Chapitre 14 - Memphis - Les pyramides de Sakkarah - Le puits des oiseaux
Le Serapeum - Les pyramides de Ghizeh - Le sphinx

14 janvier.

Le ciel a repris sa sérénité. L'air est calme et pur. Le Nil, large et paisible comme un lac, brille au soleil levant ainsi que de l'argent fondu. Nous descendons à terre en attendant le déjeuner, et nous nous promenons dans la forêt de palmiers qui entoure le village.

Ces palmiers sont d'une incomparable beauté. Nulle part nous n'en avons vu d'aussi gigantesques ; et l'on dit que ce sont, en effet, les plus grands de l'Egypte. Plantés en longues files et à distances égales, ils forment, à droite et à gauche de la route qui conduit à Sakkarah, des quinconces dont les nefs immenses s'enfoncent à perte de vue. Rien de plus ma-jestueux que ces beaux arbres, droits comme des flèches, hauts de soixante pieds, et dont le tronc svelte s'épanouit en un gracieux panache. Si les voûtes mystérieuses de nos forêts du Nord ont servi, comme on l'a cru, de type à l'ogive et aux voûtes à rinceaux de nos cathédrales gothiques, on ne peut s'empêcher de croire que le palmier n'ait été le modèle de la colonne égyptienne, couronnée le plus souvent de son chapiteau largement évasé.

A dix heures, nous enfourchons nos ânes : ce sont, cette fois, d'assez pauvres montures qui nous font regretter celles du Caire et même de Louqsor. Peu de voyageurs, avant la découverte du Sérapéum, visitaient Sakkarah, et les moyens de transport ne sont pas encore ici convenablement organisés.

La route que nous suivons est charmante. Quand on a traversé la forêt de palmiers, on chemine sur de hautes digues, qui longent des étangs ou de petits lacs, remplis chaque année par le Nil. Les bords de ces eaux sont couverts de canards, de pluviers, de bécassines, d'une multitude d'oiseaux aquatiques. Nous en tirons quelques-uns : la plupart sont un gibier exquis.

Au delà des lacs, on trouve une autre forêt de palmiers, plus vaste encore que la première. Le sol en est inégal, montueux, et couvert presque partout d'efflorescences de salpêtre, qui ressemblent à une légère couche de neige. A ces indices, on pourrait reconnaître déjà qu'on foule un sol qui recèle des ruines. Bientôt se montrent çà et là des blocs de granit à moitié enfouis dans le sable, puis des vestiges d'une enceinte construite en briques crues. On est sur l'emplacement de l'antique Memphis.

Quelques restes d'un temple ont été découverts près de là. Mais la ruine la plus curieuse qui en subsiste est un colosse, exhumé il y a quelques années, et qui est un des plus beaux morceau de sculpture égyptienne qu'on connaisse. Il a trente-cinq pieds de long ; les jambes ont en partie disparu ; mais la face, qui était enterrée, a dû à cette circonstance de rester intacte. On y a reconnu le portrait de Sésostris : les traits sont beaux et fins, l'expression à la fois noble et douce. Une énorme tranchée a été faite pour mettre la statue à découvert ; mais elle n'a pas été relevée ; les eaux se sont accumulées dans l'excavation, et le pauvre Pharaon gît tristement, à demi noyé, au fond de ce fossé bourbeux.

Une plaine fertile sépare la forêt du village de Sakkarah, qui est placé presque sur la limite des sables. C'est dans cette vaste plaine, en remontant vers le nord, que s'étendait la ville de Memphis. Au dire de Strabon, elle avait cent cinquante stades de circonférence, et renfermait des palais immenses. Il n'en reste pas une pierre. Détruite, selon la tradition, par Cambyse, elle couvrait encore la plaine de ses ruines immenses à l'époque de la conquête arabe : ces ruines furent démolies, et servirent à la construction de Fostat et du Caire.

Auprès de Sakkarah, à l'ouest de la ville, était la nécropole, qui a laissé plus de vestiges que la ville elle-même. Au sortir du village, on s'élève, par une pente assez douce, sur des. collines de sable et de décombres. Ce terrain aride semble avoir été fouillé et bouleversé en tous sens. Des puits ont été creusés à chaque pas ; le sol en est criblé, et il faut quelque attention pour n'y pas trébucher en suivant l'étroit sentier qui serpente tout au travers. Ces fouilles ont été faites pour la plupart par les Arabes, qui cherchent dans les tombes les objets précieux ensevelis avec les momies.

Parvenus sur la crête de ces collines basses et onduleuses, nous voyons s'étendre du nord au sud, parallèlement à la vallée, la ligne des pyramides dites de Sakkarah. On en compte quinze : elles sont beaucoup moins élevées que les pyramides de Ghizeh. Bâties en briques crues, elles ont aussi moins bien résisté à l'action du temps, et toutes sont tellement dégradées, ruinées, éboulées, qu'on les prendrait volontiers de loin pour de grands tumulus. Il est évident d'ailleurs, ne fût-ce que par leur position au long de la nécropole, que, comme les pyramides de Ghizeh, elles n'étaient autre chose que des tombeaux.

