Chapitre 8 - Thèbes - Gournah - Le Rhamesseum
Les livres égyptiens - Le colosse de Memnon

Le 27 au matin nous étions debout de bonne heure, éveillés par une curiosité qui n'était pas sans émotion. La matinée était calme, l'air doux et limpide, le ciel de cette pureté incomparable qui est le privilège de la haute Egypte. Ici plus de brouillards, même sur le fleuve ; point de nuages qui voilent l'éclat du soleil : quant à la pluie, c'est un phénomène à peu près inconnu. Lorsqu'il tombe, par aventure, quelques gouttes d'eau de ce ciel toujours serein, les enfants sortent aux portes, comme chez nous pour admirer une éclipse ou une aurore boréale.

J'ai dit que la rive est très haute du côté de Louqsor ; si bien que du pont de la cange nous ne voyons rien que le fleuve. Mais à peine montés sur le quai, nous avons devant les yeux un spectacle saisissant. En face, le soleil se lève derrière un majestueux portique formé d'une double rangée de colonnes ; à l'extrémité de cette colonnade se dresse un obélisque ; tout alentour sont entassées les huttes basses d'un village, surmonté de ses pigeonniers blancs criblés de trous : c'est Louqsor et son palais. Vers le nord, en descendant le fleuve, derrière d'épais massifs d'arbres, s'étendent les ruines de Karnac, que nous avons saluées hier en passant.

En nous retournant, nous embrassons d'un regard toute la rive gauche du Nil, et nous pouvons d'ici, à vol d'oiseau, prendre une idée générale de ces ruines immenses semées sur un vaste espace.

La vallée a ici, d'une chaîne de montagnes à l'autre, quatre à cinq lieues de largeur. La ville de Thèbes était assise sur les deux rives : on suppose que la communication se faisait d'une rive à l'autre par un pont de bateaux, car l'on n'a retrouvé aucun vestige de pont en pierres. La véritable ville, la ville d'Ammon occupait la rive droite, la rive orientale où nous sommes : la ville de la rive gauche confinait à la nécropole, laquelle était placée, comme toutes les nécropoles, à l'occident : l'occident est la région des morts.

Sur cette rive gauche, qui forme une large plaine toute revêtue en ce moment de moissons verdoyantes, trois groupes de monuments se montrent à de grands intervalles. A droite et tout au nord, on distingue le petit temple de Gournah : il fait face à Karnac ; plus haut, en remontant le fleuve, un vaste monument que Champollion a appelé, du nom de son constructeur Rhamsès, le Rhamesséum ; tout à côté, au milieu de la plaine, les deux colosses, dont l'un est celui de Memnon, et qui ressemblent à d'énormes tours ; puis enfin, en remontant encore vers le sud, un grand amas de ruines qui porte le nom d'un village voisin, Médinet-Abou. Derrière ces trois groupes de constructions, et parallèlement au fleuve, s'étend la chaîne Libyque : ses flancs, jaunes et décharnés, sont creusés de grottes funéraires ; ce sont les tombeaux des particuliers. Enfin, dans une vallée étroite qui s'enfonce au delà de Gournah dans le massif des montagnes, se trouvent les tombeaux des rois, vastes catacombes excavées dans le rocher.

Voilà ce qui reste de l'antique Thèbes, la cité sainte, la rivale opulente de Memphis et de Babylone : quelques monceaux de débris épars dans une plaine qu'elle couvrait jadis de ses palais et de ses temples.

Centum jacet obruta portis.

Déjà, il y a dix-huit siècles, Juvénal cherchait dans le sable les vestiges de ses cent portes dont parle Homère. Aujourd'hui, son nom même, ce nom qui a rempli le monde, ne vit plus que dans l'histoire. Jamais sans doute il n'a frappé l'oreille des misérables fellahs qui habitent parmi ses ruines ; et dans la langue des hommes qui foulent sa poussière sacrée, la cité des Pharaons n'a plus, hélas ! d'autre nom que le nom barbare des villages de boue qui se sont élevés à l'ombre de ses murailles à demi renversées par les siècles.

