Chapitre 16 - Choubrah - Les tombeaux des califes - Héliopolis - Le barrage
Les maisons du Caire - Le couvent du Bon Pasteur au Caire - Départ

Près du Caire, du côté de la porte de l'Ouest, est une magnifique promenade : c'est une avenue, longue d'une lieue, qui conduit au palais de Choubrah. Elle est élevée en forme de digue au-dessus des campagnes, et formée d'une double rangée de sycomores gigantesques. Le sycomore d'Egypte, appelé aussi figuier de Pharaon, ne ressemble en rien à cette variété d'érable à laquelle nous avons, en France, fort improprement donné le même nom. Au lieu d'être élancé et de porter des branches grêles presque verticalement comme notre érable, le sycomore d'Egypte, large et trapu de la base, se bifurque à quelques pieds de terre et projette obliquement des branches puissantes et grosses comme des arbres. Sa feuille est épaisse, charnue et comme vernissée. Ses fruits, qui ont la forme d'une figue et qui poussent sur le tronc, sont à peu près insipides ; le peuple seul les mange.

Les sycomores de l'avenue de Choubrah, se rejoignant à une grande hauteur, forment une immense voûte en ogive, dont le feuillage compacte et serré laisse à peine filtrer un rayon de soleil. Tous les jours, on arrose le sol uni et doux aux pieds des chevaux et des ânes. Cette promenade, bordée de riches cultures, de beaux jardins, d'élégantes villas, est le Longchamp du Caire : c'est là que l'aristocratie européenne ou turque vient tous les soirs prendre le frais dans des calèches achetées à Paris.

Cboubrah est une habitation de plaisance construite par Méhémet-Ali, et où il aimait à passer la saison des chaleurs. Les jardins qui l'entourent ont été trop vantés. L'Orient n'est pas le pays des beaux jardins : notre imagination se fait là-dessus, comme sur bien d'autres points, d'étranges illusions. Je dois dire pourtant que le jardin de Choubrah est ce que j'ai vu de plus beau en ce genre. Il y a des bosquets magnifiques d'orangers et de grenadiers. De grandes fleurs de l'Inde, aux larges pétales, rouges comme de la pourpre, brillaient d'un éclat étrange au milieu des géraniums odorants. On dit qu'au printemps, à la saison des roses, Choubrah ressemble à une immense corbeille de fleurs. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a de plus remarquable ici, c'est le palais même, construit à l'orientale, sur le plan d'un vaste kiosque. Autour d'un bassin de marbre blanc, large de quatre-vingts pieds, et rempli d'eaux limpides et jaillissantes, circule une galerie soutenue par d'élégantes colonnes, et ornée de peintures et d'arabesques. Les appartements sont disposés alentour. Des treillages laissent, dans les intervalles, passer librement l'air extérieur. Cette disposition est charmante ; et rien n'est mieux entendu pour combattre les ardeurs du climat. C'est sur un plan analogue que sont construites, dit-on, les riches habitations de l'Inde anglaise.

Si, au lieu d'entrer sous les frais ombrages de l'avenue de Choubrah, on tourne au nord en sortant du Caire, au bout d'une plaine aride et désolée on voit s'élever les monuments célèbres sous le nom de Tombeaux des Califes. Le sentier serpente parmi des dunes de sable, des monceaux de décombres, des ruines éparses ; c'est le désert aux portes mêmes de la ville. Un cimetière turc est auprès.

Ces monuments, à la fois religieux et funèbres, moitié mosquées, moitié sépulcres, et qui devraient s'appeler Tombeaux des Sultans d'Egypte, se placent par leur date entre le Xe et le XVe siècle. L'architecture arabe n'a rien produit de plus achevé, de plus élégant. Des cours entourées de galeries précèdent quelques-unes de ces mosquées. Des coupoles hardies, des minarets dentelés et découpés les surmontent. Les portes en ogive, les voûtes, sont ornées d'arabesques et de sculptures ; les murs sont revêtus de mosaïques et de marbres. Une disposition remarquable et qui ajoute singulièrement à la légèreté des coupoles, c'est qu'elles reposent sur des encorbellements ou pendentifs ménagés dans les angles de l'édifice. Chaque mosquée a, selon l'usage, sa chaire ou manbar ; ces chaires sont presque toutes des merveilles d'élégance et de goût. Les balustrades de l'escalier, la niche, la petite coupole qui la couronne, tout cela est sculpté à jour : rien de plus délicat, de plus capricieux et de plus charmant ; c'est, on peut le dire, de la guipure de pierre.

