Chapitre 13 - Le Nil à la descente - Un santon - Abydos - Syout, son bazar et son cimetière - Antinoë - Les crocodiles - Les hypogées de Beni-Hassan - Le Kamsin

4 janvier.

La physionomie et les habitudes de notre bord ne sont plus les mêmes qu'en remontant le Nil. Adieu les doux loisirs de l'équipage, paresseusement étendu à l'ombre de la grande voile latine que gonflait un vent favorable. Adieu aussi les chauds rayons de soleil qui inondaient notre salon, et dont parfois nous étions obligés de nous défendre ! Nous allons vers le nord ; et le vent du nord que nous avons en face est souvent désagréable, en même temps qu'il contrarie beaucoup notre marche. Quoique le courant du Nil soit encore fort en cette saison, les barques sont si lourdes, qu'on ne marche guère que par le temps calme. Il y a bien la corde et la rame ; mais ce rude travail ne convient guère à nos Arabes, et toutes les excitations d'Agostino échouent bien vite contre leur indolence naturelle.

C'est pitié de les voir soulever, avec une gaucherie et une mollesse tout orientales, leurs longs avirons qui plongent à peine dans le fleuve. Pour tromper leur ennui, ils chantent : c'est l'habitude en Egypte ; le chant accompagne tous les travaux. On dirait que ces paresseux enfants du soleil ont besoin, pour supporter le travail, de lui donner l'apparence d'un plaisir. Tantôt ils entonnent en choeur un chant monotone ; tantôt l'un d'eux chante d'une voix nasillarde une sorte de complainte, dont tous les matelots répètent le refrain. D'autres fois, chaque couplet se termine par un ah ! prolongé, que pousse tout l'équipage et qui est de l'effet le plus original. Le marmiton, pendant ce temps, allume le narguilé, qu'il va présenter successivement à tous les rameurs : chacun d'eux n'en aspire que deux ou trois bouffées, et le rend pour qu'il passe à son voisin. Quand il y a peu d'eau, les matelots poussent la barque à la perche. Ils ont alors un mot particulier qu'ils répètent sans cesse pour s'encourager : Eleïssa ! eleïssa ! modulant les premières syllabes et accentuant fortement la dernière. Mais cet exercice paraît leur déplaire encore plus que la rame.

Bientôt on laisse perches et avirons, on se couche le long du bord, et nous allons comme nous pouvons, à la dérive, c'est-à-dire très lentement. Alors nous prenons nos fusils, nous sautons dans le canot, et nous nous faisons mettre à terre. En chassant sur le rivage, nous n'avons pas de peine à suivre la barque. Aujourd'hui nous avons fait un massacre immense de pigeons. M. P*** a tué un chacal, et mon frère un magnifique héron.

Près d'une petite ville, nommée, je crois Farchout, nous avons vu, en chassant au bord du fleuve, un personnage étrange : c'était un santon, ou saint musulman. Il était assis ou plutôt couché à demi, immobile, les jambes étendues, dans une espèce de fosse peu profonde, creusée tout près du chemin de halage. La terre battue et durcie lui servait de lit, sans un brin de paille, sans une feuille sèche. C'était là sa demeure. Hiver et été, nuit et jour, il reste là étendu, sans bouger, sans abri ni contre le soleil, ni contre le vent, ni contre le froid et la rosée des nuits. Notez qu'il était complètement nu, et que son voeu l'astreint à ne jamais couvrir une partie quelconque de son corps. Il m'a semblé avoir, si on peut lui donner un âge, de cinquante à soixante ans. Depuis combien d'années est-il là ? Je l'ignore, et on n'a pu me le dire ; mais il doit y avoir longtemps, à en juger par la couleur de son teint. Sous ce soleil torride, sous ces variations terribles de température, la peau de ce malheureux s'est noircie, durcie, racornie ; elle paraît devenue rugueuse comme de la peau d'éléphant ou de crocodile. Je n'ai rien vu de plus affreux et de plus triste. Tout autour de ce pauvre saint étaient rangés des femmes et des enfants qui le contemplaient avec une profonde vénération. C'est la piété des fellahs de la ville voisine qui lui fournit le peu de maïs cru dont il se nourrit.

