Chapitre 3 - D'Alexandrie au Caire - Le chemin de fer - Le delta
Quand on a vu à Alexandrie la colonne et les obélisques, on a vu tout ce qu'Alexandrie contient d'intéressant en fait de ruines. Sous l'action destructive des invasions, des révolutions politiques et religieuses, des luttes de croyances et de races qui ont, depuis dix-huit siècles, dévasté, bouleversé, labouré en tous sens ce petit coin de terre, les ruines mêmes ont disparu et les derniers vestiges des monuments qui l'ont couvert se sont effacés. Venant après les hommes et achevant leur oeuvre de destruction, le désert a étendu son linceul de sable sur les parvis des temples et des palais, sur les colonnes brisées, sur les chapiteaux renversés ; si bien que l'érudition même a peine, aujourd'hui, à reconstruire en idée cette ville si puissante, si riche, et qui, au VIIe siècle de notre ère, faisait encore, malgré tant de désastres, l'admiration de ses conquérants arabes.
On mène bien le voyageur visiter, à la
pointe de la prèsqu'île, le palais que
Méhémet-Ali y a fait construire ; mais
franchement cela ne vaut pas qu'on se dérange.
Imaginez un vaste bâtiment, sans style, sans
élégance, sans majesté ; de grands
appartements meublés à l'européenne, et
où règne un mélange singulier de
recherche et de mauvais goût, de luxe et de
vulgarité ; un escalier avec des toiles cirées
pour tapis, et sur les murs, en guise de fresques, d'affreux
papiers peints comme on en voit dans les cafés de
France ; des parquets magnifiques (c'est le grand luxe du
palais), et des lustres en bronze dédoré, du
temps de l'empire ; enfin, suspendus aux murailles nues,
quelques portraits des enfants de Méhémet-Ali
et d'Ibrahim-Pacha, dont les cadres sont superbes et les
peintures dignes d'une arrière-boutique de la rue
Saint-Denis.
Donc, ce qu'on a de mieux à faire quand on a
passé vingt-quatre heures à Alexandrie, c'est
de quitter bien vite cette ville neuve, plate et maussade,
qui n'est en réalité qu'un grand marché,
et de partir pour le Caire.
Autrefois on allait au Caire par le canal. Un petit bateau
à vapeur vous conduisait, entre deux rives monotones
et tristes, jusqu'à la ville d'Atfeh, où le
canal débouche dans le Nil. Là vous
étiez transbordé sur un autre bateau plus
grand, lequel, remontant le fleuve, vous conduisait
jusqu'à Boulaq, qui est le port de la capitale
égyptienne. Ce voyage demandait trois à quatre
jours. On le fait aujourd'hui, grâce au chemin de fer,
en huit heures ; et quand le pont qui se construit sur la
branche droite du Nil sera achevé, le trajet
s'accomplira en bien moins de temps encore.
C'est seulement depuis le 1er janvier 1837 que ce chemin de
fer est livré à la circulation ; il n'a
même encore qu'une voie. Sa création a
été un immense avantage pour l'Egypte : il
traverse ses provinces les plus fertiles et les plus
peuplées, relie entre elles ses deux grandes villes,
et facilite prodigieusement le transit de l'Inde.
L'achèvement récent de la ligne de Suez doit
activer encore ce mouvement déjà
considérable.
On se demande comment Méhémet-Ali, qui a
creusé le canal, n'a pas construit le chemin de fer ;
comment, si enclin à imiter notre industrie et
à s'approprier nos progrès, ce prince est
resté sourd aux instances qui lui furent faites
à ce sujet. C'est que ces instances venaient de
l'Angleterre, et que le vieux pacha démêlait,
sous les offres brillantes, les tortueux calculs d'une
ambition lointaine. Ce qu'on lui proposait, en effet,
c'était un chemin qui, conçu au point de vue
seulement des intérêts anglais,
créé par l'Angleterre, administré par
elle, eût mis bientôt toute l'Egypte sous sa
main. C'est une belle proie que l'Egypte ; elle a toujours
tenté la convoitise britannique. Sous Abbas-Pacha, en
1848, un nouveau projet, ne soulevant plus les mêmes
objections, fut présenté et accueilli. Les
résultats de l'exploitation dépassent toutes
les espérances. Les Arabes eux-mêmes ont
promptement adopté cette voie nouvelle de circulation
; et ses produits sont pour le vice-roi une source de revenu
considérable.
