Chapitre 7 - Départ pour la Haute Egypte - La cange - Journal du Nil - Les femmes du Nil
La montagne des oiseaux - Le couvent des Coptes - Les chadoufs - La plaine de Syout - Girgheh
Le jour de Noël - Arrivée à Louqsor

Nous ne sommes que depuis peu de jours au Caire ; et, malgré l'intérêt que nous offre cette ville, nous avons songé déjà à partir pour la haute Egypte. La saison s'avance, en effet ; les eaux du Nil sont déjà basses, et à mesure qu'elles baisseront davantage la navigation va devenir plus difficile et plus lente. Il vaut donc mieux ne pas tarder : au retour nous pourrons à loisir prolonger notre séjour. Et puis, nous sommes impatients de commencer cette seconde partie de notre voyage. Nous n'avons vu encore que l'Egypte moderne, que l'Egypte arabe, qui date d'hier : il nous reste à visiter l'Egypte antique, l'Egypte des Ptolémées, surtout celle des Pharaons ; à parcourir cette vallée du Nil qui fut un des premiers berceaux de la civilisation, et le long de laquelle sont semées les ruines de tant de cités ; à saluer au fond de leurs solitudes les ruines de Memphis et de Thèbes aux cent portes.

On nous parle des bateaux à vapeur qui, une ou deux fois par an, vont jusqu'à Assouan et y transportent des voyageurs : il y a aussi des remorqueurs, qui font un service plus régulier, et par lesquels on peut faire remonter sa barque, sauf à redescendre avec le courant. Rien de tout cela ne nous tente ; et, pour ma part, je ne conseillerai à personne de faire ainsi le voyage du Nil. Il y a dans cette manière de voyager à la vapeur je ne sais quoi qui désenchante l'imagination et sied mal surtout au vieil Orient, au désert, aux ruines. Quelle chose déplaisante, je m'imagine, de se voir traîné sur ce beau fleuve, comme un chargement de blé ou de coton, par une machine qui vomit incessamment dans le ciel les flots d'une fumée noire, et trouble de son rauque gémissement le silence de ces rives !

Il n'y a qu'un moyen raisonnable de voyager sur le Nil : c'est la cange traditionnelle, la barque pontée, aux deux grandes voiles latines, avec son équipage arabe. De la sorte, on va moins vite, mais on voit mieux : on marche au caprice du vent, mais on a tous les hasards et tous les charmes de l'imprévu ; on est chez soi, on jouit sans trouble du climat, du ciel et du fleuve. La cange, c'est le voiturin du Nil : même originalité, même lenteur, même liberté d'allures ; et si vous avez eu, en Italie, le bon esprit de préférer le classique vetturino au chemin de fer ou à la diligence, n'hésitez pas en Egypte à fréter une barque pour aller aux cataractes.

Quelques voyageurs traitent directement avec le patron d'une barque, et avisent ensuite à la munir de toutes les provisions nécessaires au voyage. C'est un grand ennui et un grand embarras. Le plus simple, et le mieux sans contredit, est de faire marché avec un drogman qui, pour un prix convenu, se charge de vous conduire et de vous nourrir. Le seul point important est de trouver un homme sûr et honnête. Sous ce rapport la fortune nous servit bien : nous n'avons eu qu'à nous louer du drogman avec lequel nous traitâmes pour le voyage de la haute Egypte. C'était un homme plein d'intelligence et d'activité, très expérimenté et très énergique, poli, empressé, attentif, enfin honnête, quoique Maltais. Son nom était Agostino Gianni.

Nous sommes allés, il y a quelques jours, à Boulaq, choisir notre cange : il y en avait une cinquantaine amarrées au quai, qui attendaient les voyageurs, plus rares cette année que d'habitude. Notre choix fait, les conditions du marché ont été rédigées en double écrit. Nous sommes cinq voyageurs : à nous trois, ma femme, mon frère et moi, se sont adjoints deux jeunes Américains, M. P*** et sa femme, dont nous avons fait connaissance à bord du Gange. Agostino doit nous fournir, outre l'équipage, un valet de chambre et un cuisinier européen ; il se charge de tous les approvisionnements, et veillera à embarquer tout le matériel nécessaire. Ces préparatifs ont demandé plusieurs jours.

14 décembre.

Aujourd'hui nous avons fait une dernière visite à la cange. Tout est prêt, ou peu s'en faut : notre équipage est au complet ; les provisions de bouche sont embarquées ; nous avons des fusils et des livres, pour remplir les loisirs de la navigation.

Au grand mât flotte le pavillon tricolore ; à l'arrière, le drapeau étoile de l'Union. Toute barque, en effet, a ses couleurs sur le Nil : chaque voyageur arbore sa nationalité. On se signale de loin ; on interroge curieusement le pavillon de chaque barque qui passe ; et l'on se salue, au passage, de quelques coups de feu.

Le vent est propice ; il souffle du nord avec une régularité qui promet de se prolonger pendant plusieurs jours. Le départ est définitivement fixé à demain soir, 15 décembre.

En revenant à notre hôtel, nous parcourons les rues de Boulaq. Ce n'est, à vrai dire, qu'un faubourg du Caire, triste, noir, mal bâti, mais très vivant. Il ne s'y trouve rien de remarquable qu'une très ancienne mosquée, et un vaste palais bâti par Ismaïl-Pacha, et aujourd'hui abandonné comme la moitié des palais de ce pays-ci.

Dans la rue principale de Boulaq, une douzaine de fellahs, sous la direction d'un homme armé d'un bâton, nettoyaient un carrefour obstrué d'immondices et couvert d'une boue noire et infecte. J'ai vu là appliqué le système de travaux publics dont j'ai parlé plus haut : ces malheureux enlevaient les ordures et la boue avec les mains, en emplissaient un panier, et, portant ce panier sur la tête, allaient en courant le vider dans le fleuve. Ces hommes étaient de corvée. Chaque village fournit douze hommes, qui sont conduits et surveillés par un chef. Le gouvernement, bien entendu, ne les nourrit ni ne les paie. A mi-route de Boulaq au Caire, nous avons vu, en revenant, plusieurs centaines d'hommes employés ainsi aux terrassements d'une petite ligne de chemin de fer.

15 décembre.

Vers trois heures, nous quittons l'hôtel, pour aller dîner sur la cange. Montés sur nos indispensables baudets, nous parcourons gaiement la route du Caire à Boulaq. Notre drogman nous précède, escortant un cheval qui porte les bagages. Equipage et serviteurs, nous trouvons tout le monde à son poste, et nous prenons possession de la maison flottante que nous devons habiter pendant un mois.

