Chapitre 16 - Choubrah - Les tombeaux des califes -
Héliopolis - Le barrage
Les maisons du Caire - Le couvent du Bon Pasteur au Caire -
Départ
Près du Caire, du côté de la porte de
l'Ouest, est une magnifique promenade : c'est une avenue,
longue d'une lieue, qui conduit au palais de Choubrah. Elle
est élevée en forme de digue au-dessus des
campagnes, et formée d'une double rangée de
sycomores gigantesques. Le sycomore d'Egypte, appelé
aussi figuier de Pharaon, ne ressemble en rien à cette
variété d'érable à laquelle nous
avons, en France, fort improprement donné le
même nom. Au lieu d'être élancé et
de porter des branches grêles presque verticalement
comme notre érable, le sycomore d'Egypte, large et
trapu de la base, se bifurque à quelques pieds de
terre et projette obliquement des branches puissantes et
grosses comme des arbres. Sa feuille est épaisse,
charnue et comme vernissée. Ses fruits, qui ont la
forme d'une figue et qui poussent sur le tronc, sont à
peu près insipides ; le peuple seul les mange.
Les sycomores de l'avenue de Choubrah, se rejoignant à
une grande hauteur, forment une immense voûte en ogive,
dont le feuillage compacte et serré laisse à
peine filtrer un rayon de soleil. Tous les jours, on arrose
le sol uni et doux aux pieds des chevaux et des ânes.
Cette promenade, bordée de riches cultures, de beaux
jardins, d'élégantes villas, est le Longchamp
du Caire : c'est là que l'aristocratie
européenne ou turque vient tous les soirs prendre le
frais dans des calèches achetées à
Paris.
Cboubrah est une habitation de plaisance construite par
Méhémet-Ali, et où il aimait à
passer la saison des chaleurs. Les jardins qui l'entourent
ont été trop vantés. L'Orient n'est pas
le pays des beaux jardins : notre imagination se fait
là-dessus, comme sur bien d'autres points,
d'étranges illusions. Je dois dire pourtant que le
jardin de Choubrah est ce que j'ai vu de plus beau en ce
genre. Il y a des bosquets magnifiques d'orangers et de
grenadiers. De grandes fleurs de l'Inde, aux larges
pétales, rouges comme de la pourpre, brillaient d'un
éclat étrange au milieu des géraniums
odorants. On dit qu'au printemps, à la saison des
roses, Choubrah ressemble à une immense corbeille de
fleurs. Quoi qu'il en soit, ce qu'il y a de plus remarquable
ici, c'est le palais même, construit à
l'orientale, sur le plan d'un vaste kiosque. Autour d'un
bassin de marbre blanc, large de quatre-vingts pieds, et
rempli d'eaux limpides et jaillissantes, circule une galerie
soutenue par d'élégantes colonnes, et
ornée de peintures et d'arabesques. Les appartements
sont disposés alentour. Des treillages laissent, dans
les intervalles, passer librement l'air extérieur.
Cette disposition est charmante ; et rien n'est mieux entendu
pour combattre les ardeurs du climat. C'est sur un plan
analogue que sont construites, dit-on, les riches habitations
de l'Inde anglaise.
Si, au lieu d'entrer sous les frais ombrages de l'avenue de
Choubrah, on tourne au nord en sortant du Caire, au bout
d'une plaine aride et désolée on voit
s'élever les monuments célèbres sous le
nom de Tombeaux des Califes. Le sentier serpente parmi des
dunes de sable, des monceaux de décombres, des ruines
éparses ; c'est le désert aux portes
mêmes de la ville. Un cimetière turc est
auprès.
Ces monuments, à la fois religieux et funèbres,
moitié mosquées, moitié
sépulcres, et qui devraient s'appeler Tombeaux des
Sultans d'Egypte, se placent par leur date entre le Xe et le
XVe siècle. L'architecture arabe n'a rien produit de
plus achevé, de plus élégant. Des cours
entourées de galeries précèdent
quelques-unes de ces mosquées. Des coupoles hardies,
des minarets dentelés et découpés les
surmontent. Les portes en ogive, les voûtes, sont
ornées d'arabesques et de sculptures ; les murs sont
revêtus de mosaïques et de marbres. Une
disposition remarquable et qui ajoute singulièrement
à la légèreté des coupoles, c'est
qu'elles reposent sur des encorbellements ou pendentifs
ménagés dans les angles de l'édifice.