A peu de distance de là se trouve le Puits des Oiseaux : c'est une tombe profonde où étaient déposées les momies des ibis sacrés. Il est difficile d'y descendre. Notre drogman, qui nous avait accompagnés, alla nous chercher une de ces momies : il y en a une telle quantité que, malgré tout ce qui en est journellement enlevé ou brisé, il semble quele nombre n'en diminue pas.

Chaque oiseau, soigneusement embaumé et enroulé d'une toiie fine, était déposé dans un vase de terre long, pointu par le bas, en forme d'amphore, et fermé d'un couvercle : ces vases sont placés en rang, dans le sable, l'un à côté de l'autre, et entassés par couches. Nous défîmes la petite momie, la forme de l'oiseau était parfaitement reconnaissable. Les os, les plumes, les barbes même des plumes, tout se distinguait nettement et était merveilleusement conservé. Seulement, si l'on serrait les doigts, tout se résolvait en une poussière impalpable et s'envolait au vent.

C'est non loin de là qu'en 1851 un jeune savant français, M. Mariette, a fait des découvertes qui ont rendu son nom célèbre. En pratiquant des fouilles dans ces terrains consacrés à la mort et tout peuplés de momies d'hommes et d'animaux, il a rencontré d'immenses galeries souterraines, renfermant des sarcophages de granit : c'était le Sérapéum de Memphis, c'est-à-dire le tombeau des Apis ou boeufs sacrés, qui étaient dans cette capitale l'objet d'un culte particulier. Cet hypogée, l'un des plus étranges monuments de l'Egypte, était le but principal de notre visite à la nécropole. Il nous a fallu cheminer encore assez péniblement, pendant une demi-heure, au milieu des excavations et des décombres. Le sol est jonché de morceaux de poteries rouges, de fragments de terres cuites peintes et vernissées, de débris de squelettes arrachés de leur sépulture. Un vent violent nous fouette au visage le sable du désert. Pas une trace de végétation ne réjouit l'oeil sur cet immense et morne cimetière : des aigles et de grands vautours planent en tournoyant au-dessus de nos têtes.

Un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants en haillons sont occupés à déblayer un large trou, près duquel nous passons. Ce sont des fouilles nouvelles que fait faire M. Mariette : nous nous informons s'il est là ; mais il est parti pour le Caire. Ce travail se fait, comme toujours, à l'aide de corbeilles en bois de palmier, que ces pauvres gens portent sur la tête. Le surveillant, armé d'un bâton, se tenait à l'endroit où venaient se vider les corbeilles. Je le vis en assener des coups à deux ou trois des travailleurs, et je crus d'abord que c'était une correction aux plus paresseux. Mais bientôt je remarquai que le même coup de bâton les attendait tous au même moment, et je compris qu'il était distribue tout simplement à titre d'encouragement et pour les tenir en haleine.

On arrive sur le Sérapéum sans le voir. Il faut descendre comme dans une cave, par une pente rapide où les pieds enfoncent dans un sable mouvant. Bientôt, à la lueur des torches, on voit s'ouvrir devant soi une immense galerie, large à peu près autant qu'elle est haute. De distance en distance, à droite et à gauche, sont creusés dans l'épaisseur du rocher des caveaux, ou plutôt des espèces de chapelles, plus basses de quelques pieds que la galerie : dans chacune .de ces chapelles mortuaires est placé un sarcophage colossal de granit, à peu près semblable à ceux qui, dans les tombeaux de Biban-el-Molouk, étaient destinés à recevoir les corps des Pharaons. Une inscription hiéroglyphique, gravée sur la pierre, indique la date et l'âge où est mort le boeuf sacré.

Les sarcophages sont au nombre de vingt-quatre. Tous ont été ouverts et violés, comme ceux de Thèbes. Quelques chapelles sont restées vides, attendant leur hôte. Près de l'entrée de la galerie on voit un sarcophage qui n'avait pas encore été mis en place.

Qu'était-ce donc que ce Sérapis, dont les images vivantes étaient si somptueusement ensevelies après leur mort dans ces catacombes ? Qu'était-ce que ce dieu, qui eut un temple célèbre à Alexandrie et joua un si grand rôle dans les derniers temps du paganisme ? Les découvertes et les travaux de M. Mariette ont fourni une réponse à ces questions jusque-là mal résolues.

Sérapis, ou mieux Sorapis, Osorapis, était Apis mort, identifié avec Osiris ou le soleil régnant sur l'hémisphère inférieur. Apis vivant, appelé aussi dans les inscriptions la seconde vie de Phtha, était l'incarnation de ce même dieu-soleil éclairant le monde, et adoré à Memphis comme divinité suprême.

