Chapitre 11 - Thèbes (suite) - Louqsor - Karnac

Louqsor en arabe veut dire les Palais. Le village qui porte ce nom est le plus considérable de tous les centres d'habitation disséminés dans la plaine de Thèbes. Construit autour du palais d'Aménophis, il l'enveloppe, il l'étreint de toutes parts : ses misérables huttes se sont adossées aux murailles, elles ont envahi les enceintes, elles encombrent les cours, obstruent les colonnades et les sanctuaires. Du côté du fleuve, cependant, se détachent les grandes lignes d'un portique soutenu par de belles colonnes à chapiteau évasé : ce portique sert d'abri aux âniers et aux chameliers, qui y dorment pendant le jour.

La façade principale du palais regarde le nord. Elle était formée par deux pylônes, de deux cents pieds de développement, de soixante de hauteur, sur lesquels sont sculptés d'immenses tableaux représentant des scènes militaires. A droite et à gauche de la porte qu'ils encadrent étaient deux colosses de granit qui sont aujourd'hui enterrés jusqu'au cou dans le sable : c'étaient des portraits de Rhamsès le Grand. Les figures sont brisées ; à peine distingue-t-on les oreilles et la forme de la coiffure.

C'est au-devant de ces colosses qu'étaient placés les deux beaux obélisques de granit rose donnés par Méhémet-Ali à la France, et dont l'un décore aujourd'hui la place de la Concorde à Paris. L'autre est encore debout, à gauche de la porte. Il est d'une admirable couleur, et c'est ici que l'on comprend combien les monuments des pays méridionaux perdent à être transportés sous notre ciel humide. L'obélisque de Louqsor, vieux de tant de siècles, est aussi jeune, aussi brillant que le jour où la main de Sésostris l'a dressé sur sa base. Sa pierre a les mêmes teintes d'un rose pâle ; et sous les flots de lumière que lui verse ce ciel de feu, on le dirait sorti d'hier des flancs de la carrière de Syène. J'avoue que je n'ai pu me défendre de quelque pitié quand j'ai revu, depuis, son frère jumeau, transplanté au milieu des brouillards de la Seine, revêtu par la pluie d'une teinte grise qui le fait ressembler à du grès de Fontainebleau ; pâli, décoloré, et se désagrégeant déjà sous l'influence d'un ciel brumeux et inhospitalier.

Les Egyptiens n'isolaient jamais les obélisques. On les trouve toujours accouplés deux à deux, au-devant des palais ou des temples. En langue hiéroglyphique, ce signe voulait dire stabilité ; mais la destination particulière des obélisques placés à l'entrée des monuments était d'annoncer, par les inscriptions gravées sur leurs quatre faces, par qui ces monuments avaient été construits, dans quel dessein, et en l'honneur de quelle divinité. Ces longues inscriptions, ces caractères bizarres, où l'imagination des hommes a si longtemps poursuivi en rêve les mystères de la religion et de la science antique, ne nous ont livré, quand le génie de Champollion les eut déchiffrées, que de fastueuses dédicaces où les Pharaons ont consigné le souvenir de leur gloire et de leur piété. Mais au point de vue historique, ces dédicaces, si vides qu'elles semblent, sont précieuses : elles donnent des dates irrécusables.

L'obélisque de Louqsor, comme celui de Paris, porte que le Pharaon Rhamsès II, «fils des dieux et des déesses, seigneur du monde, soleil gardien de la vérité, approuvé par Phré, a fait ces travaux en l'honneur de son père Ammon-Ra, et a érigé ces deux grands obélisques de pierre».

C'est à Rhamsès le Grand, en effet, qu'est due cette partie des monuments de Louqsor que je viens de décrire et qui regarde le nord. Elle est la plus remarquable pour la grandeur de l'architecture et la beauté des bas-reliefs. La partie la plus méridionale date, comme je l'ai dit, d'Aménophis : c'est une suite de cours, de salles et de sanctuaires, qui se prolonge à peu près parallèlement au fleuve, et dont il est difficile aujourd'hui de reconstituer l'ensemble par la pensée. On remarque dans cette partie du palais des colonnes qui affectent une forme toute particulière : elles ont à la base de fortes cannelures convexes, sont rondes au milieu, et se terminent par un bouquet de boutons de lotus. Larges, trapues, massives, elles semblent indestructibles.