Nous avons dépassé, un peu au-dessus de Ghirgeh, un point où s'arrêtent quelquefois les voyageurs : c'est de là qu'on va voir ce qui reste d'Abydos. Selon Strabon, c'était la seconde ville de la Thébaïde. La principale ruine est un temple qu'on croit avoir été celui d'Osiris, et qui est d'un caractère très sévère. Mais ce temple est ensablé jusqu'à la hauteur des soffites : il faut y descendre par les terrasses. Ces ruines, situées à plusieurs lieues dans les terres, étaient de trop peu d'intérêt pour nous écarter autant de notre route.

6 janvier.

Le vent est devenu si violent que nous ne pouvons marcher. On s'arrête près de la petite ville de Souhag, dont la mosquée blanche s'élève au milieu de massifs de verdure. Le soir, après dîner, nous nous promenons autour de la ville. Des bandes immenses de grues et de hérons se sont abattues dans les palmiers et les mimosas, pour y passer la nuit : les arbres sont à la lettre tout noirs de ces oiseaux. Au retour, les chiens du village nous poursuivent de leurs hurlements effroyables ; mais ils sont lâches, et la vue d'un bâton les tient en respect.

Nous avons dépassé aujourd'hui de nombreux trains de goulleh ou ballets : ce sont des cruches à long col, dont on se sert partout en Egypte pour rafraîchir l'eau. Elles se fabriquent aux environs de Keneh. On obtient la pâte qui les compose en mêlant du sel à l'argile : ce sel, en fondant, ouvre une multitude de pores par où filtre incessamment le liquide. L'eau qui reste, refroidie par l'évaporation, arrive à un degré de fraîcheur extraordinaire. Pour faire descendre ces cruches jusqu'au Caire, on les lie avec des branchages, de manière à former d'immenses radeaux, qui ont quelquefois plus de cent pieds de long et en contiennent jusqu'à quatre à cinq mille.

Vers huit heures, pendant que nous devisions tranquillement au salon, nous avons tout à coup entendu un grand bruit de voix à l'entrée de notre cange. Au milieu d'un flux de paroles éclataient des cris, des vociférations : il y avait une rixe parmi nos matelots. Nous sortons sur le pont ; et nous voyons, en effet, Agostino et le reïs qui s'efforcent, je ne dis pas de séparer les combattants, car les Arabes se battent plus avec la langue qu'avec les poings, mais de calmer les colères et de rétablir l'ordre. Leurs efforts cependant étaient vains, et le tumulte continuait. Alors M. P***, avec le flegme tout britannique qui ne l'abandonne jamais, rentre au salon, saisit un bâton déposé sur le divan, et s'avance sur le groupe des querelleurs ; puis, sans dire un mot, sans avertir ni crier gare ! le voilà qui se met à distribuer à droite et à gauche de grands coups de canne, frappant sur les têtes aussi bien que sur les épaules. En un instant le calme fut rétabli, le silence se fit, et chaque matelot, comme un écolier pris en défaut, retourna à son poste. Je reconnus, ce jour-là, dans notre compagnon de voyage le planteur de la Caroline du Sud : il venait d'appliquer à nos Arabes, on voit avec quel succès, les moyens de discipline qu'il avait coutume d'employer avec ses nègres.

7 janvier.

Nous espérions, grâce au calme, arriver demain matin à Syout. Mais tout à coup une secousse fait frémir la barque dans toute sa longueur : nous avons donné sur un banc de sable. Les matelots, poussant avec les perches, et criant leur éternel refrain eleïssa ! font de vains efforts pour nous remettre à flot. Ils ont beau se jeter à l'eau pour essayer de soulever la barque : tout est inutile. Le moindre cabestan tirant sur une ancre ou sur une amarre, nous dégagerait en un instant ; mais le cabestan est une machine trop savante pour les mariniers du Nil : je ne crois pas qu'on en puisse trouver un sur toutes les barques qui parcourent le fleuve. La nuit tombe : il n'y a pas d'espoir qu'on nous dégage avant le jour. Ce qui ajoute à la contrariété, c'est que le calme continue, et que cette nuit nous aurions fait du chemin. Notre équipage se résigne plus aisément : c'est pour lui une nuit de repos, et il se met bravement en devoir d'en profiter.

