Chapitre 2 - Alexandrie, la colonne de Pompée,
les aiguilles de Cléopâtre, le canal Mahmoudieh

Une plage nue et désolée, qui s'élève à peine au-dessus du niveau de la mer, s'étend à l'ouest d'Alexandrie : c'est le désert Libyque, qui pousse jusqu'aux portes de la ville sa morne stérilité. Sur les dunes ondulées on voit s'aligner une file de moulins à vent, rangés en bataille au bord de la mer ; plus à gauche, au-dessus de grandes constructions basses et uniformes, se dresse, comme une ligne noire dans le ciel, la colonne de Pompée, qui sert de point de reconnaissance aux navigateurs ; enfin la ville, avec les mâts des vaisseaux qui remplissent son port, avec ses minarets, ses forts, ses arsenaux, et le palais du vice-roi sur la presqu'île de l'Est, semble sortir des flots, basse, plate et grise comme la côte aride où elle s'étend.

Nous arrivons dans ce pays du soleil sous une triste impression. Le ciel est chargé de gros nuages, que charrie un vent d'ouest violent ; la pluie tombe par averses. On nous dit qu'en cette saison, et particulièrement cette année, il pleut souvent à Alexandrie. C'est jouer de malheur. Espérons qu'au Caire nous trouverons le soleil.

Le port est rempli de bâtiments de commerce, à voile et à vapeur, anglais la plupart. A l'entrée, une frégate anglaise est à l'ancre. Dans le port militaire qui est à gauche, devant le palais du pacha, plusieurs grands bâtiments de guerre appartenant à la marine égyptienne sont en réparation. Ce sont quelques-uns des vaisseaux de cent et de cent vingt canons que des ingénieurs français ont construits pour Méhémet-Ali : déjà à demi-ruinées, ces énormes machines de guerre pourrissent aujourd'hui sur les cales où on fait semblant de les réparer ; symboles éloquents de la décadence de cette monarchie, qu'a élevée le génie d'un homme et qui ne paraît pas destinée à lui survivre longtemps.

A peine avons-nous jeté l'ancre, que le pont est envahi par une nuée d'Arabes, criant, gesticulant, s'offrant aux voyageurs, se disputant leurs personnes et leurs bagages. Ce n'est pas chose aisée de se tirer d'affaire au milieu de cette cohue et de ces vociférations, vraie Babel où se mêlent toutes les langues de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. On parle de la turbulence des facchini de Naples et de Livourne : ils sont calmes et discrets auprès des bateliers et portefaix arabes. Enfin nous parvenons à nous faire déposer, nous et nos malles, dans une barque que deux vigoureux rameurs ont bientôt poussée au quai.

Là nous attend la douane. Au-devant d'une sorte de magasin ou de hangar, sur le bord de la rue encombrée de ballots, de charrettes, d'ânes, de chameaux, de chiens et de mendiants, on dépose nos bagages ; la pluie tombe : nous piétinons dans une boue liquide et blanchâtre. Les cris, l'agitation, la confusion redoublent. Il faut se faire à cela en Orient : beaucoup de bruit pour peu de besogne ; c'est ce que nous rencontrerons partout. Soyons justes cependant pour les douaniers de Son Altesse : ils entendent raison. Nous fîmes mine d'ouvrir nos malles, et moyennant quelques piastres on nous laissa passer. Qui donc disait les Turcs étrangers à toute civilisation ?

On entre dans la ville par de grandes et larges rues. Ce quartier est neuf. Sauf quelques petites boutiques turques, les maisons ont presque l'apparence européenne. Une boue horrible forme çà et là des mares profondes, où pataugent les bêtes de somme et leurs conducteurs à demi nus. Les rues d'Alexandrie ne sont pas pavées, et leur sol crayeux se détrempe aisément. Tout dans ce pays est fait au point de vue du soleil ; la pluie n'entre jamais dans les calculs de personne : tant pis s'il pleut !

Notre hôtel est situé sur la place des consuls. Cette place est un vaste carré long, d'un aspect assez maussade. Pas un arbre n'en égaie la froide régularité : au milieu, on a planté une façon d'obélisque tout neuf, haut de quelques mètres, et qui, dans ce pays des obélisques géants, a l'air tout honteux de la triste figure qu'il fait là. L'été, cette place doit être un désert torride : en ce temps-ci, c'est un marais, bordé de quelques trottoirs et traversé par quelques sentiers.