Dès les premières dynasties, le culte d'Apis fut le culte propre de Memphis, chaque.nomc ou province ayant, comme je l'ai déjà dit, son fétiche particulier. Mais c'est seulement sous Rhamsès II que ce culte commença à prendre une importance capitale ; et ce ne fut même que vers le VIIe siècle avant notre ère, sous le règne de Psammétichus, qu'il fut entouré de l'éclat extraordinaire dont nous avons les vestiges sous les yeux. Alors on creusa ce prodigieux souterrain. Alors on commença d'ensevelir les Apis dans ces magnifiques sarcophages. Au-dessus de ces caveaux fut élevé un temple ou mausolée dont quelques restes ont été retrouvés.

C'était l'époque où les Grecs commençaient à pénétrer en Egypte par leurs factoreries de Naucratis. Soit méprise de leur part, soit complaisance des prêtres égyptiens, qui se prêtaient à flatter leurs idées, le dieu Apis fut bientôt confondu dans l'esprit des Hellènes avec Dionysos ou Bacchus, qu'on représentait souvent avec des cornes de boeuf, et qui parfois, devenu divinité infernale, avait revêtu quelques-uns des attributs de Pluton. Ainsi, par un mélange singulier de choses très dissemblables, les Grecs établis en Egypte en vinrent à adorer Sérapis comme un de leurs dieux. Plus tard même, frappés de l'antiquité de la civilisation et de la religion égyptiennes, ils se persuadèrent que leur culte national leur était venu tout entier des bords du Nil. C'est une erreur qui s'est propagée jusqu'à nos jours ; et Champollion lui-même a cru que la mythologie grecque était une dérivation de la religion égyptienne et avait été transportée dans l'Hellade par Cécrops. Les colonies égyptiennes en Grèce sont au moins douteuses ; mais ce qui est maintenant hors de doute, c'est que la mythologie grecque ne vient nullement de l'Egypte ; c'est qu'il n'y a aucun rapport de filiation entre les dieux graves et solennels de Memphis et de Thèbes, et les divinités gracieuses et presque humaines de l'Olympe.

Avant qu'on déchiffrât les hiéroglyphes, les notions que nous avions sur l'ancienne religion égyptienne se réduisaient à celles que nous avaient laissées les Grecs ; et la plupart étaient confuses et erronées. Les Grecs se sont toujours plu à identifier leurs dieux et leurs héros avec les divinités de l'Egypte : ces rapprochements arbitraires, fondés le plus souvent sur des analogies fortuites et superficielles, datent surtout de l'époque des Ptolémées et de l'école d'Alexandrie. Il se fit alors comme un singulier amalgame des deux religions. Tous les dieux égyptiens se virent après coup baptisés des noms grecs et revêtus d'une physionomie grecque : Ammon était transformé en Jupiter ; Osiris, en Pluton ou en Bacchus ; la déesse Hathôr, en Vénus ; Sevek, le dieu crocodile, en Saturne, et ainsi de suite.

Cette manie qu'ont eue les Grecs les a fait tomber quelquefois dans d'étranges méprises. En voici un exemple curieux. Le petit Horus, fils d'Osiris et d'Isis, qui dans la grande triade thébaine symbolise le monde naissant, était représenté sous la forme d'un petit enfant avec un doigt dans la bouche : son nom se lit, en langue hiéroglyphique, Harpe-Kroti. Les Grecs, se trompant sur la signification de ce geste emprunté aux petits enfants, l'ont pris pour le geste du silence, le doigt sur les lèvres. Du nom égyptien Harpe-Kroti ils ont fait le nom grec Harpocrate, et du dieu Horus ils ont fait le dieu du silence.

Hérodote raconte longuement que Cambyse, en arrivant à Memphis, fut fort choqué de voir les Egyptiens adorer un boeuf. Il ordonna qu'on amenât le dieu cornu devant lui ; et, voulant prouver aux prêtres leur imposture, il frappa d'un coup de poignard l'animal, qui mourut quelques jours après. Puis, pour donner plus de poids à son action et à ses paroles, il fit battre de verges et mettre à mort les prêtres, et ordonna que la même peine fût appliquée à tout Egyptien qui célébrerait les fêtes d'Apis.

Malheureusement cette belle histoire semble, depuis la découverte du Sérapéum, devoir être reléguée au nombre des contes. Chose étrange ! parmi les sarcophages d'Apis trouvés dans la galerie souterraine, on voit figurer celui du boeuf sacré que le monarque persan tua peut-être dans un moment de colère, mais auquel il n'en fît pas moins rendre les honneurs accoutumés et apporta lui-même son tribut d'adoration : c'est ce que constate l'inscription lue sur le granit. Il s'en faut donc de beaucoup que le conquérant ait été ce dévastateur impie que les Grecs nous ont peint jetant à bas les temples, et foulant aux pieds les statues des dieux. Et quant aux persécutions qu'on lui attribue, elles semblent tout aussi imaginaires ; car une autre inscription, qui est aujourd'hui au Vatican, le montre allant à Saïs adorer la déesse Neïth, se faisant initier à ses mystères, rétablissant les prêtres dans tous leurs droits et rendant au culte son éclat premier. Evidemment Cambyse, comme plus tard les Ptolémées, fut obligé, la conquête achevée, de respecter les institutions et les usages du peuple conquis, et de rendre lui-même hommage aux objets de son culte. Ses successeurs firent de même.

