Chapitre 4 - Le Caire - La place de l'Ezbekieh - Les rues - Les bazars

De toutes les villes de l'Orient, la plus belle est le Caire, au dire unanime des voyageurs. Constantinople a son incomparable panorama du Bosphore ; Smyrne a ses bazars ; Damas, ses maisons élégantes et somptueuses ; mais ni Damas, ni Smyrne, ni Constantinople n'ont la physionomie originale, l'aspect vivant et animé du Caire. «C'est la seule ville, dit M. de Chateaubriand, qui m'ait donné l'idée d'une ville orientale, telle qu'on se la représente ordinairement. Et il y a longtemps que le Caire jouit de cette réputation. Les contes arabes des Mille et une Nuits en parlent sur le ton de l'enthousiasme poétique : Qui n'a pas vu le Caire n'a rien vu ; son sol est d'or, son ciel est un prodige ; ses femmes sont comme les vierges aux yeux noirs qui habitent le paradis. Et comment en serait-il autrement, puisque le Caire est la capitale du monde ?» (Itinérair de Paris à Jérusalem)

Je n'ai pas pu vérifier si les femmes du Caire ressemblent toujours aux houris ; car, sauf les femmes du bas peuple, toutes sont sévèrement voilées ; mais je crois qu'aujourd'hui, comme du temps de Haroun-al-Raschid, le Caire est encore, bien que singulièrement déchu, une des villes du monde les plus curieuses et les plus faites pout émerveiller.

On entre dans le Caire par la place de l'Ezbekieh. Entourée de palais, d'hôtels, de maisons de riche apparence, cette place a la figure d'un immense quadrilatère, plus large d'un bout que de l'autre. Une double rangée de gommiers magnifiques forme tout alentour de larges avenues, sur lesquelles ils versent une ombre épaisse. Le long de ces avenues sont installés des cafés, simples baraques faites de planches ou de treillis ; au-devant on a placé de petites tables et des chaises : usage et mobilier tout européens, importés ici depuis peu d'années. C'est là que les négociants et les banquiers européens se réunissent tous les soirs pour causer des affaires et des nouvelles du jour, en fumant et en prenant le café ou les sorbets. Quelques-uns de ces cafés sont exclusivement fréquentés par les Turcs, les Arméniens ou les Juifs, et sur les bancs placés à la porte on voit à toute heure les joueurs d'échecs obstinément penchés sur leurs damiers.

Autrefois le centre de la place, plus bas de quelques pieds, formait comme un vaste bassin que remplissaient les eaux du Nil à l'époque de sa crue, et où se célébrait avec de grandes réjouissances la fête de l'Inondation. Ce sont les Français qui, lors de la conquête, ont desséché cette sorte de lac ou de marais, l'ont exhaussé et planté d'arbres. Aujourd'hui c'est un beau jardin, percé de deux grandes allées qui se coupent en croix et d'allées sinueuses qui circulent à travers d'épais massifs de mimosas, de lauriers, de tamaris. J'y ai remarqué aussi quelques arbres d'Europe qui à cette époque (10 décembre) portaient encore toutes leurs feuilles.

Il faut bien convenir que la place de l'Ezbekieh, toute belle qu'elle est, rappelle encore beaucoup l'Europe, et par les constructions qui l'entourent, et par le nombre assez considérable d'étrangers qui s'y donnent continuellement rendez-vous. Pour voir le vrai Caire, montons à âne et enfonçons-nous dans les rues de la ville.

Devant chaque hôtel stationnent des bandes d'ânes tout harnachés, avec leurs grosses selles de maroquin rouge et leurs housses rouges bordées de galons d'or. Quelques-uns sont très coquets, peignés, rasés, tondus comme des chevaux pur sang, à l'exception des jambes, où le poil est conservé et artistement découpé de façon à leur dessiner comme des bas à jour. Ici, bien plus encore qu'à Alexandrie, l'âne est le moyen de locomotion universel. Grâce aux selles anglaises, les dames européennes elles-mêmes peuvent se conformer à l'usage. C'est plus qu'un usage au surplus, c'est presque une nécessité. Il y a quelques voitures particulières au Caire, mais fort peu, et encore moins de voitures de louage. La raison en est bonne : c'est que, à l'exception de deux ou trois grandes rues qui traversent la ville dans sa largeur, toutes les rues du Caire sont tellement étroites, tortueuses et encombrées, qu'une voiture n'y saurait passer. Un âne passe partout, au contraire, partout où peut passer un homme. Sur son âne, on pénètre dans les ruelles les plus étroites, on traverse les encombrements les plus inextricables, on entre même et l'on se promène dans les bazars, où l'on peut faire ses emplettes sans descendre.