Les canges sont en général assez commodément installées, quelquefois même richement meublées. La nôtre est convenable, quoique modeste. C'est une barque longue de seize à vingt mètres, large de cinq. A l'avant est placée la cuisine. Sous le pont, les matelots et les domestiques s'entassent pêle-mêle, quand le froid ne leur permet pas de dormir à la belle étoile. L'arrière se compose d'un habitacle, formant une dunette élevée sur laquelle se tiennent le timonier et le reïs ou patron ; on entre d'abord dans une pièce assez grande où règne de chaque côté un divan, et qui nous servira à la fois de salon et de salle à manger, et le soir se transformera en chambre à coucher pour deux d'entre nous. Une cabine et une petite chambre, tout au fond, sont destinées à nos compagnons.

L'équipage se compose, outre le reïs et le timonier, de dix matelots et du marmiton chargé de leur faire la cuisine. Nous avons de plus, avec le drogman, deux valets de chambre et un cuisinier. Ajoutez à ce personnel deux chats, un mouton, une chèvre avec son chevreau, pour nous fournir du lait quand le lait de vache manquera, et dans une cage placée à l'arrière des poules et des dindons qui ne manquent jamais de saluer l'aurore de la façon la plus bruyante.

Au moment où nous nous mettons à table pour dîner, la barque s'ébranle, et nous quittons Boulaq. Ce premier repas est fort gai. Nous pouvons déjà apprécier les talents de notre maître d'hôtel, qui ne laissent pas d'être assez recommandables. Peut-être aussi l'eau excellente du Nil et son air vif qui excite l'appétit contribuent-ils à nous rendre indulgents. L'eau du Nil, on le sait, a une grande réputation, et elle la mérite : filtrée dans de grandes amphores de terre poreuse, elle est légère, agréable et très salubre. On dit qu'on en expédie à Constantinople pour le harem du Grand Seigneur ; mais il paraît qu'une raison particulière l'y fait rechercher : on lui attribue la vertu de rendre les femmes fécondes.

Après le repas nous montons sur la dunette. La nuit est presque venue. A l'avant, nous avons une immense voile triangulaire qui semble plus haute que la barque n'est longue ; à l'arrière, une autre voile, de même forme, mais plus petite, et qui s'incline du côté opposé à la grande. Le vent est frais, et nous filons bon train. Déjà nous sommes à la hauteur des pyramides ; mais l'obscurité ne permet pas de les apercevoir. C'est au retour seulement de la haute Egypte que nous les visiterons, en même temps que Sakkarah et le Sérapéum, qui forment avec elles tout un ensemble de monuments qu'il ne faut pas séparer. Cette première soirée de navigation m'a laissé un vif souvenir. La vue du large fleuve sur lequel nous glissions d'un mouvement insensible était imposante. A notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres noires sur l'eau calme et profonde : le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes, et faisait briller la partie du fleuve restée dans la lumière comme une étoffe de soie moirée d'argent. Au-dessus des bois sombres se découpaient sur l'azur les flèches élancées des minarets de Gbizeh. Involontairement je me rappelai le tableau célèbre de Marilhat, le chef-d'oeuvre du jeune maître, un Crépuscule au bord du Nil : c'était la scène, c'était l'heure, c'était presque tous les détails du paysage ; et cette poésie rêveuse, cette tristesse pleine de grandeur et de calme que le peintre m'avait fait entrevoir, je la sentais cette fois avec toute la puissance d'impression qu'exerce la nature dans ces scènes solennelles de la nuit et du désert.

Les nuits sont fraîches sur le Nil ; la rosée, même en hiver, est abondante, et il est prudent de ne pas s'y exposer. Les ophthalmies, si fréquentes dans ce pays, paraissent en grande partie devoir être attribuées à cette cause. On rentre donc de bonne heure au salon : on lit, on fait le whist ; à dix heures chacun se retire, et les divans sont transformés en couchettes. Ces couchettes sont un peu étroites ; les matelas sont un peu durs : il faut s'accoutumer à cela en Egypte. On n'y rembourre les lits qu'avec du coton, sans doute pour éviter les insectes, qui n'en pullulent pas moins. Nous nous apercevons bientôt que nos lits n'en sont pas exempts. Il y a aussi de gros cancrelats qui, la nuit, se promènent sans façon dans nos chambres. Tout cela, c'est le fruit d'Egypte, comme dit Agostino. Mais qu'y faire ?

16 décembre.

A notre lever, une brume épaisse nous entoure et nous cache les rives du fleuve. Dans la basse Egypte, il y a souvent, en hiver, des brouillards le matin. Bientôt le soleil dissipe ces blanches vapeurs, qui, en se déchirant, flottent sur les eaux comme des lambeaux de gaze légère. Le vent nous pousse rapidement vers le sud. Les matelots, qui n'ont rien à faire quand la voile est tendue, sont nonchalamment couchés sur le pont. Ils fument, chacun à leur tour, un grossier narguilé, formé d'une noix de coco emmanchée d'un morceau de bambou, et que le marmiton est chargé d'allumer et de leur présenter à tour de rôle. Ce marmiton est un enfant d'une douzaine d'années, qui a des traits d'une régularité et d'une finesse remarquables. Par-dessus sa robe de coton bleu, il porte un large lambeau d'étoffe rayée qu'il laisse traîner comme un manteau d'empereur. Du reste, il remplit toutes ses fonctions avec un sérieux et une dignité comiques. Accroupi sur l'avant de la dunette, le reïs surveille l'équipage et dirige les manoeuvres. C'est un brave Egyptien, au visage ouvert. Nous n'avons eu qu'à nous louer de sa vigilance et de son expérience : l'une et l'autre qualité sont nécessaires sur le Nil, dont la navigation, sans être dangereuse, a ses difficultés et ses hasards. Fervent musulman, il ne manque jamais de faire les ablutions prescrites par le koran ; et tous les soirs, au coucher du soleil, nous le voyons se prosterner dévotement le visage contre terre, comme le doit tout pieux serviteur du Prophète en quelque lieu qu'il se trouve.