13 janvier.

Nous nous sommes réveillés ce matin devant Ghizeh. Bien qu'un repli du fleuve nous dérobe la vue du Caire, tout annonce le voisinage de la capitale. Le Nil est sillonné de barques nombreuses de toutes sortes ; ses rives sont couvertes de riches maisons de campagne, de palais de pachas qui ressemblent à des palais de rois.

Il y a près de deux lieues du fleuve aux pyramides. Mais Agostino, qui est allé cette nuit au Caire dans le canot, nous a amené nos vaillants petits ânes de l'Ezbekieh, et la course se fera plus lestement que celle d'hier. Le temps est à souhait, calme avec un ciel légèrement voilé : trop de vent et trop de soleil seraient gênants pour monter sur la grande pyramide.

Une forêt de palmiers entoure Ghizeh, comme Daschour : dès qu'on l'a franchie, on voit en face de soi, sur des collines blanches et peu élevées, se dresser les trois pyramides. A cette distance, une lieue à peu près, elles ne produisent pas l'effet qu'on en attend. L'absence de tout point de comparaison dans la perspective trompe l'oeil sur leur masse. Même au bas des collines qui les portent, on les juge mal. Il faut être à leur pied, ou à dix lieues.

C'est dans la plaine que nous traversons en ce moment que, le 21 juillet 1798, se livra cette fameuse bataille qui ouvrit à notre armée les portes du Caire et détruisit d'un seul coup la puissance des mameluks. Mourad-Bey avait placé le gros de ses troupes dans un camp retranché, situé plus bas, près du petit village d'Embabeh, que nous apercevons d'ici et qui fait face à Boulaq. Lui-même, avec dix mille cavaliers, tenait la plaine, entre le fleuve et les pyramides. Coupés de leur camp par les manoeuvres du général français, les mameluks étaient venus s'abattre comme un ouragan de fer sur le front de nos carrés ; mais leur fougue s'était brisé contre la froide intrépidité des soldats d'Italie. Mourad-Bey, tout sanglant, s'enfuyait vers la haute Egypte ; plusieurs milliers de ses brillants cavaliers étaient jetés dans le Nil ; son camp était forcé ; sa flottille n'échappait au vainqueur que par l'incendie ; et, le soir de ce jour, Bonaparte, maître du Caire et de l'Egypte, plaçait son quartier général à Ghizeh même, où Mourad-Bey avait une superbe habitation.

Vers le milieu de la plaine, nous fûmes croisés par un groupe de cavaliers : c'étaient des Bédouins qui venaient, nous dit-on, payer le tribut au pacha. Ces hommes nous rappelaient, par le type et le costume, nos Arabes de l'Algérie : traits accentués et énergiques, taille haute et souple, membres secs et nerveux. Au lieu du turban, ils portaient sur la tête, par-dessus le tarbouche, ce grand morceau de fine laine blanche, appelé haïk, autour duquel est roulée la corde de poil de chameau. Un long fusil battant sur le dos, un sabre et d'énormes pistolets à la crosse brillante passés à la ceinture, ils avaient une tournure martiale, et faisaient caracoler leurs chevaux avec cette grâce aisée qui n'appartient qu'aux Arabes du désert.

Il y a de ces Bédouins par centaines de mille en Egypte ; mais on les voit rarement dans la vallée du Nil : ce sont des tribus nomades vivant dans le désert et sur la limite du pays cultivé. Autrefois ils étaient adonnés au pillage, et leur hardiesse était telle, qu'ils interceptaient parfois la route du Caire aux pyramides et y dévalisaient les voyageurs. Méhémet-Ali les a fait rentrer dans l'ordre, comme ceux des villages du Nil dont j'ai parlé ailleurs. Son fils Ismaïl, de cette race albanaise si brave et si indomptable, fut chargé, avec un corps de cavaliers toujours prêts, d'aller dans le désert châtier celles de ces tribus qui se rendaient coupables de brigandages : de terribles exécutions leur ont fait perdre leurs habitudes de vol, et aujourd'hui la plaine de Ghizeh est aussi sûre que la route de Boulaq.

Longtemps avant d'arriver aux pyramides, on est harcelé par des Arabes qui, du plus loin qu'ils aperçoivent une bande de touristes, accourent avec de grands cris, de grands gestes, agitant leurs burnous blancs, pour offrir leurs services de ciceroni. Il y a là toute une tribu qui, je pense, ne vit pas d'autre chose que des pyramides : c'est son bien, et toute son industrie est de les faire voir. En arrivant au pied des collines sur lesquelles elles sont assises, nous apercevons de petits points noirs et blancs qui semblent se mouvoir sur un des angles de la plus grande pyramide : ce sont des voyageurs, escortés d'Arabes, qui en font l'ascension. D'ici, on dirait des fourmis grimpant le long d'un énorme bloc de grès.