Chaque mosquée a, selon l'usage, sa chaire ou
manbar ; ces chaires sont presque toutes des
merveilles d'élégance et de goût. Les
balustrades de l'escalier, la niche, la petite coupole qui la
couronne, tout cela est sculpté à jour : rien
de plus délicat, de plus capricieux et de plus
charmant ; c'est, on peut le dire, de la guipure de
pierre.
Mais combien l'oeil est attristé de l'état de
dégradation de ces beaux monuments ! Les murs sont
lézardés ; les coupoles entr'ouvertes laissent
passer la pluie et le soleil ; les mosaïques
s'égrènent sur le pavé disjoint. Des
familles arabes, sales et misérables, se sont
logées dans ces chefs-d'oeuvre d'architecture du
sultan Barkouk et de Caïd-Bey. Ce ne sont depuis
longtemps déjà que des ruines ; mais
bientôt ces ruines mômes seront tombées en
poussière et disparaîtront sous le sable du
désert.
Des Tombeaux des Califes, et en continuant la même
route, on va à Héliopolis : entre ces deux
ruines, il y a une heure de marche et près de quarante
siècles. Le chemin longe constamment le désert
: d'un côté, on a une plaine cultivée,
couverte d'une brillante végétation ; de
l'autre, sans transition, le sable nu, jaune, aride, sans un
arbuste, sans une touffe d'herbe.
Autrefois, aux environs d'Héliopolis, croissait
l'arbre qui donne le baume. La tradition raconte que, dans la
fuite en Egypte, la sainte Vierge ayant lavé dans un
ruisseau les langes de son fils, l'arbre à baume
naquit sur les bords de la source par la vertu que son eau
avait contractée. Non loin de là, dans un
jardin entretenu par des prêtres coptes, on montre un
immense et antique sycomore sous lequel, suivant la
même tradition, la sainte Famille se reposa et l'Enfant
divin dormit sur les genoux de sa mère. Cet arbre
porte le nom d'arbre de la Vierge : il est l'objet
d'une grande vénération. A Noël, les
Coptes viennent y faire des prières.
Héliopolis, nom grec qui n'est que la traduction du
nom égyptien que portait la Ville du Soleil, fut une
des grandes cités de l'antique Egypte. Elle
était célèbre par son collège de
prêtres : là vinrent Thales, Hérodote,
Pythagore et Platon, pour s'enquérir de la science des
hiérophantes. Son temple, consacré au Soleil,
avait été élevé par Osortasen ou
Sesourtesen Ier, ce roi de la douzième dynastie dont
nous avons rencontré le nom à Karnac, et dont
le nom se trouve aussi gravé sur l'obélisque
qu'on admire ici. De tout Héliopolis, cet
obélisque est le seul débris qui ait
survécu ; encore pense-t-on qu'il a été
relevé sur une base moderne. Sous la dynastie des
Sesourtesen, la puissance de l'Egypte était
déjà redoutable. Le chef de cette dynastie fut
un grand conquérant : on a trouvé son nom
gravé sur les rochers du Sinaï, et sur des
monuments de la Nubie. Le troisième Pharaon du nom de
Sesourtesen porta plus loin encore les armes
égyptiennes : c'est celui-là qui est le
premier, le vrai Sésostris, et dont le nom,
honoré plus tard comme celui d'un dieu, fut
donné à Rhamsès le Grand, avec lequel
les Grecs le confondirent.
Héliopolis est la cité d'On, nommée dans
la Genèse. Son territoire, que l'Ecriture appelle la
terre de Gessen, fut assi-gné aux enfants de Joseph
pour leur résidence. Joseph épousa la fille
d'un prêtre d'On. Le roi, dit la Genèse, passa
son anneau au doigt de Joseph, le revêtit d'une robe de
lin et lui mit un collier d'or : puis il lui fit
épouser Azaneth, fille d'un prêtre qui
s'appelait Petiphrah (Putiphar), comme le premier
maître de Joseph. Ce nom de Petiphrah veut dire en
copte qui appartient au Soleil ; de même que
Phrahâ, dont nous avons fait Pharaon, et qui est le
titre que prenaient les rois d'Egypte dans les
légendes hiéroglyphiques, est le nom même
d'Horus ou le Soleil.
Dans le pays où nous sommes, l'imagination a peine
parfois à franchir en un instant les milliers
d'années qui séparent deux monuments
placés à quelques pas l'un de l'autre, ou deux
souvenirs historiques que rappelle le même lieu, deux
fois célèbre dans la mémoire des hommes.