Après cette rapide inspection de Louqsor, nous avons repris la route de Karnac. Je n'étais pas, je l'avoue, sans quelque inquiétude de voir s'évanouir au soleil de midi ma vision de la veille. Les ruines vulgaires perdent à être vues au jour ce qu'elles ont gagné aux illusions de la nuit. Mais cette fois ma crainte était vaine. Karnac, à quelque heure qu'on le visite, étonne, émeut toujours autant. Tout y est si grand, tout y porte une telle empreinte de puissance et de majesté, que sous la lumière limpide du soleil comme aux pâles et incertaines clartés de la lune, il semble aussi en dehors de toutes les proportions humaines, il excite la même admiration et le même enthousiasme.

S'ils étaient toujours francs, les voyageurs avoueraient que, neuf fois sur dix, devant les prétendues merveilles qu'ils sont allés visiter, ils ont eu une déception, et que la réalité leur a paru assez plate auprès du rêve. A Thèbes, et surtout à Karnac, j'ai éprouvé l'impression contraire. L'étonnement va jusqu'à la stupéfaction : l'imagination est vaincue ; tout ce qu'on avait rêvé est dépassé par ce qu'on a devant les yeux ; et plus on regarde, plus on étudie, plus cette sensation du gigantesque vous envahit et vous écrase.

Nous avons suivi le même chemin qu'hier soir. L'avenue de sphinx, dont on ne trouve plus que quelques restes en arrivant aux ruines, s'étendait autrefois depuis Karnac jusqu'à Louqsor, c'est-à-dire sur un espace d'environ une demi-lieue. Plus de six cents sphinx la bordaient : l'effet de cette décoration, reliant les deux groupes de palais, devait être des plus sévères et des plus imposants. Les sphinx sont de granit ; ils ont une tête de bélier sur un corps de lion. En style hiéroglyphique, le sphinx à tête humaine était le symbole de la puissance ; avec la tête de bélier, la tête d'Ammon, le grand dieu générateur, il était le symbole de la puissance divine. Pas un des sphinx de Karnac n'est resté intact : tous ont été mutilés ou décapités.

Les hommes semblent s'être acharnés à briser ce que le temps seul n'eût pu détruire.

Il y avait une autre avenue de sphinx qui, partant du Nil et aboutissant à deux vastes escaliers, donnait, du côté de l'ouest, accès à la façade principale du palais. Des colosses qui formaient cette avenue, il ne reste que des débris in-formes, enfouis dans le sable.

La grande porte triomphale sous laquelle nous sommes passés hier est, au contraire, admirablement conservée. Il semble bien qu'on a fait des efforts pour desceller les assises de sa base ; mais la masse a résisté. Cette porte a vingt et un mètres de hauteur sur douze de large. Malgré ces dimensions colossales, elle est d'une grande élégance. Comparativement au reste, l'époque de sa construction est récente : elle a été élevée, comme les deux autres grandes portes du nord et de l'est, par les Ptolémées. La décadence à cette époque se montrait déjà dans la sculpture ; mais l'architecture conservait encore pures les traditions anciennes.

Les bas-reliefs représentent Ptolémée Evergète faisant des offrandes aux dieux. Nous remarquâmes que les têtes de toutes les figures ont été systématiquement effacées et piquées au marteau. Déjà nous avons eu lieu de faire cette observation sur plusieurs monuments de la rive gauche, surtout à Médinet-Abou. A qui attribuer ces mutilations ? Peut-être aux premiers chrétiens, qui poursuivaient dans ces sculptures les images des faux dieux à peine renversés de leurs autels. Peut-être aussi aux Arabes, à qui le Koran inspirait la haine non seulement des idoles, mais de toute image religieuse, et qui, aujourd'hui encore, croient en brisant ces figures se préserver du mauvais oeil.

Au lieu de pénétrer directement dans la grande salle, nous prenons à gauche pour commencer, par la façade qui regarde le fleuve, l'examen de cet immense amas de palais dont il semble assez difficile, au premier coup d'oeil, de reconnaître le plan général. Essayons d'en esquisser rapidement les grandes lignes.

