Chapitre 15 - Retour au Caire - Une visite au harem du vice-roi
Les femmes turques - Les esclaves

Notre séjour doit se prolonger plusieurs semaines au Caire. Bien qu'il nous reste peu de chose à y voir que nous n'ayons déjà vu, cette perspective ne nous effraie pas. Il y a dans ce climat, dans cette nature de l'Orient ; il y a dans l'aspect et le mouvement de cette grande ville un charme dont on ne se lasse point, et qu'on goûte même davantage à mesure qu'on le savoure plus longtemps. Ce charme singulier, tous les voyageurs l'ont ressenti.

Pour nous, les semaines que nous avons passées au Caire lors de ce second séjour, nous ont paru courtes. Des excursions aux environs, où de belles ruines méritent d'être visitées, des promenades aux palais qui avoisinent la capitale, ont rempli plusieurs journées. Mais faire de grandes courses à travers la ville, errer à l'aventure dans le dédale de ses rues et de ses bazars ; tantôt se mêler à ce tourbillon vivant qui roule incessamment dans ses quartiers marchands ; tantôt cheminer solitairement dans les rues étroites, pleines d'ombre et de silence, de ses quartiers arabes ; c'était là pour nous un plaisir toujours nouveau, toujours aussi vif ; et chaque jour il nous arrivait de passer ainsi de longues heures, marchant quasi sans but, nous enivrant de bruit, de mouvement, de couleur et de lumière. Au retour de ces flâneries, laissant nos ânes à l'entrée de l'Ezbekieh, nous nous délassions en nous promenant sous les belles avenues de gommiers qui entourent la place, ou dans les allées sinueuses et tranquilles du jardin qui en occupe le milieu.

En venant de France, nous avions fait sur le paquebot une heureuse rencontre : celle de M. de Rosetti, consul de Toscane au Caire, et de sa fille. La famille de M. de Rosetti, établie en Egypte depuis plus d'un siècle, et jouissant d'une grande fortune, occupe ici une position élevée. Elle avait la faveur de Méhémet-Ali, et a gardé celle de Saïd-Pacha. Pendant notre séjour au Caire, nous n'avons eu garde de négliger cette relation ; et nous avons reçu de M. de Rosetti et de sa fille le plus gracieux accueil. Mlle de Rosetti, qui a une tante attachée à la cour du pacha, offrit à ma femme et à Mme P*** de leur faire obtenir une audience de la princesse, femme légitime du vice-roi. C'était une bonne fortune trop rare pour qu'on n'en profitât pas avec empressement. Peu de jours après, en effet, l'audience fut accordée. M. P*** et moi, qui ne pouvions, hélas ! avoir notre part de cette haute faveur, convînmes d'aller ce jour-là, pour nous consoler, faire une seconde visite aux pyramides.

Cette réception, toutefois, me met à même de donner ici quelques détails, qui paraîtront peut-être assez curieux, sur le harem du vice-roi. Mais, comme je n'ai pas la prétention ni le talent de parler des choses que je n'ai point vues, il faut bien qu'on me permette de laisser pour un moment la parole à un autre. Je transcris ici une lettre écrite le lendemain, et où se trouve racontée la visite au harem.

«... Il avait été convenu que Mlle de Rosetti viendrait, avec sa tante, nous prendre à trois heures, Mme P*** et moi. A l'heure dite, la voiture de ces dames était à la porte de notre hôtel.

Le palais de la princesse étant en réparation, elle demeure provisoirement chez sa belle-soeur, fille cadette de Méhémet-Ali, dont le palais est situé sur l'Ezbekieh, près de la route de Boulaq. Précédées de notre saïs, qui rivalisait de vitesse avec les chevaux fringants de la calèche, nous eûmes bientôt franchi l'espace qui nous séparait du palais. Un nombreux personnel de gardes et de domestiques en remplissait les abords. Nous traversâmes un premier corps de bâtiments, consacré aux gens de service. Une sorte de galerie ouverte à l'italienne nous conduisit à l'appartement des femmes, situé au milieu des jardins. Là nous franchîmes la première porte du harem. Le harem ! mot plein de prestige pour une oreille européenne, et qui évoque à l'esprit tout un monde poétique et merveilleux ! Pourtant, depuis quelques années, le voile qui cachait ces retraites mystérieuses a été bien souvent soulevé, et les récits d'une célèbre voyageuse nous les ont fait voir sous des couleurs propres à dissiper une partie de nos illusions. Malgré cela, un harem, et surtout un harem de souverain, éveille singulièrement la curiosité ; et la nôtre, je l'avoue, était vive.