Ici même, sur cette terre où un Pharaon d'avant
les Pasteurs éleva un temple magnifique, où
Joseph fut esclave et ministre, où les philosophes de
la Grèce vinrent interroger la science
égyptienne, des Français ne peuvent oublier
qu'une victoire fut gagnée par des soldats
français, il n'y a guère qu'un
demi-siècle : victoire brillante, victoire vengeresse
surtout qui punissait la trahison et déjouait la
perfidie. Au mépris d'une capitulation, signée,
le gouvernement anglais venait de refuser aux Français
de quitter l'Egypte avec les honneurs de la guerre.
Kléber, un moment découragé, retrouva
sous l'insulte son énergie des pyramides et du mont
Thabor : enflammée comme lui de colère, on
raconte que l'armée française poussa un cri de
joie quand, au lever du soleil, à cette place
même, elle aperçut l'immense armée du
grand vizir rangée en bataille. Dix mille
hommes, ce jour-là, en battirent soixante-dix
mille.
A quelques lieues d'ici, en descendant le cours du fleuve,
nous rencontrerions, au bourg de Minieh, un autre souvenir de
notre histoire, non moins héroïque, mais plus
triste. C'est là que, en 1250, après la
victoire douteuse et meurtrière de Mansourah, les
croisés, décimés par la peste et la
famine, commençaient à battre en retraite,
quand saint Louis, atteint lui-même de la contagion,
fut obligé de s'arrêter mourant. Les
blessés et les malades avaient été
massacrés, la flotte pillée et
incendiée. «Les Sarrasins, dit Joinville,
tirèrent telle foison de traits avec feu
grégeois, qu'il semblait que les étoiles
tombassent du ciel... Le roi était si mal, qu'on
croyait le voir passer le pas de la mort. Les païens
entrèrent bientôt dans le village. Gaucher de
Châtillon, qui défendait le roi avec le courage
d'un lion, fut tué. Le roi fut pris et chargé
de chaînes, avec ses deux frères et tous ses
gentilshommes. Le reste fut mis à mort, sauf le petit
nombre de ceux qui, reniant leur foi, consentirent à
entrer en mahommerie».
Nous avions formé le projet d'aller à Suez.
Aujourd'hui, grâce au chemin de fer qui vient de
s'achever, c'est un voyage de quelques heures. A
l'époque où j'étais au Caire (janvier
1838), la voie ferrée n'était encore
posée qu'à moitié : il fallait faire le
trajet à âne ou à chameau. Il y avait
bien aussi les diligences qui faisaient le service de la
malle de l'Inde ; mais c'étaient d'affreuses voitures,
suspendues sur l'essieu, et qui, roulant tantôt dans le
sable, tantôt à travers les pierres du
désert, mettaient le courage des voyageurs à de
rudes épreuves. Si Suez eût fortement
tenté notre curiosité, ce n'étaient pas
là des raisons à nous faire reculer. Mais Suez,
si intéressant, en ce moment surtout, au point de vue
scientifique, politique et commercial, est d'un
intérêt presque nul au point de vue des
monuments et de l'histoire. Nous renonçâmes donc
à cette excursion.
C'est sur la route de Suez, à quelques lieues du
Caire, que se trouve ce qu'on a appelé la
forêt pétrifiée. La terre est, en
plusieurs endroits, couverte de morceaux de bois, et
même de troncs d'arbres tout entiers à
l'état de pétrification. Ya-t-il eu autrefois
une forêt dans ce désert ? Quelle cause l'a
détruite, et en a ainsi solidifié les
débris ? Les savants n'ont là-dessus que des
hypothèses ; mais le fait est curieux et
incontestable.