La façade du palais est formée de deux énormes pylônes, les plus grands qui existent. Ils ont (car des mesures exactes peuvent seules donner idée de telles masses) un développement de trois cent cinquante pieds sur cent quarante de hauteur. Par la porte qui les sépare, on entre dans une vaste cour entourée de galeries : au milieu, douze superbes colonnes formaient une avenue. Toutes sont tombées, excepté, une, dans un tremblement de terre ; les monstrueux tambours, couchés l'un sur l'autre, figurent à terre comme des piles de dames renversées.

En face de cette allée de colonnes s'élève un second pylône : c'est celui qui donnait entrée dans la salle hypostyle. L'un de ses massifs s'est écroulé dans le même tremblement de terre ; ses débris ont roulé au loin ; on dirait d'une montagne foudroyée, et qui a couvert la plaine de ses ruines. Au seuil de la porte est une statue colossale, à demi brisée ; c'est l'image de Rhamsès le Grand, qui acheva ce monument commencé par son père.

On escalade un amas de pierres qui obstrue la porte : arrivé sur le haut, on est dans la grande salle, et l'on a en face de soi la nef principale formée des plus hautes colonnes. Ici encore il faut des chiffres : ils en disent plus que toutes les paroles.

La salle renferme cent trente-quatre colonnes, encore debout, et égales en grosseur à la colonne de la place Vendôme. Douze grandes forment la nef du milieu : celles-là ont soixante-dix pieds de haut, et trente-six de circonférence. Sur leur chapiteau évasé, qui a soixante-quatre pieds de tour, cent hommes pourraient s'asseoir. La salle a trois ou quatre fois la superficie de Notre-Dame de Paris.

M. Wilkinson, le savant égyptologue anglais, n'a rien exagéré quand il a dit que la salle hypostyle de Karnac est la ruine la plus vaste et la plus splendide des temps anciens et modernes. De l'aveu de tous les voyageurs, il n'y a rien de semblable sur la terre. Balbek même et Palmyre, dont tant de récits enthousiastes nous ont été faits depuis un demi-siècle, sans compter qu'ils sont relativement modernes, puisqu'ils datent de l'époque romaine, n'approchent pas de cette grandeur et de cette magnificence. J'ai vu, depuis, les ruines de Rome : j'avoue que l'Egypte me les avait un peu gâtées d'avance, et qu'elles m'ont semblé, le dirai-je ? un peu mesquines au premier abord. Le Colisée seul m'a rendu quelque chose de l'impression profonde que Karnac avait produite sur moi.

Toutes les colonnes sont, de la base jusqu'au faîte, couvertes de bas-reliefs gigantesques et d'hiéroglyphes. Les murailles sont pareillement revêtues de vastes tableaux représentant les conquêtes de Séthos Ier, qui a construit presque entièrement la salle. Là, le Pharaon est représenté, comme son fils Sésostris sur les murs du Rhamesséum, monté sur un char et accablant de flèches ses ennemis. Plus loin, les vaincus font leur soumission. Puis le roi rentre triomphalement dans ses Etats, et reçoit les hommages des grands, des prêtres et du peuple.

Cette circonstance singulière, que les prêtres sont, dans les bas-reliefs, confondus avec tous les personnages de la cour de Pharaon, ne se remarque pas seulement ici ; on l'observe sur la plupart des monuments de Thèbes ; et l'on en a tiré cette conclusion, qui paraît très légitime, à savoir que nos idées sur le gouvernement tout théocratique de l'Egypte, sur la prépondérance originaire de la caste sacerdotale, sur la subordination enfin du trône à l'autel, sont complètement erronées. C'est l'histoire même, en effet, ce sont les institutions mêmes de l'Egypte qui sont gravées sur ces murailles ; et son organisation sociale, politique et religieuse s'y lit en caractères frappants. Or partout les Pharaons sont représentés comme recevant directement et sans intermédiaire le pouvoir royal des mains de la Divinité. Partout ils font eux-mêmes les offrandes et les dédicaces aux dieux. Partout les prêtres, comme les chefs de l'armée, sont représentés dans l'attitude du respect et de l'hommage du sujet au souverain. Il semble enfin résulter de toutes les cérémonies figurées sur les monuments, que le Pharaon, image et délégué de la Divinité sur la terre, réunissait en sa personne le double pouvoir de roi et de pontife, les doubles fonctions du commandement et du sacerdoce. Si cette organisation paraît quelquefois modifiée, c'est par suite de véritables usurpations consommées par des prêtres ambitieux. La vingtième dynastie offre un exemple de ce genre : dans la série de ses rois, on voit, après Rhamsès XIII, apparaître le cartouche d'un grand prêtre d'Ammon, qui s'empare du pouvoir politique et militaire, et dont les descendants occupent le trône pendant un certain temps.