Nous devons rester six jours à Louqsor. Ce n'est pas trop pour voir et revoir, même en simples curieux, ces incomparables monuments. Il est convenu que nous commençons par la rive gauche. Agostino a déjà traité avec un chef d'âniers, qui nous fournira des montures et nous servira de guide. Nous aurions voulu que lui-même pût nous accompagner ; mais il est retenu par la nécessité de renouveler les provisions de toute sorte, et aussi, je le crois, par le désir de veiller sur la barque et de protéger son bien et le nôtre.

A neuf heures, le canot nous conduit sur la rive gauche. Mais, les eaux étant très basses, on ne peut approcher du bord : les matelots nous prennent sur leurs robustes épaules et nous portent à terre. Là nous attendait, comme une proie, une bande d'âniers qui se disputent d'avance l'honneur et le profit de nos préférences. Heureusement nos montures sont choisies, et Giuseppe (c'est le guide avec lequel Agostino a traité) nous délivre de toute importunité. On ajuste sur le dos de deux baudets les selles anglaises que nous avons pris la précaution d'apporter du Caire pour les dames. Mon frère caracole sur un assez beau cheval arabe. M. P*** et moi préférons nos pacifiques ânes. Tout le monde est en selle ; nous partons. Giuseppe trotte devant sur son baudet, fier comme un pacha ; nos âniers suivent, toujours courant.

Après avoir traversé le lit sablonneux et desséché d'un bras du Nil, nous entrons dans une plaine coupée de canaux de dérivation et sillonnée de rigoles qui portent au loin dans les cultures l'eau fécondante du fleuve. Les champs voisins de la rive sont dépouillés de leurs récoltes. Plus loin sont des champs immenses de froment semé il y a quelques semaines, et qui couvre déjà la terre d'une riche verdure. Nous chevauchons à la file, tantôt dans des sentiers qui traversent les jeunes blés, tantôt sur des digues étroites qui longent les canaux d'irrigation. Nous passons à gué plusieurs de ces canaux. Toute cette plaine, parfaitement cultivée, est de l'aspect le plus riant. Quelle terre ! Quel climat ! Il me semble voir, dans cet étroit espace, toutes les saisons réunies : sur nos têtes, un ciel d'été ; au bord du fleuve, les champs moissonnés de l'automne ; dans la plaine, le vert tapis des blés du printemps. L'hiver seul est absent.

Tous les hommes qui, autour de nous, travaillent à la terre sont complètement nus, sauf un pagne étroit à la ceinture ; et c'est un spectacle, je vous assure, fort singulier que celui d'un grand gaillard, a la peau couleur de bronze, qui dans cet équipage sommaire conduit gravement sa charrue, attelée de deux boeufs étiques. Cette charrue, primitive comme le costume de celui qui la mène, se compose tout simplement d'un hoyau renversé, qui écorche la terre à quelques centimètres de profondeur. Les peintures qui se voient encore sur les monuments attestent qu'elle était il y a trois mille ans ce qu'elle est aujourd'hui.

Après une heure de marche environ, nous entrons sous un bois de palmiers où se cache à demi un petit village : c'est Gournah. Là finit la vallée ; le sol se relève ; c'est la limite des eaux dans l'inondation, et par là même c'est le commencement du désert. Quelques tombeaux de santons semblent placés là comme sur la frontière de la vie et de la mort. Au delà s'ouvre une gorge d'un aspect désolé, encombrée de roches calcinées : c'est la vallée des Tombeaux des rois. Sur la gauche, au pied de la montagne, nous apercevons à travers les palmiers le palais de Gournah. Ce palais a eu pourfondateur un Pharaon que Champollion appelle Ménephtha, et que les travaux récents désignent sous le nom de Séthos Ier, chef de la dix-neuvième dynastie. Son fils, Rhamsès II ou Rhamsès-Meïamoun, dit le Grand, le Sésostris des Grecs, l'acheva et le décora. C'est un des moindres monuments de Thèbes pour l'étendue : ce n'est pas le moins remarquable pour l'élégance, les proportions et la beauté des sculptures. Dix colonnes composées de faisceaux de tiges de lotus, dont les boutons tronqués forment le chapiteau, supportent un portique haut de dix mètres, long de cinquante. Cette façade est d'un bel effet, simple et sévère : on dirait presque un temple grec. Une inscription, gravée sur l'architrave en beaux caractères hiéroglyphiques, faisait connaître par quel prince le palais a été achevé.