Nos valets de chambre, Hassan et son fils Ali, sont originaires de la haute Egypte. Ali, garçon d'une quinzaine d'années, a même, à un degré frappant, le caractère égyptien tel que nous l'ont conservé les anciennes statues et les bas-reliefs du temps des Pharaons. C'est une remarque que nous ferons souvent dans ce pays : les moeurs, les usages, le type humain lui-même semblent avoir à peine changé depuis plusieurs mille ans. Du reste, nos valets de chambre, à eux deux, n'en valent pas un médiocre : c'est la paresse, l'insouciance et la gaucherie même. Hassan s'est cassé un bras, étant jeune, pour échapper au service militaire. Il fait faire ce voyage à son fils pour achever son éducation : le jeune garçon est fiancé et doit se marier au retour. Nicolô, notre cuisinier, est à lui seul plus actif que tout le reste de l'équipage. Grec de naissance, en sa qualité d'Européen il ne fraie pas avec les matelots, qui se vengent de ses allures aristocratiques en lui jouant de temps en temps quelque mauvais tour. Il a une physionomie étrange et porte de formidables moustaches, qui lui donnent un air de don Quichotte. Mais sous ce masque un peu farouche, c'est un excellent homme, très empressé à nous complaire, et assez bon cuisinier, ce qui même sur le Nil n'est pas à dédaigner.

Il a été convenu que, pour profiter du vent tant qu'il sera favorable, nous ne nous arrêterons en remontant qu'autant qu'il sera nécessaire pour renouveler les provisions. C'est seulement en redescendant le fleuve que nous visiterons les ruines et les tombeaux qui se trouvent sur divers points, le long de ses rives.

Aujourd'hui on ne descendra pas à terre. Nous nous associons sans trop de peine au far niente des matelots. Assis à l'ombre de la voile, nous regardons fuir le rivage, et nous laissons aller nos pensées au gré de l'imagination ou de la causerie. Bien des journées se sont passées ainsi, doucement rêveuses, à voir couler les flots paisibles du Nil, à contempler ses paysages si pleins de charmes dans leur monotone mais majestueuse grandeur, et, je puis le dire, aucune de ces journées ne nous a paru longue.

Après les heures de rêverie, il y a les heures d'étude. Nos Américains, qui ne parlent pas le français avec une grande facilité, éprouvent le besoin de s'isoler de temps à autre, ce qui laisse à chacun une liberté dont tout le monde se trouve bien. Malgré la différence des moeurs qui, d'Américains à Français et surtout d'Américaines à Françaises, fait toujours obstacle à une grande intimité, je crois que nous n'en ferons pas moins très bon ménage. M. P*** est un homme charmant : doux, poli, d'un caractère facile et souvent enjoué, il n'a rien de son compatriote, le Yankee de l'Amérique du Nord. C'est un planteur de la Caroline, qui a reçu une éducation distinguée et employé ses loisirs à cultiver son esprit.

17 décembre.

Vers le soir, nous abordons à un petit village où Agostino achète des provisions. Après deux jours de navigation, c'est un plaisir de descendre à terre. Un bois de palmiers et de mimosas entoure le village. Nous y chassons des pigeons et des tourterelles qui s'y trouvent en grand nombre. Je tue aussi quelques jolis oiseaux, d'un vert d'émeraude, de la grosseur d'une perruche, et dont je ne sais pas le nom. Les pauvres bêtes, qui ne sont jamais chassées, se laissent approcher sans défiance : j'espérais les faire empailler par Agostino, qui en sa qualité de drogman sait à peu près tous les métiers ; mais il n'a pas les ingrédients nécessaires.

J'ai dit ailleurs qu'on a, en Egypte, pleine licence de tirer les pigeons qui volent par milliers autour des villages. Bien que logés par les habitants, ce sont, à vrai dire, des oiseaux sauvages. Attirés par nos coups de fusil, les hommes du village s'approchent peu à peu de nous. Aucun d'eux n'a une apparence hostile. L'expression de leur visage est généralement douce ; plusieurs sont remarquables par la vigueur du corps et la beauté sévère des traits. Les enfants ramassent les pigeons abattus, et nous les rapportent pour avoir un bakchich. Les hommes nous demandent de la poudre ; c'est le cadeau qui leur fait le plus de plaisir, car presque tous ont un fusil.

Les femmes aussi nous entourent : elles examinent curieusement la toilette de nos compagnes de voyage, les bijoux, les voiles, les chapeaux de paille. L'effet des crinolines paraît surtout les intriguer beaucoup.

Leur toilette, à elles, est des moins compliquées : c'est une sorte de sarrau, ou plutôt une longue blouse de coton bleu ouverte sur la poitrine, qui est le plus souvent à découvert. Quelquefois elles portent des bracelets ou des colliers de verroteries ; souvent un anneau d'argent passé dans la narine droite. Quelques-unes de ces femmes se voilaient à demi le visage ; mais la plupart, moins sévères que dans les villes, laissaient la figure complètement découverte. L'une d'elles, grande fille de quinze à seize ans, pouvait passer pour le type de la beauté des femmes fellahs : de grands yeux noirs et brillants, le nez droit et bien fait, la bouche forte mais d'une forme gracieuse, et laissant voir des dents qui brillaient comme des perles sur son teint d'un brun doré ; le bas du visage seulement un peu lourd, et, ce qui est une coquetterie chez elles, le front et le menton légèrement tatoués de bleu. Sa physionomie, vive et ouverte, exprimait l'intelligence et la douceur.

On rencontre beaucoup de femmes aussi jolies que cette jeune villageoise ; mais leur beauté, tout à fait épanouie de douze à quatorze ans, décline promptement après cet âge ; la plupart sont mères avant de l'avoir atteint. A vingt ans, elles sont fanées ; elles sont vieilles à vingt-cinq.

Les enfants sont affreux jusqu'à six ou sept ans. Ils vont entièrement nus jusqu'à cet âge, ont le ventre ballonné, la peau blême, la mine chétive et repoussante. Un préjugé bizarre et déplorable empêche qu'on ne les lave : c'est par crainte du mauvais oeil ; moins sales et moins laids, ces enfants attireraient les regards des passants, et parmi ces regards il pourrait s'en trouver de funestes. Victime de cette absurde coutume, ils ont ordinairement les yeux chassieux et couverts d'une quantité de mouches qu'on ne songe pas seulement à chasser. On comprend que cette malpropreté favorise singulièrement les ravages de l'ophthalmie.

18 décembre.

Nous passons, sans nous arrêter, devant Beni-Souef, petite ville située sur la rive gauche du fleuve : de loin, avec les massifs de verdure que surmontent ses minarets, elle offre un coup d'oeil gracieux et pittoresque.