Seulement, quand vous irez choisir votre monture, je vous conseille de vous armer de votre canne et d'en user énergiquement pour protéger votre liberté. Autrement vous êtes en un instant entouré par une troupe d'âniers à demi nus qui, avec toutes sortes de cris et de gesticulations, vous offrent leurs services, vous saisissent qui par un bras, qui par une jambe, qui par la basque de l'habit, et, vous enlevant de terre, malgré vos menaces et vos réclamations, se mettent en devoir de vous hisser sur leurs bêtes. J'ai failli pour ma part être, le premier jour, victime de ces empressements exagérés, et sans la canne dont je m'escrimai de mon mieux, je courais risque d'être tiré de la sorte, non à quatre chevaux, mais à quatre ânes et autant d'âniers. C'est d'ailleurs un assez triste spectacle, et, quand on y réfléchit, un signe profond de dégradation morale, que la résignation, l'indifférence, pour mieux dire, avec laquelle cette race reçoit les coups. Elle y est si habituée, que c'est pour elle, ce semble, chose toute naturelle et de droit ; elle plie les épaules et baisse la tête, sans jamais faire entendre ni une réclamation ni une plainte.

Un autre signe de l'abaissement de ce peuple, c'est la mendicité universellement pratiquée. Il y a un mot que l'étranger entend sans cesse retentir ici autour de lui, et dont il a bien vite les oreilles fatiguées ; c'est le mot de bakchich. Le bakchich, c'est la buona mano des Italiens, c'est le pourboire des Français. Partout, à toute heure, vous êtes harcelé, poursuivi par ce cri qui s'élève incessamment de la bouche des hommes, des femmes, des enfants. Mais je reviens à nos ânes de l'Ezbekieh. Une fois en selle, vous êtes sauvé. L'animal part à fond de train, excité par son conducteur, qui suit en criant et le piquant d'un bâton pointu. Ces ânes, généralement petits, bruns, portant les oreilles droites, ont une allure bien autrement rapide et fringante que leurs frères d'Europe ; et cette allure, toute rapide qu'elle est, est extrêmement douce et agréable. Ils galopent aussi fort bien ; mais leur pied n'est sûr que dans une marche modérée : si on les force, ils buttent parfois, et alors cavalier et monture roulent dans la poussière. Laissés à leur allure naturelle, ils sont infatigables : leur vigueur et leur sobriété rivalisent avec celles du chameau ; une poignée de fèves les nourrit, et l'on en a vu qui restaient trois jours sans boire.

A l'extrémité nord de la place, quand on a passé devant l'hôtel du consulat de France, on tourne tout à coup à gauche, puis à droite, et l'on se trouve en face de la grande rue du quartier Franc, qu'on appelle le Mousky.

Déjà, bien que la voie publique soit encore large, l'encombrement est extrême, la foule est énorme, et le spectacle que vous avez sous les yeux est des plus curieux et des plus amusants. A tous les coins des carrefours, au-devant des maisons, sont établies des marchandes de pastèques, d'oranges, de bananes, de cannes à sucre ; des marchands ambulants vous offrent des confitures, des éventails, des chasse-mouches : tout cela crie à tue-tête. Le milieu de la rue est obstrué par des charrettes basses, à quatre roues, attelées de deux boeufs, et dont l'essieu de bois gémit d'une façon lamentable ; par des bandes d'ânes chargés de terre ou de paille ; par de longues files de chameaux portant de grandes outres pleines d'eau, ou des moellons mal attachés sur leurs flancs avec des cordes et qui menacent la tôte des passants. Parmi tout cela, une population de toutes les couleurs, affublée de tous les costumes, y compris les gens qui n'en ont point ou peu s'en faut : des femmes de fellahs, grandes et sveltes, enveloppées, comme des fantômes, de leur longue souquenille bleue ouverte sur la poitrine, et portant sur la tête d'énormes fardeaux ; des femmes turques ou coptes, juchées sur leur âne qu'un serviteur conduit par la bride, hermétiquement voilées jusqu'aux yeux, et enveloppées de grandes capes de soie noire qui les font ressembler à d'immenses chauves-souris ; de gros Turcs, en pantoufles, majestueusement assis sur leur âne richement harnaché, fumant une longue pipe, graves et solennels comme des sénateurs romains ; des officiers égyptiens passant à cheval, dans leur ample et pittoresque costume, la tête couverte de la cuffieh jaune, avec un arsenal de pistolets à la ceinture, précédés de leur saïs qui fait ranger la foule.