Quand on est sur la plate-forme sablonneuse et en face de ces étranges monuments, on s'arrête malgré soi : on se sent comme épouvanté par quelque chose d'immense, d'éternel et d'immuable. Que dire, qui n'ait été dit cent fois, de ces étonnantes constructions que salue depuis tant de siècles l'admiration des hommes ? L'esprit est confondu de la puissance qu'elles attestent, de la civilisation qu'elles supposent, de la grandeur empreinte dans leur simplicité même. Bossuet a beau s'écrier avec sa souveraine éloquence : «Mais quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout : ces pyramides sont des tombeaux !» J'aime mieux, au pied de ces merveilles de l'ancien monde, relire la page qu'elles ont inspirée à Chateaubriand : «J'avoue qu'au premier aspect des pyramides, je n'ai senti que de l'admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que 1e plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité...» - «Tous ces peuples, dit Diodore, appellent les maisons des vivants des hôtelleries, par lesquelles on ne fait que passer ; mais ils donnent le nom de demeures éternelles aux tombeaux des morts, d'où on ne sort plus».

La grande pyramide, mesurée à sa base, a sept cent vingt pieds de côté, d'un angle à l'autre. Sa hauteur, qui était primitivement de quatre cent cinquante-un pieds, c'est-à-dire du double de celle des tours de Notre-Dame de Paris, n'est plus aujourd'hui que de quatre cent vingt-huit, par suite de la dégradation du sommet. Les assises ou gradins dont elle est formée étaient autrefois couverts d'un revêtement uni qui ne permettait pas d'y monter : on voit encore au sommet de la seconde pyramide, dite de Chéfren, une partie de celui qui la recouvrait. Il est probable que ces revêtements ont été enlevés, comme les restes de Memphis, pour servir à des constructions modernes. - La seconde pyramide n'est pas beaucoup moins haute que la première. - La troisième, dite de Mycérinus, n'atteint guère qu'au tiers de la grande.

Sauf un petit nombre de chambres ménagées dans la maçonnerie, la grande pyramide est entièrement pleine. On a calculé que la masse de pierres dont elle se compose, évaluée à environ soixante-quinze millions de pieds cubes, pourrait fournir les matériaux d'un mur qui aurait mille lieues, et ferait le tour de la France. Sa base couvre un espace égal à cinq hectares et demi.

La pierre paraît avoir été empruntée au rocher même sur lequel les pyramides sont fondées. Mais ici, plus peut-être que devant tout autre monument de l'Egypte, on est amené à se poser cette question : Comment de telles masses ont-elles été construites ? Par quel moyen a-t-on élevé à une telle hauteur des assises si régulières, formées de blocs qui pèsent trente milliers ? Les anciens Egyptiens, quoi qu'on en ait dit, paraissent n'avoir eu aucunes connaissances en mécanique : on en aurait trouvé la trace dans leurs peintures, comme on y a trouvé représentés les procédés de tous leurs arts et de tous leurs métiers ; or pas une machine n'y est figurée. Dans un tableau qui représente le transport d'un colosse, on voit un nombre considérable d'hommes attelés à des cordes, et tirant la statue posée simplement sur des rouleaux. Il est à croire que toute leur mécanique se bornait là : des échafaudages, des plans inclinés, et puis des milliers et des milliers de bras, force qui ne coûtait rien et qu'on n'économisait guère. Il faut ajouter seulement qu'ils faisaient du plan incliné un emploi très habile et très ingénieux. S'il s'agissait d'un temple ou d'un palais, à mesure que la construction s'élevait, ils entassaient des terres de manière à former un talus en pente douce, qui s'exhaussait avec l'édifice, et sur lequel on hissait à force de bras les pierres gigantesques qui composaient les murailles et les plafonds : l'édifice achevé, on déblayait. Pour dresser les obélisques, l'opération était plus difficile, mais le procédé était le même. Le monolithe étant amené en place, et sa partie inférieure étant maintenue immobile, on faisait décrire à sa pointe un quart de cercle, en la faisant glisser, toujours à force de bras, sur un plan incliné qui se développait en spirale, jusqu'à ce que l'énorme bloc, arrivé à la perpendiculaire, vînt s'asseoir de lui-même sur la base qui devait le recevoir. Il faut admirer sûrement que de si grandes choses aient été faites avec des moyens aussi simples. Mais que de misères, que de souffrances de tels travaux n'ont-ils pas imposées aux nations asservies ou captives ! Que de vies humaines ont payé ces grandeurs !

