Les calendes de juin de l'année 671 avaient
été fixées par Sylla comme le terme des
proscriptions et des confiscations. Vers le milieu de
septembre de la même anée, Roscius, citoyen
d'Amérie, fut tué à Rome, après
la première heure de la nuit, c'est-à-dire,
selon notre manière de compter, entre sept et huit
heures du soir.
Roscius était riche : sa fortune montait à six
millions de sesterces (un million trois cent quatre-vingt
mille francs). Il vivait habituellement à Rome : admis
dans la société la plus intime des
Métellus, des Scipions, des Servilius, et de plusieurs
autres familles illustres, constamment attaché
à la cause des nobles, il avait toujours soutenu le
parti de Sylla.
La nouvelle de sa mort arriva dès le point du jour
à la ville d'Amérie, quoiqu'à la
distance de cinquante-six milles (près de dix-sept
lieues). Deux parents de Roscius, que Cicéron prouve
n'avoir pas été étrangers à
l'assassinat, se hâtèrent d'en instruire
Chrysogonus, affranchi et favori de Sylla. Ils avaient
conçu le projet de s'emparer de la fortune de leur
parent. Ils proposèrent à cet affranchi, dont
le pouvoir était immense, de s'associer à ce
projet odieux. Il fallait obtenir du dictateur que le nom de
Roscius fût placé sur les tables de
proscription, et que ses biens fussent confisqués et
vendus. Chrysogonus l'obtint sans peine. Les biens furent mis
en vente : il se les fit adjuger pour deux mille
sesterces.
Cependant les trois associés n'étaient pas
tranquilles : Roscius avait laissé un fils ; et
quoique ce jeune homme, dénué d'instruction,
vivant dans les champs, étranger aux affaires, inconnu
à Rome, ne fût nullement redoutable par
lui-même, il pouvait se faire que, secondé par
le crédit des amis, de sa famille et dirigé par
leurs conseils, il revendiquât son patrimoine, et qu'il
réclamât contre une spoliation aussi injuste et
aussi impudente. En effet, il était de toute
évidence que Roscius n'avait pu être mis au
nombre des proscrits, puisqu'il avait toujours soutenu la
cause de Sylla, et que la vente de ses biens m'avait pu avoir
lieu, puisque la loi sur les proscriptions était
expirée près de quatre mois avant
l'assassinat.
Ils essayèrent de faire périr le jeune Roscius
; mais on parvint à le soustraire à leurs coups
: il trouva même un asile auprès de
Cécilia Métella, femme du dictateur. Alors ils
prirent la résolution désespérée
de lui imputer ce meutre à lui-même, et de le
poursuivre devant les tribunaux comme parricide : ainsi les
hommes qui n'avaient pu être ses assassins, se firent
ses accusateurs.
Le zèle de ses protecteurs ne se ralentit pas ; mais
ils n'osèrent se charger de sa défense et
parler pour lui devant le tribunal. Dans une cause de cette
nature, il était impossible de ne rien dire des
malheurs du temps, et de ne pas faire entendre des plaintes
contre les abus du pouvoir et les crimes des hommes en faveur
; ils craignaient de paraître, en attaquant
l'affranchi, manquer de respect au dictateur.
Cicéron seul eut la hardiesse d'entreprendre cette
cause. Il était dans sa vingt-septième
année, et déjà il s'était fait
connaître au barreau où il avait plaidé
plusieurs fois avec succès.
Cette époque de sa vie fut dans la suite un des plus
doux souvenirs qui aient flatté sa vieillesse. Il
conseillait son fils de défendre l'innocence
malheureuse, surtout lors qu'elle était
opprimée par des ennemis puissants. Il voyait dans cet
emploi du talent un moyen infaillible pour arriva à la
gloire : «C'est ce que j'ai fait en plusieurs
occasions, lui disait-il, et surtout lorsque dans ma jeunesse
je luttai pour Roscius contre le pouvoir immense de
Sylla». Ut nos et saepe alias, et adolescentes, contra
L. Sullae dominantis opes pro S. Roscio Amerino fecimus ;
quae, ut scis, exstat oratio (De Officiis, II, 14).
Le Discours se divise en trois parties.
Dans la première, l'orateur justifie le jeune Roscius,
et réfute dans le plus grand détail les
allégations d'Erucius, qui portait la parole au nom de
Roscius et de Chrysogonus. Il prouve que son client n'a pu
avoir la volonté ni les moyens d'exécuter le
crime exécrable dont on l'accuse. On peut dire qu'il
porte la preuve jusqu'à la démonstration. C'est
dans cette partie que se trouve cette description du supplice
des parricides, qui excita les plus vives acclamations, mais
que, depuis, l'orateur a condamnée lui-même
comme une composition de jeune homme, qu'on n'excuserait pas
dans la maturité.
Dans la seconde, il attaque directement les deux Roscius.
S'il faut chercher les vrais coupables, leur caractère
connu, la conduite qu'ils ont tenue après la mort de
leur parent, et leur association avec Chrysogonus pour
s'assurer une partie de la dépouille de Roscius, les
dénoncent comme auteurs du crime dont ils ont
recueilli le fruit.
La troisième partie est toute dirigée contre
Chrysogonus. L'orateur attaque l'illégalité de
la vente des biens, fondée sur ce que cette vente a eu
lieu quatre mois après l'expiration de la loi. Il va
même jusqu'à soupçonner qu'elle n'a pas
eu lieu. Il exhale son indignation contre le luxe et
l'insolence de cet affranchi ; et tout plein des malheurs
publics, il en retrace le tableau avec une énergie et
une hardiesse qui ne font pas moins honneur à son
caractère qu'à son talent. Il abandonne un
moment la cause de Roscius pour parler au nom de tous ses
concitoyens, et réclamer leurs droits et ceux de
l'humanité.
Il revient encore sur ce sujet à la fin de sa
péroraison ; il fait considérer aux juges que
le but des accusateurs, en poursuivant Roscius, est de
s'établir un droit pour détruire les enfants
des proscrits. Ce serait une proscription nouvelle, pire que
la première : c'est aux tribunaux à mettre un
frein à ce système de cruauté, qui a si
étrangement dénaturé le caractère
des Romains, et tout à fait effacé les
principes et les moeurs de leurs ancêtres.
Cette cause fut plaidée l'an de Rome 673.
L'accusé fut absous, si l'on en juge par la
manière dont Cicéron lui-même parle de ce
Discours (Brut., cap. 90 ; de Off., I , 14) , et par ces mots
de Plutarque, Vie de Cicéron, chap. 3. Mais rien ne
semble prouver que le jeune Roscius soit rentré dans
les biens de son père.
Cicéron avait alors vingt-six ans et quelques mois. Il
était né le 3 janvier 647.
NB. Pour éviter toute confusion, Sextus Roscius, le
père, sera désigné dans le Discours par
le nom de Roscius, et le fils, par le nom de Sextus.
I. Juges, vous êtes étonnés sans doute
que, dans un moment où les plus éloquents et
les plus nobles citoyens gardent le silence, je prenne la
parole, moi, qui pour l'âge, le talent et
l'autorité, ne pourrais nullement être
comparé à ceux que vous voyez assis devant ce
tribunal. Ces hommes respectables, dont la présence
sert de soutien à ma cause, pensent tous qu'il faut
rompre la trame ourdie par une scélératesse qui
n'eut jamais d'exemple ; mais ils n'osent, dans le malheur
des temps, élever eux-mêmes la voix pour
confondre le crime. Ils se présentent, amenés
par le devoir ; ils se taisent, effrayés par le
danger. Quoi donc ! ai-je plus de hardiesse qu'aucun d'eux ?
Point du tout. Suis-je plus empressé à rendre
service ? Quelque prix que j'attache à ce genre de
mérite, je ne voudrais pas ravir aux autres l'heureuse
occasion d'obliger. Quel motif si puissant m'a donc seul
déterminé à me charger des
intérêts de Sextus Roscius ? C'est que, si
quelqu'un de ces grands citoyens avait entrepris de le
défendre, et qu'il eût parlé des affaires
publiques, ce qui arrivera nécessairement dans cette
cause, on lui imputerait beaucoup de choses qu'il n'aurait
pas dites. Moi, je pourrai tout dire, sans que mes paroles
sortent de cette enceinte, et se répandent dans le
public. Leur noblesse et le rang qu'ils occupent les mettent
trop en évidence : nul mot sorti de leur bouche ne
peut être ignoré ; nulle indiscrétion ne
serait pardonnée ni à leur âge ni
à leur expérience. Moi, qui n'ai jusqu'à
ce moment exercé aucune fonction publique, si je
m'exprime avec trop de liberté, ce que j'aurai dit
pourra demeurer inconnu, ou peut-être ma jeunesse
trouvera de l'indulgence, quoique pourtant on ne sache plus
pardonner dans Rome, et que même l'usage ait
prévalu chez nous de condamner sans entendre. Ajoutez
encore que les autres orateurs auxquels on s'est
adressé, ont pu penser qu'il leur était
également permis ou de parler ou de se taire ; au lieu
que j'ai été sollicité par des personnes
à qui l'amitié, les bienfaits et les titres ont
acquis sur moi les droits les plus puissants : il ne me
convenait pas d'oublier leur bienveillance, de
méconnaître leur autorité, et de
résister à leurs désirs.
II. C'est par toutes ces
considérations, que je me trouve chargé de
cette cause. Je n'ai point été choisi comme
l'orateur le plus habile : j'étais celui de tous qui
pouvait parler avec le moins de danger. On ne s'est pas
flatté de donner à Sextus tout l'appui dont il
a besoin : on a voulu qu'il ne fût pas
entièrement abandonné.
Peut-être demanderez-vous quel est donc cet effroi,
quelle est cette terreur qui empêche tant d'illustres
orateurs de défendre, comme ils l'ont fait jusqu'ici,
la fortune et la vie d'un citoyen ? Il n'est pas
étonnant que vous l'ignoriez encore : nos accusateurs
ont pris soin de taire la vraie cause de ce procès.
