Chapitre 12 - Dernière visite aux ruines de Thèbes - Philae - Les cataractes
Les sources du Nil - Adieu à Karnac - Départ de Louqsor - Denderah

Aujourd'hui, 31 décembre, nous sommes repassés sur la rive gauche du Nil. Nous avons voulu revoir une fois encore le Rhamesséum et Médinet-Abou. Même après les splendeurs de Karnac, on admire le caractère grave, le style noble et pur de ces palais. Médinet-Abou réunit d'ailleurs à lui seul tous les genres d'intérêt : comme l'a dit Champollion, c'est un résumé de toute l'Egypte monumentale, car il renferme des ruines de presque toutes les époques. Ce qui m'a frappé le plus aujourd'hui, ce sont les vastes cours intérieures, entourées de portiques que soutiennent sur deux côtés des colonnes, et sur deux autres côtés des piliers à cariatides : l'effet de ces figures colossales est singulièrement imposant ; elles inspirent le respect et une sorte de crainte religieuse.

Nous sommes montés sur les terrasses du palais par des escaliers intérieurs, dont la pente est tellement douce, qu'un cheval les gravirait sans peine. Le désert, du côté de la montagne, a élevé ses dunes jusqu'au niveau des plates-formes : par endroits déjà, elles les dominent. Encore quelques siècles, et ces belles ruines peut-être auront disparu sous les flots envahissants du sable.

Au retour, en attendant le canot, nous nous asseyons, en face de Louqsor, à l'ombre d'un bouquet de palmiers, pour dessiner le palais d'Aménophis, qui de là produit un très bel effet, éclairé par les rayons rouges du soleil couchant. Un village est auprès, tout enfoui sous le feuillage. Mais à peine sommes-nous assis que des enfants, nus ou en haillons, nous entourent et nous assiègent en nous criant leur éternel bakchich ! bakchich ! Plusieurs femmes se joignent à eux, nous regardant d'un air doux et timide, et montrant en riant leurs belles dents blanches comme l'ivoire. Quelques hommes surviennent, et nous avons bientôt autour de nous tout un cercle de curieux qui peu à peu s'approchent, et s'enhardissant touchent nos vêtements avec un air d'admiration naïve, comme de véritables sauvages. Tout inoffensive qu'elle fût, cette curiosité commençait à devenir importune : nous aurions vidé nos poches sans faire taire l'avidité des demandeurs de bakchich ; et de plus nous étions exposés à remporter plus d'un inconvénient d'un contact si intime et si prolongé avec des gens d'une propreté suspecte. Le canot arrivait à temps pour nous délivrer, et nous repliâmes en hâte nos cartons.

Le soir, nous sommes retournés à Karnac, au clair de lune, non plus seuls et à pied, mais en cavalcade nombreuse. A nous cinq s'étaient joints des Polonais, arrivés de la veille et qui sont déjà pour nous de vieilles connaissances, car ils sont venus de France sur le même paquebot qui nous a amenés. M. M*** était aussi de la partie. A côté de nous, traînant dans des flots de poussière leurs grands burnous qui balayaient le chemin et qui leur donnaient des airs de héros de théâtre, couraient nos petits âniers, gamins de douze à quinze ans, vifs, alertes, intelligents, baragouinant avec un aplomb superbe un langage composé de toutes les langues du monde mêlées ensemble. Les ânes galopaient à l'envi. Rien de plus gai que cette course folle à travers les campagnes désertes : rien de plus original sans doute que cette partie d'ânes, à huit heures du soir, aux monuments des Pharaons.

J'avoue pourtant que j'aimais mieux ma première visite à la salle hypostyle. Ces grandes choses, ces ruines mélancoliques, ces débris sublimes du passé veulent être vus avec une sorte de recueillement, j'ai presque dit de respect. Rien ne leur sied que la solitude et le silence. Pour les comprendre, pour les sentir, pour les admirer comme ils méritent de l'être, il faut s'abstraire en quelque sorte du monde présent ; il faut remonter par la pensée le cours des siècles écoulés, reconstruire en imagination les palais et les temples, relever les colonnes et les obélisques, convoquer les panégyries dans les salles gigantesques, et sous les pylônes, sous les portes triomphales, à travers les avenues de sphinx, promener en esprit les longs cortèges et les processions religieuses, tout cela, qui m'était apparu le premier soir aux clartés magiques de la lune, j'avais peine à l'entrevoir aujourd'hui : les fantômes s'enfuirent au bruit des rires joyeux et des conversations légères.