L'ascension de la grande pyramide se fait par l'angle du nord-est. Elle est assez pénible : les assises ont un mètre à peu près de hauteur, ce qui oblige, on le voit, à faire d'assez fortes enjambées. Il serait imprudent de monter sans l'aide des Arabes ; car les gradins ayant peu de largeur et étant souvent ébréchés, un faux pas serait mortel et vous précipiterait jusqu'en bas. Des accidents de ce genre sont arrivés. Aujourd'hui on ne permet plus aux voyageurs de monter seuls. Un cheik de village, responsable, est chargé de leur fournir des guides sûrs, moyennant une rétribution fixe. Ces hommes, lestes et vigoureux comme des panthères, montent la pyramide comme nous montons notre escalier ; leurs pieds nus ne glissent jamais. Deux d'entre eux s'emparent de vous, un par chaque main, et vous attirent sur l'assise qu'ils ont gravie, pendant qu'un troisième, placé derrière, vous soulève par les reins et vous retient en cas de chute. Avec ces précautions, l'ascension est sans danger, sinon sans fatigue. Je ne conseillerai pourtant pas de la tenter à ceux qui sont sujets aux vertiges ; car, si on monte sans trop d'émotion, la descente est vraiment effrayante.

La plate-forme qui termine aujourd'hui la grande pyramide a trente-neuf mètres de tour. Les Anglais aiment à y dîner. Nous nous contentâmes d'admirer le beau panorama dont on y jouit : au nord, en face de nous, la croupe rougie du Mokattam qui domine le Caire, ses dômes et ses minarets ; à droite, le Nil, coupant d'une large bande d'argent la douce verdure des campagnes et la verdure plus sombre des forêts de palmiers ; à gauche et derrière nous, le désert sans bornes, montueux et ondulé. Mais le trait saillant de ce tableau, c'est la ligne nette, tranchée, rigoureuse, qui sépare à l'oeil les terres cultivées du désert qui les confine : on dirait deux domaines, divisés par une muraille ; d'un côté une mer de verdure, de l'autre une mer de sable jaune et nu ; et ces deux océans rivaux se partagent presque également tout le cercle de l'horizon.

Quelques-uns de nous ont voulu écrire à leurs amis un billet daté du haut de la pyramide. Pendant que nous nous reposons de la rude gymnastique que viennent de nous faire faire nos guides, d'autres Arabes nous entourent ; les uns veulent nous vendre des antiquités, les autres nous offrent de l'eau dans de petites cruches de terre : tous demandent l'éternel bakchich, et ceux qui nous ont hissé là, plus obstinément, on le pense bien, que les autres. Ils prétendent que le cheik garde toute la rétribution pour lui, et ne leur donne pour salaire qu'un misérable morceau de pain, assaisonné de coups de bâton. Ce n'est pas très invraisemblable ; mais pendant tout le temps qu'on monte et qu'on descend, il faut s'attendre à cette opiniâtre et fatigante sollicitation. Il n'y a qu'un moyen de s'en débarrasser, c'est de vider ses poches.

Un des pauvres diables qui m'avaient aidé à monter, trop faible apparemment pour un si rude métier, y avait gagné un asthme violent : sa poitrine sifflait comme un soufflet de forge, et ce bruit de râle que j'avais sans cesse dans l'oreille me fatiguait horriblement ; je souffrais pour ce malheureux. Il n'en a pas sans doute pour longtemps ; car, soit besoin, soit avidité, il ne s'y ménageait guère.

Ces Arabes sont, la plupart, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Il y en a un qui, pour quelques piastres, descend en courant la grande pyramide où nous sommes, court à la seconde, et grimpe jusqu'au sommet malgré le revêtement qui la couvre en partie. Cette ascension ne lui a demandé que dix minutes : nous en avons mis vingt à faire la nôtre.

L'intérieur de la grande pyramide est peu curieux. Un corridor étroit et bas, où l'on ne peut marcher que courbé, conduit à une grande chambre appelée la chambre du roi, et où se, trouve un sarcophage en granit. Au-dessus est une chambre plus petite, qu'on appelle la chambre de la reine ; au-dessus encore, plusieurs autres chambres moins grandes. La disposition de toutes les pyramides est à peu près la même.

On se demande, en présence de ces faits, comment tant d'absurdes hypothèses ont été émises sur le caractère et la destination des pyramides. L'antiquité avait eu beau nous affirmer que c'étaient des tombeaux ; les faiseurs de systèmes ont voulu en savoir plus qu'elle. Je ne parle pas des récits légendaires qui en ont fait les greniers de Joseph, ou qui y ont placé de prétendus trésors ; je ne parle que des explications données pour sérieuses. Les uns y ont vu des sanctuaires où se faisaient les initiations et se célébraient les mystères de la religion égyptienne : ce qui est difficile à comprendre, les pyramides étant, sauf quelques caveaux, entièrement compactes. Les autres les ont prises pour des monuments scientifiques, pour des observatoires astronomiques ; et il est vrai, chose assez curieuse, qu'elles sont exactement orientées. Mais on oubliait que le revêtement poli qui les a recouvertes jusqu'au temps de Saladin en rendait l'ascension à peu près impossible ; et quant à leur orientation, il est probable qu'il y avait là une pensée religieuse plutôt que scientifique : beaucoup de monuments funèbres de la même époque sont orientés. D'autres enfin, et tout récemment, ont dépensé beaucoup d'esprit pour prouver que les pyramides avaient été bâties pour arrêter le sable du désert, qui tend toujours à envahir la vallée. Il suffît d'avoir vu les lieux pour reconnaître ce que cette hypothèse a de futile. Les grandes pyramides, éloignées de cinq à six cents pas l'une de l'autre, et celles de Sakkarah, beaucoup plus distantes entre elles, n'ont point arrêté et ne pouvaient arrêter le sable du désert. Le sphinx, qui est situé entre les pyramides et la plaine, a été ensablé jusqu'au cou ; les temples qui l'entouraient ont été enfouis. Enfin on a fait remarquer avec justesse qu'elles auraient plutôt produit un effet opposé à celui qu'on leur attribue, la violence des vents étant naturellement accrue par le rapprochement de deux obstacles, et le sable tendant à s'accumuler dans les gorges.