Mais combien l'oeil est attristé de l'état de dégradation de ces beaux monuments ! Les murs sont lézardés ; les coupoles entr'ouvertes laissent passer la pluie et le soleil ; les mosaïques s'égrènent sur le pavé disjoint. Des familles arabes, sales et misérables, se sont logées dans ces chefs-d'oeuvre d'architecture du sultan Barkouk et de Caïd-Bey. Ce ne sont depuis longtemps déjà que des ruines ; mais bientôt ces ruines mômes seront tombées en poussière et disparaîtront sous le sable du désert.

Des Tombeaux des Califes, et en continuant la même route, on va à Héliopolis : entre ces deux ruines, il y a une heure de marche et près de quarante siècles. Le chemin longe constamment le désert : d'un côté, on a une plaine cultivée, couverte d'une brillante végétation ; de l'autre, sans transition, le sable nu, jaune, aride, sans un arbuste, sans une touffe d'herbe.

Autrefois, aux environs d'Héliopolis, croissait l'arbre qui donne le baume. La tradition raconte que, dans la fuite en Egypte, la sainte Vierge ayant lavé dans un ruisseau les langes de son fils, l'arbre à baume naquit sur les bords de la source par la vertu que son eau avait contractée. Non loin de là, dans un jardin entretenu par des prêtres coptes, on montre un immense et antique sycomore sous lequel, suivant la même tradition, la sainte Famille se reposa et l'Enfant divin dormit sur les genoux de sa mère. Cet arbre porte le nom d'arbre de la Vierge : il est l'objet d'une grande vénération. A Noël, les Coptes viennent y faire des prières.

Héliopolis, nom grec qui n'est que la traduction du nom égyptien que portait la Ville du Soleil, fut une des grandes cités de l'antique Egypte. Elle était célèbre par son collège de prêtres : là vinrent Thales, Hérodote, Pythagore et Platon, pour s'enquérir de la science des hiérophantes. Son temple, consacré au Soleil, avait été élevé par Osortasen ou Sesourtesen Ier, ce roi de la douzième dynastie dont nous avons rencontré le nom à Karnac, et dont le nom se trouve aussi gravé sur l'obélisque qu'on admire ici. De tout Héliopolis, cet obélisque est le seul débris qui ait survécu ; encore pense-t-on qu'il a été relevé sur une base moderne. Sous la dynastie des Sesourtesen, la puissance de l'Egypte était déjà redoutable. Le chef de cette dynastie fut un grand conquérant : on a trouvé son nom gravé sur les rochers du Sinaï, et sur des monuments de la Nubie. Le troisième Pharaon du nom de Sesourtesen porta plus loin encore les armes égyptiennes : c'est celui-là qui est le premier, le vrai Sésostris, et dont le nom, honoré plus tard comme celui d'un dieu, fut donné à Rhamsès le Grand, avec lequel les Grecs le confondirent.

Héliopolis est la cité d'On, nommée dans la Genèse. Son territoire, que l'Ecriture appelle la terre de Gessen, fut assi-gné aux enfants de Joseph pour leur résidence. Joseph épousa la fille d'un prêtre d'On. Le roi, dit la Genèse, passa son anneau au doigt de Joseph, le revêtit d'une robe de lin et lui mit un collier d'or : puis il lui fit épouser Azaneth, fille d'un prêtre qui s'appelait Petiphrah (Putiphar), comme le premier maître de Joseph. Ce nom de Petiphrah veut dire en copte qui appartient au Soleil ; de même que Phrahâ, dont nous avons fait Pharaon, et qui est le titre que prenaient les rois d'Egypte dans les légendes hiéroglyphiques, est le nom même d'Horus ou le Soleil.