Du portique on passe dans une salle dont les plafonds sont formés d'énormes blocs de pierre, reposant sur deux rangs de colonnes. Des sculptures couvrent les murailles et les colonnes de cette salle : elles représentent le Pharaon faisant hommage aux dieux et recevant d'eux la puissance royale. Celles d'une salle voisine, achevée par Rhamsès, accusent déjà dans le style une certaine décadence.

Cet édifice était à la fois un palais et un temple : ou plutôt c'était un palais dédié par la piété des rois à la grande divinité de Thèbes et de toute l'Egypte, Ammon-Ra, qui n'était autre que le soleil. Les dernières découvertes de la science ont mis, en effet, hors de doute ce point important que le soleil, considéré comme le principe de vie, comme le grand générateur, était le dieu suprême de l'Egypte, et en réalité le seul qui reçût un culte dans toutes ces provinces. Ce dieu, les Egyptiens le personnifiaient, comme les Aryas ou Aryens, en plusieurs divinités, selon les divers attributs qu'ils lui prêtaient. Ainsi, à son lever, il était adoré sous le nom de Ra; à son coucher, sous celui de Tmou ; comme créateur, sous celui de Cheper. Sous le nom de Horus enfant, il symbolisait le monde naissant.

Ammon-Ra, le père ou le principe mâle, Mouth, la mère ou le principe femelle, et Kons, le fils, formaient la grande triade thébaine, vénérée aussi, comme Amrnon, dans toute l'Egypte.

Au-dessous de ce culte général qui s'adressait à la grande force vivifiante de la nature, il y avait, dans chaque province, dans chaque ville, un culte particulier et local. Ici on adorait le crocodile ou le loup ; là, l'épervier ou le boeuf ; ailleurs, le chat ou l'ibis : c'étaient là de grossiers fétiches inventés par la superstition populaire. Mais il semble que partout l'influence de ce culte supérieur, répandu par un corps sacerdotal puissant, se soit fait sentir pour épurer plus ou moins ce fétichisme, en le rattachant à la religion d'Ammon ou du soleil, et à ses croyances sur la vie et la mort et sur la transmigration des âmes.

Un quart d'heure de marche à peu près nous conduit, en allant vers le sud, à un groupe de ruines bien autrement imposantes que celles de Gournah. Elles furent longtemps connues sous le nom de Memnonium. Les savants de l'expédition d'Egypte crurent y retrouver ce fameux tombeau d'Osymandias, dont Diodore de Sicile a fait une si merveilleuse description, qui contenait une immense bibliothèque, avec cette inscription : Officine de l'âme, et ce cercle astronomique en or de trois cent soixante-cinq coudées de circonférence et d'une coudée d'épaisseur. Mais aujourd'hui le tombeau d'Osymandias et son cercle d'or semblent relégués au rang des fables que la crédulité des Grecs a recueillies de la bouche des prêtres égyptiens. Ce qui est certain, c'est que nulle part le nom de ce roi ne se rencontre sur cet édifice, et que partout Charopollion y a lu celui de Rhamsès le Grand, d'où il s'est cru, à bon droit, autorisé à l'appeler le Rhamesséum.

C'est en effet Rhamsès, dont le souvenir est partout dans ces ruines de Thèbes, qui a élevé ce monument magnifique, moitié temple, moitié palais, comme celui de Gournah, et sur les murs duquel il est partout représenté rendant hommage à Dieu ou recevant les adorations de sa race. Deux pylônes gigantesques précèdent la suite des salles et des cours dont se compose le palais. L'un d'eux s'est à demi écroulé dans la plaine, comme une colline soulevée de sa base. Toutefois on peut encore monter par un escalier intérieur jusqu'à son sommet, et là on commence déjà à se faire une idée de cette architecture prodigieuse qui entassait des montagnes de pierre pour en encadrer la porte d'un palais.

