Chapitre 9 - Thèbes (suite) - Medinet-Abou
Les fellahs et l'agriculture - Une soirée à Louqsor

Pour en finir avec les monuments de la rive gauche, il nous restait à voir un groupe considérable de ruines, situé vers le sud : c'est Médinet-Abou. Depuis longtemps déjà, en cheminant dans la plaine, nous voyions se détacher sur l'horizon les masses sévères des propylées qui, du côté du Nil, précèdent la suite des temples et des palais. En arrière, un immense entassement de hautes murailles couvrait toute une éminence, au pied de la chaîne Libyque. Nous n'avions encore rien vu d'aussi grand.

L'ensemble des ruines de Médinet-Abou se divise en deux groupes principaux, qui datent l'un de Thouthmosis III, de la dix-huitième dynastie, l'autre de Rhamsès-Meïamoun. Mais par-dessus ces deux groupes, et tout alentour, se sont ajoutés ou superposés des monuments de moindre importance, appartenant à toutes les époques intermédiaires ou postérieures, et offrant en quelque sorte, sur un seul point, comme un tableau complot et un résumé de l'histoire politique et religieuse et des vicissitudes sans nombre de l'Egypte.

Ainsi, au-devant d'un petit temple de Thouthmosis, qui remonte à seize ou dix-sept cents ans avant notre ère, est une cour extérieure construite par Antonin, qui est représenté adorant la grande trinité thébaine. Plus loin, on rencontre un pylône élevé par les Ptolémées ; au delà, une deuxième cour où se lit le nom d'un roi éthiopien ; puis, dans une des cours du palais de Rhamsès, se voient gisantes des colonnes corinthiennes, débris d'une église chrétienne qui avait été adossée aux portiques du Pharaon et qui a moins duré qu'eux. Les ruines d'un village chrétien, qu'on croit du IVe siècle, se montrent non loin de là. Une mosquée, qui avait remplacé l'église, a disparu à son tour, laissant sur les murs quelques versets du koran. Enfin, sur les terrasses mêmes du palais, et sur ses épaisses murailles, se sont perchées les huttes d'un village arabe, aujourd'hui abandonné : misérables ruines de boue qui souillent ces ruines de grès et de granit, et qui ressemblent à des végétations impures poussées sur l'antique monument. Que de souvenirs accumulés sur cet étroit espace ! que de générations de rois et de peuples, de conquérants et de nations conquises ! Les Ethiopiens, les Perses, les Grecs, les Romains, les Arabes, ont passé sur cette terre comme des flots, et chaque flot en passant y a déposé son alluvion, témoin immortel de sa gloire d'un jour ! Les religions mêmes y ont laissé tour à tour leur empreinte : aux pieux solitaires qui ont illustré ces déserts de la Thébaïde ont succédé les disciples de Mahomet ; mais si l'humble chapelle élevée par les compagnons de saint Jérôme et de saint Antoine s'est écroulée, leur souvenir est encore pour nous vivant sur ces rivages et semble encore peupler ces mornes solitudes.

Franchissons les deux premières enceintes. Nous sommes en présence d'un des monuments les plus curieux de la vieille Egypte, unique peut-être dans son genre. Les vastes constructions dont est semée la plaine de Thèbes, celles qu'on admire sur tant d'autres points de la vallée du Nil, sont toujours ou des temples ou des palais destinés aux cérémonies, aux assemblées, aux actes solennels enfin de la religion ou de la vie publique des Egyptiens. Nulle part il ne reste rien de leurs habitations privées. Ici c'est précisément une habitation privée, ce que nous appellerions une résidence royale ; c'est un petit palais approprié à la vie domestique et de famille. On l'appelle le Pavillon. Il a été construit par Rhamsès. L'architecture n'est pas sans élégance ; les appartements sont petits, comme ceux qu'on voit à Pompéi. Les ouvertures étroites, les plafonds et les murs formés de blocs massifs, tout était évidemment calculé pour défendre l'intérieur contre les ardeurs tropicales du soleil. Au dedans sont représentées, sur les parois des murailles, des scènes de famille : on voit le Pharaon servi à table par de jeunes filles ; il joue aux échecs avec sa femme, et s'amuse avec ses enfants.