Il était plus de dix heures quand nous revînmes à Louqsor. La soirée était plus calme et plus splendide encore que d'ordinaire. Pas un souffle dans l'air, pas une vapeur à l'horizon. L'atmosphère avait une limpidité, une douceur incomparables. Nos plus belles nuits d'été sont moins tièdes, nos jours d'hiver sont moins brillants que n'était cette nuit de décembre.

Comme nous approchions du rivage, des sons vagues et comme une harmonie lointaine frappèrent notre oreille : on eût dit les accords d'un violon de village, les derniers accents d'une fête champêtre. Ces sons étranges semblaient sortir des profondeurs du fleuve. D'où nous venait, en pareil lieu, à pareille heure, cette mélodie bien connue ? Quelle divinité mystérieuse nous jetait à mille lieues de la France ce souvenir des fêtes de notre pays ? Ceux qui n'ont jamais quitté le sol natal pour vivre, sous d'autres cieux, de la vie aventureuse des voyages, ne peuvent se faire idée de l'émotion que cause parfois un son, un parfum, l'objet le plus insignifiant en apparence, qui réveille soudainement le souvenir de la patrie absente.

Arrivés sur notre cange, nous avons enfin le mot de l'énigme. La divinité du fleuve à qui nous devons ce concert inattendu nous apparaît sous les traits peu poétiques du brave Nicolô. Ménétrier avant de devenir cuisinier, il est resté fidèle à son instrument, et de temps en temps il se livre, quand nous sommes absents, à son goût pour la musique. Modestement installé sous le pont, il joue le plus discrètement possible ; mais un nombreux auditoire l'écoute avec ravissement. Les matelots, rangés en cercle, ne perdent pas une note de ses airs mélancoliques : ainsi jadis Orphée charmait avec son violon les féroces habitants des bois. Penchés vers le virtuose, attentifs, captivés, leur admiration se traduit de la façon la plus naïve et la plus amusante ; elle éclate, comme celle des sauvages et des enfants, en battements de mains, en cris, en gesticulations de toute sorte et en bruyants éclats de rire.

1er janvier.

Ce matin, en nous éveillant, nous n'avons pu nous défendre de quelque émotion. Notre pensée s'est reportée vers la France, vers nos enfants, nos parents, nos amis. Nous manquerons aujourd'hui à la fête habituelle de famille ; et bien plus encore manquent à nos baisers ces petites têtes blondes qui, joyeuses et souriantes, apparaissaient ce jour-là, dès l'aube, à notre chevet ! Un singulier hasard veut qu'aujourd'hui même nous nous trouvions précisément au point extrême de notre course, à mille lieues de tous ceux qui nous sont chers !

Pourtant, même à Louqsor, nous recevons une visite de premier de l'an. Nos Polonais viennent nous offrir leurs voeux, et nous échangeons de cordiales poignées de main : des Polonais, il est convenu que ce sont pour des Français presque des compatriotes. Ceux-ci d'ailleurs, fort aimables, parlent notre langue aussi bien que nous. Dans la journée, nous faisons, de notre côté, visite d'usage et visite d'adieu tout à la fois à M. M***. Son hôte, le marquis d'O***, quoique faible encore, peut nous recevoir : c'est un jeune homme distingué et des plus intéressants. Sa poitrine paraît gravement atteinte. Nous ne pouvons, en le quittant, que lui laisser des voeux stériles, mais bien sincères, de guérison.

Cette journée est la dernière que nous passerons à Thèbes. Ce soir nous allons tourner vers le nord la proue de notre barque, et redescendre le fleuve. Le temps nous manque pour pousser notre navigation jusqu'à la première cataracte, limite ordinaire des voyages du Nil. Ce n'est pas sans quelque regret que nous renonçons à remonter plus haut. Mais, quand on a vu Thèbes, il faut savoir se résigner à ne pas voir des ruines qui, à côté de Karnac, sont modernes et d'un intérêt très secondaire. Les temples d'Hermontis et d'Esné, peu importants par leurs dimensions et leurs restes ; les temples plus considérables et plus beaux d'Ombos et d'Edfou, situés les uns et les autres entre Louqsor et Assouan, appartiennent tous à l'époque des Ptolémées et des empereurs romains. Qu'est-ce que cette antiquité auprès de celle des monuments élevés par les Rhamsès, les Thouthmosis et les Osortasen ? Il semble qu'on sorte du vieux monde pour entrer dans le monde moderne.