Tout alentour sont de grands bâtiments, couverts en terrasses, d'une assez laide architecture, avec force ornements de mauvais goût, et peints en rose ou en jaune, à la mode italienne. Tout cela date de Méhémet-Ali. Des magasins européens occupent presque partout les rez-de-chaussée. Nous sommes dans le quartier franc, et là domine tout à fait l'habit européen.

La population d'Alexandrie est, au surplus, européenne pour un tiers au moins. Quoiqu'elle appartienne géographiquement à l'Egypte, Alexandrie est une ville qui n'est, à vrai dire, ni égyptienne, ni turque, ni arabe: c'est une ville franque, c'est-à-dire quelque chose comme un grand caravansérail où se rencontrent les marchands de toutes les nations. On y parle toutes les langues, on y voit tous les costumes, on y trouve toutes les races de l'Orient et de l'Occident : Persans, Indiens, Arméniens, Grecs et Juifs, Nubiens et Bédouins du désert, marchands de Tunis et d'Alger, d'Alep et de Damas, du Soudan et du Darfour, c'est un assemblage de tous les types et de toutes les couleurs de la ûgure humaine. Et c'est cette variété même, ce mélange, ce pêle-mêle qui forme véritablement le caractère d'Alexandrie, si c'est un caractère de n'en avoir point.

A peine installé à mon hôtel, impatient de sortir enfin de l'Europe, où il me semble que je suis toujours quand je regarde de ma fenêtre cette grande place des Consuls et ses maisons alignées comme des casernes, je vais courir la ville : j'ai hâte de découvrir dans ses quartiers retirés quelque chose de cette physionomie orientale que je cherche et n'ai pas encore rencontrée. A la porte de l'hôtel je suis assailli par une bande d'âniers qui m'offrent leurs services. Il y a des fiacres et des voitures de toute sorte à Alexandrie, et qui stationnent sur la place même : nouvelle ressemblance avec nos villes d'Occident. Mais les ânes sont la monture la plus habituelle et la plus commode pour parcourir les rues de la ville. Européens et Egyptiens, riches et pauvres, tout le monde s'en sert. Pour nous, Français, qui avons pour ce modeste animal un dédain très aristocratique et très injuste, une promenade à âne a toujours quelque chose de ridicule. Un voyage d'Egypte corrige bien vite de ces sottes préventions. Je déclare, quant à moi, que j'en suis revenu plein d'estime pour les ânes d'Orient. Il est vrai que je les crois d'une race supérieure à celle de notre pays.

Ce premier jour, toutefois, il faut que je le confesse, soit préjugé, soit besoin d'user un peu de mes jambes après une traversée d'une semaine, j'ai préféré m'enfoncer à pied dans les rues d'Alexandrie. Elles sont presque toutes modernes. Le quartier arabe a cependant sa physionomie à part. De petites boutiques à la mode turque, élevées de deux pieds environ au-dessus du sol, bordent les rues ; le marchand est assis sur le bord, les jambes croisées : dans ces boutiques et au-devant sont des monceaux de fruits et de légumes, pastèques, dates, bananes, grenades. Dans la rue une population d'aspect assez misérable : les hommes à demi vêtus d'une sorte de blouse en cotonnade, les femmes enveloppées de la tête aux pieds dans une longue robe bleue, la plupart voilées et ne laissant apercevoir que les yeux ; les enfants complètement nus et courant dans la boue parmi les chiens et les ânes ; au milieu de tout cela, de grands chameaux s'avançant d'un pas grave et promenant sur la foule leur regard doux et mélancolique. J'avais déjà là un coin de l'Orient, une échappée sur un monde tout nouveau.

Notre première visite, le lendemain, fut pour la colonne de Pompée. On sort de la ville par de grandes rues presque désertes ; de chaque côté sont de vastes jardins plantés de palmiers ; au-dessus des murs flottent les larges feuilles des bananiers, et des nopals gigantesques dressent leurs tiges bizarres et contournées. Quand on a franchi les fortifications par la porte du sud, à un quart de lieue environ de la ville, au bord d'une longue avenue d'acacias, on voit s'élever sur un monticule ce singulier monument. C'est un monolithe de granit rose, aujourd'hui bruni par le temps, ou plutôt par les brumes de la mer et les pluies d'un climat humide.

