Chapitre 10 - Thèbes (suite) - Les hypogées
Les tombeaux des rois - Karnac au clair de lune

Les journées du 28 et du 29 décembre ont été employées à visiter les hypogées, ou tombeaux souterrains, qui sont sur la rive gauche.

Ils se divisent en deux groupes. Le premier comprend les tombeaux de la caste militaire et de la caste sacerdotale ; ceux-là sont situés sur le flanc oriental de la chaîne Libyque, faisant face au fleuve ; et d'ici nous voyons la roche blanche trouée d'ouvertures oblongues qui, rangées à la file et à divers étages, simulent assez bien des embrasures de fortifications. Le second groupe et le plus important comprend les tombeaux des rois. Ils sont situés au fond d'une vallée qui s'ouvre derrière Gournah ; c'est la vallée de Biban-el-Molouk.

Quand on a traversé la plaine et atteint le pied des montagnes, on commence à gravir, par un sentier étroit et pierreux, des pentes inégales et profondément bouleversées. Ce lieu désolé s'appelle en arabe El-Assassif : c'est apparemment le nom du petit village formé par quelques familles logées dans ces décombres. Pas un buisson n'ombrage ce sol déchiré et brûlé. Çà et là apparaissent quelques vestiges de constructions, des restes de murs d'enceinte, et des portes qui conduisaient aux tombeaux par une sorte d'avenue. La montagne semble avoir été fouillée jusqu'aux entrailles : ses débris entassés forment comme des collines qui hérissent la pente.

La plupart des tombeaux sont creusés dans la paroi verticale du rocher : il y en a quelques-uns cependant qui s'ouvrent au fond de vastes excavations, où il faut descendre comme dans une carrière. Presque toutes ces tombes sont habitées. De misérables familles de fellahs sont venues chercher, dans ces demeures des morts, un abri qui a pour elles l'avantage d'être chaud l'hiver et frais l'été. Mais il en résulte que ces curieux monuments sont tout encombrés et obstrués d'ustensiles de ménage, d'outils d'agriculture, de tiges de dourah ou de maïs. On passe, pour y pénétrer, au travers des poules, des porcs et des enfants qui se roulent pêle-mêle dans la poussière. Ce qu'il y a de pis, c'est que quelquefois les fellahs y font du feu, et que la fumée, en maint endroit, a tellement noirci les murailles, que les peintures qui les couvrent ont à peu près disparu.

Nous avons visité quelques-uns seulement de ces innombrables sépulcres. Ce sont tantôt de longues galeries formant la croix, tantôt une suite de salles carrées réunies par de larges corridors. Tout cela est creusé dans une roche calcaire, médiocrement dure, très blanche et d'un grain assez fin. Les parois et quelquefois les plafonds sont couverts de sculptures peintes, d'un travail plus ou moins délicat, suivant l'importance et la richesse du personnage qui devait habiter la tombe.

Un de ces sépulcres est remarquable entre tous par son prodigieux développement : c'est celui d'un prêtre qui portait le nom de Pétemenof. L'étendue occupée par la demeure funèbre de ce prêtre est évaluée par Wilkinson à plus de vingt mille pieds carrés. C'est sans nul doute la plus vaste tombe que se soit faite la vanité d'un simple particulier. Dix ou douze salles se succèdent, reliées par des galeries, sur une longueur de six à sept cents pieds. Les sculptures et les hiéroglyphes qui ornent les murs sont d'une rare perfection ; mais il faut braver pour les admirer jusqu'au bout des milliers de chauves-souris qu'éveille la clarté des torches, et, ce qui est pire, l'odeur douceâtre et nauséabonde que répandent ces animaux dans les lieux qu'ils habitent.

A côté de ces tombes où l'orgueil posthume d'un homme s'étalait si à l'aise, il y avait des tombeaux communs où se rangeaient côte à côte un grand nombre de momies. Toutes ces momies ont été enlevées, ou brisées et mises en pièces par les chercheurs de trésors et d'amulettes. Le sol de ces sépulcres est jonché de leurs débris et pavé de leurs ossements ; on heurte à chaque pas des crânes, des tibias, des mains noircies et encore enserrées de leurs bandelettes.