Le vent faiblit un peu, surtout vers le soir ; et les matelots sont obligés de tirer la barque à la cordelle, lorsque les bords du fleuve le permettent. Nous descendons alors à terre, et nous les suivons, tantôt en chassant, tantôt en nous promenant lentement le long des champs de dourah qui sont nouvellement moissonnés. Les paysans sont occupés en ce moment à battre la récolte : ce travail se fait en plein champ. Le bruit cadencé du fléau nous reporte en imagination à l'été de notre pays. La pureté du ciel, l'ardeur du soleil ajoutent à l'illusion. Mais pour le reste, rien ne nous rappelle la fraîche vallée de la Loire.

Les paysages du Nil, un peu monotones au premier aspect, sont cependant empreints d'un charme auquel on n'échappe pas. Ils ont, dans la grandeur des horizons, dans l'austère beauté des lignes, quelque chose qui saisit et émeut, comme la campagne de Rome. Souvent c'est la même désolation et la même mélancolie ; c'est le même contraste de la solitude présente avec le mouvement et la vie d'autrefois. Ce grand fleuve dont la source est encore un mystère et qui ne ressemble en rien aux fleuves de notre Europe, ce ciel d'une inaltérable pureté, cette nature sévère, tout concourt à la majesté du tableau. Chaque détail ajoute à l'effet de l'ensemble. Les misérables habitants des villages, à peine couverts de haillons, portent ces haillons avec tant de noblesse naturelle, que de loin, montés sur leurs chameaux ou conduisant leurs buffles, ils ont l'air de vieux patriarches. Les femmes, qui viennent au bord du fleuve puiser l'eau dans des cruches de forme antique qu'elles posent gracieusement sur l'épaule, ont dans leurs longs voiles, avec leur démarche fière et grave, quelque chose de biblique.

Le Nil, comme contenu par des digues gigantesques, coule entre deux chaînes de montagnes qui s'étendent parallèlement du sud au nord. Ces montagnes de roches calcaires, nues, brûlées, dépouillées de toute espèce de végétation, sont cependant harmonieuses de forme et de couleur. Les dattiers et les mimosas sont à peu près les seuls arbres qui croissent dans la vallée. Partout où Ton voit de loin s'élever leurs massifs d'un vert sombre, on est sûr que quelque petit village se cache et se blottit en quelque sorte sous leur ombrage. Le palmier est un bel arbre, d'un port élégant et majestueux ; mais, quoique la variété de ses attitudes et de ses groupes le rende moins uniforme à l'oeil qu'on ne le suppose ordinairement, sa beauté cependant a quelque chose d'un peu triste et qui s'harmonise à merveille avec le désert dont il est le seul ornement.

C'est surtout le soir, au coucher du soleil, que ces paysages du Nil nous apparaissaient dans toute leur splendeur. Nous dînions de bonne heure pour ne rien perdre de ces magnifiques spectacles que, pendant un mois, nous ne nous sommes jamais lassés d'admirer. Lorsque le soleil avait disparu derrière l'horizon, le ciel s'embrasait tout à coup et prenait des teintes d'or vif qui illuminaient tout le paysage et se reflétaient sur les grandes nappes d'eau du Nil : peu à peu cette teinte devenait plus ardente, plus empourprée, puis, passant par tous les tons de l'orangé, finissait par se perdre dans des nuances d'or pâle. Bientôt d'innombrables étoiles s'allumaient au ciel, et une nuit brillante, une nuit des tropiques semblait continuer le crépuscule. Les matelots psalmodiaient leur chant monotone ; l'eau murmurait autour de la barque, qui filait silencieuse, pareille à un grand oiseau de nuit ; et nous restions plongés dans une muette contemplation jusqu'à l'heure où la fraîcheur du soir nous avertissait de nous arracher à ce dangereux plaisir.

Quand ils ne tirent pas la barque à la halée, ce qui est rare, nos matelots, inoccupés, chantent assis en rond au pied du grand mât et s'accompagnent en frappant des mains. Leur chant traînant et d'un rhythme monotone, comme celui des peuples primitifs, n'a pourtant rien de désagréable : il y a dans ces mélodies enfantines je ne sais quel charme secret en rapport avec le calme qui nous entoure.

Quelquefois ils écoutent des histoires que raconte l'un d'eux. Il y en a un surtout qui a le privilège de les amuser : c'est un singulier personnage, bavard, bruyant, turbulent, nous l'avons surnommé le loustic, et c'est là vraiment la fonction dont il s'acquitte le mieux. Il parle avec une volubilité inouïe, et conte des histoires qui n'en finissent pas, mais qui provoquent toujours, dans son auditoire attentif et charmé, des exclamations bruyantes et des éclats de rire prolongés.

Ni le reïs ni le timonier ne prennent part à ces joies vulgaires : leur grandeur et surtout leur devoir les attachent sur la dunette. Notre timonier est un beau jeune homme de vingt à vingt-cinq ans. Drapé dans son burnous, il a souvent, en s'accoudant à la barre de son gouvernail, une fierté d'attitude qu'admirerait un statuaire. C'est un Nubien, parfaitement noir. Son turban blanc et son burnous de même couleur font encore ressortir l'ébène de sa peau. Mais tout noir qu'il est, son visage est d'un type très pur et d'une expression intelligente et douce. Les Nubiens, en effet, ne ressemblent aux nègres que par la couleur : leurs lèvres sont épaisses, mais bien dessinées ; le nez est long et droit, le front n'est pas déprimé, et surtout (caractère essentiel) les cheveux ne sont pas laineux.

Quant au marmiton, il bourre la pipe unique de l'équipage, et regarde gravement bouillir la marmite. Ses fonctions ne sont pas lourdes, et n'exigent pas une science culinaire bien profonde. Elles se bornent à faire tremper dans de l'eau quelques morceaux de biscuit noir, et à faire cuire des lentilles et des oignons : le tout mêlé ensemble forme une espèce de pâte assez semblable à celle dont on nourrit chez nous les dindons. Assis sur leurs talons autour d'une large écuelle de bois, les matelots prennent avec les mains chacun leur part de ce festin. Je dois dire à la décharge des convives qu'ils se lavaient presque toujours les mains dans le fleuve, avant et après le repas.

Lorsque nous avons fait bonne chasse, nous leur abandonnons une certaine quantité de pigeons : c'est alors grand régal à bord. Ils rapportent aussi de leurs excursions dans les villages des cannes à sucre, dont ils sont très friands et qu'ils mâchent cour en exprimer le jus.