8 janvier.

Il a fallu que tout le monde, drogman, hommes de service et même passagers, mît la main à la manoeuvre pour achever de nous tirer de ce maudit banc de sable. Nos matelots ont ramé avec plus de coeur pour regagner le temps perdu. Nous sommes vers le milieu du jour à Syout.

Nos Américains ont vu dans leur Guide Murray qu'il y a près de Syout des tombeaux anciens. Ces tombeaux, complètement dégradés, offrent fort peu d'intérêt, quand on a visité surtout ceux de Thèbes et qu'on doit visiter encore ceux de Béni-Hassan. Mais puisque Murray l'a dit il faut bien y aller voir. Nous ne voulions pas pour si peu désobliger nos compagnons de voyage ; et par le fait ils nous ont, sans le vouloir, donné occasion de faire une promenade charmante.

La route, comme on sait, est magnifique. Nous montions de vaillants petits baudets. Ali, notre valet de chambre, qui est de ce pays, nous sert de guide. Il est en grande tenue : gilet de soie brodé, ceinture aux vives couleurs, pantalon blanc bouffant attaché au-dessous du genou, superbes babouches de maroquin jaune. Ainsi équipé, il a la meilleure tournure et nous fait honneur à la tête de la caravane.

Nous laissons la ville à droite ; et bientôt, parvenus au pied de la montagne, nous quittons nos ânes pour gravir un sentier rapide. De petites cavités, creusées dans le roc, frappent nos regards; il y en a un nombre considérable. Ce sont des tombes, mais qui sont trop petites pour avoir pu recevoir des momies humaines : les corps qu'on y déposait étaient ceux des loups sacrés, adorés autrefois en ce lieu. Syout, en effet, est l'ancienne Lycopolis, la ville des Loups.

Les hypogées, ou grands tombeaux, sont placés plus haut. Celui où nous entrons, le plus vaste et le mieux conservé, se compose de deux chambres dont l'étage est très élevé. Sur les murs et sur le plafond se voient encore des vestiges de peintures : mais il est impossible, dans l'état actuel, de distinguer les scènes qui y étaient représentées ; c'étaient, à ce qu'il paraît, des tableaux relatifs à l'art militaire des anciens Egyptiens. Malgré cela, nos Américains, à grand renfort de besicles et de torches, s'obstinent à parcourir tous les coins et recoins du tombeau, tâchant de se persuader qu'ils voient des choses merveilleuses. Ils ont un peu la manie des Anglais, qui, en voyage, admirent religieusement tout ce que leur guide déclare admirable. Nous les laissons à leurs laborieuses investigations, et nous gravissons un escarpement de la montagne qui domine tout le pays : de là nous avons une vue magnifique et pleine de contrastes saisissants.

La vallée, d'une chaîne à l'autre, paraît comme une opulente prairie. Devant nous, la ville, entourée de jardins, semble sortir, avec ses blancs minarets, d'une corbeille de verdure. Plus près, sur la gauche, est un immense cimetière : la cité des morts est presque aussi grande que celle des vivants. Avec ses murailles basses et dentelées, avec ses petits dômes d'une blancheur éclatante, elle s'étend comme un drap funéraire sur le désert sans limites qui confine la ville de ce côté. Le domaine de la mort touche celui de la vie ; l'aridité et le silence enveloppent de toutes parts le mouvement et la fécondité.

Syout, capitale du Saïd ou haute Egypte, est une ville d'au moins trente mille habitants, assez importante par son commerce. Elle est le rendez-vous des caravanes du Darfour. C'est là que, naguère encore, les marchands d'esclaves amenaient à travers le désert, épuisés de fatigue et de privations, les bandes de jeunes nègres qu'ils conduisaient au Caire. Aujourd'hui l'esclavage est aboli en Egypte. Je ne répondrais pas qu'il ne s'y vendît plus d'esclaves ; mais du moins ce commerce, devenu clandestin, a singulièrement diminué d'importance.