Il y a peu d'années, on a découvert un tombeau qui pour l'étendue ne saurait être comparé à celui du riche et puissant Pétemenof. mais qui l'emporte sur tous ceux que l'on connaissait parla finesse des sculptures, et surtout par l'intérêt historique des scènes qu'elles reproduisent. Les sculptures de cette tombe offrent, en effet, avec plus de détail que partout ailleurs, la représentation de nombreuses scènes de la vie privée, de l'agriculture et de l'industrie des anciens Egyptiens. Ici l'on voit le maître, reeonnaissable au long bâton qu'il tient à la main (le bâton, dans les bas-reliefs et dans la langue hiéroglyphique, est le symbole de l'autorité), entouré et servi par de nombreux serviteurs. Là ses fermiers lui amènent les bestiaux élevés sur ses terres, et lui offrent des dattes, des figues, des ananas. Ailleurs il préside aux diverses opérations du jardinage ou de l'agriculture. Le labourage, les semailles, la moisson, la vendange, l'arrosage des terres, tout est minutieusement retracé : et ce qui frappe d'étonnement, c'est de voir qu'à l'époque où remontent ces sculptures, il y a trois mille ans, la civilisation était en Egypte ce qu'elle est aujourd'hui ; il y a trois mille ans, les Egyptiens se servaient de la même charrue que nous avons vue ce matin conduite par un fellah ; leur costume était ce qu'il est aujourd'hui ; comme aujourd'hui, ils élevaient l'eau du Nil avec cette bascule qu'on appelle une chadouf ; comme aujourd'hui, je remarque que les femmes du peuple portaient leurs petits enfants à califourchon sur l'épaule.

Les arts, les métiers sont représentés, comme l'agriculture, dans une suite de tableaux du plus haut intérêt. Toute la vie, toute l'industrie de l'ancienne Egypte est là : on y a figuré des meubles de toute espèce, le plus souvent d'une exquise élégance, des vases du galbe le plus beau, des instruments de musique, harpes, flûtes et sistes ; on y a représenté des festins et des divertissements, la musique et la danse, la chasse et la pêche, jusqu'à la gymnastique et aux jeux d'échecs.

Dans quelques-uns de ces hypogées, on a trouvé les sculptures primitives recouvertes d'une couche de plâtre, sur laquelle étaient peintes grossièrement des images chrétiennes. Ces peintures modernes ont été tracées sans doute par la pieuse main des anachorètes qui, aux premiers siècles de l'Eglise, venaient chercher dans ces déserts et jusque dans ces caveaux funèbres l'oubli du monde, la paix des passions et les contemplations de l'éternité.

Nous avions passé de longues heures à examiner ces curieuses peintures. L'air était étouffant. Le soleil tombait d'aplomb au fond de ces excavations. Pas un souffle de vent ne s'y faisait sentir ; et à la chaleur qui régnait dans ces gorges sablonneuses on se serait figuré être au mois de juin. Nous n'avions pas voulu croire Agostino, qui nous avait conseillé de nous défier du soleil de Thèbes, et de couvrir nos chapeaux de mouchoirs blancs : nous comprîmes alors la sagesse de ses avis. L'un de nous, grâce à son léger chapeau de paille, faillit attraper ce jour-là un coup de soleil, et rentra à la cange pris d'une violente migraine.

Les Européens s'étonnent toujours, quand ils arrivent en Orient, de la coiffure qu'y portent les hommes. Le turban leur paraît ce qu'il y a au monde de plus mal approprié au climat : il est lourd et chaud, et il n'a pas de visière pour protéger les yeux ; - double contre-sens, à ce qu'il semble. Mais comment croire qu'un tel usage n'ait pas sa raison d'être et sa convenance ? Un peu de réflexion et surtout d'expérience les fait bien vite apercevoir. Ce n'est pas contre la chaleur, c'est contre l'action directe des rayons du soleil qu'il importe de se défendre en Orient. La chaleur, même extrême, n'est qu'une gêne ; le soleil frappe et tue. Un homme est comme foudroyé et meurt en quelques heures, pour s'être exposé sans précaution au soleil d'été, même du printemps. Voilà pourquoi, par-dessus une calotte de toile blanche, les Orientaux mettent l'épais tarbouche de laine rouge, et par-dessus le tarbouche enroulent les replis nombreux du turban. Quant à l'absence de visière, c'est affaire d'habitude et rien de plus. Il n'en résulte aucun inconvénient, et beaucoup d'Européens s'y accoutument même assez vite.