Assis ou couchés sur les degrés de marbre, des esclaves noirs encombraient le seuil du palais. On souleva devant nous de massives portières qui retombèrent lourdement comme les portes d'une prison, et nous entrâmes dans une vaste pièce toute revêtue de marbre blanc ; c'était le vestibule de la salle de réception : là erraient des femmes de toutes couleurs, aux costumes variés, et dont aucun voile ne dérobait les traits. Enfin une dernière porte s'ouvrit, et on nous introduisit dans ce que j'appellerai la salle du trône.

C'était un vaste appartement, très haut d'étage, et assez semblable pour les proportions aux grands salons d'apparat de nos châteaux royaux. Une sorte de trône était placé à l'extrémité. Cette salle formait un carré long, dont un des grands côtés était occupé par d'immenses portes vitrées donnant sur les jardins.

Quant à l'ameublement, il se ressentait de l'invasion que l'Occident tend à faire depuis quelque temps en Orient ; invasion qui malheureusement s'attaque plus à la forme qu'au fond des choses, et qui détruit le pittoresque sans améliorer les moeurs. Les meubles, les draperies, les tentures étaient en riches soieries venues en droite ligne, non de Brousse ou de la Perse, mais des fabriques de Lyon. De magnifiques tapis d'Aubusson recouvraient le plancher ; et au-devant d'un divan qui régnait tout autour de la salle, des chaises et des fauteuils étaient disposés pour les visiteurs européens. Seulement le panneau faisant face au trône était couvert de gazes légères, aux vives couleurs, pailletées d'or, et qui, disposées en draperies flottantes, avaient un caractère oriental que j'aurais voulu voir à tout le reste de l'ameublement. La femme du vice-roi était absente lorsque nous entrâmes. Ce fut sa belle-soeur, la princesse Zorah, qui nous reçut. Mlle de Rosetti nous avait mises au courant de l'étiquette. Nous nous avançâmes en faisant le salut arabe, qui consiste à porter la main aux lèvres, puis au front. La princesse s'était levée à notre approche, et elle vint gracieusement vers nous. Il est d'usage de lui prendre la main comme pour la baiser ; mais elle la retire aussitôt. Mlle de Rosetti et sa tante, qui parlaient arabe, nous servirent d'interprètes. La princesse s'informa de notre nation, du but de notre voyage ; puis elle nous fit asseoir, et alla reprendre elle-même la place qu'elle occupait sur le divan. Nous pûmes alors l'examiner à notre aise.

Plus petite que grande, plutôt jolie que belle, elle semble avoir de trente-cinq à quarante ans. Son visage est rond, ses traits fins et assez réguliers ; son teint doré manque de transparence. Elle a les cheveux et les yeux très noirs. L'expression de ses yeux est spirituelle, mais un peu dure : scrutateurs et perçants, parfois un peu obliques, ils donnent je ne sais quoi de sauvage à cette physionomie, qui pourtant attire le regardât le retient involontairement.