Quel en est l'objet ? Ce sont les biens du père de
Sextus. Ces biens, dont la valeur est de six millions de
sesterces (1), un
jeune homme aujourd'hui tout puissant dans Rome, L. Cornelius
Chrysogonus (2), dit
les avoir achetés deux mille sesterces, d'un citoyen
célèbre par sa valeur et ses exploits, et dont
je ne prononce le nom qu'avec respect, de L. Sylla. Comme il
s'est emparé sans nul droit de cette fortune opulente,
et que la vie de Sextus semble le gêner dans sa
jouissance, il demande que vous calmiez ses
inquiétudes et que vous le délivriez de toute
crainte. Il ne sera jamais tranquille, tant que Sextus vivra
: s'il parvient à le faire condamner et à le
faire disparaître, il se flatte de pouvoir alors
dissiper et consumer, par le luxe, des richesses acquises par
le crime. Il veut que vous le soulagiez de ce poids qui
l'oppresse et le fatigue le jour et la nuit, et que vous lui
prêtiez votre secours, pour que cette horrible proie
lui soit assurée. Quelles que puissent être la
justice et l'honnêteté de cette requête,
je vais en deux mots en présenter une autre qui sera,
j'ose le croire, un peu plus équitable.
III. D'abord, je demande
à Chrysogonus qu'il se contente de notre argent et de
nos biens, sans vouloir notre sang et notre vie. Et vous,
juges, je vous supplie de résister à l'audace
des scélérats, de secourir l'innocence
opprimée, et d'écarter, en la personne de
Sextus, un danger qui menace tous les citoyens.
Si l'on aperçoit dans cette accusation un indice, un
soupçon, l'ombre même d'un prétexte ; si
enfin vous y découvrez un autre motif que ces biens
dont ils se sont emparés, je consens que la vie de
Sextus soit abandonnée à leur capricieuse
fureur ; mais s'il ne s'agit ici que d'assouvir une
cupidité toujours insatiable, si le seul but de tant
d'efforts est de mettre le comble à leurs forfaits,
par la condamnation de l'homme qu'ils ont
dépouillé, ah ! n'est-ce pas la plus
révoltante de toutes les indignités, qu'ils
vous aient présumés capables de leur garantir,
par vos suffrages et par la sainteté de vos
arrêts, la possession de ce qu'ils ont su
jusqu'à présent se procurer eux-mêmes par
le crime et par le fer ? Vos vertus vous ont ouvert
l'entrée du sénat ; votre
intégrité vous a mérité
d'être choisis entre tous les sénateurs pour
siéger sur cet auguste tribunal (3) ; et c'est à vous
que des sicaires et des gladiateurs osent demander, je ne dis
pas seulement d'échapper au supplice qu'ils
méritent et qu'ils doivent attendre en tremblant, mais
même de sortir de ce jugement comblés et
chargés des dépouilles de Roscius !
IV. Je sens qu'en dévoilant de telles
atrocités, je ne puis m'exprimer avec assez
d'énergie, me plaindre avec assez de
véhémence, éclater avec assez de
liberté. La faiblesse de mes talents, ma jeunesse, les
circonstances ne me permettent ni cette énergie, ni
cette véhémence, ni cette liberté
qu'exige ma cause. A ces obstacles se joint encore la crainte
que m'inspirent ma timidité naturelle, votre aspect
imposant, le pouvoir de mes adversaires, et les dangers de
Sextus. Je réclame donc instamment votre attention et
votre bienveillance. Plein de confiance dans votre
probité et dans votre sagesse, je me suis
chargé d'un fardeau que je sens au-dessus de mes
forces. Si vous daignez seconder mes faibles efforts, mon
zèle et mon travail me mettront peut-être en
état de le soutenir. Si, ce que je ne puis croire,
vous me refusez votre appui, mon courage du moins ne
m'abandonnera pas ; je persisterai aussi longtemps qu'il me
sera possible, et s'il faut succomber, j'aime mieux
périr accablé sous le poids de mon devoir que
de me montrer ou lâche ou parjure. Et vous, Fannius, je
vous en supplie, déployez aujourd'hui ce grand
caractère que le peuple romain a déjà
connu en vous lorsque, dans ce même genre de cause,
vous avez rempli les augustes fonctions de la
présidence.
V. Vous voyez quelle foule
s'empresse pour assister à ce jugement (4) ; vous savez quels sont
les voeux de tous les citoyens, et qu'ils attendent de vous
un arrêt juste et sévère. C'est la
première fois, depuis longtemps, qu'une accusation de
meurtre est portée devant les tribunaux (5), quoique depuis longtemps
on ait vu commettre les meurtres les plus indignes et les
plus atroces. Chacun espère que, sous votre
préture (6),
ce tribunal fera justice des assassinats qui chaque jour se
renouvellent sous nos yeux. Dans les autres causes, les
accusateurs réclament la rigueur des jugements ; ici,
ce sont les accusés qui supplient les juges
d'être inexorables. Oui, Fannius, et vous, juges, nous
vous conjurons de sévir sans pitié contre les
forfaits, d'opposer une résistance inflexible à
l'audace la plus effrénée : songez que si, dans
cette cause, vous ne montrez toute la fermeté dont
vous êtes capables, la cupidité, la
scélératesse et l'audace sont portées
à un tel excès, que les meurtres se
commettront, non plus en secret, mais ici même, dans le
forum, devant ce tribunal, oui, Fannius, oui, juges, à
vos pieds, sur les bancs où vous siégez. Eh !
que se propose-t-on dans ce procès, si ce n'est de
pouvoir les commettre avec impunité ? Les accusateurs
sont les hommes qui ont envahi les biens de Roscius, les
hommes qui sont devenus riches par la mort du père,
les hommes qui ont cherché à faire périr
le fils, les hommes enfin que le peuple appelle au supplice.
L'accusé est celui à qui ils n'ont
laissé que l'indigence, celui que la mort d'un
père a condamné aux larmes et réduit
à la misère, celui qui vient à cette
audience avec une escorte, afin de n'être pas
égorgé dans ce lieu même, sous vos yeux,
celui enfin qui seul a échappé à leurs
mains ensanglantées.
Mais pour mieux vous faire sentir toute l'horreur de leurs
attentats trop faiblement retracés par mes
expressions, je vais entrer dans le détail des faits,
et les exposer tels qu'ils se sont passés. Il vous
sera plus facile alors de connaître les malheurs du
plus innocent des hommes, l'audace de nos adversaires, et
l'état déplorable de la
république.
VI. Sextus Roscius,
père du jeune homme que je défends, et citoyen
de la ville municipale d'Amérie (7), était, par sa
naissance, par son rang et sa fortune, le premier de sa ville
et même de tous les pays d'alentour. Ses liaisons avec
les plus illustres familles ajoutaient encore à sa
considération personnelle. Hôte des
Métellus, des Servilius et des Scipions, il fut
même admis dans leur société la plus
intime. Aussi l'amitié de ces grands citoyens est-elle
le seul bien que le fils ait recueilli d'un si riche
héritage. Lorsque des brigands domestiques
possèdent le patrimoine dont ils l'ont
dépouillé, son honneur et sa vie sont
défendus par les amis et les hôtes de son
père.
Roscius avait toujours été attaché au
parti de la noblesse, et lorsque, dans nos derniers troubles,
les privilèges et la vie des nobles furent
également menacés, il soutint leur cause de
tout son pouvoir et de tout son crédit. Nul autre,
dans cette portion de l'Italie, ne la servit avec plus
d'ardeur. Il se faisait un devoir de combattre pour la
prééminence d'un ordre dont l'éclat
rejaillissait sur lui-même. Après que la
victoire eut été décidée et qu'on
eut quitté les armes, ceux qu'on soupçonnait
d'avoir été du parti contraire, étaient
proscrits (8) et
arrêtés dans tous les pays. Cependant Roscius
vivait habituellement à Rome : chaque jour il se
montrait dans le forum, aux yeux de tous ; et loin qu'il
craignît rien de la vengeance des nobles, on le voyait
triompher de leurs succès.
D'anciennes inimitiés existaient entre lui et deux
autres Roscius de la même ville d'Amérie. L'un
d'eux est assis, en ce moment, sur le banc des accusateurs.
On dit que l'autre possède trois des terres de celui
que je défends. Si les précautions de Roscius
avaient pu égaler ses craintes, il vivrait. Et en
effet, il avait des raisons pour craindre ; car voici quels
hommes sont les Roscius. L'un, qu'on a surnommé
Capiton, est un vieux gladiateur, fameux par des exploits
sans nombre. Celui que vous voyez devant vous, et qu'on
appelle le Grand, a reçu, dans ces derniers temps, des
leçons de ce terrible spadassin. Avant ce combat, ce
n'était encore qu'un écolier ; bientôt le
disciple a surpassé le maître en
scélératesse et en audace.
VII. Sextus Roscius,
revenant de dîner, fut tué près des bains
du mont Palatin. Ce jour-là son fils était dans
Amérie ; Titus Roscius était à Rome. Le
jeune Sextus ne quittait jamais ses champs, où,
conformément à la volonté de son
père, il se livrait à l'administration
domestique et rurale. Titus, au contraire, vivait constamment
à Rome. C'en est assez, je crois pour diriger le
soupçon. Mais si l'exposition des faits ne change pas
le soupçon en certitude, prononcez que le fils est
l'auteur du meurtre.
Le premier qui annonce cette mort dans Amérie est un
certain Mallius Glaucia, homme de néant, affranchi,
client et ami de Titus. Il descend, non chez le fils, mais
chez Capiton, ennemi de Roscius. Le meurtre avait
été commis après la première
heure de la nuit (9)
: l'émissaire arrive dès le point du jour.