La gare du chemin de fer est située assez loin de la
ville, au bord du canal. On traverse pour s'y rendre le
quartier pauvre, celui des portefaix et des marins. Tout le
long du canal règne un grand mouvement :
l'encombrement est énorme ; et la rue, si l'on peut
appeler cela une rue, ressemble à un chemin de
traverse défoncé et coupé de
fondrières où les charrettes disparaissent
jusqu'au moyeu. Emportée par deux chevaux vigoureux,
notre voiture vole au travers de ces flots fangeux, mal
dirigée par un cocher arabe (arabe, c'est tout dire :
autant ils sont cavaliers habiles, autant ils font de
maladroits cochers). A un détour, nous heurtons un
pauvre âne, chargé d'une poche de maïs :
sous le choc, l'animal trébuche, s'abat ;
l'ânier pousse des cris de détresse. Je me
penche pour regarder : on n'apercevait plus, au-dessus d'une
mer de boue, qu'une oreille de la pauvre bête
émergeant de l'abîme.
Je m'étais étonné du désordre et
du bruit au milieu desquels s'était fait notre
débarquement à Alexandrie ; ce n'était
rien, à dire vrai, en comparaison de ce qui nous
attendait à la gare du chemin de fer : cela
défie toute description. Pour faire enregistrer nos
bagages, il a fallu livrer un véritable combat.
Il y a foule au départ d'aujourd'hui ; on se
promène, sur les quais de la gare, comme dans la rue :
parents, amis, disent adieu aux voyageurs. Enfin nous avons
pris place dans un wagon. L'heure est passée :
pourquoi ne part-on pas ? Je m'informe à un Egyptien
qui porte le tarbouche à plaque de cuivre, signe
distinctif du fonctionnaire de l'Etat : «Mon cher ami,
me répondit-il en français, on partira quand on
sera prêt». Sur cette belle assurance, je me
renfonce dans mon wagon : prenons patience. C'est pour la
forme, en effet, qu'il y a un programme des heures. Ici, on
part quand on est prêt, et on arrive quand on peut.
Quelquefois on ne part pas du tout ; comme, par exemple, s'il
a plu au pacha, ce jour-là, de faire transporter des
troupes d'Alexandrie au Caire, ou de les ramener du Caire
à Alexandrie.
L'administration du chemin de fer, dans laquelle
étaient entrés d'abord pour la constituer et la
faire marcher beaucoup d'Européens, est aujourd'hui
composée presque exclusivement d'Egyptiens : cela
explique bien des choses. Le vice-roi actuel,
Saïd-Pacha, a, me dit-on, cette idée fixe de
substituer partout des indigènes aux Européens
qui occupent encore des fonctions publiques. Elevé par
des Européens, ayant manifesté dans sa jeunesse
un grand goût pour les idées et la civilisation
de l'Europe, il avait, en montant sur le trône,
inspiré les plus magnifiques espérances
à tous ceux qui ont encore foi dans la
régénération de l'Orient par les
Orientaux. Ces espérances, tout fait craindre
aujourd'hui qu'elles ne soient déçues. Il
semble que le pacha, délaissant un rôle qui lui
pesait, soit déjà revenu à sa vraie
nature, qui est celle du Turc. Moitié par
défiance des Européens, moitié par
orgueil de barbare qui croit pouvoir maintenant se passer
d'eux, il éloigne peu à peu tous les
Français et Anglais qui dirigeaient les
établissements nouveaux ou les grandes entreprises en
cours d'exécution, prétendant que les Egyptiens
sont aujourd'hui capables de faire aussi bien que leurs
maîtres. Tant que cette mesure ne s'appliquera qu'aux
choses d'administration, le mal pourra n'être pas
grand, ou du moins l'Etat seul en souffrira ; mais le jour
où les locomotives seront menées par des
mécaniciens turcs, j'avoue que je tremblerai pour les
voyageurs.