On sentait que le sang de Méhémet-Ali coulait dans les veines de cette petite personne, dont le cerveau devait être occupé d'autre chose que des frivolités du harem. C'était la fille préférée du vieux pacha ; il l'avait associée à tous les secrets de sa politique, et prenait, dit-on, en tout ses conseils. Depuis 1833, elle est veuve du defterdar Mohammed-Bey, qui a laissé dans ce pays les souvenirs de la plus effroyable cruauté. Ce Mohammed était un aventurier albanais que la Porte avait envoyé en Egypte pour surveiller Méhémet-Ali, et même, dit-on, pour s'en défaire au besoin, suivant l'usage turc. Mais le rusé pacha devina la mission de cet ambassa deur suspect, et, pour le corrompre, ne trouva rien de mieux que de se l'attacher en faisant de lui son gendre. Quelque temps après, il l'envoya dans la haute Nubie pour venger la mort de son fils Ismaïl, qui, au retour d'une expédition dans le Soudan, avait été traîtreusement assassiné à Chendi par l'ancien cheik de la ville. Le defterdar s'acquitta de cette mission avec une barbarie sans nom, torturant lui-môme et faisant torturer devant lui les malheureux, innocents pour la plupart, qui tombèrent entre ses mains. Chendi fut dépeuplé, et ne s'est pas relevé depuis de ces épouvantables exécutions. On nous a raconté, au Caire, des traits de cruauté de ce misérable qui dépassent toute créance. Le maréchal qui ferrait son cheval favori ayant blessé l'animal, le defterdar le fit ferrer lui-même pour lui apprendre son métier. Un jour, une femme se plaignit à lui d'un soldat qui avait bu son lait et refusait de la payer : il ordonna qu'on ouvrît le ventre de l'accusé pour s'assurer du fait, lequel, par bonheur pour la femme, se trouva vrai.

Quant à la veuve de ce tigre, elle passe pour une femme d'une rare intelligence, et on lui attribue une grande influence sur son frère, le pacha actuel. Des bruits assez sinistres ont aussi couru sur son compte : on a parlé de certaines histoires qui rappellent Marguerite de Bourgogne et les légendes de la tour de Nesle. Mais rien ne nous atteste la vérité de ces faits : l'affreuse réputation de son mari a bien pu rejaillir sur elle, et nos compagnes ne nous ont dit d'elle que du bien.

Revêtue du costume oriental, la princesse portait une tunique et des pantalons bouffants en moire noire et bleue, brodée d'or. Une pointe de dentelle noire et or, retenue par des épingles de diamants, formait sa coiffure. Mais ce costume était porté avec la négligence que montrent en cette matière certaines femmes supérieures, dédaigneuses des petites coquetteries de leur sexe.

Des femmes de pachas l'entouraient et lui formaient une petite cour. Aucune de ces femmes, n'était très jeune, mais elles étaient toutes ornées de cet embonpoint qui, aux yeux des Orientaux, constitue la parfaite beauté. Quelques-unes avaient dû être, et même étaient encore fort belles, mais plutôt par la régularité des traits que par l'expression, qui était douce et insignifiante. Un singulier mélange de richesse et de mauvais goût régnait dans leurs toilettes, qui manquaient en général de fraîcheur, pour ne rien dire de plus.

De nombreuses esclaves allaient et venaient, attentives au moindre signe de leur maîtresse. Elles portaient toutes aussi le large pantalon et la tunique ouverte sur la poitrine, qui n'est couverte que d'une chemise de gaze. Ni un grand goût, ni une habile ordonnance ne se montraient dans leurs ajustements. Les unes étaient vêtues de gaze rose ; d'autres, de lourdes étoffes de soie un peu fanées ; quelques-unes, d'indienne-perse à grands ramages ; mais tout cela formait un ensemble qui ne manquait pas d'éclat. La plupart étaient nu-tête, ou coiffées du bonnet grec posé sur le côté. Parmi elles il y en avait de fort jolies, mais ce n'était pas la majorité, et nous cherchions vainement ces beautés incomparables dont l'imagination peuple d'ordinaire les harems. Du reste, on ne pourrait juger par ce harem de ceux qui appartiennent aux autres princes de la famille régnante, et dans lesquels il y a, dit-on, de rares beautés. Saïd-Pacha passe pour être assez indifférent à ce sujet. Nous étions d'ailleurs, comme je vous l'ai dit, dans la demeure de la princesse Zorah, et sa belle-soeur n'y avait vraisemblablement amené que les esclaves consacrées à son service personnel.

Sitôt que nous fûmes assises, des esclaves nous apportèrent de longues pipes, dont on posait le fourneau dans de petits plateaux d'argent pour les isoler du tapis. Les bouts, d'ambre, étaient enrichis de pierres précieuses et même de diamants : les pipes sont un des plus grands luxes des pachas. J'avoue que j'étais fort novice, et par conséquent très gauche à me servir de la mienne : aussi s'éteignait-elle à chaque instant ; et aussitôt les esclaves de m'en apporter une nouvelle, avec une constance qui ne se lassait pas et dans laquelle je les soupçonnais de mettre quelque malice. Quant à la prin-cesse et aux dames de sa cour, elles fumaient avec toute l'aisance de l'habitude.