Pendant la nuit, en dix heures, il a fait en voiture une
course de cinquante-six milles, en sorte qu'il vient, non
seulement annoncer le premier à Capiton une nouvelle
ardemment désirée, mais lui montrer même
le sang de son ennemi, encore fumant, et présenter le
poignard à peine retiré du corps.
Quatre jours après, on fait part de cet
événement à Chrysogonus, au camp de
Sylla, près de Volaterre (10) ; on lui vante les
richesses de Roscius, on lui fait connaître la
bonté de ses terres (il en a laissé treize,
presque toutes sur les bords du Tibre), le peu de ressources
qui restent au fils, l'abandon où il se trouve : on
démontre que, si le père, qui jouissait d'une
si grande considération, qui avait un si grand nombre
d'amis, a été assassiné sans peine, il
ne sera pas difficile de se défaire du fils, homme
sans défiance, vivant dans les champs, inconnu
à Rome. Ils lui offrent leurs bras : bientôt une
association est formée.
VIII. On ne parlait plus de proscriptions ; ceux même
que la peur avait éloignés, revenaient à
Rome et se croyaient à l'abri de tout danger.
Cependant le nom de Roscius, de l'homme le plus
dévoué à la cause des nobles, est
inscrit sur les tables fatales. Chrysogonus se fait adjuger
les biens ; trois des meilleures terres sont données
en propriété à Capiton, qui les
possède aujourd'hui. Titus, au nom de Chrysogonus,
ainsi qu'il le dit lui-même, envahit le reste. Des
biens qui valent six millions de sesterces sont
adjugés pour deux mille.
Je sais, et je le sais avec certitude, que tout s'est fait
à l'insu de Sylla. En effet, considérez que
Sylla est occupé à la fois à
régler le passé, à préparer
l'avenir ; qu'à lui seul est remis le pouvoir
d'établir la paix et de conduire la guerre ; que tous
les yeux sont fixés sur lui seul ; que seul il
gouverne tout ; que, surchargé d'affaires de la plus
haute importance, il n'a qu'à peine la liberté
de respirer : considérez surtout qu'une foule de
subalternes observe le temps de ses occupations, épie
le moment d'une distraction, pour se livrer au crime ; et
vous ne serez pas surpris qu'il échappe quelque chose
à sa vigilance. D'ailleurs, quoiqu'il jouisse d'un
bonheur sans exemple, quel mortel peut être assez
heureux pour n'avoir pas, dans un nombreux domestique, un
esclave ou un affranchi malhonnête ?
Cependant l'honnête Titus, chargé des pouvoirs
de Chrysogonus, vient à Amérie ; il s'empare
des terres de Roscius, et, sans respecter la douleur de son
malheureux fils, sans lui donner le temps de rendre les
derniers devoirs à son père, il le
dépouille, il le chasse de sa maison, il l'arrache
à ses foyers paternels et à ses dieux
pénates : des richesses immenses sont en son pouvoir.
Il avait jusque-là vécu dans la misère ;
à la tête d'une fortune qui n'est pas à
lui, il devient prodigue et dissipateur : c'est l'ordinaire.
Il emporte ouvertement dans sa maison un grand nombre
d'effets ; il en soustrait une plus grande partie ; d'autres
sont livrés à ses coopérateurs ; le
reste est vendu à l'encan.
IX. Les habitants furent
indignés. Toute la ville était dans les pleurs
et les gémissements. En effet, quel spectacle pour eux
! l'horrible assassinat d'un de leurs premiers citoyens,
l'affreuse indigence de son fils, à qui, d'un si riche
patrimoine, cet infâme brigand n'avait pas
laissé même un sentier pour aller au tombeau de
ses pères ; l'indigne achat et la possession non moins
indigne de ses biens, les larcins, les
déprédations, les profusions. Ils ne voient
qu'avec horreur Titus disposer insolemment des
dépouilles de l'homme le plus honnête et le plus
vertueux.
Les décurions arrêtent aussitôt que les
dix premiers magistrats se présenteront à
Sylla, pour lui faire connaître quel homme a
été Roscius, pour se plaindre du crime et des
iniquités de ces brigands, et le prier de vouloir que
nulle atteinte ne soit portée à l'honneur du
père ni à la fortune du fils. Voici les termes
de l'arrêté : daignez en écouter la
lecture.
ARRETE des DECURIONS (11).
Les députés arrivent au camp. Ici l'on
reconnaît ce que j'ai dit plus haut, que tous ces
crimes et ces attentats se commettaient à l'insu de
Sylla. En effet, Chrysogonus vient à l'instant les
trouver lui-même. Il leur envoie des nobles pour les
prier de ne point s'adresser à Sylla, et leur
promettre que Chrysogonus fera tout ce qu'ils
désirent. Il craignait plus que la mort, que Sylla ne
fût instruit. Ces hommes qui avaient la
simplicité des anciens temps jugeaient des autres par
eux-mêmes ; Chrysogonus assurait qu'il effacerait le
nom de Roscius, qu'il remettrait au fils la totalité
de ses biens ; Roscius Capiton, qui était l'un des
députés (12), se rendait garant de
cette promesse : ils crurent, et retournèrent à
Amérie, sans avoir rien demandé. Les
associés ne se pressèrent pas d'agir. D'abord
ils diffèrent et renvoient au lendemain. Chaque jour
ils affectent plus de lenteur. Rien ne s'exécute. Ils
se jouent des députés. Enfin ils cherchent,
comme il a été facile de le connaître,
à faire périr le jeune Roscius,
persuadés que, tant que le véritable
propriétaire vivra, ils ne pourront conserver des
biens qui ne leur appartiennent pas.
X. Dès qu'il s'en
fut aperçu, celui-ci, de l'avis de ses amis et de ses
parents, vint à Rome se réfugier auprès
de Cécilia, fille de Népos (13), l'amie de son
père, femme respectable, que l'on a toujours
regardée comme un modèle de notre antique
loyauté. Dénué de tout, arraché
de ses foyers, chassé de ses propriétés,
fuyant les poignards et les menaces des brigands, il trouva
un asile dans la maison de Cécilia. Elle tendit une
main secourable à un hôte opprimé, et
dont la perte semblait inévitable. S'il vit encore,
s'il n'a pas été inscrit sur la liste fatale,
si les hommes qui voulurent être ses assassins ne sont
ici que ses accusateurs, il le doit au courage, à la
protection, aux soins de cette amie
généreuse.
En effet, lorsqu'ils virent qu'on veillait avec une
extrême attention sur les jours de Sextus, et qu'il ne
leur était laissé aucun moyen de l'assassiner,
ils conçurent l'exécrable projet de l'accuser
de parricide, de s'assurer de quelque vieux accusateur qui
pût faire quelques phrases sur une chose qui n'offrait
pas même l'apparence du plus léger
soupçon, en un mot, ils résolurent de le rendre
victime des circonstances. Il faut, disaient-ils,
qu'après une si longue interruption de la justice, le
premier qui sera mis en cause, soit condamné. Le
crédit de Chrysogonus fermera la bouche à tous
les orateurs. On ne parlera ni de la vente des biens, ni de
notre association. Sextus n'étant pas défendu,
le mot seul de parricide et l'imputation d'un crime aussi
atroce suffiront pour le perdre. Aveuglés par ce
raisonnement, égarés par leur délire,
ils ont voulu que vous fussiez ses bourreaux, parce qu'ils
n'ont pu être ses assassins.
XI. Quel sera le premier
objet de mes plaintes ? quel secours dois-je invoquer ?
à qui dois-je adresser mes prières ?
Déclamerai-je la protection des dieux immortels, ou
celle du peuple romain, ou le souverain pouvoir dont vous
êtes revêtus ? Le père indignement
égorgé, sa maison envahie, ses biens
usurpés, possédés, pillés par ses
ennemis ; les jours du fils attaqués, les poignards
levés contre lui, mille pièges tendus à
sa vie : quel genre de scélératesse manque
à tant de forfaits ? Eh bien ! ils y ajoutent encore,
ils y mettent le comble par d'autres atrocités : ils
fabriquent une accusation incroyable ; avec son argent
même, ils achètent contre lui des témoins
et des accusateurs. Tendre la gorge à Titus, ou
périr par le supplice infâme des parricides
(14), telle est
l'alternative qu'ils présentent à cet
infortuné. Ils ont pensé que les orateurs lui
manqueraient, ils lui manquent en effet : mais dans cette
cause, il n'a besoin que d'un homme qui parle librement, qui
ne lui soit pas infidèle ; et cet homme ne lui
manquera pas : j'ai entrepris de le défendre. Le
zèle a peut-être égaré ma jeunesse
; mais puisque je l'ai promis, dussent tous les dangers
m'environner à la fois, je remplirai mon devoir. Mon
parti est pris : je suis déterminé à
dire tout ce que je crois utile à ma cause, et
à le dire franchement, hardiment, librement. Quoi
qu'il puisse arriver, jamais, non, jamais la crainte ne me
fera trahir mes engagements et ma foi. Eh ! qui donc serait
assez lâche pour se taire, pour demeurer insensible
à la vue de tant d'indignités ? Vous avez
égorgé mon père, quoiqu'il n'eût
pas été proscrit. Après l'avoir
tué, vous l'avez mis au nombre des proscrits : vous
m'avez chassé de ma maison, vous possédez mon
patrimoine. Que voulez-vous de plus ? Etes-vous aussi venus
à cette audience avec des poignards et des
épées, pour égorger Sextus aux pieds de
ses juges, ou pour leur arracher par la violence
l'arrêt de sa condamnation ?
XII. Nous avons vu dans ces derniers temps C. Fimbria, le
plus audacieux, et, j'en atteste quiconque n'a pas
lui-même encore perdu la raison, le plus extravagant de
tous les hommes. Pendant les funérailles de Marius, il
avait fait poignarder Scévola, le citoyen le plus
vertueux, le plus respectable de la république : ce
n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses louanges,
et tout ce que je dirais n'ajouterait rien à
l'idée qu'en a conservée le peuple romain.