Dans le pays où nous sommes, l'imagination a peine parfois à franchir en un instant les milliers d'années qui séparent deux monuments placés à quelques pas l'un de l'autre, ou deux souvenirs historiques que rappelle le même lieu, deux fois célèbre dans la mémoire des hommes. Ici même, sur cette terre où un Pharaon d'avant les Pasteurs éleva un temple magnifique, où Joseph fut esclave et ministre, où les philosophes de la Grèce vinrent interroger la science égyptienne, des Français ne peuvent oublier qu'une victoire fut gagnée par des soldats français, il n'y a guère qu'un demi-siècle : victoire brillante, victoire vengeresse surtout qui punissait la trahison et déjouait la perfidie. Au mépris d'une capitulation, signée, le gouvernement anglais venait de refuser aux Français de quitter l'Egypte avec les honneurs de la guerre. Kléber, un moment découragé, retrouva sous l'insulte son énergie des pyramides et du mont Thabor : enflammée comme lui de colère, on raconte que l'armée française poussa un cri de joie quand, au lever du soleil, à cette place même, elle aperçut l'immense armée du grand vizir rangée en bataille. Dix mille hommes, ce jour-là, en battirent soixante-dix mille.

A quelques lieues d'ici, en descendant le cours du fleuve, nous rencontrerions, au bourg de Minieh, un autre souvenir de notre histoire, non moins héroïque, mais plus triste. C'est là que, en 1250, après la victoire douteuse et meurtrière de Mansourah, les croisés, décimés par la peste et la famine, commençaient à battre en retraite, quand saint Louis, atteint lui-même de la contagion, fut obligé de s'arrêter mourant. Les blessés et les malades avaient été massacrés, la flotte pillée et incendiée. «Les Sarrasins, dit Joinville, tirèrent telle foison de traits avec feu grégeois, qu'il semblait que les étoiles tombassent du ciel... Le roi était si mal, qu'on croyait le voir passer le pas de la mort. Les païens entrèrent bientôt dans le village. Gaucher de Châtillon, qui défendait le roi avec le courage d'un lion, fut tué. Le roi fut pris et chargé de chaînes, avec ses deux frères et tous ses gentilshommes. Le reste fut mis à mort, sauf le petit nombre de ceux qui, reniant leur foi, consentirent à entrer en mahommerie».

Nous avions formé le projet d'aller à Suez. Aujourd'hui, grâce au chemin de fer qui vient de s'achever, c'est un voyage de quelques heures. A l'époque où j'étais au Caire (janvier 1838), la voie ferrée n'était encore posée qu'à moitié : il fallait faire le trajet à âne ou à chameau. Il y avait bien aussi les diligences qui faisaient le service de la malle de l'Inde ; mais c'étaient d'affreuses voitures, suspendues sur l'essieu, et qui, roulant tantôt dans le sable, tantôt à travers les pierres du désert, mettaient le courage des voyageurs à de rudes épreuves. Si Suez eût fortement tenté notre curiosité, ce n'étaient pas là des raisons à nous faire reculer. Mais Suez, si intéressant, en ce moment surtout, au point de vue scientifique, politique et commercial, est d'un intérêt presque nul au point de vue des monuments et de l'histoire. Nous renonçâmes donc à cette excursion.

C'est sur la route de Suez, à quelques lieues du Caire, que se trouve ce qu'on a appelé la forêt pétrifiée. La terre est, en plusieurs endroits, couverte de morceaux de bois, et même de troncs d'arbres tout entiers à l'état de pétrification. Ya-t-il eu autrefois une forêt dans ce désert ? Quelle cause l'a détruite, et en a ainsi solidifié les débris ? Les savants n'ont là-dessus que des hypothèses ; mais le fait est curieux et incontestable.