Sur ces entrefaites, la femme du vice-roi entra. Nous nous levâmes aussitôt, et les mêmes salutations que nous avions adressées à sa belle-soeur recommencèrent. Elle nous adressa aussi à peu près les mêmes questions, et je chargeai nos interprètes de lui faire en arabe, cette langue poétique par excellence, un compliment bien oriental sur sa grâce et sa beauté, qui nous frappèrent d'abord. Elle est, en effet, très belle, mais d'une beauté qui consiste plutôt dans l'élégance et la majesté de la taille et dans le charme de l'expression que dans l'extrême régularité des traits. Elle a vingt-sept ans. Son visage long, un peu amaigri, dénote une constitution délicate ; et une petite toux assez fréquente indique que sa santé ne résisterait pas à un climat moins clément. A en juger par ses yeux bleus, par son teint rose et un peu pâle, elle doit être d'origine circassienne : c'est, en effet, une princesse de Constantinople, et l'on sait que le harem du Grand Seigneur se recrute parmi les blanches filles du Caucase. Sa bouche charmante est presque toujours animée par un sourire plein de bienveillance et de séduction. Ses sourcils, fins et réguliers, étaient légèrement peints en noir. Elle portait avec aisance un magnifique costume : un goût parfait, une entente toute française du choix et de l'harmonie des couleurs avait présidé à cet ajustement.

Ses pantalons étaient en superbe étoffe, à larges raies, de moire antique brodée d'or, et de satin violet. Une tunique semblable, ouverte sur le devant, formait la queue par derrière comme un manteau de cour. Par-dessus, une sorte de casaque ouverte, à manches longues et étroites, en velours jaune, bordée de fourrures, retombait un peu au-dessus des genoux et était serrée à la taille par une ceinture de cachemire. Une chemise d'homme à col rabattu, et une petite cravate de satin noir complétaient le costume. La coiffure était charmante : elle se composait d'une espèce de fichu de dentelle noire et or, dont une pointe, s'avançant sur le front à la naissance des cheveux, était fixée par une agrafe de diamants ; tandis que les deux autres pointes se croisaient derrière la tête, retenues aussi par des bouquets de diamants.

Après nous avoir fait asseoir, la princesse alla se placer sur son trône ; mais, habitués à la pose nonchalante des divans, ses petits pieds, chaussés d'élégantes babouches, venaient comme malgré eux se poser sur son siège. Des esclaves apportèrent le café, sur un plateau recouvert d'un tapis de velours rouge brodé d'or et de perles fines. Le café était servi dans de petites tasses de porcelaine posées, comme d'habitude, sur ces supports de métal qu'on appelle zerfs et qui ont la forme de coquetiers : ceux-ci étaient de vrais bijoux en or ciselé, enrichis de pierreries, et du travail le plus délicat. Les pierres précieuses et les diamants sont répandus dans ces harems princiers avec une profusion qui fait songer aux trésors de la Lampe merveilleuse.

Après le café, on apporta des sièges plus simples à l'extrémité du salon, et les esclaves musiciennes de Son Altesse vinrent y prendre place : la princesse nous faisait la galanterie d'un concert. L'orchestre féminin se composait d'instruments tout à fait primitifs : un tambour de basque, une longue flûte, un violon datant certainement de l'enfance de l'art, et une sorte de luth ou de mandoline comme on en voit dans les peintures du moyen âge. On fit semblant d'accorder les instruments, et la musique commença. C'était un concert vocal et instrumental, et quelques-unes des virtuoses s'accompagnaient en chantant. Elles entonnèrent une mélodie nationale, sur un rythme un peu traînant, mais qui ne manquait pas de caractère. Plusieurs de ces voix étaient fort belles, mais émises sans art et sans nuance aucune. Les chanteuses semblaient articuler les paroles avec beaucoup de netteté ; et l'une d'elles, qui faisait les solos, accentuait une sorte de récitatif qui se terminait par une roulade éclatante d'un effet très original. Quant à l'harmonie des instruments, on pense bien qu'elle était fort pauvre ; le compositeur ne s'était pas mis non plus en grands frais d'imagination ; et comme nous ne comprenions pas le sens des paroles, ce concert, plus curieux qu'agréable, ne tarda pas à nous paraître un peu monotone.