29 décembre.

La journée d'hier a été fatigante. Pourtant il nous faut aujourd'hui partir de bonne heure ; il y a une heure et demie de marche d'ici aux Tombeaux des Rois.

On passe par Gournah. Bientôt après, on entre dans la vallée de Biban-el-Molouk : mot dérivé de l'arabe qui signifie Portes des Rois, mais qui paraît une traduction altérée de l'ancien mot égyptien Biban-Ouroou, Hypogées des Rois.

La vallée, large d'abord, se rétrécit promptement et ne forme plus qu'une gorge sinueuse entre deux chaînes de montagnes escarpées. Dès qu'on a dépassé Gournah, toute végétation cesse : le désert commence, un désert de sable et de pierres, le plus nu, le plus affreux qui se puisse voir. Pas un arbuste, pas un brin d'herbe, pas un lichen n'a germé, sur cette terre qu'on dirait maudite. Il semble que le feu du ciel ait passé sur elle et l'ait calcinée jusqu'aux os. Le sol est couleur d'ocre ; les pierres, jaunes et d'un éclat métallique, sont noircies en dessus comme par la flamme d'un incendie. Nul animal, nul oiseau ne se montre dans cette désolation. Toute vie est absente ; un silence de mort règne dans cette funèbre solitude. Le lieu était bien choisi pour y dormir en paix le sommeil de la tombe.

En suivant le sentier qui serpente au pied de la montagne, je remarquais, non sans étonnement, que le fond de la vallée avait l'air d'avoir été raviné par les eaux : on eût dit du lit de quelque torrent desséché, où le sable s'est accumulé par places. Ce sont apparemment les vents violents qui soufflent parfois dans ces gorges qui ont soulevé et en quelque sorte charrié ce sable comme auraient fait des eaux torrentueuses.

Tout au fond de cette gorge sauvage, les Pharaons thébains de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie ont creusé, dans l'épaisseur de la roche, les tombeaux destinés à recevoir leurs dépouilles ; tombeaux plus durables encore, ce semble, que les pyramides elles-mêmes, et qui, cachés dans les flancs de ces montagnes où pas une goutte d'eau ne tombe, où ne filtre pas une source, devaient paraître à la fois inviolables et indestructibles. Et pourtant, pas plus que les constructeurs des pyramides, les Pharaons de Thèbes n'ont, suivant le mot sublime de Bossuet, joui de leurs sépulcres. Quand les Romains arrivèrent dans la Thébaïde, les tombes royales avaient été ouvertes et violées par les Perses de Cambyse.

Depuis lors, ainsi que l'attestent d'innombrables inscriptions, laissées par les visiteurs, en grec, en latin ou en copte, ces Syringes (comme les appelaient les Grecs) ont été pendant plusieurs siècles l'objet de la curiosité des voyageurs. Plus tard, enfouies sans doute sous les éboulements de la montagne, elles cessèrent d'être visitées et même connues. Belzoni, ce singulier et intrépide voyageur, qui fut successivement abbé, comédien, antiquaire, et qui le premier pénétra dans l'intérieur de la pyramide de Chéfren, fut aussi le premier à attirer l'attention de l'Europe savante sur ces curieux tombeaux, en découvrant le plus beau de tous, celui du père de Rhamsès le Grand, de Séthos Ier, qui a élevé la grande salle hypostyle de Karnac.

Vingt et un de ces tombeaux ont été retrouvés. Strabon dit que de son temps on en connaissait quarante : bien des découvertes restent donc encore à faire. L'avidité des chercheurs de trésors y aidera au moins autant que l'amour de la science.