Un grand pylône dont les bas-reliefs rappellent les campagnes du roi Rhamsès donne accès dans une première cour entourée d'une galerie que soutiennent des cariatides, et dont le sol est jonché de colonnes. On dépasse un second pylône, et l'on entre dans une seconde cour, plus vaste, et qui est une des merveilles de cette terre si féconde en merveilles. Tout alentour règne un magnifique péristyle soutenu par des colonnes. Les belles proportions de ces colonnes à la fois puissantes et légères et dont le chapiteau gracieux s'évase en fleur de lotus, la hardiesse de la galerie dont les plafonds massifs sont formés de blocs énormes, donnent à ce monument admirablement conservé un caractère saisissant de grandeur et de majesté. Rien de plus imposant et de plus harmonieux comme ensemble. Si vous pénétrez sous la galerie, la richesse des détails et le luxe de la décoration intérieure ajoutent à l'étonnement. Comme d'habitude, les colonnes sont, du haut en bas, couvertes de figures hiéroglyphiques ; la paroi de la muraille qui fait face à la colonnade est pareillement, dans toute sa largeur et sa hauteur, revêtue de tableaux sculptés et peints.

Presque partout les couleurs appliquées sur les sculptures, soit en creux, soit en relief, subsistent encore avec leur éclat et leur vivacité première. En beaucoup d'endroits, on les dirait posées d'hier, tant elles sont fraîches et brillantes. Le plafond, qui représente un firmament semé d'étoiles, est particulièrement d'une conservation merveilleuse. Jamais peuple n'a appliqué sur une aussi grande échelle l'art de l'architecture peinte ; et il faut convenir que, même dans l'état de dégradation actuel, l'effet en est vraiment grandiose. Toutes ces colonnes, toutes ces murailles semblent comme animées et vivantes ; ces longues galeries semblent remplies d'un peuple de rois, de prêtres, de guerriers, et l'on croit voir se lever, de dessous les dalles usées par les siècles, toutes les pompes guerrières et religieuses des Pharaons.

Ces peintures murales offrent une suite de scènes où l'on voit le roi tantôt perçant ses ennemis de flèches, tantôt assis sur son char dans l'éclat du triomphe. Devant lui sont entassées des mains coupées sur les vaincus ; des soldats les comptent, tandis qu'un scribe, à côté, en enregistre le nombre. Ici c'est une ville prise d'assaut ; plus loin, un combat naval. Ailleurs le Pharaon est encensé comme une divinité par sa cour, par les prêtres et par les chefs de son armée.

Dans un de ces tableaux, le roi est représenté tenant d'une main par les cheveux un groupe de captifs, et de l'autre levant une massue. On a voulu induire de ces représentations, qui se retrouvent sur beaucoup de monuments, que chez les anciens Egyptiens les sacrifices humains étaient en usage. C'est une erreur. Ce groupe hiéroglyphique n'exprimait autre chose que la soumission absolue au vainqueur, le droit de vie et de mort sur les vaincus. On voit la même scène sur plusieurs temples de la haute Egypte, notamment celui d'Edfou, qui ont été construits sous les Ptolémées, époque où, sans nul doute, les sacrifices humains étaient chose inconnue sur les bords du Nil. Hérodote atteste que de son temps ils ne l'étaient pas moins.