La princesse s'était bientôt lassée de poser sur son trône ; elle allait d'un siège à l'autre, nous adressant la parole, lutinant les grosses femmes de pachas, riant et causant avec elles, et mettant sur notre compte, nous dirent nos compagnes, des plaisanteries à leur adresse et dont nous étions parfaitement innocentes. Elle faisait tout cela avec une grâce enjouée, mais toujours digne, et l'on subissait malgré soi le charme dont sa personne est entourée. Plus instruite que les femmes turques en général, il paraît qu'elle n'est pas étrangère aux occupations et aux jouissances de l'esprit. Elle recherche la société des dames européennes. L'aménité de son caractère lui a concilié les bonnes grâces du pacha, dont elle est restée la seule femme légitime, quoiqu'elle ait eu le malheur, immense pour une femme turque, de ne pas lui donner d'enfants. C'est, en effet, d'une esclave que Saïd-Pacha a eu un fils. La princesse s'est montrée d'une bonté touchante envers la mère de cet enfant ; et elle la traite comme mérite de l'être, dit-elle, la femme à qui le pacha a dû un bonheur qu'elle-même n'a pu lui donner. Nous ne comprenons guère, dans nos moeurs européennes, ce désintéressement ; et il faut dire que bien des femmes d'Orient le comprennent et le pratiquent encore moins.

Comme les princesses et les femmes de leur suite n'entendaient pas le français, nous pouvions faire nos réflexions en toute liberté. De leur côté, les dames du harem parlaient le turc, que nos compagnes ne comprenaient pas ; si bien que chacun conversait à l'aise dans sa langue. Accroupie sur son divan comme une petite chatte, la princesse Zorah, seule assez silencieuse, fumait sournoisement sa pipe, et était loin d'avoir l'aimable entrain de sa belle-soeur.

De temps en temps, on apportait le café et l'on renouvelait les pipes. Après un assez long entr'acte, les musiciennes reprirent leurs instruments ; mais cette fois, voix et orchestre ne servirent plus que d'accompagnement à un nouveau spectacle. Quatre danseuses entrèrent dans la salle. Leurs vêtements, de même forme que ceux des autres esclaves, étaient en fraîches et brillantes étoffes de soie, de couleurs claires. L'une d'elles, la Taglioni du harem, portait à sa ceinture une énorme agrafe de diamants, que le pacha lui avait donnée dans un moment d'enthousiasme, et qui eût fait envie à une princesse d'Europe.

Nous avions beaucoup entendu parler de la danse des almées. Celle-ci, quoique plus décente, me dit-on, en était une sorte de diminutif et pouvait nous en donner une idée.

Voluptueuse plutôt que légère, elle consistait surtout en des mouvement du corps qui, souple comme un serpent, se pliait en tous sens, et se renversait en arrière, non parfois sans une certaine grâce.

Les danseuses s'accompagnaient avec des castagnettes. L'une d'elles était remarquablement jolie ; toutes étaient agréables et gracieuses. Ce spectacle nous captiva d'abord assez vivement ; mais, comme le concert, il dura trop longtemps, et manquait d'ailleurs de variété. Bientôt, mon regard cessant de se fixer sur les danseuses et errant sur les objets qui m'environnaient, tous mes souvenirs des Mille et une Nuits me revinrent en mémoire. Il ne fallait pas un grand effort d'imagination pour placer toute cette scène dans le domaine du rêve et me croire transportée dans un de ces palais enchantés où quelque puissante sultane m'aurait conviée à une fête merveilleuse. Gracieusement étendue sur son divan, tenant avec nonchalance dans ses doigts mignons l'ambre, enrichi de diamants, de sa longue pipe, la princesse, sous son magnifique costume, était une sultane idéale, qui brillait comme une perle fine au milieu de sa cour. Ces danses, cette musique, ces chants, ces nombreuses esclaves groupées çà et là complétaient admirablement le tableau, et il me semblait parcourir réellement ce monde féerique où je n'avais jusqu'alors voyagé que par la pensée.