Aucun ordre n'a déterminé l'emplacement des tombeaux. Chaque Pharaon, en montant sur le trône, choisissait le lieu où son sépulcre devait être creusé : les travaux se continuaient pendant tout son règne et cessaient à sa mort ; si bien qu'on peut juger, par le degré d'achèvement de chaque tombe, de la durée du règne de chaque prince. Etrange peuple, qui avait toujours présente la pensée de la mort, et chez qui les préoccupations de l'autre vie marchaient ainsi de front avec les travaux de la vie actuelle ! Il semble que ce fût chez eux, comme l'a dit Mme de Staël, «un besoin de l'âme de lutter contre la mort, en préparant sur cette terre un asile presque éternel à leurs cendres».

Les tombes royales sont toutes disposées sur le même plan. On entre par une porte assez basse, qui était destinée à être murée : un large corridor conduit, par une pente plus du moins rapide, à une première salle ; cette salle est suivie de plusieurs autres, reliées entre elles par une galerie. Sur les parois, à droite et à gauche, se déroulent de longues inscriptions hiéroglyphiques ; ce sont des prières à l'intention du roi inhumé. Les salles sont décorées de vastes tableaux symboliques et religieux, qui couvrent non seulement les murailles, mais même les plafonds et les piliers qui les soutiennent. Enfin, tout au bout de ces corridors et de ces salles qui ne sont en quelque sorte qu'une suite de vestibules, s'ouvre au plus profond de ces catacombes une salle plus vaste que toutes les autres, plus richement décorée, celle que les Egyptiens appelaient la salle dorée : c'est là que reposait le Pharaon dans son sarcophage.

Ce sarcophage était fait d'un seul bloc, haut d'une dizaine de pieds. Le corps, déposé dedans, était recouvert d'un couvercle massif, de la même matière. On a peine à comprendre comment ces monolithes, d'un poids énorme, ont pu être descendus à cette profondeur par des galeries qui ont strictement la largeur nécessaire pour leur livrer passage.

Avec le Pharaon mort étaient ensevelis, on le suppose, quantité d'objets précieux. Ce sont ces trésors qui ont fait violer leurs tombes. Tous les sarcophages ont été trouvés ouverts ; le couvercle était brisé, le cercueil vide. Quand Belzoni découvrit l'entrée du tombeau de Séthos, la porte lui parut intacte. Il espéra trouver le Pharaon dormant encore dans son lit de granit. Les galeries, les premières salles, semblaient n'avoir jamais entendu des pas humains depuis le jour des funérailles. Vain espoir ! Quand il arriva à la salle dorée, il vit avec douleur le sarcophage brisé et vide. Des recherches plus attentives firent découvrir un boyau étroit, creusé dans la montagne par les violateurs inconnus, et qui, d'une vallée voisine, avait donné accès dans la salle où était le trésor.

Il faudrait des volumes pour décrire ces tombeaux, monuments uniques dans le monde. Champollion, qui a habité pendant deux mois un de ces sépulcres, en a fait, dans ses Lettres sur l'Egypte, une description aussi complète et aussi fidèle que possible. Je ne veux donner ici qu'une idée sommaire de leur décoration, qui, du reste, est dans tous systématiquement reproduite, et ne diffère que par la délicatesse du travail ou la richesse de la peinture.

Sur le bandeau de la porte d'entrée est sculpté un bas-relief où le Pharaon est symbolisé dans le soleil à tête de bélier, c'est-à-dire le soleil couchant et entrant dans l'hémisphère inférieur, image de la mort. A côté de lui est sculpté le scarabée, qui était chez les Egyptiens le symbole de la régénération ou des renaissances successives.

Plus loin, et comme pour rassurer le roi sur le funèbre augure que fait naître son tombeau, on voit le dieu Phré, c'est-à-dire le soleil dans tout l'éclat de sa course, qui lui adresse des paroles de consolation et lui fait de magniflques promesses : «Nous t'accordons une longue série de jours, pour régner sur le monde et exercer les attributions royales d'Horus sur la terre».