La première impression, au milieu de tout ce monde bariolé, criant, courant, gesticulant, est celle d'un étonnement mêlé de quelque anxiété. On n'a pas assez de ses yeux pour voir, de ses oreilles pour entendre. Assourdi par les clameurs des marchands et des âniers, ahuri de ce mouvement prodigieux dont rien ne peut donner l'idée dans nos villes d'Occident, distrait par mille objets à la fois, partant de costumes et de physionomies étranges, le voyageur a peine à garder assez de sang-froid pour diriger sa monture, pour ne pas renverser les aveugles, heurter les femmes, écraser les enfants, et pour se garer des ânes qui passent au galop ou préserver sa tête des grandes poutres chargées en travers sur le dos des chameaux. Tout cela passe et tourne devant vous comme un kaléidoscope ; où plutôt vous vous croiriez emporté dans une course au clocher, ou dans la ronde infernale d'un bal masqué. Au premier moment, c'est à donner le vertige.

Mais on s'y habitue bien vite ; et, passé cette espèce d'étourdissement dont on ne peut se défendre d'abord, rien de plus gai, de plus animé, de plus divertissant que ce spectacle des rues du Caire. Et pourtant nous ne sommes ici que dans le quartier Franc, dans le Mousky, c'est-à-dire dans une grande rue nouvellement rebâtie, large et bien alignée, bordée de magasins européens tels qu'on en voit à Alexandrie et à Malte, garnis de toutes les denrées, de tous les produits de l'industrie européenne : modes de Paris, épiceries de Marseille, vins de Bordeaux, coutellerie de Sheffield.

Ce qui contribue, à part la population qui la remplit et où sont noyés de rares Européens, à donner à la rue du Mousky un aspect très oriental, c'est qu'elle est en partie couverte de grandes nattes ou de treillages en feuilles de palmier. Plusieurs rues du Caire, celles du moins qui sont un peu larges, ont ainsi une sorte de tenture destinée à protéger les passants et les marchands contre l'ardeur du soleil et à y entretenir un peu de fraîcheur.

Aucune des rues du Caire n'est pavée. On les arrose même en hiver, pour empêcher la poussière. C'est un agrément de marcher partout sur un sol doux, uni, et qui ne retentit pas, comme dans nos villes, sous les roues des charrettes et les pieds des chevaux ; mais c'est aussi un inconvénient et presque un danger, en ce que, sur cette terre spongieuse et sourde comme un tapis, nul bruit n'annonce l'approche d'un cheval ou d'une voiture. Il y a, en effet, quelques voitures, dans les grandes rues, ce qui au premier abord peut paraître presque impossible. On prétend que le général Bonaparte a été le premier qui se soit fait conduire dans les rues du Caire en calèche à quatre chevaux ; et l'on a dit spirituellement que, s'il a fait de plus grandes choses, il n'en a guère fait de plus difficiles. Aujourd'hui ce tour de force a perdu de son merveilleux, au moins dans le Mousky moderne et agrandi. Cependant la foule est telle et les obstacles si nombreux, que toute voiture est obligée de se faire précéder par un coureur qui crie aux passants de se garer, et qui même, de la longue baguette dont il est armé, va frappant à droite et à gauche les baudets trop lents à se ranger.

Il ne pleut guère au Caire, et surtout la pluie, qui tombe quelquefois l'hiver, y dure peu : c'est fort heureux, car avec ces rues sans pavé on ne pourrait s'en tirer. Une ondée d'une demi-heure les transforme en marais : impossible de marcher dans cette argile grasse et tenace. C'est alors un spectacle lamentable : les ânes glissent, les chameaux s'abattent ; les pauvres Turcs perdent leurs babouches dans la boue. Il n'y a que les Arabes, toujours nu-pieds, qui s'en tirent.

Au bout du Mousky est le quartier Juif. La rue est encore large, droite, de construction moderne ; seulement les boutiques arabes remplacent les magasins européens. Mais parvenu à l'extrémité de cette grande rue récemment bâtie, soit que vous tourniez à droite ou à gauche, vous entrez dans la vieille ville : rues étroites et tortueuses ; petites maisons, noires d'aspect, serrées les unes contre les autres dans un désordre pittoresque ; au-devant, de petites boutiques, larges de quelques pieds, encombrées de marchandises qui pendent aux parois, aux piliers, et envahissent souvent la moitié du passage. Ici la foule est plus pressée, la circulation plus difficile, le tapage et les cris aussi assourdissants.