L'Europe s'est beaucoup occupée, depuis vingt ans,
d'un grand ouvrage qui a été
exécuté, par des ingénieurs
européens, à la pointe du Delta, à
l'endroit même où le Nil se divise en deux
branches principales, dont l'une court vers Damiette, et
l'autre vers Rosette : c'est le fameux barrage du Nil. La
première pensée en avait été
conçue, dit-on, par Napoléon. Elle consistait
à établir, à ce point où le
fleuve se bifurque, une suite d'écluses qui permissent
de retenir à volonté et d'élever les
eaux, de façon à les déverser à
droite et à gauche dans de vastes canaux d'irrigation
qui devaient ensuite les distribuer sur toute la surface du
Delta. Par là on suppléait, au moins pour la
basse Egypte, à l'insuffisance de l'inondation, dans
les années où elle n'atteint pas le niveau
moyen. On espérait aussi, même en cas
d'inondation normale, exhausser assez les eaux pour les faire
refluer sur des terres qu'elles ne couvrent jamais dans
l'état actuel des choses, et féconder ainsi des
étendues considérables de terrain aujourd'hui
stériles ou à peu près. Enfin le
système d'irrigation continue devait permettre de
développer ce qu'on appelle la culture riche,
c'est-à-dire celle du tabac, du coton, de l'indigo et
de la canne à sucre.
Ce travail, commencé par Méhémet-Ali, a
été presque achevé par lui. Des sommes
énormes y ont été
dépensées. Sous Abbas-Pacha, l'entreprise fut
abandonnée, comme toutes les entreprises et les
réformes de son aïeul. Aujourd'hui les travaux de
construction sont à peu près terminés.
La branche de gauche, ou de Rosette, a soixante-deux arches,
sur une longueur totale de quatre cents mètres ; celle
de droite, ou de Damiette, a soixante-cinq arches, et mesure
cinq cent quinze mètres de longueur. De l'avis de tous
les hommes de l'art, c'est une oeuvre très
remarquable. Mais elle n'en reste pas moins inachevée,
partant inutile. Les écluses ne sont pas posées
; et ceux qui connaissent l'Egypte et le pacha affirment
qu'elles ne le seront jamais. Les mariniers du Nil se sont
plaints de la gêne que le barrage apportait à la
navigation du fleuve : plaintes absurdes, ou en tout cas
singulièrement exagérées ; mais ce
prétexte a suffi. On a abandonné les travaux ;
et le pacha emploie son argent, bien mieux selon ses
goûts, à construire, à cette pointe du
Delta, une citadelle grande à contenir vingt mille
hommes, et de plus d'une lieue de circonférence.
Plusieurs prétendent même que, n'était la
crainte de ce qui se dirait en Europe, il serait fortement
tenté de démolir le barrage pour en employer
les matériaux à bâtir sa
forteresse.
Dans les derniers jours que nous avons passés au
Caire, nous sommes allés visiter une maison
d'éducation et de refuge ouverte dans cette ville, il
y a quelques années, par des religieuses
françaises. Si l'Orient peut être
régénéré, si la civilisation
européenne parvient à rendre un souffle de vie
à ce corps épuisé qui tombe en
dissolution, c'est assurément par les écoles
chrétiennes fondées depuis peu que cette
régénération a le plus de chances de
s'accomplir. On modifie malaisément les
générations arrivées à
l'âge d'homme : si vous voulez détruire dans les
masses les préjugés et les antipathies de
nationalité et de religion, préparer les
esprits à des idées et à des moeurs
meilleures, rendre, en un mot, un peuple accessible aux
influences bienfaisantes d'une civilisation supérieure
(et c'est par là sans doute qu'il faut commencer),
vous n'y parviendrez que par un seul moyen,
l'éducation des jeunes générations.
Aussi est-ce une oeuvre éminemment civilisatrice et
religieuse, que celle qu'ont entreprise et que continuent en
Orient les diverses associations françaises
vouées plus ou moins exclusivement à
l'éducation, telles que les lazaristes, les
frères des Ecoles chrétiennes, les soeurs de
Saint-Vincent-de-Paul et les soeurs du Bon-Pasteur. A un
autre point de vue, ces écoles méritent
hautement d'être encouragées par la France :
elles répandent parmi les populations du Levant notre
langue, nos idées, nos sciences, notre influence
morale, en un mot ; et, à défaut d'un
intérêt plus élevé,
l'intérêt politique seul conseillerait de les
soutenir et de les développer. C'est du reste ce que
tous les gouvernements ont compris, et c'est à quoi
s'appliquent nos consuls avec un zèle qu'il faut
louer.
En passant à Alexandrie, j'avais visité avec
intérêt l'école que les lazaristes y ont
fondée. C'est un bel établissement,
admirablement tenu, où deux cents petits
garçons, de toute nation et de toute religion,
reçoivent une instruction élémentaire et
professionnelle, pour un grand nombre complètement
gratuite. Depuis peu, les frères de la Doctrine
chrétienne ont ouvert dans la même ville une
école semblable et qui n'est pas moins
prospère. Enfin les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul y
ont aussi une école de filles très nombreuse,
en même temps qu'un asile pour les enfants
trouvés.