Mais le songe s'évanouit bientôt, brusquement dissipé par la réalité qui nous apparut sous les traits d'une gouvernante anglaise, conduisant le jeune fils du pacha. Une gouvernante anglaise en plein harem !... On ne pouvait imaginer de contraste plus bizarre et plus frappant que cette grande fille d'Albion emprisonnée dans ses roides ajustements, et ces danseuses au teint animé, aux tuniques flottantes, et dans le demi-désordre d'une danse qui venait de finir.

La princesse nous présenta le fils du vice-roi : c'était un assez gentil enfant de quatre à cinq ans. Il avait le teint mat et les yeux noirs des Egyptiens. On l'avait affublé, par-dessus un vêtement européen, d'une sorte de houppelande taillée dans un magnifique cachemire de l'Inde. Il se montra bon prince, et se laissa embrasser comme un simple mortel.

Il y avait déjà plusieurs heures que nous étions dans le harem ; et quoique Mlle de Rosetti nous eût prévenues qu'à la cour d'Egypte la politesse d'une visite se mesure à sa longueur, la nôtre cependant dut avoir un terme ; et nous crûmes avoir satisfait aux lois de l'étiquette aussi bien qu'à notre curiosité.

Nous prîmes donc congé des princesses, en leur faisant traduire toutes sortes de compliments dans le goût arabe. Elles furent très gracieuses et nous invitèrent à revenir les voir. La princesse Zorah elle-même s'humanisa tout à fait, et nous adressa les souhaits les plus aimables, espérant que le climat d'Egypte rendrait la santé à nos malades, etc. etc.

Dans l'antichambre de marbre, des esclaves nous offrirent des sirops d'orange dans des vases d'argent, et nous présentèrent de légers tissus brodés d'or pour nous essuyer les lèvres. Puis les lourdes portières se relevèrent devant nous, pour retomber sur les prisonnières ; les gardes se rangèrent sous nos pas, et nous eûmes bientôt regagné notre voiture.

La nouveauté du spectacle que nous avions eu sous les yeux pendant toute cette longue visite, nous avait à peine laissé le temps de ressentir l'impression pénible que cause ordinairement aux femmes de l'Occident la vue de ces tristes retraites, où leurs semblables, rabaissées à l'état de choses, sont si loin de la place qu'occupent les femmes dans nos sociétés chrétiennes. On jugerait mal d'ailleurs, d'après un harem princier, des harems des particuliers ; de même que chez nous les moeurs et les habitudes de la cour donneraient une fausse idée de la manière de vivre des simples citoyens. Mises par leur titre et leur rang en contact continuel avec les Européens, mêlées même quelquefois (ce qui est rare cependant) aux affaires du gouvernement, les princesses ont des occasions fréquentes et des moyens tout naturels d'occuper et de développer leur esprit. Tandis que chez nous la vie des cours n'est guère qu'un brillant esclavage, pour les princesses mahométanes elle est, au contraire, une sorte de liberté relative. C'est sur leurs pauvres esclaves que pèse le plus lourdement cette captivité dorée ; les princesses sortent souvent en voiture et échangent des visites ; les esclaves ne mettent jamais le pied hors du harem. Mlle de Rosetti et Mme B*** me disent que souvent ces femmes leur jettent un regard d'envie lorsqu'elles les voient sortir du palais, et s'écrient avec un accent indéfinissable : «Que vous êtes heureuses !»

Les femmes des particuliers se visitent aussi entre elles : elles sortent assez fréquemment, soit pour aller au cimetière, soit pour aller au bain, qui est pour elles un lieu de réunion. Mais si ce sont là des distractions, ce ne sont ni des occupations ni des relations capables d'élever un peu leur être moral ; et leur vie n'est guère remplie d'autre chose que des jalousies, des commérages, des petites passions du harem. Sauf de rares exceptions, elles sont peu instruites : la plupart ne savent ni lire ni écrire, et ne semblent pas même avoir le désir de l'apprendre. Leur principale occupation consiste en des broderies, qu'elles exécutent en or ou en argent sur d'élégants tissus, et dans lesquelles elles excellent. Les femmes de la classe inférieure filent ou tissent. Ce n'est pas que les filles ne soient admises, comme les garçons, aux écoles publiques ; mais rarement les parents prennent soin de leur faire donner une instruction, même sommaire : et cette instruction, quand elles la reçoivent, se borne à lire et à apprendre quelques versets du koran. La musique et la danse sont laissées aux esclaves. Ce qu'on enseigne de préférence aux femmes des classes élevées, ce sont des poses recherchées et des manèges de coquetterie, destinés à captiver le maître : c'est même un art qui a ses professeurs.