Les murailles extérieures de Médinet-Abou sont, comme les murs intérieurs, couvertes de bas-reliefs racontant les conquêtes de Rhamsès-Meïamoun. Sur la paroi du sud est un tableau très curieux ; c'est un calendrier sacré, contenant l'indication des fêtes de chaque mois. L'imagination recule effrayée à la pensée de ce que représentent de travail ces sculptures murales, qui revêtent des surfaces de plusieurs kilomètres de développement, sur une hauteur souvent considérable. Il semble que ces oeuvres prodigieuses aient été un jeu pour les Egyptiens. Cette profusion de sculptures et de peintures se retrouve en effet partout. Il y en a des exemples incroyables : ainsi on a calculé que le mur de circonvallation d'un seul temple est décoré de cinquante mille pieds carrés de sculptures religieuses et symboliques. J'ignore combien il y en a à Médinet-Abou ; mais l'étendue en est immense, et la perfection en est partout la même.

Beaucoup de ces bas-reliefs sont enfouis sous des décombres accumulés à une grande hauteur. Champollion avait signalé sur un des pylônes une grande inscription qui semblait contenir des indications historiques importantes sur les conquêtes de Rhamsès III. Il n'avait pu en lire que la première colonne ; le reste était enterré. Des fouilles pratiquées par un jeune savant, M. Greene, ont mis récemment à découvert le texte entier ; et notre illustre compatriote, M. Emmanuel de Rougé, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en a donné une traduction qui a confirmé les prévisions de Champollion.

Cette inscription est un long discours d'apparat que le Pharaon adresse à ses sujets. Parmi beaucoup de formules emphatiques, il y a cependant dans ce morceau une certaine grandeur et un certain éclat poétique qui, sauf l'inspiration religieuse, rappellent parfois la Bible. Au début, on célèbre la vaillance du monarque ; il est comparé «à un coursier aux pieds valeureux qui s'élance comme les astres dans la sphère du ciel». Plus loin, il prend lui-même la parole. Après avoir rapporté à son père, le dieu Ammon, tout l'honneur de ses victoires, il énumère les peuples qu'il a vaincus. «Je les ai pressés, dit-il, de mon glaive victorieux. J'ai effacé ces peuples et leurs pays, comme s'ils n'eussent jamais existé...» Suit la description d'un combat naval. «La flotte égyptienne paraissait sur les eaux comme un mur puissant... Sur le rivage, les fantassins, l'élite de l'armée d'Egypte, étaient comme le jeune lion rugissant sur les montagnes... Quant à moi, ajoute le Pharaon, j'étais vaillant comme le dieu Mouth ; je restais à leur tête ; ils ont vu les exploits de mes braves. J'ai agi comme le héros qui connaît sa force, qui sort son bras et défend ses hommes au jour du massacre. Ceux qui se sont approchés de mes frontières ne moissonneront plus dans ce monde ; le temps de leur âme est compté pour l'éternité».

Nous avions peine à nous arracher du milieu de ces ruines admirables. Des semaines, des mois entiers ne seraient pas de trop pour les étudier, pour les parcourir seulement avec quelque soin. Mais nous ne sommes pas des érudits : ce que nous cherchons dans ces débris, c'est l'empreinte du génie de la vieille Egypte, c'est la physionomie de ses monuments, c'est le caractère de son architecture ; et nulle part peut-être ce caractère ne se montre plus varié. Tout est réuni ici, la grandeur et l'élégance, la majesté de l'ensemble et la richesse des détails. Nous verrons à Karnac des choses plus gigantesques, nous ne verrons rien de plus achevé et de plus harmonieux.