Le bazar de Syout doit aux relations continuelles de cette ville avec le Soudan et le Darfour un caractère assez original. On voit là des Bédouins, enveloppés de couvertures grises, les pieds entourés de linges serrés avec des cordes ; des Nubiens, aux traits réguliers et au visage d'un noir bronzé ; des Abyssins, coiffés du turban bleu ; des Coptes, aux traits fins et allongés comme ceux des Juifs, vêtus de noir et l'écritoire au côté, car ils sont presque tous scribes. Nous avons acheté au bazar un certain nombre de fourneaux de pipe en terre rouge : ces pipes, qui se fabriquent ici, sont renommées et d'une forme très gracieuse.

9 janvier.

Nous marchons lentement, contrariés par le vent. Tout à coup on nous annonce qu'une barque de fellahs qui remonte et nous dépasse, a vu des crocodiles : ils dorment au soleil, couchés sur un petit banc de vase qu'abritent de hauts rochers, dont le Nil baigne le pied. Quoique nous n'ayons que des fusils de chasse et de petites balles, nous voulons les saluer au passage. Le canot remonte sans bruit, en rasant au plus près la montagne. A trente pas de nous à peu près, au détour d'un rocher, nous voyons les deux monstres : deux coups de feu partent presque en même temps. Mais ils ont déjà plongé dans le fleuve, et c'est à peine, j'imagine, si notre plomb leur a chatouillé l'épiderme. Ils avaient bien une quinzaine de pieds de longueur. On sait que le crocodile ne peut être frappé qu'au défaut de l'épaule et sous le ventre. Il faudrait pour une telle chasse des armes de précision et des balles coniques à pointe d'acier. C'est un hasard que nous ayons vu des crocodiles sur ce point du fleuve : rarement ils descendent au-dessous de Syout. A cette époque froide de l'année, ils ne sortent de l'eau que pendant les heures les plus chaudes du jour. Loin d'attaquer l'homme, le crocodile fuit devant lui, du moins quand il est à terre. Dans l'eau, il est plus dangereux ; et l'on fait sagement, l'été, de ne pas se baigner avant d'avoir fait un grand bruit pour l'éloigner. Les Arabes, et les Nubiens surtout, ne prennent pas même cette précaution.

La violence du vent dégénère en une véritable tempête. Le Nil est agité comme une mer, et imprime à la cange un mouvement de roulis qui devient très désagréable. Il faut s'arrêter : on amarre la barque au pied d'un grand rocher. Le paysage est triste et sauvage ; tout le long de la rive droite, de hautes falaises coupées à pic ; de l'autre côté du fleuve, de grandes plages unies et quelques îlots de verdure, qui disparaissent sous le nuage de poussière que le vent amène du désert. Des barques qui remontent passent près de nous, filant avec toutes leurs voiles gonflées, pareilles à des oiseaux effrayés. Nous les suivons d'un oeil de regret.

Non loin d'ici, sur la rive droite, se voyaient encore, il y a quelques années, les ruines d'Antinoë, ville de fondation romaine. En l'an 130 de notre ère, l'empereur Adrien visitant l'Egypte, son favori Antinous se noya dans le Nil. Adrien, en guise de monument, lui bâtit une ville, près du lieu où il avait péri. De plus, il fit de lui un dieu, et voulut qu'on l'adorât dans toute la province.

On admirait encore en 1828 de beaux restes de temples, de théâtres, de colonnades, et un arc de triomphe élevé par Alexandre Sévère. Mais un jour Ibrahim-Pacha eut l'idée de construire une raffinerie dans ces parages. Extraire la pierre de la montagne et la tailler eût pris du temps et de l'argent : on jugea plus simple de jeter bas les colonnes, de démolir l'arc de triomphe, et d'en prendre les débris pour bâtir l'usine.

12 janvier.

Deux jours de calme nous ont conduits devant Béni-Hassan.

Les hypogées de Béni-Hassan sont, après ceux de Thèbes, les plus célèbres de l'Egypte. Ils sont creusés dans la chaîne Arabique. Pour gagner la montagne, nous traversons péniblement une plage aride, couverte d'arbustes épineux, où le pied s'enfonce tantôt dans le sable mouvant, tantôt dans des vases à demi desséchées. Sur la pente crayeuse et blanche, les rayons réverbérés du soleil brûlent les yeux ; la chaleur est accablante.