Nous commençons à voir sur les rives du fleuve, et sur ses îles de sable, des quantités innombrables d'oies et de canards sauvages, de pluviers, de pélicans et de hérons. Mais nous ne pouvons tuer qu'un petit nombre de ces oiseaux : ils sont difficiles à approcher, et il faudrait des armes à longue portée que nous n'avons pas.

En revanche, il nous vient tous les jours sur la cange des visiteurs charmants : ce sont de jolies bergeronnettes qui se posent sur les bords de la barque, courent en voletant sur le pont, et s'enhardissent jusqu'à venir dans notre cabine et presque sous nos pieds becqueter les miettes de pain que nous leur jetons.

19 décembre.

La vallée du Nil se rétrécit tellement que bientôt le fleuve baigne le pied même de la chaîne Arabique. La montagne abrupte qui le borne de ce côté s'appelle en arabe Djebel el-Theyr (montagne des Oiseaux). Rongés par le flot qui les noircit à leur base, ces rochers ressemblent à d'énormes scories, et sont percés d'innombrables cavités où se nichent les oiseaux qui leur ont donné leur nom, et dont la fiente les a marqués par endroits de larges taches blanches. Au sommet de la montagne, on remarque de grossières constructions ; c'est un couvent de Coptes. Plusieurs religieux se promènent au-devant. A peine ont-ils signalé notre barque sous pavillon européen, que nous les voyons quitter précipitamment leurs vêtements, et, complètement nus, accourir au bord de la falaise qui s'élève à pic sur le fleuve. Agiles comme des singes, ils se laissent glisser le long du rocher, descendent par des cavités, et se jettent à la nage. Bientôt ils entourent notre barque en nous criant : Bakchich, cristiani. On s'empresse de leur donner ce bakchich pour les éloigner au plus vite, la présence des dames ne permettant pas de les recevoir à bord. Ces malheureux, qui ne vivent que des aumônes qu'ils recueillent ainsi près des Européens en spéculant sur leur titre de chrétiens, font peu d'honneur à leurs coreligionnaires. Hassan, qui se pique d'être un fervent musulman, nous dit en les regardant avec un dédain superbe : Son cristiani. Hélas ! les pauvres gens, comme beaucoup de Coptes schismatiques des bords du Nil, n'ont guère de chrétien et de religieux que le nom.

Du côté de la chaîne Libyque, la vallée est très étendue, et offre l'aspect d'une riche campagne couverte de verdure : ce sont des champs de blé, de fèves, de trèfle, de lin, de cannes à sucre. Sous un climat aussi sec, qui n'est rafraîchi que par les rosées de la nuit, on comprend qu'un arrosement artificiel peut seul développer cette opulente végétation. Mais le système des irrigations est ici primitif comme tout le reste : il n'a pas changé depuis Sésostris. C'est le travail de l'homme qui fait presque tout.

La grande difficulté, la seule, est d'élever l'eau du fleuve au niveau de sa rive. Comme la pente, grâce à une heureuse disposition qui est due sans doute aux alluvions annuelles, s'en va de chaque côté en s'abaissant à mesure qu'on s'éloigne du fleuve, rien n'est plus simple, une fois l'eau élevée sur la rive, que de la diriger de là jusqu'aux extrémités de la vallée à l'aide de rigoles. Mais la rive est très haute ; à l'époque de l'année où nous sommes, les eaux sont généralement à quatre ou cinq mètres au-dessous du niveau des terres ; et bientôt elles seront plus bas encore. Les cultivateurs riches font établir au bord du fleuve des roues à chapelet, appelées sakiehs, que font tourner des ânes ou des boeufs.

Mais les pauvres fellahs, qui n'ont que leurs bras, font manoeuvrer des chadoufs : c'est tout simplement un panier de cuir attaché à l'extrémité d'une bascule ; un contre-poids fixé à l'autre bout enlève le panier quand il a plongé dans le fleuve. L'eau est déversée dans une rigole, ou bien, si la berge est trop haute, dans un réservoir où une autre chadouf vient la prendre. Il y a quelquefois deux, trois et quatre de ces bascules étagées l'une au-dessus de l'autre. En général, un homme suffit à chacune : on a calculé qu'une chadouf pouvait puiser à peu près cinquante litres d'eau par minute. Cette machine est assurément l'a b c de la mécanique ; et les peintures retrouvées sur les tombeaux égyptiens prouvent que, depuis plus de trois mille ans, elle est en usage aux bords du Nil. On n'a pas songé à la perfectionner : malgré les conquêtes, malgré les révolutions, l'homme ici ne change pas plus que la terre. Dans les petites choses comme dans les grandes, l'Orient est immobile ; il faut que le progrès lui vienne du dehors.

Les sakieks ne tournent guère que la nuit, pour épargner aux animaux qui les font mouvoir la grande chaleur du jour : souvent nous entendons retentir au loin dans les ténèbres le cri plaintif de leurs rouages, qui ne sont jamais graissés. Mais les hommes se ménagent moins qu'ils ne ménagent leurs boeufs. Tant que dure le jour, on les voit, d'un mouvement régulier, mécanique, infatigable, abaisser tour à tour et relever le seau de cuir de leurs chadoufs ; rude labeur sous ce soleil implacable : même en cette saison, nous avons, à l'ombre une température de vingt-cinq à trente degrés centigrades.

Cette race des fellahs, on le voit, ne manque ni de vigueur physique ni d'énergie morale. C'est même un miracle que l'oppression séculaire sous laquelle elle gémit n'ait pas brisé en elle tout ressort et effacé toute vertu. Le fellah n'a jamais été ni pu être propriétaire de la terre qu'il cultivait. Bien plus, sous Méhémet-Ali, il n'avait pas le droit, l'impôt payé, de vendre à d'autres qu'au pacha, et à un autre prix qu'au prix fixé par le pacha, l'excédant de ses récoltes. Quant à la perception de l'impôt et aux corvées, ç'a toujours été en Egypte le plus effroyable système de concussion qui puisse dévorer un peuple. A la tête de chaque province était un moudyr ou gouverneur, dont la première préoccupation était de se maintenir le plus longtemps possible dans la faveur du vice-roi ; et la seconde, de s'enrichir le plus vite possible, dans la crainte d'être remplacé par un plus puissant. De là d'impitoyables exactions. L'impôt était établi, non par tête, mais par village, et tous les habitants du village étaient solidairement responsables de son acquittement. Les plus riches payaient pour les pauvres, pour les paresseux, pour les absents, pour les fugitifs ; les terres cultivées, pour les terres en friche. La confiscation, la prison, la bastonnade étaient les moyens ordinaires de perception. Si un village était insolvable, le fardeau de ses impositions retombait sur les villages voisins : c'était un axiome du gouvernement, que l'Etat ne peut perdre. Mas on imagine bien que tout cet argent n'entrait pas dans les coffres de l'Etat : la meilleure partie en restait aux mains des fonctionnaires intermédiaires. Pour compléter ce système d'exactions, de violence et de dilapidation, ajoutez la tyrannie locale du cheik el-beled ou chef de village, répartiteur de l'impôt, de la corvée, du recrutement militaire, despote au petit pied qui mettait naturellement son pouvoir sans contrôle et sans limite au service de ses vengeances ou de sa cupidité personnelle, et vous aurez une faible idée de l'état où était, naguère encore, réduite cette société.