Quant à la beauté des femmes égyptiennes proprement dites, je n'ai guère pu en juger dans le harem du vice-roi, les esclaves qui s'y trouvaient appartenant la plupart à des nations étrangères. C'est parmi les Coptes que s'est conservé le plus purement le type de la race indigène ; mais au Caire toutes les femmes (sauf bien entendu les Européennes), même juives et arméniennes, même coptes catholiques, sont hermétiquement voilées. Sans cela, elles courraient risque d'être insultées dans la rue. Par-dessus leur costume, elles s'affublent d'une sorte de mante de soie, fort ample, appelée habarah, qui se pose sur la tête comme un capuchon, et retombe par derrière jusqu'aux pieds ; par devant, un voile blanc et épais, qui ne laisse que les yeux à découvert, descend également presque jusqu'à terre, ne permettant d'apercevoir que le bas des pantalons. Les femmes mariées portent la mante en soie noire, et les jeunes filles en calicot blanc ou en soie blanche. On comprend que sous cet accoutrement la plus jolie femme ne peut ressembler à autre chose qu'à un informe paquet. Mais, à l'église, les femmes coptes ôtent leur voile ; et devant l'autel où l'on officie suivant leur rite particulier, j'ai vu souvent, sous les sombres plis du habarah, se dessiner l'ovale délicat de pâles et charmantes figures, qu'éclairaient de magnifiques yeux noirs. Ce type m'a paru très fin ; le teint est d'une blancheur mate, les traits sont purs et réguliers.

Avec les femmes du harem, celles-là sont les seules que j'aie vues en Orient. Je dois cependant mentionner les femmes fellahs des bords du Nil, qui ne cachent pas aussi sévèrement leur visage. Naturellement la beauté de ces dernières est d'un caractère tout autre que celle des femmes coptes : il y a la même différence qu'entre nos dames du grand monde et nos robustes paysannes. Je ne sais toutefois si l'Egyptienne des bords du Nil, avec sa peau dorée, sa flère tournure et sa beauté un peu sauvage, ne serait pas préférée des artistes, et surtout de ceux qui sont amoureux de la couleur».

Aux détails qui précèdent, il ne sera peut-être pas hors de propos d'ajouter quelques renseignements sur les moeurs et particulièrement sur la condition des femmes en Egypte. Cette question de la condition des femmes est toujours la question fondamentale d'une société : elle donne la mesure de son degré de civilisation morale. Et il faut bien dire qu'apprécié à cette mesure, l'Orient ne peut être que sévèrement jugé.

Le koran sans doute a introduit chez les Arabes d'incontestables réformes ; il a fait cesser parmi eux bien des pratiques barbares et criminelles ; il n'a pas créé la polygamie et le divorce, qui existaient depuis des siècles ; tout au contraire, il les a restreints et réglementés. Mais, bien que réglementées, ces deux institutions sont encore les deux plaies de l'Orient, car elles y ont détruit la famille.

Le célibat est considéré comme une honte : un homme qui tarde à se marier souffre dans sa réputation. Et pourtant, il s'en faut que le mariage soit entouré en Orient de cette idée de respect que nous y attachons. Il ressemble plulôt à un achat et à une vente qu'à un contrat religieux. On se marie sans se connaître, sans s'être vu de part ni d'autre. Le père du jeune homme va trouver le père de la jeune fille, on convient de la dot qu'apportera l'épouse, et du douaire que le mari lui assure en cas de répudiation ; puis on se rend devant le cadi ou devant un scribe quelconque, avec quelques témoins. Huit jours après, les époux sont réunis.