Enfin un dernier coup de cloche a retenti : nous partons. Le
chemin de fer, au sortir d'Alexandrie, passe entre le canal
Mahmoudieh, qu'il laisse à gauche, et le lac
Maréotis, qui s'étend à perte de vue sur
la droite. Les bords du canal sont verdoyants et couverts de
riches cultures ; mais l'aspect du lac est
profondément triste. C'est comme un immense marais,
à demi desséché, où
s'élèvent de loin en loin des grèves
arides ou des bancs de vase couverts de plantes aquatiques.
De grands vols de pluviers, de canards, d'oies sauvages
s'élèvent à chaque instant : quelque
héron mélancolique, quelque ibis solitaire
s'envole effrayé au coup de sifflet strident de la
locomotive. Autrefois, ce lac était rempli d'eau douce
que lui apportait le Nil. En 1801, les Anglais, pendant la
guerre qu'ils nous faisaient en Egypte, y introduisirent
l'eau de la mer en rompant les digues qui le
protégeaient. Cela seul a stérilisé ses
bords, où se dépose une couche de sel.
Plusieurs fois il a été question de le
dessécher et de le rendre à la culture : mais
c'est une entreprise coûteuse, et qui sans doute ne
s'exécutera pas de longtemps.
Quand on a dépassé le lac, et à mesure
qu'on avance, les cultures se montrent de plus en plus riches
et variées. Ce sont d'abord des rizières ; puis
des champs de maïs, d'orge, de froment, de tabac, de
sésame ; puis d'immenses champs de cotonniers tout
blancs de leurs gousses entr'ouvertes, et que les fellahs
sont en train de récolter. Le coton, introduit en
Egypte par Méhémet-Ali, est devenu une de ses
productions les plus abondantes et les plus
précieuses. Depuis surtout qu'un Français, M.
Jumel, y a naturalisé le coton à longue soie,
cette culture a pris des accroissements considérables
et a donné lieu à un commerce très
important. Le coton et le riz ne se cultivent que dans le
Delta, qui peut, grâce au système admirable de
canaux qui se croisent sur sa surface comme les mailles d'un
filet, être incessamment arrosé par les eaux
fécondantes du Nil.
La terre est une merveille ici. Apportée tout
entière par le fleuve, formée des
dépôts successifs et lentement accumulés
de son limon, elle a l'aspect noirâtre du terreau le
plus gras et le plus fertile. On peut la fouiller
impunément : vous creuserez jusqu'à dix
mètres et plus de profondeur avant de trouver le sable
ou la pierre.
La plaine qui s'étend uniforme et verte, sans accident
de terrain, sans clôture, sans arbres qui
arrêtent le regard, ressemble un peu à certaines
parties de la Brie. Avec cet horizon sous les yeux, assis
dans ce confortable wagon construit en Europe et qui porte
encore le nom de son fabricant de Birmingham, on ne se
croirait pas assurément aux bords du vieux Nil,
à quelques lieues des Pyramides. Mais, de temps
à autre, la perspective change : çà et
là, sur la plaine, s'élève un bouquet de
palmiers ; au milieu de leurs troncs élégants
surmontés de panaches flottants se dresse un minaret
dont la flèche aiguë les domine ; alentour
s'étendent quelques constructions basses, tantôt
grises, tantôt d'un blanc éclatant, et qui de
loin simulent des fortifications et des tours. C'est un
village, avec ses pigeonniers blanchis à la chaux : et
ce seul coin de tableau vous reporte en plein Orient.
Ces villages, du reste, c'est de loin qu'il faut les voir
pour leur trouver quelque pittoresque : de près, rien
de plus misérable, de plus hideux. Les maisons sont en
briques crues. Comme la plupart n'ont point de toit, ces amas
de huttes couleur de boue, avec leurs murs
dégradés, leurs portes sans fermetures, font
l'effet de villages incendiés où ne resteraient
plus debout que des murailles noircies par la flamme.
Les pigeons sont mieux logés que les hommes. Ces
hautes constructions qui ressemblent, comme je le disais tout
à l'heure, à des tours, ou plutôt qui
affectent la forme de ces grandes meules de foin qu'on voit
dans certaines contrées de la France, ne sont autre
chose que des fuies ou colombiers. Je ne crois pas qu'il y
ait, en aucun pays du monde, autant de pigeons qu'en Egypte.