Les ruines de Philae, admirablement conservées d'ailleurs et d'une élégante architecture, sont de la même époque. On y voit Tibère, affublé en Pharaon, et sacrifiant au dieu Ammon. Denderah, que nous visiterons en descendant le Nil, nous offrira, dans un ensemble plus complet encore et à un degré de conservation au moins égal, le même type d'architecture égyptienne, un peu altéré déjà, si l'on peut dire, par l'élégance grecque. Nous nous consolons donc aisément de ne pas voir le temple de Philae. Aux voyageurs qui entrent en Egypte par la Nubie, ou qui, venant du Caire, ont remonté sans s'arrêter jusque-là et commencent à ce point leurs visites aux monuments, ce temple inspire une admiration facile à comprendre : à nous, il ne présenterait plus désormais le même intérêt.

Pour trouver un monument qui, auprès de Karnac, ne pâlisse pas trop, il faudrait aller jusqu'à Ipsamboul, près de la deuxième cataracte. Là se trouve un temple du caractère le plus étrange, le plus imposant, et qui ne ressemble pas aux temples de la haute Egypte que nous avons vus. Il est creusé dans les flancs d'une montagne : sa façade est décorée de quatre colosses assis, hauts de soixante pieds, et qui sont taillés dans le roc même. C'est une oeuvre de Rhamsès le Grand, dont l'image se trouve reproduite à l'intérieur du temple, dans de magnifiques bas-reliefs. Mais aller jusqu'à Ipsamboul est un long voyage, et même du point où nous sommes il exigerait plus de deux mois.

Ce qui, mieux que les ruines de Philae, mérite qu'on remonte, quand on le peut, jusqu'à la première cataracte au moins, c'est le changement curieux, saisissant, qui se fait, à ce qu'il paraît, aux yeux du voyageur, dès qu'il a franchi cette limite, dans l'aspect du pays, dans la nature du sol, dans le type même de la population. Jusqu'à la cataracte on était en Egypte, sol de calcaire et de grès : au delà on est en Nubie, sol granitique. Le Nil se fraie difficilement un passage au travers de rochers entassés de basalte et de granit rosé et noir. Ses îles sont couvertes d'une végétation magnifique. Le palmier-doum se multiplie et se mêle partout au dattier. La race change comme le sol : les hommes sont presque noirs ; les femmes ne se voilent plus le visage. Elles vont nues, sauf une ceinture en lanières de cuir, tant qu'elles ne sont pas mariées. Leurs cheveux, nattés en une multitude de petites tresses, sont enduits de graisse ou d'huile de ricin.

Quant aux cataractes du Nil, tout le monde sait que ce qu'on appelle de ce nom ne ressemble en rien à ce que le mot représente à l'imagination. Ce sont tout simplement des rapides. Ce qui le prouve, c'est que les barques, barques de voyageurs et de commerce, les franchissent tous les jours, tirées à la cordelle. Il y a loin de là aux pompeuses descriptions que les anciens nous ont laissées de ces chutes formidables, se précipitant du haut de rochers élevés, et assour-dissant du bruit de leurs eaux ceux qui s'en approchaient. Il est possible que le Nil, à la longue, ait creusé son lit dans le roc, et qu'aujourd'hui la différence des niveaux ne soit plus ce qu'elle était autrefois ; mais on n'en est pas moins fondé à regarder comme une exagération et une fable ce que des voyageurs, même modernes, ont raconté de merveilleux sur les cataractes du Nil.

D'Assouan à Kartoum, capitale du Sennaar ou Nubie supérieure, on compte six cataractes aussi aisément franchissables que la première. Dans cet espace de plus de deux cents lieues, le Nil ne reçoit qu'un seul affluent considérable, l'Atbarah. A Kartoum, il en reçoit un second, le fleuve Bleu, ainsi appelé de la couleur de ses eaux, et qui vient de l'Abyssinie. C'est ce fleuve que des missionnaires portugais prirent, au XVIe siècle, pour le vrai Nil : ils annoncèrent avec éclat en avoir découvert les sources. D'Anville reconnut l'erreur ; et les sources du vrai Nil, du Nil Blanc, sont encore aujourd'hui ce qu'elles étaient au temps d'Hérodote, un mystère géographique.