Parmi les tableaux militaires de Karnac, il en est un qui a une importance historique particulière. Il représente un Pharaon traînant plusieurs chefs ennemis aux pieds des trois grandes divinités thébaines. Sur la poitrine de l'un de ces chefs, Champollion a lu ce mot Royaume de Juda, et le cartouche du roi égyptien lui a donné le nom de Sésonk. Or le IIIe Livre des Rois raconte que, dans la cinquième année du règne de Roboam, c'est-à-dire neuf cent soixante-cinq ans avant notre ère, un roi d'Egypte nommé Sézac envahit le royaume de Juda, pilla Jérusalem, et emmena le roi en captivité. Il est impossible de ne pas reconnaître dans le Sésac de l'Ecriture le Sésonk des cartouches de Karnac ; et l'hésitation est d'autant moins possible que, dans la figure du roi juif emmené prisonnier par le Pharaon, le type de sa race esl d'une vérité frappante et aussi reconnaissable que sur le fameux bas-relief de l'arc de Titus à Rome.

J'ai dit que le palais de Karnac, commencé par Séthos Ier, avait été achevé par son fils Rhamsès le Grand : aussi les exploits de ce dernier occupent-ils, à la suite de ceux de son père, une place considérable sur les murailles de la partie orientale. Un tableau, entre autres, nous montre le char du roi entouré de tous côtés par ses ennemis, et le prince s'ouvrant un passage sur le corps des guerriers qu'ont percé ses flèches. A côté de ce tableau est gravée une grande inscription qui contient le récit de l'exploit ainsi figuré sur la muraille. Ce récit, complété par d'autres inscriptions et par des papyrus, a été récemment traduit et publié par M. de Rougé, à qui les études égyptologiques doivent tant. C'est le bulletin, en style poétique, d'une campagne de Rhamsès en Asie, et le récit détaillé du fait d'armes par lequel, engagé seul au milieu des chars de guerre des ennemis, il parvint par sa valeur personnelle à se tirer de ce pressant péril. Il y a dans cette sorte d'épopée une grandeur et une simplicité dont il est impossible de n'être point frappé. Les peuples que combat le roi sont des peuples de race scythique qui avaient envahi toute l'Asie occidentale, la plaie de Schéto, comme les appelaient les Egyptiens, et comme ils s'appelaient eux-mêmes, de la même façon que plus tard Attila s'appelait le fléau de Dieu. Au début du récit, deux espions de l'ennemi, arrêtés dans le camp, sont amenés devant le roi et interrogés. Ils répondent avec une fierté sauvage.

«Voici la parole des deux pasteurs, la parole qu'ils disent à Sa Majesté : En multitude est le Schéto ; il se hâte pour s'opposer au commandement de Sa Majesté, car il n'a pas peur de ses soldats... Elle s'est levée la plaie de Schéto, ô roi, modérateur de l'Egypte, pour une parole orgueilleuse prononcée par vous aux Babaï. Elle vient la plaie de Schéto, persistant avec les nations nombreuses qu'elle a amenées pour en venir aux mains, de toutes les contrées qui sont du côté de la terre de Schéto, du pays de Naharaïn et de celui de Ta-ta, puissante par l'étendue de ses fantassins et de sa cavalerie à cause de leur impétuosité, exaltée par les multitudes nombreuses qui s'étendent comme le sable, qui se répandent avec la rapidité de la flèche...»

L'armée égyptienne se met en marche pour châtier les Schétos. Le combat s'engage. «Les fantassins et les cavaliers de Sa Majesté faiblirent devant l'ennemi... Alors Sa Majesté, à la vie saine et forte, se levant comme le dieu Mouth, prit la parure des combats ; couvert de ses armes, il était semblable à Baal dans l'heure de sa puissance... Le roi, lançant son char, entra dans l'armée de Schéto. Il était seul ; aucun autre avec lui... Il se trouva environné par deux mille cinq cents chars, et sur son passage se précipitèrent les guerriers les plus rapides de la plaie de Schéto et des peuples nombreux qui les accompagnaient... Chacun de leurs chars portait trois hommes : et le roi n'avait avec lui ni princes, ni généraux, ni ses capitaines des archers et des chars».