On les voit voler par myriades dans les campagnes. Jamais le
paysan ne les tue ; mais les Européens les tirent sans
que personne le trouve mauvais. En réalité, ces
pigeons ne sont la propriété de personne : ceux
qui les logent, et pour les attirer chez eux leur
bâtissent ces vastes colombiers, n'en retirent d'autre
profit que celui de la fiente, qui est un engrais
estimé.
La population de ces villages paraît
profondément misérable, et flétrie par
le travail. Hommes et femmes sont à peine vêtus
d'un lambeau de toile, sous lequel ils grelottent ; car,
malgré un soleil brillant, un vent froid souffle de
l'ouest.
A Damanhour, petite ville assez pittoresque sur un des petits
bras du Nil, le convoi s'arrête : nous prenons des
voyageurs. Ce sont de pauvres diables qui ne voyagent pas
pour leur plaisir : ils sont enchaînés deux
à deux, et escortés de soldats. On les
mène aux galères. De quel méfait
sont-ils coupables ? Ils ont refusé l'impôt
peut-être, ou volé leur prochain sans avoir
patente du vice-roi. Au pied du talus sur lequel passe le
chemin de fer, un groupe de femmes est assemblé : ce
sont les mères ou les femmes de ces malheureux.
Rangées en cercle, elles poussent des lamentations
lugubres, entremêlées de cris aigus. Leurs
cheveux tombent en désordre sur leurs joues. De temps
en temps, elles lèvent les bras en l'air, puis se
laissent tomber sur les genoux en se prosternant
jusqu'à terre, puis se relèvent en se frappant
le sein, et recommencent leur chanson triste où
éclatent de temps à autre des cris rauques et
sauvages. C'est une scène à la fois
émouvante et bizarre.
Le convoi a repris sa marche. Tout à coup il
s'arrête. Un accident est-il survenu ? La voie est-elle
interrompue ? - C'est tout simplement un chien qui s'est
échappé du wagon où il était
renfermé. Il s'enfuit à travers champs : deux
Arabes courent après. Nous repartirons quand il plaira
à Dieu !...
Vers onze heures, on est à Dahari. Ici la voie est
coupée par le grand bras du Nil, la branche de
Rosette. On y construit un pont ; mais plusieurs
années sont encore nécessaires pour son
achèvement. En attendant, on passe le fleuve sur un
petit bateau à vapeur.
C'est ici qu'a eu lieu, peu après mon retour d'Egypte,
l'accident étrange qui a coûté la vie
à Achmet-Pacha, l'héritier présomptif du
vice-roi. Le wagon où il se trouvait avec Halim-Pacha
et toute leur suite était poussé par des Arabes
sur un ponton à vapeur, qui devait le transporter sur
l'autre rive. Il paraît qu'un élan trop fort fut
donné : le wagon, lancé par-dessus, le ponton,
alla faire le plongeon dans la rivière. Halim-Pacha
seul a éxé sauvé. On a fait une
enquête ; mais il a été officiellement
déclaré qu'il n'y avait eu faute de personne,
le malheur étant arrivé par excès de
zèle des Arabes, et par cette circonstance fortuite
que l'employé chargé de les surveiller
était absent dans ce moment... Il n'y a rien à
répondre à cela.
Achmet était fils d'Ibrahim-Pacha. Il ne paraît
pas que sa mort soit de nature à inspirer en Egypte de
bien vifs regrets : j'ai entendu parler de lui comme d'un
homme avare et dur. Halim- Pacha, qui se trouve par cet
événement appelé à la succession
du trône, est, comme le vice-roi actuel, fils de
Méhémet-Ali : on sait qu'en Egypte le pouvoir
n'est pas transmis par ordre de primogéniture, mais
qu'il est toujours déféré au plus
âgé des princes de la famille.
Nous traversons cette pointe du Delta que les Arabes,
à raison de sa fécondité prodigieuse,
ont appelée le Ventre de la vache. Bien que
l'aspect général du pays soit le même,
c'est-à-dire plat et assez monotone, la
végétation semble ici déployer plus de
puissance encore : la terre se couvre de moissons plus
épaisses ; des champs de cannes à sucre
ondulent au vent ; les arbres deviennent plus nombreux. Aux
palmiers s'ajoutent les acacias, les mûriers, les
figuiers, les sycomores, les orangers et les grenadiers,
tantôt plantés en lignes, tantôt
groupés en masses serrés. Des canaux sillonnent
le pays en tous sens, et çà et là de
grandes nappes d'eau étincellent au soleil et forment
comme de larges plaques d'argent sur ce manteau de riche
verdure.