L'Europe s'est beaucoup occupée, depuis vingt ans, d'un grand ouvrage qui a été exécuté, par des ingénieurs européens, à la pointe du Delta, à l'endroit même où le Nil se divise en deux branches principales, dont l'une court vers Damiette, et l'autre vers Rosette : c'est le fameux barrage du Nil. La première pensée en avait été conçue, dit-on, par Napoléon. Elle consistait à établir, à ce point où le fleuve se bifurque, une suite d'écluses qui permissent de retenir à volonté et d'élever les eaux, de façon à les déverser à droite et à gauche dans de vastes canaux d'irrigation qui devaient ensuite les distribuer sur toute la surface du Delta. Par là on suppléait, au moins pour la basse Egypte, à l'insuffisance de l'inondation, dans les années où elle n'atteint pas le niveau moyen. On espérait aussi, même en cas d'inondation normale, exhausser assez les eaux pour les faire refluer sur des terres qu'elles ne couvrent jamais dans l'état actuel des choses, et féconder ainsi des étendues considérables de terrain aujourd'hui stériles ou à peu près. Enfin le système d'irrigation continue devait permettre de développer ce qu'on appelle la culture riche, c'est-à-dire celle du tabac, du coton, de l'indigo et de la canne à sucre.

Ce travail, commencé par Méhémet-Ali, a été presque achevé par lui. Des sommes énormes y ont été dépensées. Sous Abbas-Pacha, l'entreprise fut abandonnée, comme toutes les entreprises et les réformes de son aïeul. Aujourd'hui les travaux de construction sont à peu près terminés. La branche de gauche, ou de Rosette, a soixante-deux arches, sur une longueur totale de quatre cents mètres ; celle de droite, ou de Damiette, a soixante-cinq arches, et mesure cinq cent quinze mètres de longueur. De l'avis de tous les hommes de l'art, c'est une oeuvre très remarquable. Mais elle n'en reste pas moins inachevée, partant inutile. Les écluses ne sont pas posées ; et ceux qui connaissent l'Egypte et le pacha affirment qu'elles ne le seront jamais. Les mariniers du Nil se sont plaints de la gêne que le barrage apportait à la navigation du fleuve : plaintes absurdes, ou en tout cas singulièrement exagérées ; mais ce prétexte a suffi. On a abandonné les travaux ; et le pacha emploie son argent, bien mieux selon ses goûts, à construire, à cette pointe du Delta, une citadelle grande à contenir vingt mille hommes, et de plus d'une lieue de circonférence. Plusieurs prétendent même que, n'était la crainte de ce qui se dirait en Europe, il serait fortement tenté de démolir le barrage pour en employer les matériaux à bâtir sa forteresse.

Dans les derniers jours que nous avons passés au Caire, nous sommes allés visiter une maison d'éducation et de refuge ouverte dans cette ville, il y a quelques années, par des religieuses françaises. Si l'Orient peut être régénéré, si la civilisation européenne parvient à rendre un souffle de vie à ce corps épuisé qui tombe en dissolution, c'est assurément par les écoles chrétiennes fondées depuis peu que cette régénération a le plus de chances de s'accomplir. On modifie malaisément les générations arrivées à l'âge d'homme : si vous voulez détruire dans les masses les préjugés et les antipathies de nationalité et de religion, préparer les esprits à des idées et à des moeurs meilleures, rendre, en un mot, un peuple accessible aux influences bienfaisantes d'une civilisation supérieure (et c'est par là sans doute qu'il faut commencer), vous n'y parviendrez que par un seul moyen, l'éducation des jeunes générations. Aussi est-ce une oeuvre éminemment civilisatrice et religieuse, que celle qu'ont entreprise et que continuent en Orient les diverses associations françaises vouées plus ou moins exclusivement à l'éducation, telles que les lazaristes, les frères des Ecoles chrétiennes, les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul et les soeurs du Bon-Pasteur. A un autre point de vue, ces écoles méritent hautement d'être encouragées par la France : elles répandent parmi les populations du Levant notre langue, nos idées, nos sciences, notre influence morale, en un mot ; et, à défaut d'un intérêt plus élevé, l'intérêt politique seul conseillerait de les soutenir et de les développer. C'est du reste ce que tous les gouvernements ont compris, et c'est à quoi s'appliquent nos consuls avec un zèle qu'il faut louer.

En passant à Alexandrie, j'avais visité avec intérêt l'école que les lazaristes y ont fondée. C'est un bel établissement, admirablement tenu, où deux cents petits garçons, de toute nation et de toute religion, reçoivent une instruction élémentaire et professionnelle, pour un grand nombre complètement gratuite. Depuis peu, les frères de la Doctrine chrétienne ont ouvert dans la même ville une école semblable et qui n'est pas moins prospère. Enfin les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul y ont aussi une école de filles très nombreuse, en même temps qu'un asile pour les enfants trouvés.