Apprenant qu'il y a au Caire un établissement du
même genre fondé par des religieuses du
Bon-Pasteur, nous n'avons pas voulu quitter cette ville sans
le visiter. La maison mère de la communauté du
Bon-Pasteur est à Angers : il y avait pour nous,
Angevins, un double intérêt à cette
visite. Ajouterai-je que nous nous faisions presque un devoir
de donner cette faible marque de sympathie à ces
femmes admirables qui, à mille lieues de la France,
avec un zèle que rien ne décourage, consument
obscurément leur vie à répandre les
bienfaits de l'éducation et les lumières de la
foi.
Les religieuses du Bon-Pasteur ont des établissements
dans le monde entier : à Oran, à Tripoli,
à Smyrne, à Montréal, à
Louisville, à Philadelphie. Celui du Caire est
assurément un des mieux placés, et,un de ceux
qui sont appelés à faire le plus de bien. Dans
cette grande capitale, qui ne renferme pas moins de trois
cent mille habitants, que de misères
matérielles et morales ! Et je ne dis pas seulement
dans la population musulmane, mais aussi parmi les
Européens, au nombre de trois à quatre mille,
qui y résident, gens de toute origine et souvent de
peu de moralité ; surtout parmi les Coptes,
chrétiens schismatiques, nombreux en Egypte, et qui
sont une race plus vicieuse et plus corrompue que les
musulmans eux-mêmes !
La maison du Bon-Pasteur est située tout près
du Mousky, presque en face de l'église catholique.
Cette église, desservie par des religieux
franciscains, qui y ont adjoint une école de
garçons, est construite depuis quatre à cinq
ans à peine : elle est simple, mais fort
décente. Le culte s'y célèbre à
la fois suivant le rite romain et suivant le rite
arménien.
Les religieuses sont établies dans une maison
particulière qu'elles ont achetée. Cette
maison, bâtie par un riche négociant de Smyrne
ou de Damas, est tout à fait dans le style oriental.
Spacieuse et décorée avec luxe, elle peut
passer pour un spécimen des belles maisons du Caire.
Le hasard nous servait donc à souhait : nous avions
cru ne faire qu'une visite de pieuse curiosité, et il
se trouvait que notre curiosité profane n'eût
rien pu désirer de mieux pour étudier sur place
les habitudes de la vie domestique et privée des
Orientaux. On nous promena avec un empressement cordial et
une bonne grâce parfaite dans toutes les parties de la
maison. Voici quelle est la disposition à peu
près uniforme des habitations turques.
La porte d'entrée est généralement
arrondie et ornée d'arabesques. Sur un des
compartiments sculptés est écrite d'ordinaire
une inscription en arabe : «Il (Dieu) est le
Créateur excellent, l'Eternel». Une sorte de
corridor sombre, et qui fait plusieurs détours pour
empêcher que les passants ne voient du dehors, conduit
à une cour intérieure : il y a dans ce corridor
des bancs adossés à la muraille, où se
tiennent le portier et les domestiques. Au milieu de la cour
est ordinairement un puits et une fontaine à jets et
à cascades ; dans de petites niches, on cultive
quelquefois des arbustes et des fleurs.
Tout autour de cette cour sont disposés les principaux
appartements. On entre d'abord, au rez-de-chaussée,
dans une vaste pièce, appelée mandarah :
c'est l'appartement où se tient d'habitude le
maître, et où il reçoit les hommes qui
lui font visite. Le parquet est formé de losanges de
marbre blanc et noir, ou de mosaïques de diverses
couleurs. Les poutres du plafond, quelquefois peintes,
quelquefois dorées, sont sculptées avec un art
merveilleux : c'est une profusion d'ornements, d'arabesques,
de dessins, souvent bizarres, toujours d'un très bon
goût et d'un effet charmant.