Fimbria, instruit que la blessure n'était pas
mortelle, cita Scévola en justice. On lui demandait de
quoi il accuserait un homme dont la vertu était
au-dessus de tout éloge. Je l'accuserai, reprit ce
forcené, de n'avoir pas reçu le poignard tout
entier dans son corps. Jamais le peuple romain ne vit rien de
plus indigne, si ce n'est la mort de ce même
Scévola, mort funeste, qui consomma la ruine de tous
ses concitoyens ; il succomba sous leurs coups, parce qu'il
les voulait sauver en conciliant les partis.
Ne retrouve-t-on pas ici l'action et le mot atroce de Fimbria
? Vous accusez Sextus : et pourquoi ? parce qu'il s'est
échappé de vos mains, parce qu'il n'a pas
souffert qu'on le tuât. Le forfait de Fimbria
révolte davantage, parce que Scévola en
était l'objet. Mais le vôtre doit-il être
toléré, parce que Chrysogonus en est l'auteur ?
Grands dieux, cette cause a-t-elle besoin qu'on la
défende ? exige-t-elle les lumières d'un
jurisconsulte ou les talents d'un orateur ?
Développons-la tout entière ; contemplons-la
dans ses détails : alors vous verrez aisément
quel est l'état de la question, quel est l'objet dont
je dois vous entretenir, et quelle est la marche que vous
avez à suivre.
XIII. Sextus Roscius, autant que j'en puis juger, a, dans ce
moment, trois obstacles à combattre : l'accusation
intentée contre lui, l'audace de ses adversaires, et
leur pouvoir. Erucius s'est chargé du soin de
fabriquer l'accusation ; l'audace est le rôle que les
Roscius ont demandé pour eux ; et Chrysogonus, cet
homme si puissant, nous écrase par le pouvoir. Je sens
qu'il faut que je traite ces trois points de ma cause, non
pas cependant tous les trois de la même manière.
Le premier concerne mon ministère ; les deux autres
vous regardent : le peuple romain vous en a
spécialement chargés. C'est à moi de
réfuter l'accusation ; c'est à vous de
réprimer l'audace, et de briser enfin et
d'anéantir le pouvoir funeste et intolérable
des gens de cette espèce.
Sextus est accusé d'avoir tué son père.
Attentat horrible ! grands dieux ! forfait abominable, et qui
semble renfermer en lui seul tous les crimes à la fois
! En effet, si les sages ont dit avec raison qu'il suffit
d'un regard pour blesser la majesté paternelle, quels
supplices assez rigoureux seront inventés contre un
fils qui aura donné la mort à son père,
pour qui les lois divines et humaines lui prescrivaient de
mourir lui-même, s'il en était besoin ! Quand il
s'agit d'un délit aussi affreux, aussi atroce, aussi
étrange, et dont les exemples ont été si
rares qu'il fut toujours mis au nombre des prodiges et des
monstres, par quelles preuves, Erucius, ne devez-vous pas
appuyer votre accusation ? Ne faut-il pas que vous montriez
dans l'accusé une audace extrême, des moeurs
féroces, un naturel barbare, une vie souillée
par tous les vices et par toutes les bassesses, en un mot, la
perversité et la dépravation portées
à leur dernier excès ? Or, vous n'avez rien
prouvé ni même rien allégué de
cette nature contre l'accusé.
XIV. Sextus a tué son père : quel est donc cet
homme ? Un jeune débauché, séduit par
des gens sans moeurs et sans principes ? il a plus de
quarante ans ! Un assassin de profession, un furieux, un
égorgeur ? l'accusateur lui-même ne l'a pas dit.
Le goût des plaisirs, des dettes énormes, des
passions effrénées l'ont donc
entraîné au parricide ? Quant au goût des
plaisirs, Erucius l'a justifié, lorsqu'il a dit que
Sextus n'a presque jamais assisté à aucun
festin. En aucun temps il n'a contracté de dettes.
Enfin, quelles peuvent être les passions d'un homme
à qui l'accusateur lui-même reproche d'avoir
toujours habité les champs et cultivé la terre,
genre de vie qui laisse le moins d'empire aux passions et qui
s'accorde le mieux avec la régularité des
devoirs ?
Quel motif l'a donc porté à cet excès de
fureur ? Son père, dit-on, ne l'aimait pas. Son
père ne l'aimait pas ? Et pourquoi ? car il faut qu'il
y ait une cause juste, forte, évidente. S'il est
incroyable qu'un fils ait tué son père, sans
une foule de puissants motifs, on ne croira pas davantage
qu'un père ait détesté son fils, sans
être entraîné par un grand nombre de
raisons fortes et irrésistibles.
Suivons donc ce raisonnement, et cherchons quels vices ont pu
rendre un fils unique odieux à son père. Or, on
ne lui connaît aucun vice. Le père était
donc un insensé de haïr sans sujet celui auquel
il avait donné la vie ? Mais c'était le plus
raisonnable des hommes. Il en faut conclure que le
père n'étant pas un insensé, et le fils
n'ayant pas de vices, ils n'ont eu aucun motif, l'un pour
haïr son fils, l'autre pour assassiner son
père.
XV. J'ignore, dit Erucius, le motif de cette haine ; mais
elle existait : car, tant que son fils aîné a
vécu, Roscius voulut toujours l'avoir auprès de
lui ; il avait relégué Sextus dans ses terres.
Ici j'éprouve le même embarras qu'Erucius. Il ne
trouvait rien pour soutenir une accusation absurde et
chimérique ; et moi, je cherche vainement les moyens
de réfuter et de détruire des objections aussi
frivoles.
Comment, Erucius, c'était pour exiler son fils,
c'était pour le punir, que Roscius lui avait
confié l'administration de tant de terres si belles et
d'un si grand rapport ? Quoi ! les chefs de famille qui ont
des enfants, et surtout les propriétaires de nos
provinces agricoles, ne sont-ils pas au comble de leurs voeux
quand leurs fils s'occupent de l'économie rurale, et
consacrent leurs soins et leurs travaux à la culture
des terres ?
Roscius avait-il relégué son fils dans une
campagne, pour qu'il y vécût privé de
tous les agréments de la vie ? Mais s'il est
prouvé que le fils présidait à
l'administration des biens, que le père même lui
avait abandonné le revenu de certains domaines, cette
vie active et champêtre, l'appellerez-vous encore un
exil et un bannissement ?
Vous voyez, Erucius, combien peu votre raisonnement s'accorde
avec le fait en lui-même, et avec la
vérité des principes. Ce que les pères
ont coutume de faire, vous le réprouvez comme une
nouveauté ; une marque de bienveillance est à
vos yeux un signe de haine, un témoignage de confiance
est un châtiment. Vous ne le croyez pas vous-même
; mais, dénué de toute espèce de preuve,
vous êtes réduit, pour dire quelque chose,
à blesser les premières notions du sens commun,
à démentir les usages et les opinions
universellement reçues.
XVI. Mais, dites-vous, Roscius gardait près de lui
l'aîné de ses enfants ; il laissait l'autre
à la campagne. De grâce, Erucius, ne vous
offensez pas de ce que je vais dire : ce n'est point une
satire que je veux faire, je veux seulement raisonner avec
vous. Si la fortune vous a refusé le bonheur de
connaître l'auteur de vos jours, et d'apprendre de lui
quelle est la force de l'amour paternel, la nature du moins a
mis en vous d'heureuses dispositions : vous les avez
cultivées par l'étude, et les lettres ne vous
sont pas étrangères. Eh bien ! empruntons un
exemple des pièces de théâtre.
Pensez-vous que le vieillard de Cécilius ait moins
d'estime pour son fils Eutyche, qu'il laisse à la
campagne, que pour son autre fils Chérestrate, c'est
ainsi, je crois, qu'on l'appelle ? S'il garde celui-ci
à la ville, est-ce pour le récompenser ? a-t-il
relégué l'autre aux champs pour le punir ?
Laissons là ces frivolités, dites-vous. Eh ! me
serait-il bien difficile de nommer dans ma tribu, et parmi
mes voisins, une foule de pères de famille qui
désirent que ceux de leurs fils qu'ils affectionnent
le plus s'adonnent uniquement à l'agriculture ? Mais
il y a plus que de l'indiscrétion à citer des
personnes connues, sans savoir si elles veulent qu'on les
nomme. D'ailleurs, nul ne serait plus à votre
connaissance que cet Eutyche : et certes il est
indifférent que je cite le jeune homme de Cecilius, ou
quelque habitant de la campagne de Véies. Les
poètes n'ont créé ces fictions que pour
nous présenter, dans des personnages étrangers,
la peinture de nos moeurs et l'image de la vie ordinaire.
Revenez donc à la vérité.
Considérez, non seulement dans l'Ombrie et ses
environs, mais encore dans tous nos anciens municipes, quels
genres d'occupations sont le plus estimés par les
pères de famille ; et vous verrez que, faute
d'inculpations réelles, vous faites un reproche
à Sextus de ce qui lui fait le plus d'honneur.
XVII. Et ce n'est pas seulement pour complaire à leurs
parents que de jeunes citoyens s'adonnent à
l'agriculture. J'en connais, et sans doute chacun de vous en
connaît un grand nombre, qui s'y livrent par goût
et par passion, qui regardent comme la plus honnête
à la fois et la plus agréable cette vie
champêtre, qu'on nous objecte comme un opprobre, et
dont on fait la base d'une accusation. Vous ne savez pas,
Erucius, quelle est l'ardeur de Sextus, et quel est son
talent en ce genre. Si j'en crois tous ses parents que vous
voyez à cette audience, vous n'êtes pas plus
habile dans votre métier d'accusateur qu'il ne l'est
dans l'art de l'agriculture. Grâce à Chrysogonus
qui ne lui a pas laissé une seule métairie, il
peut désormais oublier son talent, et renoncer
à ses inclinations. Ce malheur et cette
indignité, quels qu'ils soient, il saura les souffrir,
si du moins le tribunal lui conserve l'honneur et la vie.