Ce qui est la vérité, ce qui n'est pas sérieusement contestable, c'est que les pyramides étaient des tombeaux. Tout est venu confirmer à cet égard la tradition ancienne. On a trouvé dans la plupart des pyramides des sarcophages et des ossements. Quoi de plus conforme d'ailleurs à toutes les données historiques ? Ce genre de monuments funéraires, de tumulus, soit en maçonnerie, soit en terre, a été en usage chez presque tous les peuples, depuis les Scandinaves jusqu'aux sauvages de l'Ohio, depuis l'Inde jusqu'au Mexique. Le petit nombre d'inscriptions hiéroglyphiques trouvées dans l'intérieur de la grande pyramide et auprès de la seconde ont confirmé encore sur un autre point les données que nous a fournies l'antiquité. Ces inscriptions indiquent comme fondateurs des pyramides les rois Choufou et Chafra : le premier est celui que les anciens ont appelé Chéops ou Souphis, et qui a construit la grande pyramide ; le second est celui qu'ils ont nommé Chéfren. Ces rois appartiennent à la quatrième dynastie, c'est-à-dire à une époque de beaucoup antérieure à l'invasion des Pasteurs : c'est par une erreur grossière qu'Hérodote en fait des Pharaons thébains, postérieurs à Sésostris. C'est aussi une pure légende qui attribue la construction des pyramides à l'oppression des Hébreux en Egypte : les pyramides existaient depuis des siècles déjà, quand Jacob et sa famille vinrent s'établir au bord du Nil. Les monuments les plus prodigieux, les plus impérissables de l'Egypte, sont en même temps les plus anciens. Il n'y en a pas dans le monde qui remontent plus haut. Nous sommes ici sur le seuil des temps historiques.

Le sphinx, gardien immobile des pyramides, est couché à leurs pieds, du côté de la vallée, regardant le fleuve. Des fouilles récentes ont dégagé le corps, qui était tout entier recouvert par les sables. Le corps a quatre-vingt-dix pieds de long et soixante-quatorze de hauteur. La tête en a vingt-sept du menton au sommet.

On sait que cette statue, la plus colossale qu'ait sculptée la main des hommes, n'est autre chose qu'un rocher taillé de façon à imiter la forme humaine. Toute mutilée qu'elle est, cette grande figure a une expression pleine de majesté. Les Arabes, dit-on, la nommaient Abou-el-Houl, c'est-à-dire le Père de la Terreur ; et ce sont eux qui l'ont défigurée, car elle était encore intacte au XVIe siècle. Je ne comprends pas que sa vue ait pu inspirer l'effroi, et la superstition du mauvais oeil peut seule expliquer la terreur populaire ; car cette tête est empreinte d'une singulière douceur et respire une sérénité calme et puissante.

Qu'était-ce que cette statue taillée dans une montagne ? Le sphinx, que les Grecs empruntèrent plus tard à l'Egypte et dont ils firent, à cause de cette origine sans doute, un symbole de science mystérieuse, un dépositaire de redoutables énigmes, ne paraît jamais avoir eu ce caractère pour les anciens Egyptiens. C'était pour eux tout simplement le portrait d'un roi ou l'image d'un dieu. On a cru longtemps que le sphinx colossal des pyramides était le portrait du roi Thoutmosis IV, de la dix-huitième dynastie, dont le nom se lisait sur une inscription trouvée à ses pieds. Mais les fouilles que M. Mariette, l'heureux auteur de la découverte du Sérapéum, a fait pratiquer autour des pyramides, ont donné des résultats qui semblent contraires à cette opinion. Il a trouvé un colosse d'Osiris, appuyé contre le flanc droit du sphinx, et tout à côté les restes d'un temple consacré à Osiris et à Horus son fils ; et ses recherches sur ces monuments l'ont conduit à cette conclusion, que le sphinx n'était qu'un simulacre naturel de ce dernier dieu.