La colonne a trente-deux mètres de hauteur, y compris le chapiteau, et trois de diamètre. Elle repose sur un piédestal à demi sapé et qui menace ruine. On croit qu'elle était autrefois surmontée d'une statue colossale. Des Anglais, dit-on, se sont fait hisser sur la plate-forme du large chapiteau, à l'aide de cordes qu'un cerf-volant y avait accrochées, et ils ont eu la gloire d'y déjeuner.

On sait que c'est très improprement que la tradition a donné le nom de Pompée à ce monument, où Pompée n'est pour rien. Bien qu'il soit grec par le style, il remonte jusqu'aux Pharaons, dont quelques-uns employèrent des artistes grecs. Une inscription lue sur le piédestal apprend que cette colonne, distraite de sa première destination qu'on ignore, fut érigée à cette place, en l'honneur de l'empereur Dioclétien, par Pomponius ou Pompéianus, gouverneur de l'Egypte.

C'est près de là, devant cette porte, que Kléber, marchant à l'assaut de la ville, le 2 juillet 1798, fut frappé au front d'une balle qui le renversa. Au pied de la colonne furent ensevelis ceux de nos soldats qui avaient succombé dans l'attaque.

La place où s'élève maintenant la colonne de Pompée était autrefois comprise dans l'enceinte d'Alexandrie. L'éminence qui la porte était vraisemblablement l'acropole. On croit que le fameux temple de Sérapis était situé non loin de là ; tout alentour se développait la vieille Alexandrie. Un déplacement insensible et très singulier a, dans le cours des siècles, porté la ville nouvelle à une assez grande distance au nord-est : celle-ci est bâtie, en effet, sur la chaussée qui unissait jadis le continent à l'île de Pharos, chaussée peu à peu élargie par l'accumulation des ruines et les atterrissements de la mer. Aujourd'hui, à la place que couvrait la vieille ville, il n'y a que des monceaux de débris et de sables arides ; près de là est un cimetière arabe, triste et nu, avec ses tombes blanches, couronnées de petites colonnes tronquées.

Pour aller de la colonne de Pompée aux Aiguilles de Cléopâtre, on suit les bords du canal Mahmoudieh. C'est une charmante promenade, où, dans la belle saison, les habitants d'Alexandrie viennent, le soir, goûter le frais, soit à cheval, soit en voiture. Elle est bordée de maisons, de villas, quelques-unes riches et élégantes, plusieurs d'un goût douteux, toutes d'un aspect gai et pittoresque, et entourées de beaux jardins. Au moment où nous parcourions cette promenade, le sol en était délayé parles pluies ; mais les jardins étaient brillants de verdure, les rosiers couverts de fleurs, et les murs disparaissaient sous la parure odorante des géraniums et des clématites.

Les deux obélisques qui portent le nom d'Aiguilles de Cléopâtre sont à l'est de la ville, au bord de la mer. L'un d'eux est couché à terre en trois morceaux. L'autre est debout, à peu près intact ; seulement sa base est enfouie dans le sable. On croit qu'ils étaient autrefois à Héliopolis, d'où Cléopâtre les fit transporter à Alexandrie pour décorer l'entrée du Caesaréum, ou temple de César.

L'obélisque qui est debout appartient à l'Angleterre, à qui Méhémet-Ali en a fait cadeau. Mais les hiéroglyphes en sont si détériorés, que les Anglais ne l'ont pas jugé digne d'être emporté. Comme la colonne, il se noircit et se dégrade à l'air humide et salin de la mer.

On ne saurait, si peu érudit qu'on soit, parcourir Alexandrie sans que les prodigieuses vicissitudes de son histoire se représentent presque involontairement à l'esprit. Il est peu de villes dans le monde qui aient éprouvé de plus étranges retours de fortune, et d'une plus haute prospérité soient tombées à un plus extrême degré d'abaissement. Elle a été mêlée aux plus grands événements, aux plus éclatantes révolutions politiques et religieuses des temps anciens et modernes. Un mot suffit à en donner idée : les trois hommes qui ont imprimé sur la face du monde la trace la plus profonde, Alexandre, César et Napoléon, ont écrit leurs noms dans ses annales.