Saïd-Pacha, le vice-roi actuel, a introduit, en montant sur le trône, quelques réformes dans l'administration des provinces : ainsi le pouvoir du cheik a été restreint ; l'impôt est devenu personnel, et il se paie par l'intermédiaire d'un receveur spécial. On voudrait croire que ces réformes existeront ailleurs que sur le papier ; mais on sait trop qu'en Orient, si les apparences changent, les hommes et les moeurs ne changent guère ; et sous la main du receveur comme saus celle du chef de village, il y a lieu de craindre que le pauvre fellah ne soit toujours rançonné et bâtonné.

Un bienfait réel, toutefois, ç'a été la remise faite par le pacha de l'arriéré des impôts qui, depuis longtemps, pesait d'un poids écrasant sur les villages, et servait de prétexte à loute sorte de malversations. Mais, de toutes les réformes accomplies, la plus efficace, la plus féconde sans doute pour l'avenir, a été l'abolition du monopole qu'avait établi Méhé-met-Ali. En renonçant au monopole, le gouvernement a admis par là même le paiement des impôts en argent : d'un autre côté, le fellah, libre de vendre ses denrées à qui il veut et au prix qu'il veut, peut réaliser maintenant un certain bénéfice sur l'exploitation de la terre qu'il cultive ; il peut dès lors s'élever à un certain bien-être, et même de degré en degré arriver jusqu'à être propriétaire. Plusieurs, dit-on, le sont déjà. Si la propriété parvenait à se constituer en Egypte, ce serait sans doute une immense amélioration dans le misérable état de cette société. Où la propriété n'existe pas, il n'y a de place et de garantie ni pour l'indépendance ni pour la dignité individuelle.

C'est en naviguant sur le Nil qu'on peut bien juger de la nature du sol de la vallée. La berge, comme je l'ai dit, est le plus souvent coupée à pic ; si bien qu'on a, jusqu'à une assez grande profondeur, comme la tranche de toutes les couches géologiques qui l'ont constituée. Imaginez une sorte d'argile brune ou noirâtre, compacte, mais grasse et comme onctueuse au toucher : pas une pierre, pas un caillou, pas une veine de sable ou de gravier. Sous l'action de la chaleur, cette terre se fend profondément : on a quelquefois peine à marcher dans les champs à travers ses larges crevasses. Au bord du fleuve dont le courant la délaie, elle s'écroule par blocs qui affectent une forme cubique, et qui, grâce à leur couleur, imitent à s'y méprendre des blocs de pierre noire.

20 décembre.

Le vent est toujours favorable. Nous passons devant Minieh, ville assez importante, située à quelque distance du Nil. De vastes champs de cannes à sucre l'entourent. Nous apercevons de loin les cheminées de plusieurs raffineries appartenant à des pachas.

Vers le soir, le vent devient si violent, que nous sommes obligés de nous arrêter. Nous avons à franchir, en effet, un bras du Nil qui passe au pied d'une montagne abrupte et escarpée. Le courant est rapide ; et les matelots arabes sont si maladroits, qu'avec un vent si fort il ne serait pas prudent de s'aventurer dans ce passage pendant la nuit. L'équipage ne demande pas mieux, au surplus : les barques du Nil ne marchent pas la nuit d'ordinaire ; et l'activité qu'Agostino a fait déployer à nos hommes depuis cinq jours commence à leur peser.

21 décembre.

Nous croisons une cange sous pavillon prussien. Elle nous rend coup pour coup le salut que nous lui faisons. Sur le Nil, tout Européen est un compatriote pour un Européen, et personne ne s'affranchit de ces règles de politesse traditionnelle. Je me trompe : les Anglais, qui portent partout leur morgue, ne saluent, même sur le Nil, que les gens qui leur sont présentés. Nous en fîmes nous-mêmes l'expérience plus tard. Un jour que nous redescendions le fleuve, au retour de la haute Egypte, une cange qui portait le pavillon britannique passa près de nous. Comme elle remontait, c'était elle qui devait le salut : silence absolu. Notre compagnon de voyage, M. P***, qui en sa qualité d'Américain était un peu Anglais de coeur, voulut pousser la politesse au delà de ce qui était dû : il salua de deux coups de feu, et je dois dire qu'il en fut pour ses frais de poudre et de politesse.

Cette journée a été plus chaude que les autres. Nous sentons que nous approchons de la haute Egypte. Depuis que nous avons quitté le Caire, à peine quelques légers nuages blancs, aussitôt dissipés, se sont-ils montrés sur l'azur inaltérable du ciel. Les aspects du Nil, toujours magnifiques, sont plus variés : tantôt il court profond et rapide, resserré entre de hautes rives ombragées de grands bois de palmiers ; tantôt il s'élargit en nappes étincelantes qui entourent mollement des îlots de verdure.

22 décembre.