Apprenant qu'il y a au Caire un établissement du même genre fondé par des religieuses du Bon-Pasteur, nous n'avons pas voulu quitter cette ville sans le visiter. La maison mère de la communauté du Bon-Pasteur est à Angers : il y avait pour nous, Angevins, un double intérêt à cette visite. Ajouterai-je que nous nous faisions presque un devoir de donner cette faible marque de sympathie à ces femmes admirables qui, à mille lieues de la France, avec un zèle que rien ne décourage, consument obscurément leur vie à répandre les bienfaits de l'éducation et les lumières de la foi.

Les religieuses du Bon-Pasteur ont des établissements dans le monde entier : à Oran, à Tripoli, à Smyrne, à Montréal, à Louisville, à Philadelphie. Celui du Caire est assurément un des mieux placés, et,un de ceux qui sont appelés à faire le plus de bien. Dans cette grande capitale, qui ne renferme pas moins de trois cent mille habitants, que de misères matérielles et morales ! Et je ne dis pas seulement dans la population musulmane, mais aussi parmi les Européens, au nombre de trois à quatre mille, qui y résident, gens de toute origine et souvent de peu de moralité ; surtout parmi les Coptes, chrétiens schismatiques, nombreux en Egypte, et qui sont une race plus vicieuse et plus corrompue que les musulmans eux-mêmes !

La maison du Bon-Pasteur est située tout près du Mousky, presque en face de l'église catholique. Cette église, desservie par des religieux franciscains, qui y ont adjoint une école de garçons, est construite depuis quatre à cinq ans à peine : elle est simple, mais fort décente. Le culte s'y célèbre à la fois suivant le rite romain et suivant le rite arménien.

Les religieuses sont établies dans une maison particulière qu'elles ont achetée. Cette maison, bâtie par un riche négociant de Smyrne ou de Damas, est tout à fait dans le style oriental. Spacieuse et décorée avec luxe, elle peut passer pour un spécimen des belles maisons du Caire. Le hasard nous servait donc à souhait : nous avions cru ne faire qu'une visite de pieuse curiosité, et il se trouvait que notre curiosité profane n'eût rien pu désirer de mieux pour étudier sur place les habitudes de la vie domestique et privée des Orientaux. On nous promena avec un empressement cordial et une bonne grâce parfaite dans toutes les parties de la maison. Voici quelle est la disposition à peu près uniforme des habitations turques.

La porte d'entrée est généralement arrondie et ornée d'arabesques. Sur un des compartiments sculptés est écrite d'ordinaire une inscription en arabe : «Il (Dieu) est le Créateur excellent, l'Eternel». Une sorte de corridor sombre, et qui fait plusieurs détours pour empêcher que les passants ne voient du dehors, conduit à une cour intérieure : il y a dans ce corridor des bancs adossés à la muraille, où se tiennent le portier et les domestiques. Au milieu de la cour est ordinairement un puits et une fontaine à jets et à cascades ; dans de petites niches, on cultive quelquefois des arbustes et des fleurs.

Tout autour de cette cour sont disposés les principaux appartements. On entre d'abord, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce, appelée mandarah : c'est l'appartement où se tient d'habitude le maître, et où il reçoit les hommes qui lui font visite. Le parquet est formé de losanges de marbre blanc et noir, ou de mosaïques de diverses couleurs. Les poutres du plafond, quelquefois peintes, quelquefois dorées, sont sculptées avec un art merveilleux : c'est une profusion d'ornements, d'arabesques, de dessins, souvent bizarres, toujours d'un très bon goût et d'un effet charmant.