Mais ce qui ne peut être supporté, c'est que le
nombre et la bonté de ses terres soient la cause de sa
perte ; c'est qu'on ne lui pardonne point d'avoir
amélioré ses domaines, et qu'enfin, comme s'il
n'était pas assez malheureux de les avoir
cultivés pour d'autres, on lui fasse même un
crime de les avoir cultivés.
XVIII. Certes, Erucius, une telle accusation eût
été ridicule dans les temps où les
consuls étaient tirés de la charrue. Puisque la
culture des terres vous semble un opprobre, sans doute vous
n'auriez vu qu'un être vil et méprisable dans
cet Attilius, que les messagers du sénat
trouvèrent ensemençant lui-même son
champ. Nos ancêtres pensaient bien autrement
d'Attilius, et des hommes qui lui ressemblaient. Aussi notre
république, si faible, si bornée dans son
origine, a-t-elle été portée par eux au
plus haut degré de puissance et de gloire. Ils
travaillaient à cultiver leurs terres, et leur
cupidité n'envahissait pas les possessions des autres.
C'est en suivant ces principes d'honneur et de vertu, qu'ils
ont ajouté à notre empire un si grand nombre de
domaines, de cités et de nations.
Je ne prétends point ici établir aucune
comparaison ; je veux montrer seulement que, si jadis, au
milieu des soins du gouvernement, au milieu des devoirs que
leur imposait sans cesse la république, ces grands
citoyens donnaient une partie de leur temps aux travaux du
labourage, on doit pardonner à un homme d'avouer qu'il
est cultivateur, quand il a toujours vécu aux champs,
quand surtout il ne pouvait rien faire qui fût plus
agréable à son père, plus conforme
à son goût, et en effet, plus
honnête.
Ainsi donc, Erucius, ce qui prouve la haine implacable du
père contre son fils, c'est qu'il souffrait que ce
fils vécût à la campagne. Avez-vous
quelque autre preuve ? Oui, dites-vous. Il avait dessein de
le déshériter. J'entends : ceci du moins est
relatif à la cause ; car je ne m'arrête pas
à ces autres reproches que vous avouez vous-même
frivoles et insignifiants. Il n'accompagnait son pere
à aucun festin. Je le crois : il ne quittait presque
jamais les champs. - Personne ne l'invitait à manger.
- Rien d'étonnant : il ne vivait pas à Rome, et
la réciprocité ne pouvait avoir lieu.
XIX. Vous sentez
vous-même la futilité de ces objections. Ce que
vous ajoutez est peut-être la plus forte preuve de
haine qu'on puisse alléguer : le père avait
résolu de déshériter son fils. - Je ne
demande pas pourquoi ; je demande comment vous le savez.
Toutefois il aurait fallu nous déduire les motifs
d'une résolution aussi violente. En formant une
accusation de ce genre, votre devoir était de
détailler tous les vices du fils,
d'énumérer toutes les fautes qui ont
irrité le père au point d'étouffer la
nature, d'effacer de son coeur cet amour gravé en
traits si profonds, d'oublier enfin qu'il était
père : ce que je crois impossible, à moins que
le fils ne l'y ait contraint par les torts les plus
impardonnables. Votre silence prouve que ces motifs
n'existent pas. Je n'exige point que vous les produisiez. Au
moins devez-vous démontrer qu'il a voulu le
déshériter. Quelles sont vos preuves ? La
vérité vous manque. Inventez quelque chose de
vraisemblable, et n'affectez pas d'insulter sans pudeur au
sort de ce malheureux, et à la majesté de vos
juges. Roscius a voulu déshériter son fils !
pour quelle raison ? - Je l'ignore. - L'a-t-il
déshérité ? - Non. - Qui l'en a
empêché ? - Il en avait l'intention. - A qui
l'a-t-il dit ? - A personne. Accuser ainsi, reprocher une
chose qu'on ne peut pas prouver, qu'on n'essaye pas
même de rendre probable, n'est-ce pas abuser de la
justice, des lois, des tribunaux, pour servir son
intérêt et sa cupidité ? Nous savons
tous, Erucius, qu'il n'existe aucune haine entre Sextus et
vous. Personne n'ignore pourquoi vous vous faites son
accusateur ; on sait que l'appât du gain vous a
séduit. Toutefois la crainte des juges et la loi
Remmia (15) auraient
dû ralentir un peu cette avidité si
empressée.
XX. Il est utile que dans
un Etat il y ait beaucoup d'accusateurs, afin que l'audace
soit contenue par la crainte ; mais il ne faut pas qu'ils se
jouent ouvertement du public. Un homme est innocent ;
cependant l'innocence n'est pas toujours à l'abri de
la suspicion. C'est un malheur sans doute toutefois, sous un
certain rapport, je puis pardonner à celui qui
l'accuse. Si les faits qu'il allègue donnent lieu aux
soupçons et à la défiance, on ne peut
pas dire qu'il se fait un jeu de calomnier et de tourmenter
ses semblables. Ainsi donc nous souffrons sans peine qu'il y
ait un grand nombre d'accusateurs, parce que, si l'on accuse
un innocent, il peut être absous, et qu'un coupable ne
peut être condamné, si on ne l'accuse pas. Or,
que l'innocence soit réduite quelquefois à se
justifier, c'est un moindre mal que si le crime
n'était jamais accusé. Des oies sont
entretenues dans le Capitole aux dépens du public, des
chiens y sont nourris, afin qu'ils avertissent les gardiens,
si des voleurs se présentent. Ces animaux ne
connaissent pas les voleurs ; mais ils donnent l'alarme,
lorsque, pendant la nuit, ils entendent quelqu'un
s'introduire dans le Capitole ; et comme cette
démarche est suspecte, leur erreur même, s'ils
se trompent, est utile à la sûreté du
temple. Si les chiens aboyaient aussi, durant le jour, contre
ceux qui viennent adorer les dieux, ils mériteraient
qu'on les assommât, parce qu'ils seraient
défiants, lorsqu'il n'y aurait aucun lieu au
soupçon. Il en est de même des accusateurs parmi
vous, les uns sont les oies qui crient sans faire de mal ;
les autres sont les chiens, qui peuvent aboyer et mordre.
Nous voyons qu'on a soin de vous nourrir (16) ; mais votre premier
devoir est de vous jeter sur ceux qui le méritent : le
peuple vous en saura gré. Ensuite, si l'apparence du
crime éveille vos soupçons, aboyez, si vous
voulez : on peut encore vous le permettre. Mais si vous
accusez un fils d'avoir tué son père, sans
pouvoir dire ni pourquoi, ni comment il l'a tué ; si
vous aboyez, sans que rien excite le soupçon, l'on ne
vous assommera pas ; mais, ou je connais mal les juges qui
nous écoutent, ou cette lettre, qui vous est tellement
odieuse que vous avez toutes les lettres en aversion, vous
sera imprimée sur le front, de manière que vous
ne pourrez plus accuser que votre mauvaise fortune.
XXI. Excellent accusateur, quels faits avez-vous
allégués contre moi ? quels soupçons
avez-vous fait naître dans l'esprit des juges ? Sextus
a craint d'être déshérité ! -
Pourquoi cette crainte ? Personne ne le dit. Son père
était dans l'intention de le déshériter
! - Expliquez-vous ; je ne vois rien, ni celui que le
père a consulté, ni celui qu'il a instruit de
son projet, ni ce qui a pu vous induire à le
soupçonner. Accuser ainsi, Erucius, n'est-ce pas dire
ouvertement : Je sais ce que j'ai reçu ; je ne sais
pas ce que je dois dire ; j'ai cru, sur la foi de
Chrysogonus, que l'accusé ne trouverait pas un seul
défenseur ; qu'au temps où nous vivons, nul ne
serait assez audacieux pour prononcer un mot sur la vente des
biens et sur cette association. Voilà l'erreur qui
vous a jeté dans l'embarras où vous êtes.
Certes vous n'auriez pas ouvert la bouche, si vous aviez
pensé qu'on dût vous répondre. Juges,
vous avez remarqué peut-être avec quelle
légèreté et quelle indécence il a
prononcé son accusation. Sans doute qu'après
avoir jeté les yeux sur les bancs que nous occupons,
il a demandé si tel ou tel de ces orateurs
défendrait l'accusé. Il n'aura pas même
pensé à moi, par la raison que je n'ai point
encore parlé dans une cause publique. Certain qu'il
n'aurait pour adversaire aucun de ceux qui ont le talent et
l'habitude de la parole, il s'est mis à l'aise. Vous
l'avez vu s'asseoir, marcher, quelquefois même appeler
un esclave, apparemment pour commander son repas. En votre
présence, en présence de cette assemblée
respectable, il agissait comme s'il n'avait personne autour
de lui.
XXII. Enfin il a conclu : il s'est assis : je me suis
levé : il a semblé satisfait que ce ne
fût pas un autre que moi. Pendant que je parlais, j'ai
observé qu'il plaisantait et s'occupait de tout autre
chose, jusqu'au moment où j'ai nommé
Chrysogonus. Tout à coup il s'est dressé : il a
paru s'étonner. J'ai senti pourquoi : j'ai
répété ce nom une seconde, une
troisième fois. Alors des émissaires
empressés n'ont cessé de passer et de repasser.
Sans doute ils allaient avertir Chrysogonus qu'il se trouve
dans Rome un homme assez hardi pour résister à
ses volontés ; que la cause est traitée
autrement qu'il ne l'avait pensé ; que l'achat des
biens est dévoilé et l'association très
maltraitée ; que son crédit et sa puissance ne
sont pas redoutés ; que les juges écoutent, et
que le peuple s'indigne. Vos espérances ont
été déçues, et vous voyez,
Erucius, que tout a changé de face ; que la cause de
Sextus est plaidée, sinon avec éloquence, du
moins avec courage. Vous pensiez qu'il était
abandonné ; on ose le défendre : que les juges
le livreraient sans examen ; ils veulent prononcer un
arrêt équitable. Faites donc reparaître
cette habileté et cette prudence qui vous
distinguèrent autrefois. Avouez-le, vous comptiez
trouver ici des assassins et non des juges. Il est question
d'un parricide, et l'accusateur n'a pas dit pourquoi un fils
a tué son père.