Après Tantah, ville importante où se concentre
tout le commerce du Delta, le chemin qui courait à
l'est change de direction et tourne au sud. Nous approchons
du Caire. Bientôt sur la droite, entre des massifs
d'arbres, nous apercevons au-dessus de l'horizon deux petits
nuages triangulaires, d'un gris pâle, nettement
découpés sur les bords, mais se confondant
presque avec la brume légère qui flotte dans le
ciel : ce sont les deux grandes Pyramides de Ghizeh. On
dirait deux montagnes, vues à vingt lieues de
distance. L'impression de cette première vue est
profonde ; tous les voyageurs l'ont ressentie. Quelle
grandeur ! quelle majesté ! Comment la main des hommes
a-t-elle pu élever à de telles hauteurs ces
masses qui rivalisent avec les oeuvres éternelles de
la nature ? Il faut avouer seulement qu'il y a un contraste
bizarre et quelque chose qui heurte violemment l'imagination
à contempler ces antiques monuments des Pharaons de la
fenêtre d'un wagon emporté à travers les
plaines du Delta par une locomotive haletante. Quelle
distance, quelle suite de siècles, entre ces deux
merveilles, l'une de l'orgueil, l'autre du génie de
l'homme !
On franchit encore une fois le Nil, branche de Damiette, mais
cette fois sur un pont. A peu de distance de là,
à gauche, sur un monticule aride et sablonneux qui
domine les rives du fleuve, un vaste ensemble de
constructions inachevées frappe les yeux. C'est un
palais qu'Abbas-Pacha a bâti, et dont il affectionnait
le séjour. Lui mort, le palais a été
abandonné : les fenêtres n'ont plus de vitres ;
les jalousies disjointes se penchent sur leurs gonds et
battent au vent le long des murailles. C'est
déjà une ruine, et ce qu'il y a de plus laid,
une ruine neuve. Ainsi se passent les choses en Egypte. Tout
pacha, en arrivant au pouvoir, se bâtit
régulièrement un ou plusieurs palais, qui sont
régulièrement, le lendemain de sa mort,
abandonnés par son successeur, lequel se hâte
à son tour d'en construire de nouveaux. Aussi est-ce
une chose fabuleuse que le nombre de palais qu'on rencontre
en Egypte. Il y en a partout ; il y en a même dans le
désert : témoin celui qu'Abbas-Pacha fît
bâtir à moitié chemin du Caire à
Suez, dans un lieu où il n'y a ni eau, ni arbre, ni
herbe, ni habitations d'aucune sorte.
Bientôt, en face de nous, se dressent, projetées
du nord au sud, les crêtes d'une montagne aride,
âpre, brûlée, complètement
dépouillée de végétation, et dont
les flancs rougeâtres sont tantôt
sillonnés de ruisseaux de sable blanc, tantôt
hérissés de roches noires. Sur la croupe de
cette montagne qui s'abaisse brusquement vers le sud, on
distingue des fortifications : deux longues flèches
aiguës et blanches percent le ciel ; entre les deux
brille comme un dôme de cristal. C'est le Mokattam, sur
lequel est bâtie la citadelle du Caire ; c'est la
coupole de la grande mosquée de
Méhémet-Ali. A leurs pieds s'étend une
forêt de minarets, de dômes,
entremêlés de hauts palmiers. La ville
proprement dite se dérobe encore à nos yeux ;
mais, sous les rayons obliques du soleil qui commence
à s'abaisser vers l'horizon, toute cette ville
aérienne, si je puis dire, toutes ces flèches,
toutes ces coupoles d'innombrables mosquées, tous ces
minarets aux galeries légères et
dentelées, empourprés par le couchant et se
détachant sur le bleu vif du ciel, forment un de ces
tableaux qui restent comme une vision lumineuse dans le
souvenir d'un voyageur. On pressent la reine de l'Orient, la
cité merveilleuse des contes arabes. J'avoue que je ne
pouvais me défendre d'une certaine émotion.