Derrière ces pylônes, l'oeil distingue à gauche du temple un monceau de blocs de granit rose : ce sont les débris de la fameuse statue monolithe de Sésostris. Ce colosse, représentant le roi assis sur son trône, avait vingt-six mètres de haut au-dessus du piédestal. On a calculé qu'il devait peser deux millions de kilogrammes. Le pied, qui est intact, a plus de deux mètres de longueur. C'est assurément la plus prodigieuse statue qui ait été faite d'un mortel. La matière en est admirable, et le poli qu'elle a reçu de l'ouvrier, malgré sa dureté, ne l'est pas moins. Comment cette statue a-t-elle été renversée et fendue en trois morceaux ? C'est une question qu'on ne peut s'empêcher de se faire en contemplant ces monstrueux débris. Aucune cause naturelle, aucun accident fortuit, pas même un tremblement de terre, ne peut expliquer la chute d'une masse si formidable. La main des hommes a dû s'y employer. Mais comment ont-ils brisé et précipité le Pharaon de granit ? C'est ce qu'on ne peut dire.

Le Rhamesséum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne. Sa première enceinte était fermée, sur les deux faces principales, par deux portiques que soutenaient des cariatides gigantesques. Il est impossible de rien voir de plus imposant que cette double façade ornée de ces grandes figures en pied, taillées dans la pierre même du monument, et empreintes de noblesse et de douceur. J'ai été frappé ici pour la première fois de ce caractère des statues égyptiennes. Malgré leurs dimensions colossales et la roideur de leurs attitudes, elles n'ont rien dans l'expression de dur ni de menaçant : tout au contraire. Si l'on n'y trouve pas l'élégance, la pureté de lignes et la beauté harmonieuse des statues grecques, elles n'en ont pas moins une beauté à elles : un demi-sourire est sur leurs lèvres ; l'intelligence et la majesté rayonnent sur leur front ; leurs traits expriment la sérénité, et je ne sais quelle grâce naïve et austère. C'est le repos dans la force ; c'est la bonté dans la puissance suprême. Partout ce même caractère se montre sur leurs figures de rois ou de dieux.

Le plus beau morceau de ces admirables ruines est la salle hypostyle, ornée encore de trente colonnes d'une élégance qui serait assurément de nature à surprendre ceux qui se figurent que l'architecture égyptienne est toujours lourde et massive. C'est dans cette salle que se célébraient, en présence du roi, les panégyries, c'est-à-dire les assemblées politiques ou religieuses. Sur les parois et sur les colonnes sont sculptés d'innombrables bas-reliefs peints, car la peinture semble avoir toujours été aux yeux des Egyptiens le complément obligé de la sculpture et de l'architecture. Ces bas-reliefs racontent les exploits de Rhamsès le Grand. On voit le roi, représenté deux fois plus grand que ses ennemis, debout sur son char, l'arc tendu à la main, dans une attitude pleine de force et de majesté. Un lion court à ses côtés ; ses chevaux bondissent et hennissent. Il y a dans ces tableaux, avec un défaut frappant de proportion et de perspective, des qualités réelles de vie et de mouvement.

Parmi les appartements particuliers, Champollion a reconnu l'entrée d'une bibliothèque ou salle des livres. Sur les jambages de la porte sont sculptées deux divinités, qui sont : à gauche, le dieu des sciences et des arts, l'inventeur des lettres, Thoth à tête d'ibis ; et à droite, la déesse Safré, compagne de Thoth, portant le titre remarquable de Dame des lettres et Présidente de la bibliothèque. Ces divinités sont suivies de deux assesseurs, dont l'un, qui porte un grand oeil sur la tête, personnifie le sens de la vue, dont l'autre, qui porte une grande oreille, représente le sens de l'ouïe, et qui écrivent tout ce qu'ils voient et entendent.