En un pareil danger, le roi invoque le grand dieu de Thèbes, Ammon, et lui demande de le secourir.

«Mes archers et mes cavaliers m'ont abandonné ! Pas un d'entre eux n'est là pour combattre avec moi. - Voici ce que dit Sa Majesté, à la vie saine et forte : Quel est donc le dessein de mon père Ammon ? Est-ce un père qui renierait son fils ?

N'ai-je pas célébré en ton honneur des fêtes éclatantes et nombreuses, et n'ai-je pas rempli ta maison de mon butin ? On te construit une demeure pour des myriades d'années... Je t'ai immolé trente mille boeufs avec des herbes odoriférantes et les meilleurs parfums... Je t'ai construit des temples avec des blocs de pierre, et j'ai dressé pour toi des arbres éternels. J'ai amené dos obélisques d'Eléphanline... Je t'invoque, ô mon père ! Je suis au milieu d'une foule de peuples inconnus, et personne n'est avec moi. Mes archers et mes cavaliers m'ont abandonné quand je criais vers eux... Mais je préfère Ammon à des milliards d'archers, à des myriades de jeunes héros, fussent-ils tous réunis ensemble. Les ruses des hommes ne sont rien, Ammon l'emportera sur eux. 0 Soleil ! n'ai-je pas suivi l'ordre de ta bouche, et tes conseils ne m'ont-ils pas guidé ? Ne t'ai-je pas rendu gloire jusqu'aux extrémités du monde ?...»

Ici le dieu intervient au milieu de la lutte, comme dans les combats d'Homère. «Ses paroles ont retenti dans Hermontis. Phra vient à celui qui l'invoque ; il te prête sa main ; réjouis-toi. Il vole à toi, il vole à toi, Rhamsès-Meïamoun...

- Je suis près de toi, je suis ton père, le Soleil. Ma main est avec toi, et je vaux mieux pour toi que des millions d'hommes réunis ensemble. C'est moi qui suis le seigneur des forces, aimant le courage : j'ai trouvé ton coeur ferme, et mon coeur s'est réjoui. Ma volonté s'accomplira... Je serai sur eux comme Baal dans sa fureur. Les deux mille cinq cents chars, quand je serai au milieu d'eux, seront brisés devant tes cavales... Leurs coeurs faibliront dans leurs flancs, et tous leurs membres s'amolliront. Ils ne sauront plus lancer les flèches, et ne trouveront plus de coeur pour tenir la lance. Je vais les faire sauter dans les eaux, comme s'y jette le crocodile. Ils seront précipités les uns sur les autres, et se tueront entre eux».

Raffermi par le secours divin, Rhamsès se précipite au plus fort des ennemis, renverse tout ce qui s'oppose à son passage et rejoint son armée. Il adresse d'amers reproches à ses généraux et à ses soldats, et célèbre lui-même sa victoire : «Ils sont retournés en arrière, en voyant mes exploits. Leurs myriades ont pris la fuite, et leurs pieds ne pouvaient plus s'arrêter dans leur course. Les traits lancés par mes mains dispersaient leurs guerriers aussitôt qu'ils arrivaient vers moi».

On est frappé, en lisant ces fragments, des rapports curieux qu'ils offrent avec certaines scènes de l'Iliade. N'est-ce pas ainsi que les héros grecs s'adressent à leurs dieux et invoquent leur secours, en leur rappelant les hécatombes immolées en leur honneur ? N'est-ce pas ainsi que Chrysès invoque Apollon : «Ecoute ma prière, dieu qui portes un arc d'argent, toi qui protèges Chryse et la divine Cilla... Si jamais j'ornai ton temple d'agréables festons, si jamais je brûlai pour toi la graisse des chèvres et des taureaux, exauce aujourd'hui mes voeux, et que, frappés de tes flèches, les Grecs paient mes larmes». N'est-ce pas ainsi qu'au milieu du combat «le sage Nestor prie en étendant ses mains vers le ciel étoilé : 0 puissant Jupiter, si jadis dans la fertile Argos l'un de nous, brûlant sur tes autels la graisse des taureaux et des brebis, t'implora pour son retour, daigne t'en ressouvenir, roi de l'Olympe : éloigne l'heure fatale, et ne permets pas que les Grecs périssent ainsi sous les coups des Troyens !»