Dans la nuit, nous sommes arrivés à la hauteur de Syout. C'est la capitale de la haute Egypte : elle est située à une demi-lieue environ dans les terres. Le petit village où nous abordons lui sert de port. Comme il faut renouveler la provision de pain épuisée, Agostino nous annonce que nous ne repartirons que dans l'après-midi : une bonne nouvelle pour nous, qui commençons à avoir besoin d'exercice. Le fusil sur l'épaule, nous nous acheminons vers la ville. La route, élevée en chaussée au milieu d'une vallée couverte des plus riches cultures, est plantée de beaux arbres, de gommiers, de mimosas en fleur, qui répandent dans l'air leurs senteurs pénétrantes. La matinée était magnifique. Un léger brouillard enveloppait encore la base de la chaîne Libyque, au pied de laquelle est bâtie la ville. Dorée par le soleil levant, la montagne élevait ses cimes roses au-dessus de cette brume transparente, tandis que, plus à droite, les minarets blancs de Syout s'élançaient du milieu d'épais massifs de feuillage. Des groupes pittoresques de fellahs qui se rendaient à la ville animaient la route. Des centaines de tourterelles roucoulaient dans les arbres ; des troupeaux de buffles paissaient dans les hautes herbes des prairies, et au milieu d'eux erraient familièrement des ibis blancs, qui recherchent leur société et se perchent souvent sur leur dos. Tout cela était plein de caractère, de calme et de fraîcheur.

Nous pénétrâmes dans la ville par une porte fortifiée, flanquée de deux tours massives, et nous nous trouvâmes alors sur une petite place au fond de laquelle est une mosquée. D'immenses sycomores y versaient une ombre profonde. Il y avait là, assis, sur leurs talons, le long des murs, de vieux Turcs qui fumaient ; plus loin, des derviches, prosternés du côté de l'orient, faisaient dévotement leurs prières. Quelques furtifs rayons de soleil, glissant à travers l'épaisseur du feuillage, jetaient sur cette scène tranquille comme un réseau mouvant d'obscurité et de lumière. Nous avons parcouru quelques rues de la ville : l'aspect en est pauvre, mais assez original. Le temps nous manque pour aller jusqu'au bazar, qu'on dit assez curieux; au retour, sans doute nous y ferons une visite.

Nous repartons vers deux heures. Agostino nous a fait faire du pain. Mais quel pain ! il me rappelle les galettes de blé noir que mangent nos paysans bretons. A Syout on ne peut avoir mieux. Nous en prenons bravement notre parti, et nous y substituons, comme on fait en Orient, du riz cuit à l'eau.

24 décembre.

Depuis Syout, le vent du nord est devenu plus régulier encore : c'est ce qui arrive à mesure qu'on s'avance dans la haute Egypte. Nous nous apercevons aussi, surtout quand nous descendons à terre, que la température s'est sensiblement élevée. Pourtant nous n'avons encore pas vu de crocodiles, quoiqu'ils commencent, dit-on, à se montrer dans ces parages.

On touche à Girgheh, pour acheter un mouton et des poules. Cette petite ville, assez importante par son commerce, est située sur le bord même du Nil, qui la ronge et chaque année en emporte un lambeau. Près de l'endroit où notre barque est amarrée, une mosquée a coulé dans le fleuve ; sa coupole éventrée surplombe au-dessus de la rive. Plus d'une maison a pris la même route, et bien d'autres la suivront. Rien de plus étrange et rien de plus triste que cette ville, dévorée en quelque sorte par le fleuve qui la mine incessamment. Ce qui est plus triste encore, c'est que personne ne fait rien pour arrêter ou seulement pour retarder le désastre : population et gouvernement assistent impassibles à cette destruction. Pas une pierre n'est jetée pour consolider les terres ; pas un effort n'est tenté pour détourner le courant. Du reste, ce spectacle n'est pas rare le long du Nil. Les plantations de palmiers font seules obstacle aux envahissements dont les villages sont quelquefois menacés, quand le courant du fleuve se déplace. Les racines chevelues de ces arbres forment une espèce de lacis inextricable qui résiste à l'action des eaux ; et quand, sapés profondément, ils se sont écroulés, on voit leurs troncs immenses qui, renversés sur la berge, protègent encore contre le flot la terre qu'ils n'ombragent plus. Si quelque part vous apercevez un bout de quai, de chaussée, de digue qui resserre le fleuve, vous pouvez gager qu'il y a là, auprès, quelque habitation de pacha : on ne fera rien pour empêcher une ville de périr ; on jettera des millions pour protéger le palais d'un prince.

Nous avons chassé autour de la ville ; mais bientôt la chaleur nous a forcés de rentrer. En attendant l'équipage, qui s'est attardé au café, nous regardons de notre cange la soène animée de la rive. Des enfants, nus comme des sauvages, jouent au bord de l'eau et se roulent dans la poussière. Les buffles, les chameaux viennent s'abreuver au fleuve ; et les filles du village, grandes et sveltes, y viennent emplir leurs amphores. Un vieux Turc, à la barbe grise, coiffé d'un turban vert et vôtu avec une certaine recherche, vient s'asseoir sur notre cange et converser avec le reïs : il fume une pipe magnifique, peinte de couleurs brillantes, et dont le long tuyau est orné de fils d'argent et de soie. C'est un marabout, un saint du voisinage, en grande vénération dans le pays.

A la tombée de la nuit, nous nous arrêtons devant un petit village : nous allons coucher là. Deux hommes fournis par le cheik de ce village doivent passer la nuit à bord : ils répondent de nous et de notre barque. C'est une mesure de police à laquelle on n'est pas libre de se soustraire ; et je serais presque tenté d'y voir une sorte d'impôt levé sur les voyageurs, car une rétribution est due aux deux gardiens que fournit le village.

On jouit maintenant sur le Nil d'une complète sécurité. Nos revolvers et ceux qu'Agostino a toujours à côté de lui quand il dort sur le pont, roulé dans son manteau, ont été jusqu'à présent, et seront probablement pendant tout le voyage un luxe inutile. Il faut dire qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les parages où nous sommes, il y avait autrefois des tribus de Bédouins qui, de temps en temps, ne se faisaient pas scrupule, comme leurs frères du désert, de dévaliser les voyageurs. Mais Méhémet-Ali les a corrigés de ces habitudes. Il y a trente à quarante ans, une cange qui attendait, non loin d'ici, des Anglais venant de Koceïr, fut attaquée pendant la nuit par les hommes d'un village voisin : l'équipage fut massacré, la barque pillée. Le pacha fit brûler le village, et pendre au bord du fleuve tous les hommes qui s'y trouvaient. Cette justice un peu turque, mais énergique, a produit effet ; et onques depuis on n'a ouï parler d'un autre attentat de ce genre. C'est, dit-on, à la suite de ce fait, que les cheiks de village furent astreints de fournir des hommes de garde aux canges amarrées dans leur voisinage : le village tout entier est alors responsable des dommages qu'elles pourraient souffrir.

25 décembre.