Les Egyptiens avaient donc des livres, et, les fables même relatives au tombeau d'Osymandias l'attestent, ils avaient aussi des bibliothèques. Qu'on songe seulement que nous sommes ici en présence d'une antiquité de quinze à seize cents ans avant l'ère chrétienne ! Du reste on n'est pas sur ce point réduit à des conjectures tirées des monuments. Quelques-uns de ces livres, sous la forme de rouleaux de papyrus, sont parvenus jusqu'à nous. Les musées de l'Europe en possèdent un assez grand nombre ; et, bien qu'ils soient plus difficiles encore à déchiffrer que les inscriptions hiéroglyphiques, étant écrits en caractères hiératiques ou abréviatifs, on commence à les lire. Les uns sont des livres religieux, des rituels funéraires, des recueils de prières, etc. ; les autres sont des poèmes historiques destinés à célébrer les exploits et les victoires des Pharaons. C'est toute une littérature qui semble sortir de la nuit du passé, et qui ne peut manquer d'apporter à l'histoire de précieuses révélations. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple mais qui est du plus haut intérêt, des papyrus lus pour la première fois en Angleterre, il y a peu d'années, par un ministre protestant, le révérend Heath, et contemporains du Pentateuque, relatent des faits qui se rapportent visiblement à Moïse et à la sortie des Hébreux de l'Egypte. Un passage de ces textes fait une allusion évidente à la mort du Pharaon et de son armée noyés dans la mer Rouge : c'est une lettre écrite par le bibliothécaire en chef du palais à un scribe royal.

«Le chef des gardiens des livres de la chambre blanche du palais, Amenemani, au scribe Pentéhor :

Quand cet écrit te sera parvenu, et que tu l'auras lu de point en point, livre ton coeur à l'agitation la plus vive, semblable à la feuille devant l'ouragan, en apprenant le désastre accompli, déplorable et fait pour toucher ton coeur, par les calamités de la submersion dans l'abîme. Malheureuse fut la pensée du souverain et fatale pour lui, de prendre les esclaves en commisération au jour du fléau ! L'esclave, le serviteur, est devenu le chef d'un peuple qu'il tient en sa puissance. L'obstacle à sa rébellion est détruit par derrière, comme en avant l'obstacle à ses déportements... Le puissant triomphait dans son coeur en voyant s'arrêter l'esclave. Son oeil les touchait, son visage était sur leur visage ; sa fierté était au comble. Tout à coup le malheur, la dure nécessité s'emparent de lui.

Oh ! répète l'assoupissement dans les eaux qui fait du glorieux un objet de pitié ; dépeins la jeunesse moissonnée dans sa fleur, la mort des chefs, la destruction du maître des peuples, du roi de l'Orient et du couchant ! Quelle nouvelle peut-on comparer à celle que je t'envoie ?»

D'autres textes contiennent des allusions plus ou moins directes au caractère de Moïse, à certaines circonstances de sa vie, et au pouvoir que son éloquence lui avait donné sur son peuple.

«Par la lumière de la face d'Horus ! cet homme est un magicien, car toutes ses volontés sont irrésistibles. Qu'il est habile à enchaîner le misérable peuple de Sem ! qu'il est habile à lui tracer sa loi ! Il met le puissant parmi les répudiés, l'opprimé parmi les puissants. C'est l'enfant qui n'a dû son existence qu'à ceux qui l'ont sauvé dès le sein de sa mère. Il s'élance pourtant pour faire des hommes ses instruments.

Peins le scribe sauveur d'un peuple tombé en esclavage et faisant les transports pour toute espèce de constructions... Représente-le avec l'énergie de la constance dans la direction du gouvernail ; réussissant à fasciner ; ne faisant pas dégénérer l'action de son autorité en oppression ; agissant sur les masses. Il se manifeste au peuple de la race de sa mère, et se sépare de son supérieur. C'est l'enfant qui enlève le joug de la réprobation, l'opprimé qui devient puissant, le maître dans l'art de séduire.

Sa marche est pleine de ruse. Combien de dextérité brille dans sa conduite ! Puisse la puissance de la flamme dévorer ce scribe ! Qu'à son crime réponde le châtiment, élevant la colère de chacun contre l'enfant rebelle».

Je m'arrête : ces citations m'entraîneraient trop loin. Elles suffiront du moins pour montrer quel puissant intérêt s'attache à ces textes, et quels rapprochements inattendus et décisifs ils présentent avec nos Livres saints. Je ne suis pas d'ailleurs si loin de Thèbes qu'on pourrait le croire : tout à l'heure, en sortant de la bibliothèque de Rhamsès II, nous allons nous trouver face à face avec le Pharaon même dont le scribe Amenemani vient de raconter l'assoupissement dans les eaux.