Ce qui est plus remarquable encore, c'est l'analogie singulière de cette poésie avec celle des livres saints. Sauf l'inspiration divine qui donne à l'Ecriture cette grandeur dont rien n'approche, c'est ici la même forme littéraire, c'est le même style et le même mouvement. Les expressions même se ressemblent, les métaphores sont presque identiques. On voit clairement ici ce que Moïse a gardé de son éducation égyptienne, et retenu des leçons de ses premiers maîtres, les scribes de la cour des Pharaons.

Cette analogie est plus sensible encore dans le morceau suivant, où, avec un souffle poétique plus puissant, on retrouve la coupe du style en versets symétriques qui est familière à la Bible. C'est un discours que le dieu suprême de Thèbes, Ammon, est censé adresser à son serviteur Toutmès, ce Toutmès III qui porta les armes égyptiennes dans toute l'Asie occidentale et étendit sa domination sur les îles de la Méditerranée; le dieu lui rappelle les faveurs dont il l'a comblé et les peuples qu'il a soumis à son empire :

«Tu m'as établi dans ta demeure, je t'apporte et je te donne la victoire et la puissance sur toutes les nations. J'ai répandu ta crainte dans toutes les contrées, et ta terreur s'étend jusqu'aux limites des supports du ciel. J'ai agrandi l'épouvante que tu jettes dans leurs flancs ; j'ai fait retentir tes rugissements parmi tous les barbares ; les princes de toutes les nations sont pressés dans ta main. J'ai moi même étendu mon bras ; j'ai lié pour toi et serré en un faisceau les peuples de Nubie en myriades et en milliers, les nations du Nord en millions (de captifs). J'ai précipité tes ennemis sous tes sandales, et tu as écrasé les chefs au coeur obstiné. Ainsi que je l'ai ordonné, le monde, dans sa longueur et dans sa largeur, l'Occident et l'Orient, te servent de demeure.

Tu as pénétré chez tous les peuples, le coeur tranquille ; aucun n'a pu résister à tes ordres ; c'est moi-même qui t'ai conduit quand tu les approchais. Tu as traversé les eaux de la grande enceinte et la Mésopotamie dans ta force et ta puissance. Je t'ai ordonné de faire entendre tes rugissements jusque dans leurs cavernes, et j'ai privé leurs narines des souffles de la vie. J'ai fait pénétrer tes victoires dans leur coeur ; mon esprit divin qui réside sur ton front les a bouleversés ; il a ramené captifs (les nomades ?) liés par leurs chevelures ; il a dévoré dans ses flammes ceux qui résident (dans les ports ?) ; il a tranché la tête des Asiatiques sans qu'ils pussent résister, détruisant jusqu'à la race de ceux qu'il saisissait. J'ai donné à tes conquêtes le tour du monde entier. Mon diadème a répandu sa lumière sur tes sujets, aucun rebelle ne s'élèvera contre toi sous la zone du ciel. Ils viennent tous, le dos chargé de leurs tributs, se courber devant ta majesté, comme je l'ai ordonné. J'ai énervé (les ennemis confédérés ?) sous ton règne ; leurs coeurs sont desséchés et leurs membres tremblants.

Verset 1. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les princes de Tahi (Syrie) ; je les ai jetés sous tes pieds à travers leurs contrées. Je leur ai fait voir ta majesté tel qu'un seigneur radieux, projetant ta lumière sur leurs faces comme mon image.

2. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les habitants de l'Asie ; tu as réduit en captivité les princes des Rotennou (Assyriens). Je leur ai fait voir ta majesté revêtue de ses ornements ; tu saisissais tes armes et combattais sur ton char.

3. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les peuples de l'Orient ; tu as marché dans les provinces de la terre sacrée. Je leur ai montré ta majesté semblable à l'astre qui sème la chaleur de ses feux et répand sa rosée.

4. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les peuples d'Occident ; Kefa et Asi1 sont sous ta terreur. Je leur ai fait voir ta majesté telle qu'un jeune taureau, au coeur ferme, aux cornes aiguës, auquel on ne peut résister.

5. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les habitants (des ports ?) ; les contrées de (Maten ?) tremblent de crainte devant toi. Je leur ai fait voir ta majesté semblable au (crocodile ?) maître terrible des eaux, qu'on ne peut approcher.

6. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les habitants des îles ; ceux qui résident au milieu de la mer sont atteints par tes rugissements. Je leur ai montré ta majesté semblable à un vengeur qui se dresse sur le dos de sa victime.

7. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les Libyens. Les îles des (Tanau ?) sont en ton pouvoir. Je leur ai montré ta majesté semblable à un lion furieux, se couchant sur leurs cadavres, à travers leurs vallées.

8. - Je suis venu, je t'ai accordé de frapper les extrémités de la mer ; le tour de la grande zone des eaux est serré dans ta main. Je leur ai montré ta majesté semblable à l'épervier qui plane et dont le regard saisit tout ce qu'il veut...»

Sur un des pylônes qui précèdent la salle hypostyle, on lit cette courte inscription :

REPUBLIQUE FRANÇAISE
AN VIII
GEOGRAPHIE DES MONUMENTS

Et au-dessous le tableau de la latitude et de la longitude des principaux temples de l'Egypte. Il y a soixante ans, en effet, nos soldats et nos savants ont parcouru et exploré ces contrées célèbres. Desaix venait de battre une dernière fois Mourad-Bey, le 16 vendémiaire an VII (7 octobre 1798). La haute Egypte était soumise. Arrivée devant Thèbes, au pied de ces monuments dont la grandeur étonne même après qu'on a vu les pyramides, l'armée entière, saisie d'admiration, battit des mains, les saluant de ses applaudissements.

On sort de la salle de Séthos par un second pylône, qui ferme la nef principale vers l'est. Là commence un autre groupe de ruines ; ou plutôt, quand on a escaladé les monceaux de pierres entassées qu'on a devant soi, on voit s'étendre au loin un champ de destruction, un chaos sans nom, une plaine immense couverte de colonnes brisées, de portiques, de salles, de temples renversés les uns sur les autres, de murailles, déchirées, de pylônes entr'ouverts, de blocs formidables, les uns suspendus à demi, les autres précipités dans un indescriptible désordre.

A cet endroit, quatre magnifiques obélisques de granit rose s'élevaient, placés deux à deux, et prolongeaient à l'oeil les perspectives majestueuses de la grande nef de la salle hypostyle. De ces quatre obélisques, deux sont encore debout, un peu inclinés seulement sous l'effort des siècles et des tremblements de terre. Les deux autres gisent sur le sol, brisés en morceaux : l'un d'eux avait cent pieds de hauteur ; c'est le plus grand qu'on connaisse. Nous en avons mesuré le pyramidion ; on appelle ainsi la partie aiguisée en pyramide qui termine l'obélisque : il a neuf pieds de chaque angle au sommet.

C'est ici qu'on peut admirer de près et la beauté de la matière, et le poli qui lui a été donné, et par-dessus tout la perfection avec laquelle y sont gravés en creux les caractères hiéroglyphiques. Ces caractères sont incisés à une profondeur d'un demi-pouce, et les incisions sont si nettes, qu'on les dirait faites à l'emporte-pièce. Quel moyen inconnu avaient donc les Egyptiens de tailler une pierre aussi rebelle au ciseau que le granit ? Mais il semble que ceci n'était pour eux qu'un jeu ; ils faisaient bien plus : on a des sarcophages, au musée du Louvre, sculptés en plein basalte. Or le basalte est une pierre qui rebute nos meilleurs outils, et qui a bientôt mis hors de service nos aciers les mieux trempés. Et ce qui confond d'étonnement, c'est que les Egyptiens ne connaissaient pas le fer : parmi les innombrables objets découverts dans les tombeaux, on n'a trouvé que des instruments de cuivre. Avaient-ils donc pour tremper le cuivre un procédé aujourd'hui perdu ? Il y a là, en tous cas, un problème qu'on n'a pu résoudre encore et qui attend son Champollion.