Les autres appartements qui s'ouvrent sur la cour sont
destinés aux bains, au logement des domestiques et aux
divers services de la maison. Les appartements
supérieurs sont ceux du harem. Parmi ceux-ci, il y en
a un qui est très vaste, comme le mandarah,
très haut d'étage, et qui sert aussi aux
réceptions des personnes distinguées. Des
divans sont placés de chaque côté. On
remarque à l'une des extrémités de cette
grande salle, à mi-hauteur, une sorte de tribune ou de
galerie fermée de treillages : c'est là que
sont placés les musiciens et chanteurs appelés
pour charmer les longs loisirs de la captivité des
femmes. Au milieu de l'appartement et du centre d'une petite
coupole à jour pend un lustre ou une lanterne dont les
faces sont ornées de sculptures en bois. Les hauts
lambris sont en marbre, en mosaïque ou en marqueterie.
J'observe que les portes des appartements et celles des
armoires ménagées çà et là
dans la muraille sont toujours formées de
compartiments extrêmement petits : c'est une des
nécessités du climat ; sous l'influence des
chaleurs de l'été, il paraît que les
larges panneaux de bois se déjettent et se tordent
comme des parchemins mis au feu.
Mais ce qui attire surtout et charme le regard, ce sont les
délicieuses sculptures dont ces boiseries sont
revêtues. Les fenêtres particulièrement
sont de véritables bijoux : larges et faisant saillie
sur la cour, elles sont fermées de tous
côtés et forment ces balcons dont j'ai
parlé ailleurs, qu'on appelle moucharabiehs. Ce
mot veut dire endroit pour boire, et il vient de
l'usage qu'on avait de placer dans les embrasures de ces
croisées les cruches poreuses qui contiennent l'eau,
pour les y faire rafraîchir par l'évaporation.
C'est dans les dessins variés à l'infini des
panneaux qui ferment ces fenêtres que se
déploient toute l'imagination et le caprice des
artistes égyptiens ; on ne peut rien voir de plus
délicat, de plus coquet, et le demi-jour
mystérieux qui filtre à travers ces grillages
finement découpés éveille
involontairement dans l'esprit tous les souvenirs gracieux
que nous a laissés la poésie orientale.
Une grande irrégularité règne dans la
construction des maisons égyptiennes. Il n'y a pas
deux appartements qui soient au même niveau, et on a
toujours pour passer de l'un à l'autre une ou
plusieurs marches à monter ou à descendre.
Généralement ils sont très hauts
d'étage. L'été on couche sur les
terrasses. De cheminées, il n'y en a nulle part, et
l'hiver on se chauffe, comme en Italie, avec des
brasero.
En voilà assez sur les maisons turques ; et j'ai
hâte de revenir à nos bonnes religieuses, en
leur demandant pardon de cette trop longue digression. Ce
n'est pas sans peine qu'elles sont parvenues à
installer leurs écoles dans une construction aussi
irrégulière, et aussi mal appropriée
à sa destination actuelle. Du mandarah situé au
rez-de-chaussée, elles ont fait leur chapelle ; les
plus grands des autres appartements ont été
convertis en salles d'études ; le reste est
occupé par les lits des pensionnaires et des malades.
Pas un pouce de terrain n'est perdu ; et une charité
ingénieuse a tiré parti de tout pour
étendre ses bienfaits au plus grand nombre d'enfants
possible.
Deux à trois cents petites filles reçoivent,
à divers titres, l'instruction
élémentaire dans cet établissement : il
y a les externes, dont les unes paient, dont la plupart sont
reçues gratuitement ; il y a les orphelines,
recueillies et élevées dans la maison ; il y a
les enfants abandonnés ou chassés par leurs
parents ; il y a enfin les enfants trouvés, et puis
quelques pauvres petites négresses du Soudan ou du
Darfour, vendues par leurs parents et rachetées par
les missionnaires. Ce que j'admirais surtout, c'est la
tolérance vraiment évangélique qui
préside ici à l'éducation et à
l'enseignement ; ces enfants appartiennent à toutes
les nations et à toutes les sectes : catholiques,
protestants, schismatiques ; grecs, arméniens, coptes
; juifs même et musulmans ; toutes les races, toutes
les religions s'y coudoient et y vivent en paix, sans avoir
à craindre d'autre propagande que celle de l'amour et
de la charité. On comprend que cette réserve
était une nécessité : le
prosélytisme éloignerait infailliblement de
l'école toutes les élèves libres et
externes. Les enfants abandonnés sont seuls
élevés dans la religion catholique. On enseigne
à tous sans exception la langue française ; et
c'est dans cette langue que se donne l'instruction
élémentaire qui leur est
distribuée.