Plus on avance, plus les rues sont étroites, anguleuses et sombres. Nous voici dans un passage couvert, large d'un à deux mètres à peine, garni de petites boutiques toutes remplies de fioles et de flacons de toutes formes ; un parfum pénétrant s'en exhale : c'est le bazar des marchands d'essences et d'eau de rose, un des produits célèbres de l'Egypte. Plus loin, c'est le bazar des étoffes, où s'entassent les soies de Brousse, les mousselines de Damas, les burnous de l'Algérie, les châles de la Perse et de l'Inde. Il faut avouer que ces bazars répondent peu, par leur aspect général, à l'idée brillante qu'on s'en fait. Ceux d'Alger, de Tunis, de Damas sont plus riches, dit-on, que ceux du Caire.

Des fontaines publiques décorent presque tous les carrefours de la ville. Ces fontaines sont des monuments charmants, aussi remarquables par l'élégance de l'architecture que par la richesse et la grâce des détails. Généralement, elles sont de forme semi-circulaire, la plupart construites en marbre blanc. La façade est ornée de colonnes, dont les intervalles sont revêtus de grillages dorés : des sculptures délicates, dans le goût arabe, décorent la frise, sur laquelle sont peints ou gravés des versets du Koran. Ces fontaines sont presque toutes des fondations pieuses. Le défunt, dans les inscriptions qu'on y lit, sollicite les prières du passant en échange de l'eau qu'il lui offre : usage simple et touchant qu'expliquent assez les nécessités d'un climat torride. L'eau, en Orient, est le premier des besoins et la première des richesses : c'est le bienfait par excellence, car c'est la vie même ; là où elle coule, coulent avec elle l'abondance et la joie ; là où elle manque, règnent la détresse et la mort. On comprend que des familles riches aient attaché leur nom à ces monuments populaires. Près des bazars est une fontaine magnifîque que Méhémet-Ali a fait ériger ainsi en mémoire de sa soeur. Il y a toujours foule autour de ces fontaines. Les femmes y viennent remplir leurs amphores rouges au long col, qu'elles portent sur la tête. Les passants s'y désaltèrent ; les chameaux et les ânes s'y abreuvent. Presque toujours à la fontaine est jointe une école publique et gratuite.

Les monuments qui, avec les fontaines, contribuent le plus, à embellir le Caire, sont les mosquées. Le nombre en est considérable : on en compte, je crois, plus de trois cents. Souvent j'en ai vu deux, trois et quatre dans une même rue, et à quelques pas de distance. Leurs minarets ont des formes très variées, toujours hardies et légères : les frises sont ornées de dentelures et de sculptures. Mais ce qui frappe d'abord le regard et donne à ces édifices un aspect original, c'est que leurs hautes murailles sont peintes de larges bandes horizontales, d'un rouge pâle, disposées à des distances égales : décoration qui s'harmonise merveilleusement et avec cette architecture arabe, gracieuse et fleurie, et avec le ton général de la pierre, qui a pris partout les teintes chaudes et dorées de ce beau ciel.

C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière ! La couleur, elle s'étale partout, riche et splendide ; la lumière, elle ruisselle et éblouit. C'est une fête perpétuelle pour les yeux. Tout leur est spectacle et enchantement. A côté d'un chef-d'oeuvre d'architecture, un rien les étonne et les charme ; une porte de mosquée en ruine, une échoppe de marchand, un coin de rue tortueux avec ses fenêtres sculptées et ses balcons treillages : voilà, tout un tableau, et un tableau charmant si un rayon de soleil vient en animer les détails. Que de fois, en parcourant les rues du Caire, nous nous sommes arrêtés tout à coup pour admirer quelqu'un de ces effets magiques de couleur, de ces jeux merveilleux de l'ombre et de la lumière I Je me souviens entre autres d'un carrefour situé, je crois, à l'extrémité du bazar des étoffes. Une vieille mosquée s'élevait d'un côté, avec ses murs rayés de blanc et de rose ; de l'autre, de grandes maisons aux fenêtres étroites et grillées. Des frises de la mosquée aux terrasses des maisons étaient tendues des toiles, des nattes, des tapis, destinés à tempérer l'ardeur du jour. Mais, à travers ces tentures à demi pendantes, glissaient jusqu'à terre quelques rayons de soleil qui, projetant sur les masses d'ombre comme des îles de lumière, faisaient briller par places la foule bariolée et mouvante, et étinceler aux étalages des marchands les soies chatoyantes et les étoffes brochées d'or et d'argent. Cadre et personnages, caractère et costumes, contraste vigoureux des clartés et des ombres, nous avions là sous les yeux une de ces scènes qu'affectionne et qu'a reproduites vivantes sur la toile le pinceau de Decamps.