Partout, le long des corridors et des salles, aux prières et aux inscriptions pieuses se mêlent des tableaux symboliques. Ces tableaux représentent l'histoire de l'âme après la mort, les épreuves qu'elle traverse, les jugements qu'elle subit ; ce que les rituels funéraires appellent la vie après la mort. On voit, dans leur long et pénible voyage, la foule des âmes passer à travers l'eau et le feu ; on les voit soumises à des supplices, mutilées, décapitées, puis rappelées à la vie. Ailleurs elles se reposent dans des champs couverts d'arbres et de moissons. L'âme, qui d'abord a fait seule sa pérégrination et a subi des transformations diverses, finit par se réunir à son corps, qui lui est devenu nécessaire pour la fin du voyage. C'est pour cette raison que, chez les Egyptiens, le soin de l'embaumement et la conservation des corps étaient choses si importantes : il faut que l'âme retrouve son compagnon intact et disposé à s'associer à ses dernières épreuves.

La salle qui précède celle du sarcophage est consacrée aux quatre génies de l'Amenti, l'enfer des Egyptiens : c'est là que se prononce sur l'âme la sentence définitive. Les peintures représentent la comparution du roi devant Osiris assis sur son trône, et assisté de ses quarante-deux terribles assesseurs. Chacun de ces juges divins semble chargé de rechercher et de punir un crime ou un péché particulier, et chacun d'eux interroge à son tour le défunt.

Au-dessous de ce tableau sont écrites les réponses ou justifications du roi, qui proteste de son innocence sur chacun des chefs d'accusation.

Ces apologies des morts qui plaident eux-mêmes leur cause devant le tribunal suprême, nous donnent tout le code de la morale égyptienne ; et l'on est stupéfait de voir combien cette morale était pure, élevée, humaine, et supérieure à celle de tous les peuples païens de l'antiquité.

«Je n'ai pas commis de fautes, s'écrie le mort. Je n'ai pas blasphémé. Je n'ai pas trompé. Je n'ai pas volé. Je n'ai pas divisé les hommes par mes ruses. Je n'ai traité personne avec cruauté. Je n'ai pas été paresseux. Je ne me suis pas enivré. Je n'ai pas rongé mon coeur d'envie...»

Ce qui suit est encore plus remarquable : «Je n'ai pas retiré le lait de la bouche des nourrissons. Je n'ai pas fait de mal à mon esclave, en abusant de ma supériorité sur lui. J'ai fait aux dieux les offrandes qui leur étaient dues. J'ai donné à manger à celui qui avait faim ; j'ai donné à boire à celui qui avait soif ; j'ai fourni des vêtements à celui qui était nu».

Dans le tombeau de Rhamsès le Grand, on remarque, à côté de ce tableau du jugement dernier de l'âme, de curieuses figures, malheureusement effacées pour la plupart, et qui représentaient les sept péchés capitaux. La paresse, la luxure, la voracité, qui sont encore reconnaissables, sont figurées par des personnages humains à tête de tortue, de bouc et de crocodile.

Le mort s'est pleinement justifié. Son coeur a été mis dans la balance avec la justice, et on ne l'a pas trouvé plus lourd. Osiris rend sa sentence, que Thoth, comme greffier du tribunal, inscrit sur son livre. Le mort entre dans la béatitude : la pérégrination de l'âme finit par son intime union, par son identification avec le soleil, ce dieu suprême de la religion égyptienne, que les prières et les hymnes appellent «le dieu seul vivant en vérité..., le générateur des autres dieux..., celui qui s'engendre lui-même..., celui qui existe dans le commencement». C'est ainsi, contradiction étrange ! qu'une morale admirablement pure venait aboutir à l'absorption de l'âme en Dieu, ce qui équivaut à la négation même de l'individualité humaine.

J'ai dit que la salle du sarcophage est ornée de peintures plus riches que toutes les autres. Ces peintures couvrent des plafonds immenses, creusés en berceau et d'une coupe très gracieuse : il est impossible, à qui ne les a pas vues, d'imaginer quel éclat, quelle fraîcheur ont conservés ces couleurs posées sur la pierre il y a trente siècles. Le tombeau dit de Belzoni offre surtout des peintures d'une conservation vraiment miraculeuse. Ces plafonds représentent des figures symboliques, étranges, bizarres, qui semblent traduire ou des idées mystiques ou des systèmes cosmogoniques encore mal connus ou mal compris.