C'est un fait bien connu que l'aptitude des Levantins pour
les langues. Il n'est pas rare d'en trouver qui parlent trois
ou quatre langues avec facilité. Les enfants du Caire
ont cette faculté à un haut-point, et ils se
rendent très vite maîtres du français.
Mais chez cette race il semble que la mémoire se
développe aux dépens des autres facultés
: point de réflexion, peu de jugement, une certaine
facilité superficielle, et au fond nulle force
d'intelligence ; voilà ce qui paraît la
caractériser, quant à l'esprit. Quant aux
qualités morales, beaucoup de douceur, de
docilité ; mais un fond d'insouciance qui semble
presque incurable ; je ne sais quelle indifférence du
bien et du mal qui ferait quasi croire que, chez cette
malheureuse race, le sens moral s'est altéré
sous l'influence de la misère et de la
servitude.
Une éducation forte pourrait atténuer ces
défauts : mais que d'obstacles s'y opposent ! que de
causes malfaisantes contrebalancent l'influence de la maison
du Bon-Pasteur ! C'est d'abord celle de la famille, de ce
milieu d'ignorance, de brutalité, de mauvaises moeurs
où la plupart de ces pauvres enfants sont nés
et continuent de vivre. C'est surtout le peu de temps que
dure pour eux la période d'éducation : les
parents les retirent dès qu'ils savent quelque chose,
et avant que d'autres habitudes morales aient pu prendre
racine. «Souvent, nous disent les soeurs, une de nos
élèves manquant à la classe du matin,
nous nous enquérons d'elle à ses camarades. -
Elle s'est mariée hier, nous répondent-elles
(et il s'agit d'une petite fille de dix à douze ans).
Quelquefois c'est qu'elle a été seulece ment
fiancée : les fiançailles faites, elles ne
remettent plus le pied à l'école».
Une des choses qu'on enseigne avec le plus de soin dans ces
écoles, non sans raison, c'est le travail manuel, le
travail de l'aiguille. Les femmes d'Orient y sont
généralement fort ignorantes : et pourtant,
quelle plus grande ressource, quelle meilleure distraction
que le goût et l'habitude de ces travaux, contre les
ennuis de la vie claustrale que la plupart sont
condamnées à mener ?
Malgré l'intelligence et la stricte économie
avec lesquelles il est administré,
l'établissement du Bon-Pasteur du Caire manque souvent
de ressources, et les pauvres soeurs ont à lutter
contre des difficultés de plus d'une sorte. Il y a
quelques années, lors de la grande cherté des
blés, leur pénurie fut extrême ; et elles
ne durent de pouvoir nourrir tous leurs enfants qu'à
l'intervention du docteur Clot-Bey, qui obtint pour elles du
pacha une quantité assez considérable de
froment. J'étais profondément touché du
courage de ces saintes femmes et de la douce
simplicité avec laquelle elles racontent leurs
épreuves. Presque toutes ont plus ou moins souffert de
l'influence du climat et des atteintes de l'ophthalmie. J'ai
déjà eu occasion de dire que celte maladie est
endémique en Egypte. La peste depuis longtemps ne s'y
est pas montrée ; mais l'ophthalmie y règne
constamment et y fait, surtout l'été,
d'épouvantables ravages. A chaque pas, dans les rues
du Caire, vous rencontrez des aveugles ou des borgnes. La
moitié de la population peut-être porte les
marques de ce mal affreux ; et il y a, dit-on, tel village du
Delta où l'on ne trouverait pas un homme ayant
gardé l'usage de ses deux yeux. Bien que les
Européens soient moins exposés à cette
maladie, ils n'y échappent guère si leur
séjour en Egypte se prolonge.
Quelle est la cause qui détermine ces ophthalmies ? On
l'ignore, à bien dire. Ce n'est pas l'ardeur du
soleil, car bien d'autres contrées aussi chaudes en
sont exemptes. Ce n'est pas l'action de la poussière,
ni la réverbération de la lumière sur le
sable, car dans le désert la même influence ne
se fait pas sentir. Peut-être l'action des substances
salpêtrées qui couvrent le sol en beaucoup
d'endroits, et que soulève le vent, y est-elle pour
quelque chose. Mais on a lieu de croire que les rosées
abondantes qui tombent toutes les nuits dans ce pays, et
auxquelles on s'expose l'été en couchant sur
les terrasses, sont la cause principale ou du moins une des
causes les plus actives de cette terrible maladie.
Nous étions depuis deux mois en Egypte.