Les tombeaux, ouverts à mi-hauteur de la montagne, sont tous sur la même ligne. Chacun d'eux est précédé d'un portique, que soutiennent des colonnes taillées dans la masse du rocher : cette disposition est d'un effet très simple et très grand.

Depuis que Champollion a rendu ces grottes funéraires si célèbres, elles ont été singulièrement dégradées par les voyageurs. Les peintures qu'on y voit n'en sont pas moins du plus haut intérêt. Elles appartiennent à l'époque de la douzième dynastie et au règne d'Osortasen II, c'est-à-dire qu'elles ont à peu près quatre mille ans d'antiquité.

A la différence de celles de Thèbes, ces peintures sont appliquées sur la pierre unie, et non point superposées à des sculptures en creux ou en relief. Ce sont quelquefois des sujets religieux, des offrandes aux dieux ; mais le plus souvent des tableaux de la vie domestique, représentant les travaux des champs, la chasse, la pêche, la gymnastique. On voit des canges somptueuses, garnies de rameurs, remonter le Nil ; dans l'une est une momie couchée sur son lit funèbre.

Des inscriptions qui accompagnent ces tableaux disent quel fut le personnage enseveli dans chaque tombe, quelles fonctions il remplit, quels honneurs lui furent conférés. L'une d'elles, relative à un gouverneur de province, fait de lui cet éloge, remarquable par l'élévation morale qu'il dénote : «Aucun orphelin n'a été maltraité par moi. Aucune veuve n'a été violentée par moi. Aucun mendiant n'a été bâtonné par mes ordres. Aucun pâtre n'a été frappé par moi. Aucun chef de famille n'a été opprimé par moi : je n'ai pas enlevé ses gens à leurs travaux».

Parmi les scènes diverses que contiennent les tombeaux de Béni-Hassan, il en est une qui a particulièrement excité l'attention et provoqué les recherches des savants. Elle représente un certain nombre d'hommes vêtus d'un costume étranger, ayant la barbe et les cheveux roux, les yeux bleus, et un teint clair qui contraste fortement avec le teint rouge ou brun des Egyptiens. Ces hommes, appartenant évidemment à une autre nation, à une autre race, sont conduits devant un haut fonctionnaire, à qui ils semblent être présentés par un scribe. Quels sont ces étrangers ? A quel titre venaient-ils en Egypte ? Cette question a donné lieu à plus d'une réponse. Champollion crut que c'étaient des Grecs ; mais il n'avait pas connaissance alors de l'inscription qui a révélé la haute antiquité des grottes de Béni-Hassan. Wilkinson les prit pour des captifs ; mais cette hypothèse tombe, quand on voit ces personnages avec des armes et des lyres, conduisant des ânes chargés de bagages. D'autres ont cru que c'était Jacob et ses enfants émigrant en Egypte ; mais l'établissement des Hébreux dans ce pays est postérieur à la douzième dynastie. L'opinion la plus probable est celle de M. Lepsius. Il pense que le fait de l'émigration de Jacob fut précédé de bien d'autres faits semblables, et que le tableau de Béni-Hassan représente l'arrivée d'émigrants qui demandent à être reçus sur cette terre de l'Egypte, dont la fécondité devait être pour tous ses voisins un objet d'envie. Ces émigrants étaient sans doute d'origine scythique, comme les Schétos ; ou bien appartenaient à la race sémitique, comme ces Hicsos qui, un peu plus tard, envahirent l'empire des Pharaons ; de sorte que ce serait là en quelque sorte l'avant-garde de l'invasion des barbares, et comme le pronostic de la catastrophe prochaine.

Un fait curieux, c'est que ni dans les peintures de Béni-Hassan, ni dans celles de Syout, qui sont à peu près du même temps, on n'a vu de chevaux représentés. Le cheval évidemment était inconnu à cette époque en Egypte. Peut-être y fut-il amené par les Hicsos ou Pasteurs ; car les peintures de Thèbes le reproduisent dans de nombreux tableaux.

Quant au chameau, on ne le voit nulle part, et son introduction est de beaucoup postérieure.

13 janvier.