Depuis une vingtaine d'années, cependant, des explorations hardies ont été poussées dans cette direction. Une mission catholique autrichienne établie en 1846 à Bellenia, dans la tribu des Berry, a beaucoup contribué, non seulement à répandre dans ces contrées les lumières du christianisme, mais aussi à y favoriser les recherches géographiques. Un des prêtres de cette mission a pénétré jusqu'à la montagne de Loupouk, au quatrième degré de latitude nord. Enfin M. Brun-Rollet, membre de la Société de géographie, a publié en 1855 sous ce titre : le Nil blanc et le Soudan, études sur l'Afrique centrale, le récit du voyage le plus récent qui ait été fait dans ces régions. Au delà de Bellenia, capitale de la grande tribu des Berry ou Bary, il a trouvé de nouvelles cataractes. Là, le Nil s'élargit sur de vastes plateaux, et le fond manque souvent aux barques les plus légères. Sous le troisième degré de latitude nord, on rencontre une nouvelle cataracte que le fleuve franchit en écumant. L'exploration s'est arrêtée à Bobenga, capitale de la tribu des Kuendas, peuples au teint olivâtre. De là, on voit se dessiner au sud, à deux jours de marche environ, les hautes montagnes de Kombirat : les sauvages de la tribu des Berry affirment qu'au delà il existe des montagnes plus élevées encore. C'est là que M. Brun-Rollet place par conjecture la source du Nil, qui se trouverait ainsi reportée bien plus loin qu'on ne la place ordinairement, c'est-à-dire à quatre ou cinq degrés au delà de l'équateur.

Soit que les vents du nord et de l'est, qui soufflent régulièrement dans ces contrées au printemps et au commencement de l'été, accumulent sur les montagnes de l'Afrique centrale des nuages qui y crèvent en pluies abondantes ; soit que la fonte des neiges en précipite des torrents qui vont gonfler le fleuve ; toujours est-il que, chaque année, vers le solstice d'été, et comme à jour fixe, se produit cette crue merveilleuse qui fait lentement déborder le Nil sur ses rivages, et dont la régularité bienfaisante ne s'est pas démentie une seule fois depuis quatre mille ans au moins que l'histoire la constate. Peu à peu la couleur des eaux change ; elles prennent une teinte rougeâtre. Bientôt le fleuve grossit ; il s'élève pendant trois mois à peu près ; puis s'abaisse aussi lentement qu'il a monté. La crue, qui varie de peu de chose chaque année, est en moyenne de dix-huit à vingt et un pieds.

On l'a dit justement : de toutes les merveilles de l'Egypte, la plus grande est peut-être le Nil. Tout en est étonnant, mystérieux : et cette régularité invariable qui, à jour dit, fait sortir tous les ans le fleuve de son lit ; et cette lenteur avec laquelle il se gonfle et s'abaisse, et qui fait que ses débordements sont un bienfait pour ses rives, quand ceux de tous les autres fleuves sont des désastres ; et la richesse de son limon, que la chimie a analysé, où elle a constaté la présence d'une matière organisée qui est sans doute le principe de sa fécondité extrême, mais dont l'origine n'est pas mieux expliquée que le reste. On comprend que les anciens Egyptiens l'aient adoré comme un dieu. Dans les bas-reliefs il est représenté sous une double forme : le Nil céleste, vêtu d'une tunique bleue, qui épanche les eaux d'un vase qu'il tient à la main ; le Nil terrestre, couronné d'iris et de glaïeuls, portant des fruits et des fleurs.

Avant de quitter Louqsor, nous avons voulu dire un dernier adieu à Karnac, et voir une dernière fois le soleil se coucher sur ses ruines. Nous sommes montés sur un des gigantesques pylônes qui s'élèvent du côté du fleuve. De là, comme du haut d'une colline, nous embrassions du regard la vaste plaine. L'enceinte immense qui renfermait les palais se dessinait à nos yeux, marquée par les trois grandes portos triomphales. A nos pieds s'étendait ce chaos de débris où l'oeil se perd, où l'imagination se confond. Les dernières lueurs du couchant teignaient de rose les temples de granit. Tout était calme et muet autour de nous ; le vent était tombé, et les grands bois de palmiers semblaient à l'horizon immobiles comme les ruines. Derrière nous, le Nil, tout embrasé des reflets du ciel, s'enfonçait silencieusement entre les deux chaînes de montagnes qui le retiennent captif. Rien de plus triste et de plus grand que ce tableau.