Les autres appartements qui s'ouvrent sur la cour sont destinés aux bains, au logement des domestiques et aux divers services de la maison. Les appartements supérieurs sont ceux du harem. Parmi ceux-ci, il y en a un qui est très vaste, comme le mandarah, très haut d'étage, et qui sert aussi aux réceptions des personnes distinguées. Des divans sont placés de chaque côté. On remarque à l'une des extrémités de cette grande salle, à mi-hauteur, une sorte de tribune ou de galerie fermée de treillages : c'est là que sont placés les musiciens et chanteurs appelés pour charmer les longs loisirs de la captivité des femmes. Au milieu de l'appartement et du centre d'une petite coupole à jour pend un lustre ou une lanterne dont les faces sont ornées de sculptures en bois. Les hauts lambris sont en marbre, en mosaïque ou en marqueterie. J'observe que les portes des appartements et celles des armoires ménagées çà et là dans la muraille sont toujours formées de compartiments extrêmement petits : c'est une des nécessités du climat ; sous l'influence des chaleurs de l'été, il paraît que les larges panneaux de bois se déjettent et se tordent comme des parchemins mis au feu.

Mais ce qui attire surtout et charme le regard, ce sont les délicieuses sculptures dont ces boiseries sont revêtues. Les fenêtres particulièrement sont de véritables bijoux : larges et faisant saillie sur la cour, elles sont fermées de tous côtés et forment ces balcons dont j'ai parlé ailleurs, qu'on appelle moucharabiehs. Ce mot veut dire endroit pour boire, et il vient de l'usage qu'on avait de placer dans les embrasures de ces croisées les cruches poreuses qui contiennent l'eau, pour les y faire rafraîchir par l'évaporation. C'est dans les dessins variés à l'infini des panneaux qui ferment ces fenêtres que se déploient toute l'imagination et le caprice des artistes égyptiens ; on ne peut rien voir de plus délicat, de plus coquet, et le demi-jour mystérieux qui filtre à travers ces grillages finement découpés éveille involontairement dans l'esprit tous les souvenirs gracieux que nous a laissés la poésie orientale.

Une grande irrégularité règne dans la construction des maisons égyptiennes. Il n'y a pas deux appartements qui soient au même niveau, et on a toujours pour passer de l'un à l'autre une ou plusieurs marches à monter ou à descendre. Généralement ils sont très hauts d'étage. L'été on couche sur les terrasses. De cheminées, il n'y en a nulle part, et l'hiver on se chauffe, comme en Italie, avec des brasero.

En voilà assez sur les maisons turques ; et j'ai hâte de revenir à nos bonnes religieuses, en leur demandant pardon de cette trop longue digression. Ce n'est pas sans peine qu'elles sont parvenues à installer leurs écoles dans une construction aussi irrégulière, et aussi mal appropriée à sa destination actuelle. Du mandarah situé au rez-de-chaussée, elles ont fait leur chapelle ; les plus grands des autres appartements ont été convertis en salles d'études ; le reste est occupé par les lits des pensionnaires et des malades. Pas un pouce de terrain n'est perdu ; et une charité ingénieuse a tiré parti de tout pour étendre ses bienfaits au plus grand nombre d'enfants possible.

Deux à trois cents petites filles reçoivent, à divers titres, l'instruction élémentaire dans cet établissement : il y a les externes, dont les unes paient, dont la plupart sont reçues gratuitement ; il y a les orphelines, recueillies et élevées dans la maison ; il y a les enfants abandonnés ou chassés par leurs parents ; il y a enfin les enfants trouvés, et puis quelques pauvres petites négresses du Soudan ou du Darfour, vendues par leurs parents et rachetées par les missionnaires. Ce que j'admirais surtout, c'est la tolérance vraiment évangélique qui préside ici à l'éducation et à l'enseignement ; ces enfants appartiennent à toutes les nations et à toutes les sectes : catholiques, protestants, schismatiques ; grecs, arméniens, coptes ; juifs même et musulmans ; toutes les races, toutes les religions s'y coudoient et y vivent en paix, sans avoir à craindre d'autre propagande que celle de l'amour et de la charité. On comprend que cette réserve était une nécessité : le prosélytisme éloignerait infailliblement de l'école toutes les élèves libres et externes. Les enfants abandonnés sont seuls élevés dans la religion catholique. On enseigne à tous sans exception la langue française ; et c'est dans cette langue que se donne l'instruction élémentaire qui leur est distribuée.