Quelques fellahs à demi nus erraient au milieu des décombres, conduisant de petits ânes chargés de terre. On s'est aperçu que la poussière des ruines contient une grande quantité de salpêtre : le salpêtre vient partout à la surface en efflorescence; et comme cette poussière, mêlée à la terre végétale, a une vertu très fertilisante, les fellahs viennent la recueillir dans des paniers pour la répandre dans leurs champs. La mine est riche, et ils creuseront longtemps avant d'avoir enlevé les montagnes de débris entassés dans les cours du palais et autour de son enceinte. Dieu veuille que ce travail, inspiré par le lucre, tourne au profit de la science ! Quant au gouvernement, ce qu'il y a de mieux à souhaiter, c'est qu'il continue de ne rien faire. Chaque fois qu'il s'est occupé des ruines qui couvrent ce pays, ç'a été pour hâter leur destruction. Un Anglais avait indiqué à Méhémet-Ali un moyen facile et économique de se procurer le salpêtre dont il avait besoin pour fabriquer de la poudre : ce moyen consistait à l'extraire des pierres de vieux monuments. Plus d'un palais de Thèbes auquel on a appliqué cette ingénieuse recette a disparu sous le marteau de ces barbares modernes. Mais le plus barbare, ici, ce n'était pas le Turc.

Plusieurs des fellahs qui travaillent dans ces ruines s'approchent de nous pour nous offrir des curiosités. L'un d'eux nous montre un scorpion vivant, d'une taille monstrueuse. L'été, ces animaux pullulent parmi les débris, et leur piqûre est redoutable : on a vu des hommes en mourir en quelques heures.

Je remarque que presque tous ces hommes ont le pouce ou l'index de la main droite coupé. Déjà plusieurs fois, au Caire et sur le Nil, cette singularité m'a frappé. Notre guide m'explique que c'est pour échapper au service militaire que ces hommes se sont ainsi mutilés. Cette pratique n'est pas nouvelle dans l'histoire du monde : et il semble que les Romains eux-mêmes, ce peuple soldat, ne l'ignoraient pas ; le mot de poltron dont nous nous servons n'a pas, dit-on, une autre étymologie que pollex truncatus, pouce coupé. Ce qui étonne ici, ce n'est pas de voir des pouces coupés, c'est d'en voir en si grand nombre : sur dix hommes, il y en a bien huit qui ont la main mutilée ou un oeil de moins. Cela date de Méhémet-Ali.

Méhémet-Ali, qui a tout fait pour l'Egypte, qui l'a arrachée à l'anarchie, qui lui a donné l'ordre intérieur et l'a élevée presque à la hauteur d'une puissance politique, n'avait opéré ce prodige qu'en tendant outre mesure les ressorts du gouvernement sous sa volonté implacable. Pour remplir son trésor il avait mis la main sur les domaines particuliers, s'était constitué l'unique propriétaire du sol, et avait fait de l'agriculture, de l'industrie et du commerce son monopole exclusif. Pour assurer son indépendance politique, il avait voulu avoir une marine redoutable; il avait voulu surtout tenir sur pied une armée respectable, et avait élevé jusqu'à cent soixante mille hommes l'effectif de ses troupes régulières : chiffre exorbitant, eu égard à la population de ce pays, qui ne dépasse guère trois millions. Non seulement il était obligé, pour entretenir cette armée, de lever tous les ans un nombre considérable de recrues, mais il gardait indéfiniment les hommes sous le drapeau. La guerre, les maladies, les mauvais traitements, la nostalgie surtout, faisaient d'effrayants ravages parmi ces pauvres conscrits, enrôlés à coups de bâton, et conduits enchaînés deux à deux jusqu'aux dépôts, pour être de là transportés en Arabie ou en Syrie : si bien qu'il était presque sans exemple qu'un homme, une fois enrégimenté, eût jamais revu ses foyers.

On imagine aisément quelle répugnance, quelle horreur, pour mieux dire, inspirait à cette malheureuse population la pensée seule du service militaire. Le fellah, doux et docile, n'est point soldat par nature ; on l'arrache avec peine à ses champs et à son fleuve natal. Les levées en masse qui se faisaient dans les villages semaient au loin la terreur : les hommes s'enfuyaient dans le désert, se cachaient dans des souterrains ; mais les mauvais traitements exercés sur les femmes et les enfants, la confiscation de leur vache ou de leur âne, seule richesse de la famille, en avaient bien vite raison.