Les ruines de la partie orientale de Karnac n'ont qu'une importance secondaire auprès de celles que nous venons de parcourir, et je n'essaierai pas d'en faire l'énumération. On y distingue toutefois un palais de Thouthmosis, de la dix-huitième dynastie, qui semblerait grand partout ailleurs ; et un petit temple ou sanctuaire d'Ammon, en granit rose, merveilleusement sculpté. Ce temple, reconstruit par les Pharaons de la même dynastie, paraît avoir été primitivement élevé à une époque bien antérieure. Sur des colonnes qui s'y voient encore, on lit, en effet, le nom d'un roi bien plus ancien, Osortasen, ou Sesourtesen Ier, de la douzième dynastie. Le même nom a été lu sur l'obélisque d'Héliopolis. Les monuments de cette époque reculée ont un intérêt historique d'autant plus grand qu'ils sont extrêmement rares, et qu'ils jettent un jour précieux sur l'histoire de l'ancienne Egypte. Longtemps on a cru que l'époque héroïque des Thouthmosis, des Séthos et des Rhamsès, c'est-à-dire la période des dix-huitième et dix-neuvième dynasties, qui régnaient quinze ou seize cents ans avant Jésus-Christ, avait été la vraie période d'épanouissement et en même temps l'apogée de la civilisation égyptienne. Aujourd'hui des monuments nouvellement découverts, comme ceux de cet Osortasen Ier qui avait bâti un temple à Karnac et un autre à Héliopolis, comme encore les admirables peintures de Beni-Hassan exécutées sous Osortasen II, nous apprennent que, sous la douzième dynastie, c'est-à-dire cinq ou six siècles avant Thouthmosis et Rhamsès le Grand, la civilisation était déjà arrivée en Egypte à un haut degré de développement. Il y a plus : si les monuments de la dix-neuvième dynastie l'emportent par la grandeur et la majesté, ceux de la douzième attestent une perfection plus grande et un art plus achevé.

Entre ces deux dates lumineuses, entre ces deux époques florissantes d'une civilisation déjà si avancée, que s'était-il passé ? Un fait considérable et qui domine l'histoire de la vieille Egypte. On sait que, deux mille et quelques cents ans avant l'ère chrétienne, une invasion de barbares renversa le trône des Pharaons. Ces barbares, connus dans l'histoire sous le nom de Pasteurs ou Hicsos, appartenaient vraisemblablement à ces tribus nomades, les unes de race scythique, comme les Schétos, les autres de race sémitique, qui parcouraient l'Asie centrale et occidentale. Ils inondèrent la basse et la moyenne Egypte, refoulèrent jusqu'au delà de Syout les anciens rois du pays, et s'établirent en conquérants dans Memphis, portant partout devant eux le pillage et la dévastation. La domination de ces Pasteurs paraît avoir duré quatre à cinq cents ans ; elle s'étend de la treizième à la dix-huitième dynastie, et coupe ainsi en deux l'empire des Pharaons.

Pendant cette période, une épaisse nuit couvre la basse Egypte : la civilisation est reléguée dans la haute Egypte et l'Ethiopie, avec les Pharaons qui régnent à Thèbes. C'est seulement sous la dix-septième dynastie que ces Pharaons thébains commencent à descendre le Nil, repoussant devant eux les Pasteurs ; et il est vraisemblable que ce retour des rois indigènes sur le sol d'où ils avaient été chassés a été l'origine de la tradition recueillie par les Grecs et longtemps admise sans preuve, qui faisait descendre d'Ethiopie la civilisation égyptienne : hypothèse qui paraît justement le contraire de la vérité. Quoi qu'il en soit, il est parfaitement certain que, antérieurement à l'invasion des Pasteurs, une brillante civilisation régnait déjà dans la basse Egypte. Dès la troisième et la quatrième dynastie se montrent des monuments d'une grandeur merveilleuse : c'est de ce temps que datent les pyramides de Ghizeh, et divers temples qui les avoisinent. L'époque de la douzième dynastie paraît avoir été, si l'on en juge par les sculptures retrouvées depuis peu, l'apogée de l'art égyptien. Les Pasteurs ne laissèrent que des ruines ; mais à peine furent-ils expulsés, que l'art reprit un nouvel essor. Moins parfait peut-être, il revêtit alors ce caractère religieux et prit ces proportions grandioses qu'on admire dans les monuments de Thèbes.


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