Le temple exhumé auprès du sphinx par M. Mariette est un monument unique dans son genre : c'est le seul temple antérieur à l'invasion des Pasteurs qui ait été trouvé en Egypte. Il date, comme les pyramides, de la quatrième dynastie. C'est une vaste enceinte carrée, renfermant un grand nombre de chambres et de galeries, construites en blocs énormes de granit et d'albâtre.

De cette époque, si prodigieusement reculée, on n'a, à part ce temple et les pyramides de Ghizeh, que des débris épars, quelques colonnes à Karnac, un obélisque à Héliopolis : tant cette invasion de barbares semble avoir complètement détruit, anéanti, effacé de dessus le sol les monuments élevés par les Pharaons ! Comment douter, en effet, que dès ce temps-là l'Egypte ne fût couverte d'édifices aussi magnifiques que ceux qu'elle a bâtis depuis ? Ceux qui ont élevé les pyramides pour y loger leur cercueil, quels palais n'ont-ils pas dû construire pour y déployer leurs pompes royales, quelles salles pour y tenir leurs assemblées politiques, quels temples pour y rendre hommage à leurs dieux !

Et notez que les statues, les sculptures qui nous sont restées de cette époque attestent, j'ai déjà eu occasion de le dire en passant, un art supérieur à tout ce qu'ont produit les siècles suivants, sans en excepter le siècle de Rhamsès le Grand. Plusieurs statues de ces premiers âges ont été retrouvées, depuis quelques années, aux environs de Ghizeh et de Sakkarah, admirablement conservées dans le sable qui les a défendues des outrages des hommes, plus à craindre que le temps. De précieuses sculptures ont aussi été découvertes, datant du même temps, dans des tombeaux situés aux mêmes lieux : les tombeaux murés et enfouis sont les seuls monuments qui aient pu échapper aux barbares et aux soldats de Cambyse. Or, quand on jette les yeux sur ces sculptures, sur ces statues dont plusieurs sont maintenant au Louvre, on est émerveillé de la perfection du style, de la vérité et du naturel des figures. Ces figures n'ont point la roideur qu'on trouve dans les oeuvres du second empire, c'est-à-dire de l'époque postérieure aux Pasteurs : les muscles sont mieux accusés, les mouvements sont plus vrais, la vie, en un mot, est mieux saisie et mieux rendue. Sans doute cet art ne peut être comparé à celui de la Grèce ; mais s'il manque d'idéal, il se rapproche de la nature. Les tableaux qui décorent les tombes ont le même caractère de simplicité et de vérité à la fois. Ce ne sont pas, comme aux époques plus récentes, des allégories religieuses, mais seulement des scènes de la vie domestique et agricole.

Quelle civilisation déjà riche, puissante, perfectionnée, ne supposent pas de tels monuments et de telles oeuvres ! Les savants discutent encore sur la question de savoir comment a été peuplée l'Egypte ; si ses premiers habitants sont venus du Nord ou du Sud. Ce qui est au moins évident maintenant, quand même on admettrait qu'elle a reçu sa population de l'Ethiopie, c'est que sa civilisation a commencé par la basse Egypte ; c'est que Memphis a précédé Thèbes, c'est que longtemps avant le jour où les Thoutmosis et les Rhamsès élevèrent les temples qu'on admire à Médinet-Abou et à Karnac, longtemps même avant le débordement de barbares qui submergea la basse et la moyenne Egypte, un empire puissant avait sa capitale dans cette Memphis dont on cherche aujourd'hui la place ; une civilisation avancée, un art perfectionné avaient élevé dans son sein et autour de ses murs des monuments faits pour exciter l'admiration et l'étonnement de la postérité. C'est justement, on le voit, le contre-pied de cette vieille tradition qui fait descendre du Sud et de la fabuleuse Méroë la civilisation égyptienne. Les pyramides qui avoisinent Méroë avaient été données, dans cette opinion, comme le type et le modèle des pyramides de Ghizeh : des observations plus exactes ont démontré qu'elles appartenaient à une époque relativement moderne, à l'époque grecque.

Nous sommes rentrés un peu brisés et courbatus de notre ascension à la pyramide : peu de montagnes, en effet, sont aussi fatigantes à gravir. Pendant que la barque franchit le trajet qui sépare Ghizeh de Boulaq, nous dînons : c'est le dernier dîner que nous ferons sur le Nil. Ce soir, nous allons dire adieu à ce beau fleuve; ce soir nous allons quitter cette cange sur laquelle nous vivons depuis un mois, où la vie, en somme, nous a été assez douce, et d'où nous remporterons tant de gracieux ou imposants souvenirs. Mais, depuis un mois et plus, nous sommes sans nouvelles de France ; et ce n'est pas sans une vive impatience que nous attendons nos lettres.

Il était nuit close lorsque la barque s'arrêta devant le quai de Boulaq. Quelques passants attardés nous croisèrent encore sur la route qui conduit au Caire. Mais le silence et la solitude régnaient sur la place de l'Ezbekieh. Nous étions dans une immense capitale, et nous nous serions crus volontiers encore sur les rives muettes de Memphis ou de Louqsor.


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