De là ces mutilations dont nous voyons les traces. Les choses en étaient venues à ce point que les pères et les mères, par une cruelle prévoyance, mutilaient leurs enfants au berceau ; tantôt leur retranchant une ou deux phalanges d'un doigt, tantôt leur crevant un oeil.

Aujourd'hui ces horreurs n'ont plus lieu. Le traité de 1841 a imposé à Méhémet-Ali une réduction considérable de son armée. Son successeur, Abbas-Pacha, l'a réduite encore, préférant s'entourer de mercenaires albanais qui lui formaient une garde dévouée, capable de tous les crimes et docile à tous les caprices de son despotisme digne de Néron ou de Caligula. Sous le pacha actuel, l'armée ne se compose plus que de douze à quinze mille hommes ; et la durée du service n'est guère de plus de deux ans.

Il semble au reste que Saïd-Pacha n'ait une armée que pour ajouter à l'éclat des fêtes qu'il aime passionnément, ou pour lui servir d'escorte dans les voyages continuels qu'il fait d'une de ses résidences à l'autre. Contrairement aux habitudes orientales et particulièrement à celles de sa race, il est, en effet, presque toujours en voyage. Ce besoin de mouvement est poussé chez lui jusqu'à la manie : or, chaque fois qu'il se déplace, il faut que toute son armée le suive. Un jour qu'il était au Barrage, près du Caire, il lui plut tout à coup de partir pour Bar-el-Beda, ce palais qu'un caprice insensé d'Abbas a élevé en plein désert sur la route de Suez. Il fallut que l'armée l'accompagnât. Mais, comme aucune mesure n'avait été prise ni aucun ordre donné à cet effet, les soldats bivaquèrent sans eau et sans abri dans une affreuse solitude. La fatigue et le soleil en tuèrent en grand nombre.

Cet esprit capricieux et follement fantasque, qui semble attester l'incurable décadence de la famille de Méhémet-Ali, s'était montré chez Saïd-Pacha dès les premiers jours de son règne. C'était en 1857. L'Europe apprit tout à coup que le vice-roi conduisait une expédition dans la haute Egypte et la Nubie. Quel en était le but ? Nul ne le savait. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'aujourd'hui encore on n'en sait pas davantage. L'opinion la plus vraisemblable (et c'était dès lors celle de toutes les personnes qui connaissaient le mieux le pacha), c'est que l'expédition n'avait effectivement aucun but sérieux. L'événement le démontra bien. A peine arrivé à Kartoum, la nouvelle et florissante capitale du Sennaar, Saïd-Paeha revint brusquement au Caire, laissant son armée derrière lui ; et, pour se dispenser de la ramener, on la licencia sur place ; de sorte que ces malheureux soldats, abandonnés à eux-mêmes, dénués de toutes ressources pour regagner leurs foyers, périrent la plupart de misère le long des chemins.

Pour revenir au bord du Nil, en quittant Médinet-Abou, nous traversons de nouveau la riche plaine que nous avons parcourue le matin. Çà et là se montrent quelques palmiers-doums. Déjà nous en avions aperçu quelques-uns sur les rives du Nil, depuis Ghirgheh. C'est un arbre qu'on ne trouve ni dans la basse ni dans la moyenne Egypte. Son aspect est bizarre, et son port ne ressemble en rien à celui du palmier ordinaire ou dattier. Son tronc lisse se divise en deux branches principales, qui se subdivisent à leur tour, et dont les rameaux ont aussi leurs bifurcations : ses feuilles sont étalées en forme d'éventails.