Non loin du Rhamesséum, et quand on a traversé un petit bois de mimosas aux fleurs jaunes et odorantes, on rencontre un vaste terrain tout couvert de cultures, et où sont semés, à demi enfouis dans le limon du Nil, à demi cachés parles hautes liges de fèves ou de maïs, d'innombrables débris de colonnes et de statues. On y a reconnu les fragments de dix-huit colosses de granit rose ou noir, dont plusieurs avaient jusqu'à six mètres cinquante centimètres de hauteur. Ces ruines sont celles d'un groupe de monuments, aujourd'hui disparus, qu'on a appelé Aménophium, du nom de leur fondateur Aménophis III, de la dix-neuvième dynastie, fils et successeur de Rhamsès le Grand. C'est sous le règne de ce prince que paraît avoir eu lieu la sortie d'Egypte par les Hébreux. Aménophis avait bâti deux palais, l'un à Louqsor. l'autre ici. Il y a encore à Louqsor des restes considérables du premier ; du second, il ne subsiste plus rien que des vestiges informes.

Je me trompe : il en reste deux monuments uniques, et de l'aspect le plus étrange. A quelques centaines de pas de là, au milieu des champs de blé, s'élèvent ces deux colosses dont l'un est devenu si célèbre sous le nom de statue de Memnon. Rien de plus extraordinaire et, il faut le dire, de plus imposant que ces deux figures dressant au-dessus de l'horizon leur front mutilé et, du haut de leur trône de pierre, semblant comme les génies de la vieille Egypte, régner encore sur cette vallée où fut une cité populeuse, et qui n'est plus qu'un vaste sépulcre. Comme on n'a vu nulle part rien de pareil, l'esprit est étonné et comme dérouté ; il semble qu'on soit en présence de quelque chose de surhumain ; et volontiers on prendrait ces monstrueuses sculptures pour les images d'un peuple de géants qui aurait précédé sur la terre les hommes d'aujourd'hui et bâti les monuments qui nous entourent.

Qu'était-ce que ces statues ? Que faut-il croire surtout de cette fameuse statue de Memnon qui rerrdait aux premiers rayons du soleil des sons harmonieux ? Il n'est peut-être pas de point d'histoire sur lequel il se soit élevé plus de discussions et de systèmes. Ce qu'on a écrit de volumes là-dessus, entassé en pyramide, formerait une masse aussi haute que la statue. Les hiéroglyphes lus par Champollion sur les socles des deux colosses, ont mis hors de doute qu'ils étaient tous deux le portrait en pied du même roi : ce roi est l'Aménophis dont nous venons de parler, et qui, pour décorer la façade de son palais de la rive gauche, avait élevé à l'entrée ces deux images de sa royale majesté. Le Pharaon est représenté assis, les mains étendues sur les genoux, dans l'attitude du repos.

Les statues, formées chacune d'un seul bloc de grès, reposent sur des piédestaux de cinq à six mètres de hauteur, qui sont un peu enfouis maintenant dans la vase du Nil. Quelques chiffres donneront une idée de leurs dimensions : leur hauteur au-dessus du piédestal est de seize mètres ; les jambes ont six mètres de la plante des pieds au-dessus du genou ; le pied a deux mètres de long et un mètre d'épaisseur.

Les deux statues sont tristement mutilées. Celle qui est le plus au sud a toute la partie antérieure de la tête brisée : on ne distingue plus que les oreilles et une partie de la coiffure.

Le colosse du nord, celui de Memnon, est plus défiguré encore. Un tremblement de terre le fendit par le milieu, vers l'époque de Néron : toute la partie supérieure du corps, depuis la ceinture, s'écroula. Septime-Sévère ordonna qu'il fût réparé. Mais la restauration se fit grossièrement et par des mains bien peu dignes de toucher à ces merveilles du génie égyptien. Les maçons de Septime-Sévère ont tout simplement, à grands coups de moellons, bâti sur ce qui restait de la statue une construction qui imite à peu près la forme d'une tête humaine.