C'est un fait bien connu que l'aptitude des Levantins pour les langues. Il n'est pas rare d'en trouver qui parlent trois ou quatre langues avec facilité. Les enfants du Caire ont cette faculté à un haut-point, et ils se rendent très vite maîtres du français. Mais chez cette race il semble que la mémoire se développe aux dépens des autres facultés : point de réflexion, peu de jugement, une certaine facilité superficielle, et au fond nulle force d'intelligence ; voilà ce qui paraît la caractériser, quant à l'esprit. Quant aux qualités morales, beaucoup de douceur, de docilité ; mais un fond d'insouciance qui semble presque incurable ; je ne sais quelle indifférence du bien et du mal qui ferait quasi croire que, chez cette malheureuse race, le sens moral s'est altéré sous l'influence de la misère et de la servitude.

Une éducation forte pourrait atténuer ces défauts : mais que d'obstacles s'y opposent ! que de causes malfaisantes contrebalancent l'influence de la maison du Bon-Pasteur ! C'est d'abord celle de la famille, de ce milieu d'ignorance, de brutalité, de mauvaises moeurs où la plupart de ces pauvres enfants sont nés et continuent de vivre. C'est surtout le peu de temps que dure pour eux la période d'éducation : les parents les retirent dès qu'ils savent quelque chose, et avant que d'autres habitudes morales aient pu prendre racine. «Souvent, nous disent les soeurs, une de nos élèves manquant à la classe du matin, nous nous enquérons d'elle à ses camarades. - Elle s'est mariée hier, nous répondent-elles (et il s'agit d'une petite fille de dix à douze ans). Quelquefois c'est qu'elle a été seulece ment fiancée : les fiançailles faites, elles ne remettent plus le pied à l'école».

Une des choses qu'on enseigne avec le plus de soin dans ces écoles, non sans raison, c'est le travail manuel, le travail de l'aiguille. Les femmes d'Orient y sont généralement fort ignorantes : et pourtant, quelle plus grande ressource, quelle meilleure distraction que le goût et l'habitude de ces travaux, contre les ennuis de la vie claustrale que la plupart sont condamnées à mener ?

Malgré l'intelligence et la stricte économie avec lesquelles il est administré, l'établissement du Bon-Pasteur du Caire manque souvent de ressources, et les pauvres soeurs ont à lutter contre des difficultés de plus d'une sorte. Il y a quelques années, lors de la grande cherté des blés, leur pénurie fut extrême ; et elles ne durent de pouvoir nourrir tous leurs enfants qu'à l'intervention du docteur Clot-Bey, qui obtint pour elles du pacha une quantité assez considérable de froment. J'étais profondément touché du courage de ces saintes femmes et de la douce simplicité avec laquelle elles racontent leurs épreuves. Presque toutes ont plus ou moins souffert de l'influence du climat et des atteintes de l'ophthalmie. J'ai déjà eu occasion de dire que celte maladie est endémique en Egypte. La peste depuis longtemps ne s'y est pas montrée ; mais l'ophthalmie y règne constamment et y fait, surtout l'été, d'épouvantables ravages. A chaque pas, dans les rues du Caire, vous rencontrez des aveugles ou des borgnes. La moitié de la population peut-être porte les marques de ce mal affreux ; et il y a, dit-on, tel village du Delta où l'on ne trouverait pas un homme ayant gardé l'usage de ses deux yeux. Bien que les Européens soient moins exposés à cette maladie, ils n'y échappent guère si leur séjour en Egypte se prolonge.

Quelle est la cause qui détermine ces ophthalmies ? On l'ignore, à bien dire. Ce n'est pas l'ardeur du soleil, car bien d'autres contrées aussi chaudes en sont exemptes. Ce n'est pas l'action de la poussière, ni la réverbération de la lumière sur le sable, car dans le désert la même influence ne se fait pas sentir. Peut-être l'action des substances salpêtrées qui couvrent le sol en beaucoup d'endroits, et que soulève le vent, y est-elle pour quelque chose. Mais on a lieu de croire que les rosées abondantes qui tombent toutes les nuits dans ce pays, et auxquelles on s'expose l'été en couchant sur les terrasses, sont la cause principale ou du moins une des causes les plus actives de cette terrible maladie.