Pas plus de formalités pour le divorce que pour le mariage. Le consentement mutuel suffit ; et l'on comprend assez que le consentement de la femme ne peut guère manquer devant les mauvais traitements. Le mari acquitte le douaire, et l'on se sépare comme on s'était réuni.

Il y a même des cas particuliers, prévus, dit-on, par la loi, et qui dispensent du consentement mutuel. Si la femme est atteinte de certains défauts ou de certaines infirmités, si par exemple elle a le malheur de ronfler en dormant, c'est un cas absolu de répudiation, et, comme on dit chez nous en matière de vente, un vice rédhibitoire.

Il résulte de tout cela que les divorces se multiplient avec une facilité déplorable. Les riches en font un usage moins fréquent ; d'abord pour n'avoir pas à payer un douaire souvent considérable ; ensuite parce qu'il leur est permis d'avoir jusqu'à quatre femmes, sans préjudice du harem, qui peut recevoir un nombre illimité d'esclaves. Mais les pauvres, ne pouvant entretenir d'esclaves, changent de femme aussi souvent qu'il leur en prend fantaisie. Il est rare de trouver au Caire un homme qui n'ait pas divorcé au moins une fois ; et l'on en voit, assûre-t-on, qui ont contracté jusqu'à trente ou quarante mariages. Quelques hommes changent de femme presque tous les mois. On peut, dit M. Lane1, trouver dans les rues du Caire une jeune veuve ou une femme divorcée de la classe inférieure, qui consent à se marier avec l'homme qui la rencontre moyennant un douaire équivalent à douze francs cinquante centimes ; quand il la renvoie, il n'est obligé à lui payer que le double de cette somme, pour subvenir à son entretien pendant les trois mois de veuvage que la loi lui impose après la répudiation. Il est juste de dire toutefois que si de telles choses sont permises par la loi, elles sont réprouvées par l'opinion des personnes honnêtes. Un homme peut divorcer deux fois avec la même femme, et la reprendre deux fois sans la moindre formalité. Mais s'il la répudie une troisième fois, elle ne peut être légalement reprise par lui que si, dans l'intervalle, elle a contracté un autre mariage rompu lui-même par le divorce.

En général, les femmes sont traitées avec douceur par leurs maris et maîtres, au moins dans les classes aisées. Malheureusement il n'en est pas toujours ainsi dans les classes inférieures : les Coptes surtout passent pour exercer souvent de mauvais traitements envers leurs femmes et leurs esclaves.

A part la réclusion absolue qui leur est imposée, la condition des esclaves est sous plusieurs rapports préférable à celle des femmes légitimes. Leur plus grand avantage, c'est qu'elles n'ont point à craindre ce divorce toujours suspendu sur la tête de l'épouse, et qui est la terreur continuelle de sa vie. Frappée de répudiation, une femme entourée de luxe et habituée au bien-être d'un riche harem, se voit du jour au lendemain plongée dans l'abandon et presque le dénûment. Il est très rare, au contraire, que le maître vende ses esclaves : il faut des circonstances tout exceptionnelles pour qu'il puisse le faire sans encourir le blâme public. Quelquefois elles sont épousées par leur maître, surtout lorsqu'elles lui ont donné un enfant ; ou bien il leur fait faire ailleurs un bon mariage. On sait du reste combien est généralement doux l'esclavage en Orient ; c'est une sorte de domesticité qui fuit entrer l'esclave dans la famille et l'y établit presque sur le pied de l'égalité.

Les femmes non légitimes étaient autrefois toutes esclaves : la loi défendait seulement qu'elles fussent prises parmi les idolâtres. C'étaient, en général, sauf quelques femmes blanches, des Abyssiniennes, à la peau fortement bronzée, et renommées pour leur beauté. Il n'y a plus au Caire, depuis une quinzaine d'années, de marché public d'esclaves : l'esclavage même a été aboli par le pacha actuel. Mais, par le fait, il n'y en a pas moins en Egypte beaucoup d'esclaves sous le nom de serviteurs. On peut même affirmer que ces esclaves considéreraient leur libération comme le dernier des châtiments, car elle les réduirait à la plus extrême misère.


Chapitre suivant