Lorsqu'il s'agit d'un simple délit, de quelqu'une de
ces contraventions qui sont communes et presque
journalières, on examine avant tout quelle en a pu
être la cause. Erucius ne croit pas qu'on doive le
faire quand il est question d'un parricide, d'un attentat,
où, lors même qu'une foule de motifs paraissent
se réunir et concourir ensemble, on ne croit pas
légèrement, on ne se décide pas sur de
faibles conjectures, on n'écoute pas un témoin
incertain ; les talents de l'accusateur ne déterminent
pas l'opinion des juges ; il est nécessaire qu'on
prouve que plusieurs crimes ont précédé
ce crime, et que l'accusé est un homme perdu de moeurs
; qu'on montre en lui une audace extrême : que dis-je ?
l'excès de la fureur et de la démence : cela ne
suffit pas encore ; il faut qu'il existe des traces
manifestes du crime, et qu'on voie en quel lieu, de quelle
manière, par quel bras, en quel temps il a
été commis. Si ces preuves ne sont en grand
nombre, si elles ne sont évidentes, on ne peut se
résoudre à croire une action aussi impie, aussi
atroce, aussi abominable.
En effet, les droits de l'humanité sont bien puissants
; les liens du sang ont une grande force ; la nature
elle-même repousse ces horribles soupçons. C'est
assurément le plus monstrueux de tous les prodiges,
qu'un être revêtu de la forme humaine soit assez
féroce pour ravir la lumière à qui lui
donna le jour, tandis que les monstres des forêts
s'attachent par instinct aux animaux qui leur ont
donné la vie et la nourriture.
XXIII. On rapporte qu'il y a quelques années, T.
Célius, citoyen honnête de Terracine,
s'étant retiré le soir dans une chambre avec
ses deux fils, alors adolescents, fut trouvé le
lendemain égorgé dans son lit. Nul homme libre
ou esclave ne pouvait être soupçonné de
cet assassinat ; les jeunes gens, qui avaient passé la
nuit auprès de lui, disaient ne s'être
aperçus de rien : ils furent accusés de
parricide. Assurément les soupçons
étaient fondés. Quelle apparence que ni l'un ni
l'autre n'eussent rien aperçu ? qu'un homme eut
risqué de s'introduire dans cette chambre, surtout au
moment où il pouvait être aisément
entendu et repoussé par les deux jeunes gens qui s'y
trouvaient avec leur père ? Ajoutez enfin que les
soupçons ne pouvaient tomber sur aucun autre.
Cependant, après que les juges se furent
assurés qu'en ouvrant les portes on les avait
trouvés endormis, ils furent renvoyés absous.
On n'imaginait pas qu'un homme après avoir
violé toutes les lois divines et humaines par le plus
horrible des forfaits, pût aussitôt se livrer au
sommeil, parce que ceux qui ont commis un tel attentat, loin
de pouvoir reposer sans inquiétude, ne peuvent
même respirer sans frayeur.
XXIV. Nous lisons dans les poètes, que pour venger un
père, des fils ont puni eux-mêmes une
mère criminelle. Ils ne l'ont fait que pour
obéir à l'ordre et aux oracles des dieux
immortels : cependant, vous voyez comme les Furies les
poursuivent, sans permettre qu'ils s'arrêtent en aucun
lieu, parce qu'ils ont outragé la nature, alors
même qu'ils l'ont vengée ? Oui, telle est la
force du sang paternel et maternel, telle est
l'intimité de ses liens, telle est la sainteté
de ses droits, que celui qui s'est souillé d'une seule
goutte de ce sang précieux, n'en peut jamais effacer
la tache : elle pénètre jusqu'à
l'âme ; elle y porte un trouble et un délire
affreux. Car, ne croyez pas que les impies et les
scélérats soient, comme vous le voyez sur nos
théâtres, poursuivis en effet, qu'ils soient
effrayés par les torches ardentes des Furies. Le crime
du coupable et ses propres terreurs font son plus cruel
supplice. Ce sont ses forfaits qui l'agitent et qui troublent
sa raison ; ce sont les remords cuisants et les cris de sa
conscience qui jettent l'épouvante dans son âme.
Voilà les Furies qui s'attachent aux impies, qui les
suivent partout, et qui vengent, jour et nuit la nature
outragée par des fils scélérats.
L'énormité de ce crime fait qu'il n'est pas
croyable, à moins qu'il ne soit presque
évident, et qu'on ne voie dans l'accusé une
jeunesse livrée au vice, une vie souillée
d'opprobres, des dépenses prodiguées pour la
débauche et l'infamie, une audace
effrénée, une inconséquence de conduite
qui tienne de la folie. Il faut encore qu'on aperçoive
la haine du père, la crainte de l'animadversion
paternelle, des amis sans honneur et sans foi, des esclaves
complices, un moment favorable, un lieu propre au crime.
J'oserais dire qu'avant de croire un forfait si horrible, si
atroce, si exécrable, il faut que les juges voient les
mains du fils fumantes du sang de son père :
d'où l'on peut conclure que moins ce forfait est
croyable quand il n'est pas démontré, plus on
doit sévir contre le coupable lorsqu'il est
convaincu.
XXV. Aussi parmi plusieurs institutions qui prouvent que nos
ancêtres l'ont emporté sur le reste des nations
par les lumières et la sagesse, autant que par la
force des armes, ce qui le démontre surtout, c'est
qu'ils ont inventé contre les parricides un supplice
extraordinaire. Observez combien à cet égard
ils se sont montrés supérieurs aux hommes
mêmes qu'on a regardés comme les plus sages chez
tous les autres peuples. La sagesse d'Athènes, dans
les temps de sa gloire, a été vantée par
tous les siècles ; et Solon, qui dicta les lois que
cette ville suit encore, a été le plus sage des
Athéniens. On lui demandait pourquoi il n'avait pas
établi de peines contre le parricide : J'ai
pensé, dit-il, que ce crime ne se commettrait pas. On
a loué sa prudence, de ce qu'il n'avait rien
prononcé contre un attentat jusqu'alors sans exemple,
dans la crainte que la loi qui le défendrait n'en fit
naître l'idée. Oh ! combien nos ancêtres
ont été plus sages ! Persuadés qu'il
n'est point de terme qu'on puisse prescrire à
l'audace, ils ont imaginé un supplice
réservé aux seuls parricides, afin que la
rigueur du châtiment détournât du crime
ceux que la nature ne pourrait retenir dans le devoir. Ils
ont voulu qu'ils fussent cousus vivants dans un sac de cuir,
et jetés ainsi dans le Tibre.
XXVI. O sagesse admirable
! Ne semblent-ils pas les avoir séparés de la
nature entière, en leur ravissant à la fois le
ciel, le soleil, l'eau et la terre, afin que le monstre qui
aurait ôté la vie à l'auteur de ses jours
ne jouît plus d'aucun des éléments qui
sont regardés comme le principe de tout ce qui existe
? Ils n'ont pas voulu que les corps des parricides fussent
exposés aux bêtes, dans la crainte que, nourries
de cette chair impie, elles ne devinssent elles-mêmes
plus féroces ; ni qu'ils fussent jetés nus dans
le Tibre, de peur que portés à la mer, ils ne
souillassent ses eaux destinées à purifier
toutes les souillures. En un mot, il n'est rien dans la
nature ni de si vil ni de si vulgaire, dont ils leur aient
laissé aucune jouissance. Qu'y a-t-il en effet qui
soit plus de droit commun, que l'air pour les vivants, la
terre pour les morts, la mer pour les corps qui flottent sur
les eaux, le rivage pour ceux que les flots ont
rejetés ? Eh bien ! ces malheureux achèvent de
vivre, sans pouvoir respirer l'air du ciel ; ils meurent, et
la terre ne touche point leurs os ; ils sont agités
par les vagues, et n'en sont point arrosés ; enfin
rejetés par la mer, ils ne peuvent, après leur
mort, reposer même sur les rochers (17).
En dénonçant un crime contre lequel on a
inventé un supplice effroyable, croyez-vous, Erucius,
convaincre des juges tels que les nôtres, lorsque vous
n'alléguez pas même la cause d'un tel attentat ?
Quand vous accuseriez Sextus devant les acquéreurs de
ses biens, présidés par Chrysogonus
lui-inême, vous auriez dû vous préparer
avec plus de soin. Ne voyez-vous pas quel est l'état
de la question, et quels sont nos juges ? Il s'agit d'un
parricide, d'un forfait qu'on ne peut commettre sans un grand
nombre de motifs ; et nous parlons devant les hommes
judicieux, qui savent qu'on ne commet pas sans motif la faute
même la plus légère.
XXVII. Eh bien ! vous n'en pouvez produire aucun : c'en est
assez pour assurer le triomphe de ma cause. Cependant je
n'userai pas de tout mon droit, et sûr de l'innocence
de Sextus, je vous accorderai dans cette cause ce que je ne
vous accorderais dans aucune autre. Je ne demande plus
pourquoi il a tué son père ; je demande comment
il l'a tué. Oui, Erucius, voilà ce qu'il faut
nous dire, et je vous permets ici de répondre,
d'interrompre, et même d'interroger, si vous voulez.