J'ai pu observer, en cheminant à travers les cultures, le système d'irrigation employé par les fellahs. Quand la terre, que le soleil avait durcie, a été légèrement remuée par le soc de la charrue, on divise la surface du champ en compartiments carrés, de trois à quatre mètres de côté, formés par de petits sillons hauts de quelques centimètres. L'eau, élevée au moyen des chadoufs et conduite au bord du champ par des rigoles, est introduite, après que la semence a été jetée, dans un de ces carrés où une ouverture a été ménagée. Quand ce carré est suffisamment arrosé, on le ferme, et l'eau est introduite dans un autre ; et ainsi de suite. Quelquefois, après cette opération, ils jettent sur la tsrre humide cette poussière salpêtrée qu'ils vont chercher dans les ruines. Voilà toute l'agriculture égyptienne : elle se résume en deux mots, semer et arroser ; car le labourage ne compte guère. Donnez de l'eau à cette terre ; Dieu et le soleil feront le reste. J'ai vu là des froments, semés il y a un mois, qui ont déjà un demi-pied de haut, et qu'on coupera en mars ou avril. J'ai compté le nombre de tiges sorties, en touffe serrée, d'un même grain de blé : il y en avait vingt-deux. Cette terre rend, en moyenne, de quatre-vingts à cent pour un.

De temps en temps se détachent, du milieu des travailleurs disséminés dans la plaine, des hommes nus et bronzés qui, du plus loin qu'ils aperçoivent notre caravane, accourent au-devant de nous pour nous offrir de prétendues antiquités. Antico ! antico ! crient-ils tous à la fois. Ce sont des amulettes, des scarabées, des colliers, des statuettes en terre émaillée. Il faut se défier de ces marchands officieux. Depuis que les touristes abondent en Egypte et se montrent, surtout les Anglais et les Américains, avides de ces antiquités, non seulement les fellahs les recherchent avec soin, mais la fraude en a fait une véritable industrie. Il y a, dans un des villages de Thèbes, un Arabe dont l'unique métier est de fabriquer des antiquités. On m'a même assuré qu'il en venait d'Angleterre.

Il était près de cinq heures quand le canot, qui nous attendait au rivage, nous ramena à bord de la cange. Le soleil s'abaissait à l'horizon ; le vent était tombé : à une journée qui avait été chaude succédait une soirée délicieuse. Nous voulûmes dîner sur le pont, pour jouir mieux et de cette charmante température et du beau spectacle que nous avions sous les yeux. Le couchant était comme inondé d'une poussière d'or ; le Nil, large ici comme un bras de mer, semblait aussi rouler de l'or liquide. Les pylônes de Médinet-Abou et l'amas de ses palais étaient déjà noyés dans l'ombre que projetait la chaîne Libyque ; tandis que le front mutilé des deux colosses assis à leurs pieds brillait encore empourpré d'un dernier rayon.

Le dîner s'est prolongé plus que d'habitude. La douceur du ciel, la grandeur mélancolique du paysage, l'impression des choses que nous avons vues, tout invite à la rêverie. Le jour tombé, nous descendons à terre, et nous nous promenons au bord du fleuve. La lune qui est dans son plein se lève derrière Karnac, et ses rayons obliques glissent jusqu'à nous à travers les sombres colonnades du temple d'Aménophis. Dans ce ciel d'une sérénité et d'une transparence admirables, les étoiles brillent d'un éclat inconnu à nos climats. On lirait dans un livre à la clarté de la lune ; et je crois en vérité que le soleil de Londres pourrait souvent être jaloux d'elle.

Depuis que nous sommes à Louqsor, nous ne ressentons plus ce froid assez vif que nous avons éprouvé la nuit, pendant tout le voyage. A dix heures du soir, nous nous promenons en vêtements d'été avec un vrai sentiment de bien-être. Cet air tiède et en quelque sorte balsamique semble dilater les poumons et rafraîchir les poitrines irritées. C'est un fait constaté par la science que dans la haute Egypte, et surtout au delà d'Assouan, la phthisie est une maladie inconnue.