Sauf le Mousky et deux ou trois grandes rues marchandes, impossible à l'étranger de se reconnaître et de s'orienter dans les rues du Caire : c'est un labyrinthe inextricable ; c'est un dédale et un lacis sans fin de rues, de ruelles, de passages obscurs, où les âniers seuls peuvent retrouver leurs chemin. Beaucoup de ces ruelles sont tout juste assez larges pour deux hommes de front, et l'on a peine à passer sans encombre si l'on se croise avec un âne chargé ou un chameau. Nous autres gens du Nord, nous cherchons, nous appelons le soleil : ici on le fuit ; c'est l'ennemi. Les maisons se serrent les unes contre les autres. pour l'empêcher de passer. Souvent elles ont, comme nos vieilles maisons du moyen âge, plusieurs étages qui s'avancent en saillie l'un sur l'autre. Mais ce qui ajoute le plus à l'obscurité des rues, tout en les décorant d'une façon charmante, ce sont les moucharabieh, ou balcons, dont presque toutes les fenêtres sont garnies.

Ces balcons, tout en bois, fermés exactement sur les trois faces par des grillages serrés ou des panneaux élégamment sculptés et découpés à jour, avec toutes sortes de fantaisies et d'arabesques, sont disposés de façon à ce qu'on puisse voir de l'intérieur sans être vu. Plusieurs ont comme de petits avant-corps au moyen desquels l'observateur, en avançant la tête, peut plonger le regard perpendiculairement au-dessous de lui. Ces cages délicieuses ne laissent jamais entrevoir les charmants oiseaux qu'elles tiennent captifs. A peine, de temps à autre, voit-on une main furtive entr'ouvrir discrètement le châssis, ou deux yeux de gazelle briller à travers le treillage. Pour le voyageur, dont ils attirent involontairement le regard et dont l'imagination les peuple de gracieuses figures, ces balcons ouvragés, sont l'ornement des rues du Caire ; mais, hélas ! ce ne sont, en effet, que des fenêtres de prison ; ce ne sont que les grilles des harems, cette plaie de l'Orient. Derrière, vous trouveriez la servitude, la dégradation, tous les vices du maître et tous ceux de l'esclave. Ainsi en est-il partout en ce pays : au dehors l'éclat et la poésie, au dedans la misère et la corruption.

Dans les rues étroites, les moucharabieh se rejoignent presque d'un côté de la rue à l'autre ; et lorsque les maisons ont plusieurs étages qui surplombent l'un sur l'autre, les balcons supérieurs s'entrecroisent littéralement, et, fermant presque la rue par en haut, n'y laissent pas pénétrer le soleil, à peine le jour. Dans la saison chaude, ces ruelles doivent être très fraîches ; en revanche, comme l'air n'y circule guère, elles doivent être assez malsaines. Pour se défendre du soleil, on s'expose à la peste.

Du reste, il faut rendre justice à la police de la voirie égyptienne : je n'ai pas vu beaucoup de villes en Europe qui puissent, pour la propreté des rues, être comparées au Caire. Tout le monde sait qu'à Constantinople ce sont les chiens seuls qui sont chargés de nettoyer les rues ; et il en est ainsi, je crois, à peu près dans tout l'Orient. Ici, tous les matins, les rues sont balayées et les immondices enlevées. Cette propreté merveilleuse était, je l'avoue, un de mes étonnements. Comme tout ce qui se voit de bon en Egypte, cette police date de l'occupation française ; mais c'est au gouvernement de Méhémet-Ali qu'elle a dû d'être organisée et de durer.

Despote impitoyable, Méhémet-Ali était du moins un grand administrateur. Il avait fait de l'administration en Egypte un mécanisme de fer, écrasant les individus, exploitant la terre comme les hommes, mais marchant avec régularité. Il n'a pas eu de successeurs ; mais l'impulsion donnée par lui s'est continuée ; la machine qu'il avait construite fonctionne encore, bien qu'au centre la force organisatrice et la pensée supérieure soient désormais absentes.


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