Comme tous les monuments égyptiens, ces admirables tombeaux, qu'il eût été si facile de protéger, sont en partie dégradés, mutilés, et cette dégradation fait tous les jours de déplorables progrès. Les curieux creusent la roche pour enlever des fragments de bas-reliefs ou de peinture, qui un dieu, qui un roi, qui un scarabée. Pour détacher une sculpture de quelques pouces carrés, ils entaillent la pierre sur une surface de plusieurs pieds alentour : ce vandalisme attriste et irrite. Ce n'est pas que les savants ne donnent l'exemple. Champollion a enlevé deux statues qui décoraient l'entrée du tombeau de Rhamsès. Depuis, M. Lepsius a véritablement dévasté celui de Séthos. Toutefois, il faut le dire, ce n'est pas une niaise curiosité, c'est l'intérêt de la science qui provoque ces enlèvements. Les objets ainsi dérobés à l'Egypte, ce sont les musées de l'Europe qui les recueillent. Enfin, et c'est là l'excuse sérieuse, ravir ces trésors, c'est les soustraire à une destruction certaine, c'est les conserver à la postérité. On ne saurait donc, sans injustice, comme quelques voyageurs l'ont fait, comparer l'illustre et courageux Champollion, ni même le savant Lepsius, à ce lord Elgin, qui a démoli les frises du Parthénon pour les emporter dans les brumes de Londres, et que Byron a si justement flétri. Mais il n'en est pas moins triste qu'on soit réduit à de pareils moyens pour sauver ces merveilles et de l'incurie des barbares qui les possèdent, et de la curiosité stupidement fanatique des touristes qui les visitent.

Le soir de ce jour où nous étions allés visiter les tombeaux des rois fut marqué par un des plus vifs souvenirs que nous ait laissés notre voyage. Il y avait trois jours que nous étions à Thèbes, et nous n'avions pas encore vu Karnac : Karnac où se trouvent les restes les plus étonnants de la civilisation égyptienne ; Karnac dont tous les voyageurs parlent comme de la merveille de l'antique Orient. Notre impatience était extrême, et excitée plutôt que calmée par ce que nous avions vu. La journée du 30 avait été fixée pour cette dernière excursion ; mais nous anticipâmes sur le programme.

Après le dîner, comme de coutume, nous nous promenions sur le quai de Louqsor. La pleine lune montait lentement dans le ciel, inondant de lumière la campagne déserte et muette. Le village était plongé dans le silence et le sommeil. On n'entendait, dans le lointain, que les aboiements des chiens, qui, la nuit, font la garde autour des maisons pour éloigner les hyènes et les chacals. La promenade nous avait conduits hors du village ; insensiblement nous avions pris la route de Karnac ; nous n'en étions plus qu'à un quart de lieue. Voir Karnac au clair de lune et par une nuit aussi splendide, était une tentation trop forte pour qu'on pût y résister. Nous voilà donc doublant le pas, seuls, sans guides, et sans autres armes que nos bâtons, cherchant à l'aventure le chemin des ruines. Il est difficile de ne pas les trouver, car elles couvrent la plaine de leurs masses énormes : quant au danger, il n'y en a aucun pour le voyageur, au milieu de ces populations paisibles ; et l'hyène, seule bête féroce qui fréquente les bords du Nil, est trop lâche pour attaquer l'homme.

Nous avions laissé à gauche le chétif hameau de Karnac, bâti sur une éminence et entouré de beaux bouquets de palmiers. En sortant de l'ombre épaisse de ce petit bois, nous eûmes tout à coup devant les yeux un spectacle dont il est difficile de donner idée. Une avenue bordée de sphinx s'ouvrait devant nous ; à l'extrémité, s'élevait une porte triomphale d'une hardiesse et d'une majesté singulières. Au delà de cette porte, à droite, à gauche, à perte de vue, un immense entassement de ruines, un chaos de constructions, de murailles écroulées, de pylônes, de temples, de palais à demi renversés ; comme une ville entière qu'un tremblement de terre aurait jetée à bas ; et au-dessus de cette plaine toute hérissée de blocs de granit, çà et là de longues colonnades émergeant dans la lumière, et de hauts obélisques dressant leurs aiguilles noires.