L'époque fixée pour notre départ
était arrivée. Déjà mon
frère nous avait quittés, à la fin de
janvier, pour se rendre en Palestine et de là à
Constantinople. Un instant j'avais eu la pensée de
l'accompagner ; mais je me suis félicité depuis
de n'avoir pas cédé à cette tentation.
Ce n'est pas en hiver qu'il faut faire le voyage de Syrie :
il y a loin du climat du Caire à celui de
Jérusalem. Des chemins défoncés par les
pluies, des torrents gonflés et qu'on ne passe pas
sans danger, des montagnes couvertes de neiges : voilà
ce qu'il faut s'attendre à trouver en Palestine dans
cette saison. Je sus bientôt que mon frère en
avait fait la rude expérience : il faillit rester dans
les boues de Nazareth. Impossible de franchir le Liban, et
d'aller voir Balbek. A Smyrne, à Constantinople,
même climat, même abondance de pluies et de
neiges.
Pour moi, j'avais résolu de revenir en France par
l'Italie, et de passer à Naples et à Rome les
quelques semaines qui nous séparaient encore du
printemps. J'eus moins à me repentir de cette
détermination ; et pourtant, c'était trop
tôt quitter l'Egypte ; c'était trop tôt
aller en Italie.
Quoi qu'il en soit, au commencement du mois de
février, nous nous embarquions à Alexandrie
pour venir prendre à Malte les paquebots qui
desservent la ligne d'Italie. La mer était grosse
encore d'une tempête terrible qui avait
éclaté sur les côtes de l'Asie Mineure et
de la Syrie. La traversée fut fatigante. Nous
étions partis un jour plus tard que le jour
fixé par le règlement, à cause du
mauvais temps. Retardés encore par l'état de la
mer, nous craignions fort de n'arriver à Malte
qu'après le départ du bateau de Naples ; or,
passer sur ce rocher toute une semaine pour attendre le
paquebot suivant, n'était pas une perspective fort
gaie. Peu s'en fallut, en effet, que nous n'eussions ce
déboire. La Cité-Valette était en vue,
quand tout à coup on signale un bateau à
vapeur, sous pavillon français, qui file à
l'horizon, le cap sur Messine. C'était le
Philippe-Auguste, qui devait nous emmener. Heureusement on
nous reconnaît, et le paquebot rentre dans le port pour
nous prendre. Quelques heures après, et sans
même mettre pied à terre, nous passions à
bord du Philippe-Auguste.
Le lendemain, au jour, on entrait dans le détroit de
Messine. Les petites montagnes qui le bordent des deux
côtés étaient, sur presque toute leur
hauteur, revêtues d'une légère couche de
neige. Nous étions en Europe ! et dès notre
premier pas en Europe, nous trouvions l'hiver et ses frimas.
Où donc était notre soleil de Louqsor, et les
montagnes roses du Nil, et ses forêts de mimosas et de
palmiers ? Cette vue de la neige nous surprit comme un
brusque et violent contraste : habitués aux splendeurs
d'un ciel d'été, que nous quittions à
peine, nous en reçûmes une impression de
tristesse et comme une sensation douloureuse.
La journée fut belle toutefois. On relâcha
à Messine. Nous montâmes à San-Gregorio,
petite église située sur une colline
élevée et d'où l'on a une vue superbe.
La ville, au bas, se déploie en
amphithéâtre. L'oeil embrasse toute
l'étendue du détroit, qui court de droite
à gauche pareil à un grand fleuve aux eaux
fortement azurées. En face et au delà, nous
voyions les montagnes gracieuses de la Calabre toutes
blanches de neige. Un soleil éclatant brillait sur
l'horizon ; mais la mer, mais le ciel, tout était
froid ; cette lumière sans chaleur éclairait
une nature sans vie ; et, par moments, nous frissonnions sous
la bise aiguë qui nous venait des montagnes.
Le soir, vers neuf heures, nous passions au-devant des
îles Lipari. La lune n'était pas encore
levée ; et nous voyions le Stromboli s'allumer comme
un fanal à l'horizon. De cinq minutes en cinq minutes,
une aigrette de feu jaillissait du sommet du volcan. La mer
était paisible ; dans le sillage du bateau à
vapeur, des milliers d'étincelles phosphorescentes
jaillissaient à chaque tour de roue ; et des lueurs
bleuâtres couraient parmi les ondes soulevées et
les écumes blanchissantes.
Le lendemain nous étions à Naples.