Comment l'a-t-il tué ? a-t-il frappé
lui-même ? a-t-il employé des bras
étrangers ? Si vous prétendez qu'il l'a
tué lui-même, il n'était pas à
Rome. Si vous dites qu'il l'a fait égorger par
d'autres, est-ce par des esclaves ou par des hommes libres ?
sont-ce des hommes d'Amérie comme lui, ou quelques-uns
des brigands dont Rome est infestée ? S'ils sont
d'Amérie, faites-les connaître : pourquoi ne les
pas nommer ? S'ils sont de Rome, d'où Roscius les
avait-il connus, lui qui depuis longtemps n'est pas venu
à Rome, et qui n'y séjourna jamais plus de
trois jours ? en quel lieu s'est-il concerté avec eux
? auquel a-t-il parlé ? par quel moyen les a-t-il
séduits ? A-t-il donné de l'argent ? à
qui, par qui l'a-t-il donné ? d'où l'avait-il ?
Quelle était la somme ? N'est-ce pas en suivant ces
traces qu'on remonte à la source du crime ? Et
rappelez-vous en même temps sous quelles couleurs vous
avez peint la vie de Sextus. C'est, disiez-vous, un homme
sauvage et grossier, il n'a jamais eu de commerce avec
personne ; jamais il n'a quitté ses champs.
Je pourrais observer, et ce serait une des plus fortes
présomptions en sa faveur, que des moeurs
champêtres, qu'une nourriture frugale, que cette vie
simple et austère, ne s'accordent guère avec de
tels attentats. Toutes les espèces d'arbres et de
grains ne se rencontrent pas dans toutes les terres, de
même tous les genres de vie ne produisent pas tous les
genres de crime. C'est à la ville que naît le
luxe : le luxe produit nécessairement la
cupidité, et la cupidité enfante l'audace, qui
est elle-même la mère de tous les crimes et de
tous les forfaits. La vie champêtre, cette vie que vous
nommez sauvage, est l'école de l'économie ;
elle inspire le goût du travail et l'amour de la
justice.
Mais je supprime ces réflexions.
XXVIII. Je demande seulement par quels hommes cet homme qui,
d'après vous-même, n'eut jamais de commerce avec
les hommes, a-t-il fait commettre, étant absent de
Rome, ce crime si horrible et dont le secret était si
important pour lui ? Il y a souvent des accusations fausses,
mais elles sont étayées du moins par quelques
soupcons. Si l'on trouve ici l'ombre même d'un
soupçon, je conviendrai que Sextus est coupable.
Roscius a été tué à Rome, pendant
que son fils était dans ses biens d'Amérie. Ce
fils aura sans doute écrit à quelque assassin,
lui qui ne connaissait personne à Rome. Il aura fait
venir un assassin, mais dans quel temps ? Il aura
envoyé un exprès : quel est cet exprès ?
à qui l'a-t-il envoyé ? quels ont
été ses moyens de séduction ? l'argent,
les caresses, l'espérance, les promesses ? Rien de
tout cela ne peut même être supposé ; et
dans cette cause, cependant, il s'agit d'un parricide. Il
faut donc qu'il ait employé des esclaves. O sort
vraiment déplorable ! dans une accusation de cette
nature, la ressource ordinaire des innocents est d'offrir
leurs esclaves pour qu'ils soient interrogés. Cette
ressource est interdite à Sextus. Vous qui l'accusez,
vous avez tous ses esclaves en votre pouvoir : il en
possédait un grand nombre ; il ne lui en reste pas un
seul pour l'aider dans les besoins de la vie. Scipion,
Métellus, j'invoque ici votre témoignage.
Plusieurs fois par votre entremise, Sextus a demandé
aux adversaires deux esclaves de son père afin qu'ils
fussent interrogés. Vous souvenez-vous, Titus, que
vous les avez refusés ? Ces esclaves, où
sont-ils ? à la suite de Chrysogonus. Il a des
égards pour eux ; il les comble de bontés. Je
demande de nouveau qu'ils soient interrogés ; Sextus
vous en conjure, il vous en supplie : pourquoi les
refusez-vous ?
Hésitez encore, si vous le pouvez, citoyens, à
nommer l'assassin ; balancez entre l'homme que la mort de
Roscius livre à l'indigence et à des
périls de toute espèce, à qui l'on ne
permet pas même d'informer sur la mort de son
père, et ceux qui éludent les informations, qui
possèdent les biens, qui vivent dans le meurtre et par
le meurtre. Cette cause est un tissu d'horreurs et
d'indignités ; mais qu'un fils n'ait pas la
liberté d'interroger les esclaves de son père,
sur la mort de son père ; que ses esclaves ne soient
pas laissés en son pouvoir jusqu'à ce qu'ils
aient été interrogés sur le meurtre de
son père, c'est le comble de l'injustice et de la
cruauté. Je traiterai bientôt cette partie de ma
cause ; car tout ceci concerne les Roscius, et j'ai promis de
parler de leur audace, après que j'aurai
détruit les imputations de l'accusateur.
XXIX. Je reviens à vous, Erucius. Il faut que vous
conveniez avec moi que Sextus, s'il est coupable, a
lui-même commis le crime, ce que vous niez, ou qu'il
l'a fait commettre par des hommes libres ou par des esclaves.
Vous ne pouvez pas montrer comment il a pu se concerter avec
des hommes libres ; par quel moyen, en quel lieu, par quels
agents, par quelles promesses ou par quel salaire il a pu les
séduire. Et moi, je prouve qu'il n'a rien fait, qu'il
n'a rien pu faire de tout cela, parce qu'il n'est pas venu
à Rome depuis plusieurs années, et qu'il n'est
jamais sorti de ses biens sans une cause légitime.
Repoussé dans toutes vos allégations, il ne
vous restait plus qu'à citer les esclaves :
c'était un dernier port qui semblait vous être
offert. Vous n'y trouvez qu'un écueil où se
brise votre accusation, et qui renvoie tous les
soupçons contre vous-même.
Quel est donc enfin, dans cette indigence de preuves, le
dernier recours de l'accusateur ? C'était un temps,
dit-il, où l'on tuait impunément ; ainsi, vu le
nombre des sicaires, vous n'avez pas eu de peine à
faire commettre ce meurtre. A merveille, Erucius. Il me
semble que, payé pour une seule chose, vous voulez en
faire deux à la fois : nous immoler par le glaive des
lois, et accuser en même temps ceux qui vous salarient.
Que dites-vous ? On tuait partout. Eh ! qui donc ordonnait,
qui donc exécutait les meurtres ? Oubliez-vous que
ceux qui vous emploient sont des acquéreurs ? Et ne
savons-nous pas qu'alors les acquéreurs et les
égorgeurs étaient les mêmes ? En un mot,
ceux qui, jour et nuit, couraient armés dans toutes
les rues, ceux qui ne sortaient pas de Rome, qui vivaient
sans cesse dans le pillage et le sang, reprocheront-ils
à Sextus les atrocités de ces temps
désastreux ? Cette foule d'assassins dont ils
étaient eux-mêmes les chefs et les guides,
sera-t-elle imputée à Sextus, qui
n'était pas à Rome, qui même ignorait ce
qui se passait à Rome, puisque, de votre propre aveu,
il a toujours vécu à la campagne ?
Juges, ce serait abuser de votre patience et paraître
me défier de vos lumières, que d'insister plus
longtemps sur des choses aussi évidentes. Je crois
avoir détruit victorieusement l'accusation d'Erucius :
car sans doute vous n'attendez pas que je réfute ce
qu'il lui a plu d'avancer au sujet du péculat et
d'autres chimères semblables ; griefs nouveaux et dont
nous n'avions point entendu parler jusqu'à ce moment.
J'ai pensé que c'étaient quelques lambeaux d'un
discours qu'il prépare contre un autre accusé,
tant ils sont étrangers à une cause de
parricide, et à la personne de celui que je
défends. A des allégations sans preuve, une
dénégation suffit. S'il réserve quelque
chose pour les témoins, il nous trouvera aussi dans
cette partie, comme dans tout le reste, mieux
préparés qu'il ne le croyait.
XXX. Maintenant je
deviens accusateur : il me faut tout le sentiment de mes
devoirs pour m'y déterminer. Si j'accusais par
goût et par calcul, j'attaquerais d'autres hommes dont
l'importance me pourrait donner de la
célébrité ; ce que je ne voudrai jamais
faire, tant que je pourrai m'en dispenser. En effet, l'homme
vraiment digne de nos hommages est, selon moi, celui qui
s'est élevé par son propre mérite, et
qui n'a point fondé sa grandeur sur l'infortune et la
ruine des autres. Sortons enfin de ces discussions, qui ne
peuvent rien nous apprendre. Cherchons le crime où il
est ; suivons-en toutes les traces. Vous allez
connaître, Erucius, quelle foule de présomptions
appuie une accusation réelle et positive. Cependant je
ne dirai pas tout, et je ne ferai qu'effleurer chaque objet.
Je me tairais même, si je n'étais contraint de
parler ; et ce qui prouvera que je parle à regret,
c'est que je n'irai pas plus loin que ne l'exigeront
l'intérêt de Sextus et la fidélité
de mon ministère.
Vous ne trouviez pas un seul motif dans Sextus, et moi j'en
trouve plusieurs dans Titus ; car c'est vous, Titus, que
j'accuse, parce que vous êtes assis sur ce banc, et que
vous vous déclarez ouvertement notre adversaire. Par
la suite, je m'occuperai de Capiton, s'il se présente
comme témoin, ainsi qu'on l'annonce : il entendra
parler de ses autres exploits, dont il ne soupçonne
pas même que je sois instruit.
Le célèbre Cassius (18), que le peuple romain
regardait comme le juge le plus intègre et le plus
éclairé, s'attachait dans les causes à
reconnaître à qui l'action avait
été profitable. En effet, tels sont les hommes
; nul d'eux ne se porte à faire le mal sans
intérêt. Les accusés redoutaient de
l'avoir pour juge, parce que, quel que fût son amour
pour la justice, il semble être par lui-même plus
porté à la rigueur que sensible à la
pitié. Pour moi, quoique ce tribunal soit
présidé par un homme dont le courage sait
braver l'audace, et que sa vertu dispose à
l'indulgence, je consentirais volontiers à
défendre Sextus devant Cassius lui-même,
présidant ces juges austères, dont le seul nom
fait encore pâlir les accusés.