Nous étions depuis deux mois en Egypte. L'époque fixée pour notre départ était arrivée. Déjà mon frère nous avait quittés, à la fin de janvier, pour se rendre en Palestine et de là à Constantinople. Un instant j'avais eu la pensée de l'accompagner ; mais je me suis félicité depuis de n'avoir pas cédé à cette tentation. Ce n'est pas en hiver qu'il faut faire le voyage de Syrie : il y a loin du climat du Caire à celui de Jérusalem. Des chemins défoncés par les pluies, des torrents gonflés et qu'on ne passe pas sans danger, des montagnes couvertes de neiges : voilà ce qu'il faut s'attendre à trouver en Palestine dans cette saison. Je sus bientôt que mon frère en avait fait la rude expérience : il faillit rester dans les boues de Nazareth. Impossible de franchir le Liban, et d'aller voir Balbek. A Smyrne, à Constantinople, même climat, même abondance de pluies et de neiges.

Pour moi, j'avais résolu de revenir en France par l'Italie, et de passer à Naples et à Rome les quelques semaines qui nous séparaient encore du printemps. J'eus moins à me repentir de cette détermination ; et pourtant, c'était trop tôt quitter l'Egypte ; c'était trop tôt aller en Italie.

Quoi qu'il en soit, au commencement du mois de février, nous nous embarquions à Alexandrie pour venir prendre à Malte les paquebots qui desservent la ligne d'Italie. La mer était grosse encore d'une tempête terrible qui avait éclaté sur les côtes de l'Asie Mineure et de la Syrie. La traversée fut fatigante. Nous étions partis un jour plus tard que le jour fixé par le règlement, à cause du mauvais temps. Retardés encore par l'état de la mer, nous craignions fort de n'arriver à Malte qu'après le départ du bateau de Naples ; or, passer sur ce rocher toute une semaine pour attendre le paquebot suivant, n'était pas une perspective fort gaie. Peu s'en fallut, en effet, que nous n'eussions ce déboire. La Cité-Valette était en vue, quand tout à coup on signale un bateau à vapeur, sous pavillon français, qui file à l'horizon, le cap sur Messine. C'était le Philippe-Auguste, qui devait nous emmener. Heureusement on nous reconnaît, et le paquebot rentre dans le port pour nous prendre. Quelques heures après, et sans même mettre pied à terre, nous passions à bord du Philippe-Auguste.

Le lendemain, au jour, on entrait dans le détroit de Messine. Les petites montagnes qui le bordent des deux côtés étaient, sur presque toute leur hauteur, revêtues d'une légère couche de neige. Nous étions en Europe ! et dès notre premier pas en Europe, nous trouvions l'hiver et ses frimas. Où donc était notre soleil de Louqsor, et les montagnes roses du Nil, et ses forêts de mimosas et de palmiers ? Cette vue de la neige nous surprit comme un brusque et violent contraste : habitués aux splendeurs d'un ciel d'été, que nous quittions à peine, nous en reçûmes une impression de tristesse et comme une sensation douloureuse.

La journée fut belle toutefois. On relâcha à Messine. Nous montâmes à San-Gregorio, petite église située sur une colline élevée et d'où l'on a une vue superbe. La ville, au bas, se déploie en amphithéâtre. L'oeil embrasse toute l'étendue du détroit, qui court de droite à gauche pareil à un grand fleuve aux eaux fortement azurées. En face et au delà, nous voyions les montagnes gracieuses de la Calabre toutes blanches de neige. Un soleil éclatant brillait sur l'horizon ; mais la mer, mais le ciel, tout était froid ; cette lumière sans chaleur éclairait une nature sans vie ; et, par moments, nous frissonnions sous la bise aiguë qui nous venait des montagnes.

Le soir, vers neuf heures, nous passions au-devant des îles Lipari. La lune n'était pas encore levée ; et nous voyions le Stromboli s'allumer comme un fanal à l'horizon. De cinq minutes en cinq minutes, une aigrette de feu jaillissait du sommet du volcan. La mer était paisible ; dans le sillage du bateau à vapeur, des milliers d'étincelles phosphorescentes jaillissaient à chaque tour de roue ; et des lueurs bleuâtres couraient parmi les ondes soulevées et les écumes blanchissantes.

Le lendemain nous étions à Naples.


Appendice