Les ruines d'Egypte (j'en excepte seulement celles du village de Louqsor, à demi enfouies sous les cabanes des fellahs) ont au moins, dans leur abandon et leur dégradation affligeante, un privilège ou un prestige dont ne jouissent pas les plus belles ruines de Rome ou d'Athènes : c'est que les bruits importuns des villes et de notre civilisation moderne ne troublent point leur silence et ne profanent pas la majesté de leurs souvenirs ; c'est qu'elles ont le désert pour cadre et pour horizon, et que le désert ajoute encore, s'il se peut, à la solennité de leurs aspects. L'immensité de ces solitudes est seule digne de l'immensité de ces débris. La tristesse de ces campagnes, de ces monts arides et dénudés, s'allie seule avec la tristesse de ces grands vestiges du passé.

La nuit tombait quand nous revînmes à Louqsor. A bord de la cange, tout était prêt pour le départ. Les planches qui recouvraient le pont avaient été relevées, et entassées de manière à former des bancs pour les rameurs : le grand mat était démonté ; la petite voile seule nous reste ; encore ne servira-t-elle guère, sans doute, car les vents favorables sont rares en descendant, et l'on ne marche le plus souvent qu'à l'aide du courant et de la rame.

Au dîner, Agostino nous ménage la même surprise et nous offre le même festin qui ont déjà fêté le jour de Noël. Mais cette fois, c'est en l'honneur de nous autres Français que le régal est servi et qu'est bu le Champagne. Il est neuf heures lorsque nous quittons le quai de Louqsor, qu'Agostino salue de toute son artillerie.

2 janvier.

Nous espérions être ce matin à la hauteur de Denderah ; mais le vent a été contraire, et nous avons marché très lentement. Il est deux heures lorsque nous arrivons à Keneh, petite ville de cinq mille habitants, sur la rive droite du fleuve. C'est sur l'autre rive, en face, que se trouvent, à trois milles environ dans les terres, les restes de l'ancienne Tentyris, aujourd'hui Denderah. Nous avons encore le temps de les visiter avant la nuit. On embarque les ânes qui doivent nous servir de montures, et nous passons le fleuve avec eux dans une mauvaise barque de fellahs.

L'heure est charmante et nous promet une promenade agréable. La plaine où nous cheminons, le long d'un petit sentier qui serpente parmi les cultures, est couverte d'une végétation luxuriante. Nous traversons des champs de fèves et de pois en fleur qui répandent de suaves senteurs dans l'air. Des fellahs fauchent leurs trèfles ; et les chameaux, agenouillés dans l'herbe pour recevoir leur fardeau, se relèvent chargés de verdure et de fleurs. Fatigués de la poussière aveuglante et de la chaleur de Thèbes, nous respirions avec volupté une atmosphère tout imprégnée de parfums et de fraîches émanations. Nos ânes galopaient lestement, non sans faire sur la route de nombreux larcins aux herbes provocantes qui se penchaient sous leurs pieds. Leurs petits conducteurs, il est vrai, leur donnaient l'exemple : je les voyais cueillir çà et là de jeunes tiges de trèfle ; mais c'était pour leur propre compte, et ils les broutaient eux-mêmes à belles dents. Ces pauvres enfants ne sont guère mieux nourris que leurs ânes, en effet. J'en ai vu bien souvent qui, tout en courant à côté de nous, mordaient dans un épi de maïs complètement cru ou à peine grillé au feu : c'était tout leur dîner.

Les ruines de Denderah forment un groupe unique, situé sur une éminence toute composée de décombres : on distingue alentour quelques huttes abandonnées. En arrivant par le nord, on passe sous une porte remarquable par son élégance. A droite, est un petit temple dédié à Typhon, le dieu du mal. Plus loin, en face, est le grand temple. Il a été déblayé depuis quelques années, et un escalier a été pratiqué pour descendre à l'intérieur : le pavé se trouve, en effet, en contre-bas du sol à plus de quinze pieds. Cette disposition des lieux nuit un peu à l'effet du monument, dont l'oeil n'aperçoit, quand on arrive, que la partie supérieure, puisqu'il est enfoui jusqu'à moitié de sa hauteur.

On n'en est pas moins frappé, dès l'abord, des nobles proportions de l'entablement et des colonnes qui forment le portique. Rien de plus beau que cette façade ; rien de plus sévère à la fois et de plus harmonieux. Les chapiteaux des colonnes sont formés, sur les quatre faces, de quatre têtes d'Isis colossales ornées de bandelettes pendantes sur le cou : nulle part ailleurs je n'ai vu cette disposition originale, et il est difficile d'imaginer quel effet étrange, mystérieux, imposant, font ces grandes figures qui de toutes parts semblent fixer sur vous leurs yeux immobiles. Malheureusement, comme partout, ces belles têtes ont subi le marteau des iconoclastes.