Le conquérant macédonien la fonda pour remplacer Tyr, la reine des mers, qu'il venait de détruire : comme les véritables grands hommes, Alexandre avait la puissance qui crée non moins que la puissance qui détruit. La situation de la ville nouvelle était admirablement choisie. Placée aux bouches du Nil, aux confins de l'Asie et de l'Afrique, touchant à l'Europe par la Méditerranée, à l'Inde par la mer Rouge, elle était le point central du vieux monde, et naturellement appelée à devenir le lien de ses relations commerciales, le rendez-vous commun et le champ de bataille de toutes les idées, de toutes les sciences et de toutes les religions : merveilleuse divination du génie, qui faisait dire à Napoléon que le vainqueur d'Arbelles fut plus grand par cette seule création que par toutes ses victoires.

Sous les Ptolémées, Alexandrie parvint à un degré de richesse et de splendeur qui en faisait la première ville du monde après Home. Un canal la reliait par le lac Maréotis au Nil, et lui apportait les eaux douces du fleuve. Sur l'île de Pharos, en face d'elle, s'élevait cette tour de marbre, surmontée d'un fanal, qui passait pour une des merveilles du monde, et qui a légué son nom à tous les autres phares. Ses palais, son musée, vaste collège de savants ; sa bibliothèque, où se voyaient réunis tous les trésors de l'antiquité, couvraient un espace immense, bien plus étendu que celui qu'occupe la ville actuelle. Elle comptait cinq à six cent mille habitants. Héritière du génie de la Grèce, elle était alors la capitale intellectuelle du monde : c'est là que brillèrent Euclide, le grand géomètre ; Théocrite, le poète de l'idylle ; Manéthon, l'historien, et plus tard Aristarque, Lucien, Athénée, Philon.

De la domination romaine date le commencement de sa décadence. A plusieurs reprises, des insurrections attirent sur elle la colère de ses maîtres. César, assiégé dans le quartier royal, allume en se défendant l'incendie qui dévore la fameuse bibliothèque des Lagides ; Caracalla et Dioclétien éteignent dans le sang son esprit d'agitation et de révolte. Mais longtemps encore Alexandrie tient une grande place dans l'histoire. La vieille civilisation égyptienne, s'y rencontrant avec la civilisation grecque, fait encore d'elle un des foyers les plus actifs de l'esprit humain et le dernier boulevard du paganisme. Les dieux de la Grèce et de Rome y ont des autels à côté des dieux de Thèbes et de Memphis. La philosophie y fleurit comme en son arrière-saison ; et l'école d'Alexandrie, fille dégénérée mais ingénieuse de Platon, essaie, dans un puissant et stérile effort, de fondre ensemble la science grecque et la tradition orientale.

«Alexandrie, dit un écrivain célèbre qui a peint en traits éloquents cette époque de décadence et de rénovation, Alexandrie, ville de commerce, de science et de plaisirs, fréquentée par tous les navigateurs de l'Europe et de l'Asie, avec ses monuments, sa vaste bibliothèque, ses écoles, semblait l'Athènes de l'Orient ; plus riche, plus peuplée, plus féconde en vaines disputes que la véritable Athènes, mais n'ayant pas cette sagesse d'imagination et ce goût vrai dans les arts. Alexandrie était plutôt la Babel de l'érudition profane. Là se formait cette philosophie orientale, suspendue entre une métaphysique, tout idéale et une théurgie délirante ; remontant par quelques traditions antiques à la pureté du culte primordial, à l'unité de l'essence divine ; s'égarant par un nouveau polythéisme dans ces régions peuplées de génies subalternes que la magie mettait en commerce avec les mortels» (Villemain, Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle).

Mais déjà le christianisme a ouvert, en face du musée, ses écoles où brillent Clément d'Alexandrie et Origène. Saint Athanase, saint Cyrille déploient leur éloquence et leur dialectique contre les hérésies qui se multiplient de toutes parts. Des émeutes ensanglantent les rues : la belle et savante Hypatie est mise en pièces par une populace furieuse, et dans le pillage des temples païens s'accomplit la destruction de la seconde bibliothèque.

La conquête arabe porta sans doute à Alexandrie un coup funeste. Mais déjà, on vient de le voir, ses bibliothèques avaient été deux fois détruites, quand Omar fit (selon une tradition qui a été révoquée en doute) jeter au feu la troisième, dont l'importance au moins devait être réduite à peu de chose. Peu d'années auparavant, les Perses l'avaient aussi prise et ravagée.