Ce qu'on peut admirer encore, dans ces étranges monuments, ce sont les bas-reliefs et les hiéroglyphes sculptés sur les piédestaux avec une grande perfection de ciseau, et dont Champollion disait que c'étaient des camées d'un pied de haut ; ce sont aussi les figures accessoires, sculptées dans le bloc, à droite et à gauche des jambes du Pharaon.

Il y a des touristes pleins de foi qui ont encore le courage de se lever avant le jour pour aller, aux pieds de Memnon, guetter l'instant où les premiers rayons du soleil viennent le frapper, dans l'espoir d'entendre ce fils harmonieux de l'Aurore saluer sa mère de ces sons mystérieux que l'antiquité a entendus avec admiration. Mais, hélas ! depuis longtemps, depuis des siècles, la statue est muette. Un des Arabes qui nous accompagnent grimpe jusque sur les genoux du colosse, et en frappant avec un caillou lui fait rendre un son qui a quelque chose de vibrant et de métallique. C'est tout ce qui reste de voix à la mélodieuse statue.

Il est impossible de douter cependant qu'à une certaine époque se soit réellement produit ce singulier phénomène, attesté par de nombreux auteurs et par quantité d'inscriptions qui se lisent sur la statue même. On a compté jusqu'à soixante-douze témoins auriculaires, au nombre desquels sont l'empereur Adrien et l'impératrice Sabine, qui déclarent dans ces inscriptions avoir ouï eux-mêmes la merveille. L'étude de ces inscriptions et des textes anciens a fourni à un illustre savant français, M. Letronne, la solution du problème. Il est arrivé à cette curieuse conclusion, que le son produit par la statue n'a commencé à se faire entendre que sous le règne de Néron, c'est-à-dire après que le tremblement de terre eut fendu le monolithe ; et qu'il n'a plus été entendu après que Septime-Sévère eut fait réparer la statue : double fait qui s'accorde parfaitement avec les données de la physique. En effet, la vibration sonore, due vraisemblablement à la brusque transition du froid de la nuit à la chaleur du jour (transition très rapide et très marquée dans ces climats), et devenue possible par la fracture de la pierre, a cessé de l'être quand une lourde maçonnerie a été superposée à la statue brisée. De ce phénomène naturel, l'imagination des Grecs avait fait cette fable de Memnon, fils de l'Aurore, qui saluait sa mère au lever du jour, et des oracles que rendait sa statue vocale. Ce nom de Memnon lui-même, nom d'un héros homérique, n'avait été si singulièrement appliqué à la statue du Pharaon Aménophis que par suite d'une de ces méprises que les Grecs commirent souvent, dans la préoccupation qui leur faisait retrouver partout leur mythologie et leurs légendes poétiques : à Thèbes, le quartier où se trouvait le colosse s'appelait le Memnonium ou les Memnonia (de Mennou, en égyptien grand monument) ; ils en conclurent que la statue était celle de Memnon, fils de l'Aurore et roi des Ethiopiens.

Parmi les inscriptions grecques et latines, en prose et en vers, qui couvrent une des jambes de la statue, quelques-unes sont touchantes ou curieuses ; la plupart insignifiantes ou ridicules. En voici quelques-unes :

«Titus Julius Lupus, préfet d'Egypte. J'ai entendu Memnon à la première heure. Bon présage !...»

«Funisulanus Charisius, stratège d'Hermontis (sous le règne d'Adrien), natif de Latopolis, accompagné de son épouse Fulvia. Il t'a entendu, ô Memnon, rendre un son au moment où ta mère éperdue honore ton corps des gouttes de sa rosée».

Des vers grecs, pédantesques et prétentieusement adulateurs, composés par une femme poète de la cour d'Adrien, nommée Babilla, apprennent à la postérité que le colosse a daigné par trois fois saluer l'empereur, roi du monde, et sa femme, l'impératrice Sabine.

Une inscription latine porte ceci : «Julius Tenax, de la douzième légion, la Fulminante ; Valerius Priscus, de la vingt-deuxième légion, et Quintius Viator, décurion, ont entendu Memnon la onzième année du règne de Néron». Au-dessous, on lit en caractères moins profonds : «Jean-Pierre Chouilloux, soldat de la vingt et unième demi-brigade, a passé ici le 2 ventôse an VII».


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