Huit ou dix canges sont amarrées au rivage en avant de la nôtre. Nos yeux ont cherché, dès le matin, le pavillon français. Nous ne voyions partout flotter aux mâts que les couleurs anglaises, américaines, prussiennes et russes. Enfin, tout à l'extrémité du quai, une flamme tricolore s'est montrée à nous. Le drogman nous apprend qu'un domestique français est déjà venu s'informer de nous : c'est le valet de chambre d'un pauvre jeune homme, le marquis d'O***, qui est gravement malade. Nous allons, mon frère et moi, pour le visiter ; mais il ne peut nous recevoir. Parti du Caire il y a plusieurs semaines, sans précautions suffisantes contre le froid des nuits, il est arrivé ici très souffrant. Heureusement un Français établi à Louqsor, et qui habite la Maison de France,, lui a offert une hospitalité dont il avait grand besoin.

Ce qu'on appelle la Maison de France est un grand bâtiment carré, situé à l'extrémité du village, et dont Méhémet-Ali avait fait cadeau aux officiers de l'expédition française qui vint chercher ici l'obélisque qu'on voit aujourd'hui à Parisi L'expédition finie, la maison que les ingénieurs français avaient reconstruite et restaurée est restée la propriété de la France : un petit pavillon tricolore flotte au-dessus. Depuis quelques années, un Français qui s'occupe dans le pays du commerce des blés, M. M***, a été autorisé par le consul général de France à l'habiter. Il y offre une gracieuse hospitalité à ceux de ses compatriotes que la maladie ou les accidents du voyage lui amènent quelquefois réduits à une fâcheuse situation. L'année précédente, il avait eu pour hôte pendant deux mois Mlle Rachel, qui, comme le marquis d'O***, était arrivée ici très fatiguée d'une longue navigation et ayant beaucoup souffert du froid.

L'expérience m'autorise à le dire, et c'est l'avis de tous ceux qui connaissent ce climat, le voyage de Thèbes est un magnifique voyage, un des plus beaux qui se puissent faire, - pour ceux qui se portent bien ou ne sont guère malades. Pour ceux qui ont la poitrine gravement atteinte, il est, dans les conditions actuelles et avec les moyens ordinaires de transport, une imprudence, une folie. Ceux-là doivent rester au Caire.

Nous allâmes faire visite à M. M***, qui nous reçut fort poliment. Une jeune femme qui partage sa solitude parut surtout heureuse de voir des voyageurs et des Français. Reléguée dans ce désert depuis cinq à six ans, elle aspire à retourner au Caire ou à Alexandrie, à défaut de la France. Ce climat, que nous trouvons si beau, elle le trouve, elle, froid l'hiver par comparaison, dévorant l'été. Ce paysage, que nous trouvons splendide, lui paraît bien monotone, ces ruines bien mélancoliques, ces montagnes bien désolées. Il n'est pas jusqu'à cette éternelle verdure des palmiers qui ne lui soit devenue odieuse : et cette poussière, et cette aridité, et cette sérénité implacable d'un ciel d'airain, tout cela lui pèse. L'hiver encore, c'est peu ; on s'ennuie, mais on vit : l'été, on ne vit pas, et l'été dure huit mois. Pendant ces huit mois, on passe les nuits sur les terrasses, pour demander à la rosée du ciel une fraîcheur qu'on trouve à grand'peine. On passe le jour étendu sur des divans, dans de vastes appartements où, en fermant toutes les ouvertures avec des nattes qu'on arrose sans cesse, on parvient à faire descendre le thermomètre à quarante degrés. Au mois de juin, l'eau du Nil est à vingt-trois degrés. Un piano, que la pauvre exilée avait apporté pour charmer sa solitude, éclata en morceaux dans le premier été, et toutes les cordes se rompirent. Il faut qu'on songe que nous ne sommes ici qu'à quarante lieues d'Assouan, et qu'Assouan passe pour être, à raison de diverses circonstances climatologiques, le lieu le plus chaud de la terre, bien qu'il ne soit pas tout à fait sous le tropique.


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