Négligée pour le Caire, Alexandrie ne dut de garder un reste de vie qu'à sa merveilleuse situation. Mais bientôt, avec les Turcs, la barbarie l'envahit définitivement ; et la découverte du cap de Bonne-Espérance, en détournant d'elle le courant du commerce, la frappa d'une complète décadence. Depuis cette époque jusqu'à nos jours, Alexandrie ne s'était pas relevée de sa chute ; sous l'anarchie des mameluks, sa ruine et sa dépopulation avaient même fait des progrès tels, qu'à la fin du siècle dernier elle ne comptait plus que six mille habitants.

C'est à Méhémet-Ali qu'elle a dû sa résurrection. Le canal, creusé par les Ptolémées pour la mettre en communication avec le Nil, s'était peu à peu obstrué, à ce point qu'à l'époque de l'expédition française il n'était plus navigable que pendant un mois de l'année ; les produits de l'intérieur, pour arriver jusqu'à Alexandrie, port principal de l'Egypte, n'avaient que la voie coûteuse et lente des transports à dos de chameau. Bonaparte conçut la pensée de réparer le canal : il fit même faire à ce sujet des études préparatoires et des devis. Mais le temps lui manqua pour ce projet, que le pacha eut la gloire d'exécuter.

Le canal a vingt lieues d'étendue. Moins de trois années suffirent pour le creuser. Mais, si cette restauration de l'oeuvre des Ptolémées a été un bienfait pour le pays, ce bienfait a été obtenu, il faut le dire, au prix d'une dépense odieuse de la vie humaine. Plus de trois cent mille fellahs furent employés aux travaux. C'est au moyen de la presse (procédé ingénieux emprunté par le pacha à la marine anglaise) qu'on rassemblait ces malheureux, hommes, femmes, enfants et vieillards. Amenés sous le bâton aux bords du canal, on ne s'occupait d'eux que pour l'accomplissement de la corvée. D'outils ou de machines, on ne leur en fournissait presque d'aucune sorte : sauf quelques pioches pour fouiller la terre, c'est avec les mains seules et de mauvais paniers en feuilles de palmier que les Egyptiens aujourd'hui encore, comme du temps d'Hérodote, font les travaux de terrassement et de curage. Nulle précaution n'avait été prise, nul approvisionnement fait. Non seulement les vivres, mais l'eau manqua souvent à ces multitudes attelées, comme un vil bétail, à un labeur écrasant sous un ciel de feu. La fatigue, les privations, les mauvais traitements, joints aux influences ordinaires des grands mouvements de terre, engendrèrent des maladies épidémiques. Trente mille de ces malheureux, quelques-uns disent davantage, restèrent ensevelis sous le chemin de halage qui borde le canal.

Il est vrai que le pacha allouait aux ouvriers un minime salaire. Seulement, au lieu de le donner en argent ou en nature, on en fît déduction sur les contributions qu'ils avaient à payer. Et comme un arriéré énorme d'impôts pesait toujours sur les villages, à raison de la solidarité de tous les imposables, entre eux, l'opération était tout bénéfice pour le pacha et ne rapportait pas un para aux pauvres travailleurs. Voilà comme se font en Orient, quand elles se font, même les meilleures choses.

Quoi qu'il en soit, grâce à cette oeuvre vraiment grande, Alexandrie, déjà relevée en partie par les Français, qui avaient creusé son port, rétabli ses fortifications, redressé ses rues, a vu renaître peu à peu sa prospérité passée. Aujourd'hui sa population approche de cent mille habitants. Son commerce, qui a plus que doublé depuis quinze ans, c'est-à-dire depuis l'abolition du monopole organisé par Méhémet-Ali, prend tous les jours plus d'extension et d'activité. Si, comme il y a lieu de l'espérer, cette magnifique entreprise du percement de l'isthme de Suez aboutit, Alexandrie sans doute pourra perdre quelque chose du mouvement commercial qui se fait aujourd'hui par son intermédiaire ; mais cet événement sera loin d'avoir pour elle les conséquences qu'eut, il y a trois siècles, la découverte de la route du Cap. C'est cette dernière route qui verra se détourner vers Suez le courant des marchandises lourdes et encombrantes. Les voyageurs et les marchandises légères viendront toujours prendre à Alexandrie la voie plus rapide du chemin de fer. Et enfin, grâce au canal, grâce à son port, Alexandrie sera toujours la clef du Nil, le marché et l'entrepôt des richesses de l'Egypte. C'est le commerce de l'Egypte seule qui a fait depuis trente ans sa prospérité : et ce commerce suffît pour assurer ses progrès dans l'avenir.


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