C'était l'Orient enfin que j'allais contempler,
l'Orient après lequel je courais depuis trois jours,
et dont je n'avais vu encore que des lambeaux épars ou
des images altérées.
Nous étions impatients d'entrer dans la ville. Mais
les ennuis du départ se retrouvent à
l'arrivée : même désordre, mêmes
tribulations ; il faut livrer une nouvelle bataille.
Heureusement pour nous, un officier français au
service du pacha, et qui est venu avec nous de Marseille,
prend pitié de notre embarras et nous vient en aide.
Quelques mots arabes, vigoureusement appuyés de
quelques coups de courbache, font prestement enlever nos
bagages. Je commence à m'apercevoir que le courbache
est véritablement le fond de la langue arabe
(1).
Pendant qu'on chargeait nos malles sur le dos de pauvres
ânes qui disparaissaient sous le fardeau, nous
regardions, non sans intérêt, sur la place qui
est au-devant de la gare, des groupes d'Arabes et de chameaux
couchés à l'ombre des sycomores. Je me souviens
surtout d'un grand et beau jeune homme, du type juif le plus
pur, de la physionomie la plus intelligente, qui se tenait
debout, non loin de nous, accoudé sur son âne :
coiffé d'un turban blanc, drapé dans son ample
manteau de laine brune, il avait dans la pose une noblesse
naturelle, dans le regard une fierté pensive qui
eussent fait de lui un admirable modèle pour un
peintre composant quelque scène biblique. Tout, sur
cette terre antique, se revêt de grâce ou de
poésie ; tout, jusqu'aux choses les plus vulgaires, y
parle à l'imagination !
L'hôtel où nous descendons est situé
à rentrée même du Caire. Provisoirement
installé dans une maison particulière
bâtie par quelque riche Levantin, cet hôtel a
lui-même un caractère oriental qui
déjà nous enchante. Un jardin d'orangers
l'entoure ; près de la porte, de grands bananiers
balancent leurs larges éventails. L'appartement qu'on
nous offre, au rez-de-chaussée, est une immense salle,
toute dallée en marbre blanc, avec des lambris de
marbre, une fontaine à cascades dans un des panneaux,
et au milieu un bassin ; le tout, il est vrai, veuf de ses
eaux jaillissantes. Malgré la séduction du
premier moment, nous trouvons le logement un peu frais pour
la saison ; et nous préférons, au premier
étage, une chambre dont les dalles sont couvertes de
nattes de jonc. La maîtresse de l'hôtel est
Française, et l'ameublement tout européen :
nous ne nous en plaignons pas ; il reste, malgré tout,
assez de ce qu'on appelle la couleur locale. Par exemple,
vous chercheriez vainement dans tout l'hôtel un cordon
de sonnette. Comme au temps des Mille et une Nuits, on frappe
dans ses mains pour appeler les domestiques. Des
fenêtres de notre appartement, nous avons vue sur de
grands jardins. En face, le soleil se couche derrière
un bouquet de palmiers : l'horizon est en feu, et sur le ciel
embrasé se dessinent les silhouettes noires de ces
beaux arbres.
Malgré notre impatience, il était trop tard
pour faire, ce soir-là, une première promenade
dans le Caire : le crépuscule est court, et l'on
imagine bien que l'éclairage des rues est ici chose
inconnue. Je ne répondrais pas que dans vingt ans le
gaz n'y allumât pas ses candélabres ; mais
aujourd'hui, si l'on sort la nuit venue, il faut porter sa
lanterne, comme faisaient il y a cent ans les bons bourgeois
de nos petites villes. Au moment où nous sortions de
table, deux jeunes Français avec qui nous avions
dîné, et qui allaient passer la soirée
chez le consul de France, donnèrent ordre qu'on
fît approcher leurs équipages : nous vîmes
alors s'avancer au pied du perron deux ânes,
précédés de leurs conducteurs qui
portaient chacun une lanterne à la main. Ce sont
là les fiacres du Caire.
(1) Le courbache est une longue cravache taillée dans la peau de l'hippopotame, souple comme un jonc, résistante comme l'acier. C'est une arme terrible, devant laquelle tremblent les pauvres fellahs : le premier coup enlève la peau, le second fait jaillir le sang.