Le ciel, légèrement voilé de vapeurs blanches, annonce un jour de calme et de chaleur. Vers dix heures du matin, en effet, le vent cesse complètement, les voiles retombent le long des mâts. On amarre la barque au bord d'une grève. Nous descendons, et nous essayons de poursuivre des oiseaux d'eau. La chaleur est si forte, qu'il nous faut mettre habit bas. Las bientôt d'une poursuite inutile, nous revenons sans avoir rien tué qu'un pluvier et un ibis. Cet ibis, dont j'ai déjà parlé et qu'on voit en quantité dans toute l'Egypte, n'est pas l'ibis sacré des anciens : celui-ci, qu'on ne trouve plus que dans le Soudan, avait le cou nu, le plumage doré, les ailes noires. L'oiseau qu'on appelle maintenant de ce nom est une espèce de héron blanc, le héron garde-boeuf, ainsi nommé parce qu'il suit toujours les bestiaux dans les prairies et souvent se perche sur leur tête ou leurs épaules. Il est d'une familiarité extrême, et se promène presque entre les jambes des cultivateurs qui travaillent aux champs.

Les matelots se sont couchés sur le sable et dorment au soleil. Nous nous asseyons sur la grève, à l'ombre de la grande voile, qui est restée tendue sur sa vergue. L'un de nous dessine une petite barque turque, arrêtée près de la nôtre, et dont les matelots raccommodent leurs voiles. En face de nous, de l'autre côté du Nil, les montagnes de la chaîne Libyque, coupées carrément à leur sommet, ressemblent à de colossales fortifications ; elles ont cette teinte dorée dont le soleil revêt ici tout ce qui ne se couvre pas de végétation. Sur leurs pentes, dans les larges anfractuosités de la roche, brillent des masses blanches qui font aux yeux une singulière illusion ; à cette distance, on croirait voir des neiges entassées. Ce sont des sables accumulés par le vent, et dont la blancheur sous ce ciel étincelant imite les neiges éternelles des Alpes. Plus d'une fois déjà nous avons été frappés de cette singularité.

Pendant que nos yeux charmés errent sur ces montagnes d'une si chaude couleur, sur la plaine verdoyante qui s'étend à leurs pieds, sur ce beau fleuve qui coule large et paisible comme un lac et où se réfléchit l'azur pâle d'un ciel sans nuage, notre pensée se reporte involontairement vers la France. C'est aujourd'hui le jour de Noël : c'est le temps des brouillards glacés, le temps des neiges et des frimas. Il nous semble d'ici entrevoir le pays natal à travers un épais rideau de brume, sous un manteau de givre et de glace. N'étaient les chères affections qu'on a laissées là-bas et qui arrachent toujours un soupir, quelle joie, quelle volupté de respirer à pareil jour cette tiède atmosphère, de s'épanouir aux rayons bienfaisants de ce soleil, d'admirer ce calme paysage qui semble baigné d'une lumière plus douce que celle de nos climats ! Je le sais, rien ne tient lieu de la patrie ; mais qu'est-ce qui tient lieu du soleil ? Le soleil, n'est-ce pas la vie, pour l'homme comme pour la nature ? n'est-ce pas la santé, la joie, la poésie ? Heureuses les hirondelles, qui tous les ans peuvent voler vers lui, et revenir tous les ans au nid qui a abrité leurs amours !

La journée tout entière se passe dans un calme plat. Notre impatience est grande pourtant d'arriver à Thèbes, dont nous ne sommes plus éloignés que de quelques lieues : demain sans doute nous toucherons au but.

Mais tandis que chacun se laisse aller aux douceurs du loisir forcé que nous fait le calme, une activité inaccoutumée règne à l'avant de notre cange. Depuis hier il nous semble qu'Agostino et le cuisinier machinent quelque complot ténébreux. Les moustaches de Nicolo sont plus allongées et plus menaçantes encore que de coutume. Nous avons bientôt le mot de l'énigme. L'heure du dîner est venue, et nous nous asseyons, non sans surprise, devant un véritable festin : pâtisserie, dinde rôtie, entremets raffinés, rien n'y manque. Nos maîtres d'hôtel ont combiné leurs talents pour nous festoyer en l'honneur de la Noël. Au second service, Agostino apporte triomphalement un gigantesque pouding.

Ce mets national est surtout à l'intention de nos compagnons de voyage : chez les Américains, comme en Angleterre et en Allemagne, on sait que la Noël est la fête populaire et de famille, comme chez nous le premier jour de l'an. Nous nous associons à cette attention délicate de notre drogman, et nous vidons à la santé de nos compagnons quelques bouteilles de vin de Champagne prudemment apportées du Caire.

26 décembre.

Quoique le vent soit très faible, nous marchons un peu à la voile, un peu à la halée. Nos matelots, qui voient le terme de leurs fatigues, s'attellent à la corde avec plus de courage. Nous coucherons ce soir à Louqsor.

Les bords du fleuve sont magnifiques ; les palmiers et les mimosas, plus nombreux, et plus grands. Tout à coup, vers le soir, on nous montre sur la rive qui est à notre gauche, au-dessus des dômes sombres d'un bois de palmiers, deux masses énormes d'architecture qui s'élèvent, comme deux collines blanches, sur l'horizon : ce sont les pylônes du palais de Karnac. Voilà Thèbes ! Le soleil se couche, en face de nous, dans des flots d'or, et jette comme une auréole sur le front de ces ruines imposantes.

Vers dix heures du soir, la barque s'arrête. Nous sommes à Louqsor. De petites lumières brillent tout le long du fleuve : ce sont des canges de touristes amarrées au quai. La nuit est belle et douce ; impatients de contempler ces rivages célèbres, nous descendons à terre, ou plutôt nous gravissons la berge élevée qui borde le Nil de ce côté. Le village est à quelques centaines de pas de nous. Un splendide clair de lune jette ses lueurs fantastiques sur les colonnes d'un temple à demi écroulé ; un obélisque gigantesque raie de sa ligne noire la voûte étoilée du ciel.

De petits âniers, à peine vêtus, veulent nous mener tout de suite aux ruines, et nous fourrent presque leurs bêtes entre les jambes, tout en épuisant pour nous séduire leur vocabulaire étranger. «Bon baudet, Monsieur ! - Karnac, Signor ! - Beautiful, splendid, Milady !» Ces derniers mots surtout sont prononcés avec un accent anglais d'une pureté à toucher le plus roide gentleman. Nous restons sourds cependant à cette éloquence polyglotte, et nous nous débarrassons à coups de canne des ânes et des âniers.


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