Ce portique, soutenu par vingt-quatre colonnes, conduit dans une vaste salle, qui conduit elle-même dans le naos ou sanctuaire du temple. Tout autour de ce sanctuaire circule un corridor dans lequel s'ouvrent une multitude de chambres. Dans l'intérieur des épaisses murailles sont pratiqués des escaliers qui conduisent aux terrasses et des couloirs souterrains par où l'on pénètre dans d'autres chambres, dans d'autres sanctuaires : c'étaient sans doute des passages secrets ménagés pour les prêtres.

On a ici un spécimen curieux de l'architecture égyptienne ; car ce monument, chose étrange, est complet : pas une pierre n'y manque. Mais si sa parfaite conservation lui donne un intérêt particulier, si son architecture est vraiment admirable, les sculptures qui couvrent ses murs à l'intérieur et à l'extérieur sont, de l'aveu des connaisseurs, du plus mauvais style égyptien. Elles sont, en effet, d'une époque de pleine décadence : les plus anciennes remontent à Cléopâtre ; d'autres sont du temps d'Auguste, de Tibère, de Néron ; il y en a même qui furent exécutées sous les règnes de Trajan et d'Antonin.

C'est dans une des chambres qui entourent le sanctuaire qu'a été trouvé, sculpté sur le plafond dont il faisait la décoration, ce fameux zodiaque qui est aujourd'hui à Paris et qui a donné lieu, au commencement du siècle, à tant de discussions scientifiques et de rêveries philosophiques et religieuses. On sait que, sur ce zodiaque, le solstice d'été, qui tombe aujourd'hui dans le signe du Cancer, se trouvait placé dans le signe du Lion. Or le rapport des signes célestes avec nos saisons variant insensiblement avec le cours des siècles, on était conduit à attribuer à ce zodiaque une antiquité de cinq à six mille ans, si on voulait le considérer comme étant l'image exacte de l'état du ciel à l'époque de sa construction. Un autre planisphère, découvert à Esneh, et qui plaçait le point solsticial dans le signe de la Vierge, devait par la même raison se reporter à une époque bien plus reculée encore. Pour cela, il fallait admettre que ces zodiaques étaient des oeuvres astronomiques ; il fallait accorder aux prêtres égyptiens une science bien ancienne, des observations bien exactes, des connaissances mathématiques bien profondes. Rien de tout cela n'avait fait hésiter : toutes ces hypothèses avaient été tenues pour démontrées ; et l'on se rappelle quelle fabuleuse antiquité Dupuis et Volney, partant de là, attribuaient à la civilisation et à l'espèce humaine.

C'était alors une opinion généralement admise que les prêtres d'Egypte avaient été en possession de connaissances très avancées en philosophie, en religion, en médecine, en astronomie : la langue prétendue sacrée des hiéroglyphes en gardait, disait-on, le dépôt, de tout temps soustrait au vulgaire, et plus tard dérobé à la postérité elle-même. Aujourd'hui, j'ai déjà eu occasion de le dire, on sait que les hiéroglyphes ne contiennent rien de pareil. Il est devenu évident, de plus, que la profonde science attribuée aux prêtres égyptiens se réduisait à fort peu de chose. Leur philosophie se bornait à une morale très pure, il est vrai, et très élevée ; mais leur religion aboutissait à un vaste panthéisme. En fait de médecine, ils n'étaient guère supérieurs à nos astrologues du moyen âge, et ils avaient, comme ceux-ci, des tableaux qui soumettaient à l'influence de certains astres les diverses parties du corps humain. Quant à l'astronomie, elle ne se constitua vraiment en Egypte à l'état de science que dans l'école d'Alexandrie. Ce qui est certain, seulement, c'est que nous devons aux anciens Egyptiens la division de l'année en douze mois et en trois cent soixante-cinq jours, qui porte le nom d'année Julienne.

Pour en revenir aux zodiaques, tous les beaux calculs qu'on avait fondés sur eux ont croulé d'une façon assez ridicule. M. Letronne avait déjà, grâce à une inscription grecque trouvée à Denderah, jeté des doutes sérieux sur leur prétendue antiquité, quand Champollion leur porta le coup de grâce en prouvant par les inscriptions hiéroglyphiques que les temples de Denderah et d'Esneh avaient été bâtis sous les empereurs romains. Les zodiaques n'étaient donc que des décorations de fantaisie, exécutées par quelque artiste ignorant, et n'ayant aucun rapport avec l'état du ciel à l'époque où ils avaient été dessinés. Ce fut une seconde édition de l'histoire de la dent d'or.


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