Nous avancions, muets d'étonnement, confondus d'admiration ; et à mesure que nous avancions, de nouvelles masses architecturales, de nouvelles portes triomphales se levaient au loin dans la plaine, marquant, aux quatre coins de l'horizon, les limites d'une enceinte disparue. A chaque pas aussi, la montagne de débris qui était devant nous semblait grandir et monter sur nos têtes, et, par-dessus un premier étage de palais, les fenêtres d'un second palais se découpaient sur le ciel.

La grande porte franchie, en marchant tout droit devant nous, nous trouvons, ouverte dans la muraille qui se dresse comme un rempart, une petite porte basse, pareille à une poterne. Nous entrons ; nous franchissons un couloir obscur, et, après avoir gravi des monceaux de décombres, nous pénétrons dans une vaste enceinte dont la lune n'éclaire qu'à demi les profondeurs. Nous étions dans la grande salle hypostyle.

Quand je vivrais mille ans, jamais je n'oublierais l'impression que m'a laissée ce moment. La parole est impuissante à décrire de telles choses, et nul art au monde n'en pourrait reproduire l'effet. Qu'on imagine une forêt de colonnes, larges et hautes comme des tours, portant encore sur leurs chapiteaux évasés quelques-uns des blocs massifs qui faisaient le plafond ; leurs lignes serrées se prolongeant de toutes parts sans que l'oeil en aperçoive la fin ; sur celles qui forment l'allée centrale, plus haute et plus puissante que les autres, une seconde ligne de piliers qui portaient une seconde salle ; çà et là quelques pierres énormes du plafond à moitié penchées et s'arc-boutant mutuellement dans leur chute ; tout au bout, en face de nous, une de ces colonnes gigantesques qui, ébranlée sur sa base et chancelant comme un homme ivre, s'est appuyée de l'épaule sur sa voisine, qui a reçu le choc sans broncher : qu'on se figure toutes ces colonnes couvertes de sculptures ; qu'on ajoute à l'effet de cette prodigieuse architecture, dont la grandeur effraie l'imagination, le prestige de la nuit, le contraste des vives clartés et des fortes ombres dont la lune frappait tous les objets, la profondeur des perspectives, la solennité de l'heure, la majesté de la solitude, et l'on comprendra à peine quelle émotion nous causa ce spectacle aussi sublime qu'inattendu. C'était comme une vision d'un monde fantastique. Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines. On se sent petit auprès d'elles. Il semble que ce soient des Titans, non des hommes comme nous, qui aient dressé ces colonnes sur leur base indestructible, et jeté sur leurs têtes, en guise de poutres et de tuiles, ces blocs de quarante pieds de long qu'elles portent depuis trois mille ans sans fléchir. Nous qui sommes si fiers de nos arts, de notre industrie, de notre puissance matérielle, que sommes-nous auprès de ces bâtisseurs de palais géants ? Que restera-t-il, dans trois mille ans, de nous, de nos temples et de nos cités ? Comment les peuples qui ont élevé de tels monuments ont-ils disparu de dessus la face de la terre ? Comment leurs empires se sont-ils écroulés, longtemps avant leurs sanctuaires et leurs arcs de triomphe ? Assailli de tant de questions formidables, l'esprit plonge avec effroi dans les abîmes de l'histoire ; et le souvenir des révolutions inouïes qu'elles ont vues redouble encore l'impression que font ces ruines.

Nous errâmes longtemps, perdus dans nos rêveries, au travers des longues nefs semées de pierres et de décombres. Le bruit de nos pas troublait seul le silence éternel des palais déserts et des temples vides. Il fallut s'arracher enfin à cette contemplation ; nous reprîmes lentement le chemin de Louqsor. Un chacal rôdait en glapissant dans les ténèbres ; au loin, les chiens de Karnac faisaient toujours retentir l'air de leurs abois. Tout dormait : seuls, accroupis dans le sable, et nous regardant passer entre leur double file, les sphinx à tête de bélier semblaient veiller sur les derniers débris de la grandeur des Pharaons.


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