Le calme continue. La température a même une mollesse qui semble annoncer un changement dans la direction du vent. Dieu le veuille, car depuis douze jours nous avons marché avec une lenteur désespérante. Nous sommes encore à environ quarante lieues du Caire.

Nous abordons à un petit village pour acheter quelques provisions. Un bois épais de mimosas et de dattiers l'entoure : nous chassons un peu ; mais la chaleur est énervante. Sous une tente, près du village, nous apercevons plusieurs femmes. L'une d'elles, plus jeune que les autres, fume nonchalamment un narguilé. Sa toilette est bizarre et recherchée : ses cheveux sont ornés de sequins ; une profusion de colliers retombent sur sa brune poitrine, que la tunique laisse à demi découverte. Elle a aussi des bracelets, d'immenses pendants d'oreilles, et un anneau d'argent passé dans la narine. Son visage est légèrement tatoué ; mais sous cet accoutrement singulier elle n'en est pas moins fort belle. Elle nous regarde assez effrontément en nous montrant ses dents blanches. Agostino, à qui nous nous informons, répond en ricanant. Il paraît que ce sont des almées. Sous le règne d'Abbas-Pacha, il y a quelques années, un grand nombre de ces femmes furent enlevées du Caire par la police, et déportées tout le long du Nil dans les villes et les villages, jusqu'à Assouan et même au delà.

Décidément le vent a sauté au sud : il souffle avec force. On tend la voile, et la barque commence à filer grand train. Bientôt l'aspect du ciel change. Au sud, du côté du vent, l'horizon, toujours si limpide, se trouble et prend une teinte grise. De minute en minute le vent augmente : il a presque la violence d'un ouragan. Nous marchons avec une vitesse de trois à quatre lieues à l'heure.

Malgré la force du vent, l'air est chaud, lourd, accablant. Evidemment c'est le kamsin qui souffle, le sirocco des Italiens. Kamsin, en arabe, veut dire cinquante : au printemps, ce vent du désert règne en Egypte avec plus ou moins de continuité pendant une cinquantaine de jours. L'hiver, il se fait sentir plus rarement. Surtout, il n'a dans cette saison ni la même violence ni la même ardeur redoutables. En ce moment, et impatients que nous étions des lenteurs du retour, il nous paraissait plutôt un bienfait qu'un inconvénient. Pourtant nous ne fûmes pas sans en souffrir un peu. L'atmosphère était devenue comme opaque, le ciel semblait de plomb ; et, dépouillé de rayons, le soleil apparaissait comme un disque de métal rougi au feu.

On avait peine à respirer : l'air aride et mêlé d'une poussière impalpable fatiguait la poitrine. De là sans doute cet état d'abattement, d'énervement invincible qu'on éprouve pendant tout le temps que souffle le kamsin. Il y a un proverbe arabe qui dit : «La poussière du simoun perce la coquille d'un oeuf».

Mais nous glissions sur l'eau avec la rapidité de l'hirondelle : les rives fuyaient comme un panorama mouvant. Plus on approche du Caire, plus elles sont plates et monotones ; en revanche le fleuve s'anime de plus en plus. Les barques de commerce se montrent plus nombreuses.

Nous en vîmes une, chargée d'une immense meule de paille hachée, que la violence du vent avait fait à moitié chavirer et qui s'était échouée près de la rive. Deux hommes étaient couchés nonchalamment sur le haut de la meule, et regardaient leur paille s'en aller au fil de l'eau : le flot minait incessamment la base du fragile édifice, qui s'écroulait comme un tas de sable. On nous dit que ces hommes attendaient du secours qu'on était allé chercher. Je n'en admirais pas moins avec quelle tranquille résignation ils contemplaient ce désastre, qui les ruinait peut être. Transportez cette scène sur un fleuve d'Europe : quels cris ! quel désespoir ! mais aussi quelle activité et quelle énergie contre la mauvaise fortune ! Toute la différence des deux races est là.

A dix heures du soir, le vent diminue ; mais nous ne sommes plus qu'à quelques lieues du Caire. On s'arrête devant le village de Daschour. C'est de là que demain nous devons aller visiter les pyramides de Sakkarah et le Sérapéum.


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