenante population est répandue.
On dirait que de son île, trop étroite pour la
contenir, elle déborde sur tous les rivages voisins.
Ils sont marchands, domestiques, drogmans, cuisiniers : tous
les métiers leur sont bons, et ils sont bons à
tous les métiers. Plus intelligents que scrupuleux,
superstitieux et rusés, voleurs, querelleurs et
loquaces, ils ont aisément l'injure à la bouche
et le couteau à la main.
Quoique neuve et bâtie régulièrement,
la Cité-Valette a une physionomie assez
originale. Ses grandes rues, tirées au cordeau et se
coupant à angle droit, descendent vers la mer par des
pentes rapides disposées souvent en escalier. On sait
qu'elle fut reconstruite par le grand maître qui lui a
donné son nom, après le siège fameux que
soutinrent, en 1565, sept cents chevaliers et huit mille
Maltais contre quarante mille Turcs. L'architecture des
maisons n'a rien de remarquable ; mais déjà les
terrasses remplacent les toitures, comme en Orient. Ce qui a
plus encore le caractère oriental, ce sont les balcons
fermés de vitres et de jalousies. Les femmes ont une
coiffure bizarre : par-dessus la tête elles jettent, en
manière de capuchon, une sorte de mantelet de soie
noire, appelé faldetta. Cet ajustement n'a par
lui-même rien d'élégant ; mais les
Maltaises le portent avec une désinvolture qui n'est
pas sans grâce, et, sous les plis de ce long voile,
leur physionomie piquante, leurs cheveux noirs et leurs yeux
vifs brillent de beaucoup d'éclat.
Bien que nous soyons en décembre, la chaleur est
forte. Il semble qu'on soit déjà sous le ciel
d'Afrique. Les officiers anglais se promènent en veste
blanche. Quel soleil doit se répercuter, au mois de
juin, sur les dalles de ces larges rues ! Les vieilles villes
du Midi et de l'Orient, bâties par les siècles,
n'ont pas cette régularité qui nous plaît
tant, à nous autres gens du Nord ; mais en revanche
elles sont merveilleusement appropriées au climat :
des rues étroites et tortueuses, de hautes maisons
empêchent le soleil de brûler la tête du
passant. On reconnaît tout de suite ici la ville
moderne et construite en un jour.
Il n'y a de monuments, à Malte, que le palais des
grands maîtres, qui n'offre rien de remarquable, et
l'église Saint-Jean, qui est une des plus curieuses du
monde. Comme architecture, comme détail, comme
ornementation, c'est tout le mauvais goût des
églises italiennes des trois derniers siècles.
Mais ce qui est vraiment magnifique, c'est le pavé de
l'église, formé tout entier des pierres
sépulcrales des chevaliers de l'ordre. On ne compte
pas moins de quatre cents tombes, rangées ainsi
côte à côte : chacune d'elles est
revêtue d'une mosaïque en pierres de couleur,
incrustée dans le marbre, et représentant les
armoiries, les emblèmes, les devises du défunt.
Ce dallage est d'une richesse et d'une beauté
extrêmes : Florence même n'a rien de plus
beau.
Il n'y a pas dans l'histoire moderne de plus
héroïques souvenirs que ceux de ces hospitaliers,
derniers soldats de la foi en Orient, défendant pied
à pied ses conquêtes pendant cinq
siècles, reculant lentement de Jérusalem
à Acre, d'Acre à Rhodes, de Rhodes à
Malte, et là, sentinelles perdues de la
chrétienté trop oublieuse, résistant
avec un invincible courage aux assauts redoublés du
Croissant. La France peut s'enorgueillir de compter pour
siens le tiers des noms inscrits sur les tombes de
Saint-Jean, et parmi ces noms sont ceux des grands
maîtres qui ont le plus illustré l'ordre et
soutenu ses plus rudes combats.
Si l'ordre de Malte, en cessant de combattre, avait
dégénéré, il est permis de
regretter du moins que son héritage ne soit pas
tombé dans des mains plus généreuses. On
sait que Malte fut occupée, en juin 1798, par le
général Bonaparte, lorsqu'il se rendait en
Egypte. Son audace, son ascendant déjà grand,
aidés de quelques intelligences pratiquées dans
la place, lui ouvrirent sans coup férir une citadelle
réputée imprenable ; ce qui fit dire au
spirituel Caffarelli : «Nous sommes bien heureux qu'il
y ait eu quelqu'un dans la place pour nous en ouvrir les
portes».
Reprise par les Anglais, en 1800, sur une garnison
réduite par famine, Malte devait être rendue par
eux, aux termes du traité d'Amiens, à l'ordre
de Saint-Jean de Jérusalem. Mais l'Angleterre, en
dépit du traité, garda un gage qu'elle jugeait
précieux.
Située à mi-chemin entre l'Europe d'un
côté, l'Asie et l'Afrique de l'autre, munie
d'admirables ports grands à pouvoir contenir deux ou
trois escadres, entourée de fortifications qui
défient toutes les attaques, Malte est à la
fois une station pour les bâtiments de commerce, un
entrepôt sur la route de l'Inde, un arsenal, un refuge
et un point d'appui pour les vaisseaux de guerre. On comprend
que l'Angleterre y tienne. Maîtresse des ports de la
Méditerranée par Gibraltar, elle la surveille
au centre, du haut de sa forteresse de Malte. Mais on ne peut
s'empêcher de sourire quand on lit sur la place
d'Armes, à Malte, cette pompeuse inscription où
s'étale tout l'orgueil anglais :
MAGNAE ET INVICTAE BRITANNIAE
MELITENSIUM AMOR ET EUROPAE VOX
HAS INSULAS CONFIRMANT.
A.D. 1814.
«A la grande et invincible Angleterre, l'amour des
Maltais et la voix de l'Europe ont confirmé la
possession de ces îles».
A quatre heures du soir, nous retournons à bord.
Nous avons pris de nombreux passagers, venus à Malte
par les paquebots de la ligne d'Italie. On part : la mer est
un peu houleuse. Nous entrons dans la région des
grands vents ; plus d'îles et de côtes voisines
pour nous abriter. Le Gange, contrarié dans sa marche,
roule davantage sous l'impulsion de sa puissante
hélice. Le pont devient désert. Au dîner,
les convives sont moins nombreux : beaucoup se sont assis
à table qui ne vont pas jusqu'au dessert, et la
plupart de ceux qui se couchent ce soir ne se
relèveront qu'à Alexandrie.
Le second jour, nous longeons à une assez petite
distance la côte d'Afrique : c'est le désert
dans ce qu'il y a de plus aride et de plus affreux. Nulle
trace de végétation, nul vestige d'habitations
humaines, sauf une petite crique, où l'on distingue
quelque chose qui paraît être un village, nid de
pêcheurs ou de pirates.
Le samedi soir, on signale le feu d'Alexandrie. Nous sommes
devant le port vers le milieu de la nuit ; mais nous
n'entrerons que demain. Les passes sont, dit-on,
étroites et dangereuses : il faut attendre le pilote,
qui ne viendra qu'au jour. Nous restons au large, rudement
bercés par la lame, qui ne s'est pas amollie depuis
Malte.