XXXI. En effet, quand ils verraient dans cette cause les
accusateurs en possession d'une fortune immense, et Sextus
réduit à la misère, ils ne chercheraient
pas à qui l'action a été profitable ;
à l'instant même tous les soupçons se
dirigeraient plutôt sur l'opulence des accusateurs que
sur l'indigence de l'accusé. Mais si l'on ajoutait de
plus que vous étiez pauvre avant ce crime, que vous
étiez un homme cupide, audacieux, l'ennemi
déclaré de celui qui a été
assassiné, faudrait-il chercher encore si vous aviez
des raisons pont commettre ce meurtre ?
Or est-il rien, dans tout ce que j'énonce ici, qui
puisse être contesté ? La pauvreté de cet
homme est extrême ; elle est publique ; elle se montre
d'autant plus qu'on prend plus de soin pour la dissimuler.
Titus, vous avez mis votre cupidité en
évidence, en vous associant à un
étranger pour dépouiller un compatriote et un
parent. Mille preuves attestent votre audace ; je n'en
produirai qu'une : c'est que, dans toute votre
société, c'est-à-dire parmi un si grand
nombre de sicaires, nul autre que vous seul n'a osé
prendre place sur le banc des accusateurs, et se montrer,
s'offrir même aux regards du public. Enfin, vous ne
pouvez disconvenir que vous n'ayez été l'ennemi
de Roscius, et qu'il n'ait existé entre Roscius et
vous de grands démêlés
d'intérêt.
Juges, la mort de Roscius a procuré des richesses
à Titus ; elle a ravi à Sextus tout ce qu'il
possédait. Avant l'assassinat, Titus était
pauvre ; après l'assassinat, Sextus s'est vu
réduit à la plus affreuse indigence. L'un
poursuit ses parents avec fureur, pour assouvir sa
cupidité ; l'autre, toujours
désintéressé dans sa conduite, ne fit
jamais d'autre gain, et ne connut jamais d'autre revenu que
les produits de son travail. Le premier est le plus audacieux
des acquéreurs ; l'autre, qui ne connaît ni le
forum ni les tribunaux, redoute les procès et
même l'approche de Rome ; et pour dire encore plus,
Titus fut l'ennemi de Roscius, Sextus est son fils : lequel
doit être présumé son assassin ?
XXXII. Erucius, si vous
aviez trouvé contre l'accusé tant et de si
fortes présomptions, quels seraient votre triomphe et
l'insolence de vos interminables discours ? Certes le temps
vous manquerait plus tôt que les paroles. En effet,
chaque article suffirait pour consumer des journées
entières. Je pourrais parler aussi longtemps que vous
; car, encore que je sente la faiblesse de mon talent, je ne
porte pas la modestie jusqu'à croire mon esprit plus
stérile que le vôtre. Mais peut-être, vu
la multitude des défenseurs, resterai-je confondu dans
la foule ; et vous, grâce à une nouvelle
bataille de Cannes, vous occupez un des premiers rangs parmi
les accusateurs. Combien nous en avons vu périr
auprès du lac, non de Trasimène, mais de
Servilius (19) ! Eh
! qui put échapper alors au fer des Phrygiens ?
(20) Il est inutile
de les dénombrer ici, de citer ces
vétérans des tribunaux, les Curtius, les
Marius, les Memmius, enfin cet autre Priam, le vieux
Antistius, à qui l'âge et même les lois ne
permettaient plus l'usage des armes (21). Avec eux ont
succombé mille autres gens obscurs et oubliés,
qui accusaient les assassins et les empoisonneurs. Quant
à moi, je voudrais qu'ils vécussent tous : car
ce n'est pas un mal qu'il y ait un grand nombre de chiens
partout où il y a beaucoup de gens à observer,
et beaucoup de choses à garder. Mais, dans le
désordre de la guerre, il se commet bien des crimes
à l'insu des généraux. Pendant que le
chef suprême s'occupait d'autres soins, les
scélérats travaillaient pour eux-mêmes ;
et comme si une nuit éternelle se fût
répandue sur la république, ils s'agitaient
dans les ténèbres et mettaient tout en
confusion. Je m'étonne qu'après avoir
égorgé les accusateurs et les juges, ils
n'aient pas aussi brûlé les tribunaux, afin
qu'il ne restât aucun vestige des jugements.
Heureusement leurs excès furent trop publics : il
n'était pas en leur pouvoir d'exterminer tous les
témoins. Tant que le genre humain subsistera, des
accusateurs s'élèveront contre eux ; tant que
Rome vivra, les jugements s'exerceront. Au surplus, si
Erucius, comme je l'ai déjà dit, trouvait dans
sa cause tous les moyens que je viens de vous exposer, il
pourrait les développer fort au long ; je le pourrais
aussi : mais, je le répète, mon intention est
de traiter légèrement et d'effleurer chaque
objet : je veux prouver à tous que si je forme une
accusation, c'est que l'intérêt de mon client
m'en impose le devoir.
XXXIII. Je vois donc que
beaucoup de motifs pouvaient déterminer Titus. Voyons
à présent s'il a eu des facilités pour
exécuter ce crime. Où Roscius a-t-il
été tué ? A Rome. Eh bien ! Titus,
où étiez-vous alors ? A Rome. Qu'importe ?
direz-vous ; bien d'autres y étaient comme moi. Cela
est vrai : aussi ne cherchons-nous pas à
découvrir dans la foule des habitants lequel a
tué Roscius ; nous examinons de quel côté
est la vraisemblance. Roscius a été tué
à Rome. Vous résidiez alors à Rome ; et
depuis très longtemps. Sextus ne s'est pas même
approché de cette ville. La vraisemblance est contre
vous.
Examinons aussi les autres facilités. Rome alors
était remplie d'assassins, je répète ce
qu'a dit Erucius, et les meurtres s'y commettaient
impunément. Eh bien ! quels étaient ces
assassins ? C'étaient, ce me semble, ou ceux qui
s'occupaient à saisir les dépouilles, ou les
brigands soudoyés par eux pour commettre les meurtres.
Si vous parlez des premiers, vous êtes de ce nombre,
puisque nos richesses sont devenues les vôtres. Si vous
entendez les hommes que des personnes indulgentes appellent
exécuteurs des proscriptions, cherchez quel est
leur protecteur et leur appui : croyez-moi, vous trouverez
quelqu'un de vos associés. Ensuite mettez dans une
même balance nos moyens de défense, et vos
réponses à nos objections ; l'on verra
facilement quelle différence existe entre la cause de
Sextus et la vôtre. Vous direz : Que peut-on conclure
de ce que je restais constamment à Rome ? Je
répondrai : Moi, je n'y étais jamais. - J'avoue
que j'étais un acquéreur de domaines
confisqués (22). Tant d'autres l'ont
été ! - Mais moi, j'étais, ainsi que
vous me le reprochez vous-même, un cultivateur, un
homme des champs. - Pour avoir été en
société avec des assassins, suis-je un assassin
? - Mais moi, qui ne connus jamais un seul de ces
misérables, une telle inculpation ne peut absolument
m'atteindre. Je pourrais ajouter beaucoup d'autres choses qui
prouveraient que vous aviez tous les moyens de commettre ce
crime ; je m'arrête, parce que je ne vous accuse
vous-même qu'à regret. D'ailleurs, et cette
raison surtout m'engage au silence, si je dévoilais
tous les meurtres de cette nature, je paraîtrais
peut-être vouloir faire le procès à de
nombreux coupables.
XXXIV. Voyons à présent ce que vous avez fait
après la mort de Roscius. Vos démarches sont si
connues, si publiques, que c'est avec peine que je
m'arrête sur ces détails. En effet, quels que
soient vos torts, je crains qu'on ne me soupçonne de
n'avoir voulu sauver Sextus que pour vous perdre
vous-même. Toutefois cette crainte et ce désir
de vous épargner, autant que mon devoir pourrait me le
permettre, font place à l'indignation, quand je pense
à l'excès de votre impudence. Vos complices
fuyaient ; ils se cachaient, afin que le public ne les voyant
pas, on pût lui faire prendre le change sur la nature
de la cause : et vous seul osez paraître et vous placer
auprès de l'accusateur ! et vous avez sollicité
ce rôle odieux ! Vous n'y gagnerez rien que d'avoir
fait connaître à l'univers entier votre audace
et votre effronterie. Roscius a été tué
: qui porte dans Amérie la nouvelle de sa mort ?
Mallius Glaucia, votre client et votre ami. Pourquoi lui
plutôt que tout autre ? Si vous n'aviez formé
d'avance aucun projet contre la vie et les biens de Roscius,
si vous n'étiez associé avec personne pour le
crime, et pour le prix du crime, cet événement
ne vous intéressait en aucune manière. Pourquoi
Glaucia vient-il l'annoncer ?
- Il l'a fait de lui-même.
- Or, je le demande, quel intérêt y prenait-il ?
Dira-t-on que d'autres affaires l'amenaient dans
Amérie, et que, par l'effet du hasard, il a
publié le premier ce qu'il avait appris à Rome
? Quelles étaient ces affaires ? Je ne puis deviner,
dites-vous. Je vais si bien éclaircir la chose, qu'il
n'y aura rien à deviner. Pour quelle raison a-t-il
d'abord porté cette nouvelle à Capiton
plutôt qu'à la femme et aux enfants de Roscius,
plutôt qu'à ses parents et à ses
alliés qui avaient vécu avec lui dans la
meilleure intelligence ? Pourquoi, dis-je, ce Glaucia, votre
client, qui apportait la nouvelle de votre crime, l'a-t-il
annoncé précisément à Capiton
?
Roscius a été tué en revenant de
dîner, et dès avant le jour on l'a su dans
Amérie. Que signifie cette course incroyable, cette
célérité, cette précipitation
extraordinaire ? Je ne demande pas qui l'a frappé. Ne
craignez rien, Glaucia ; je ne vous fouille pas ; je ne
cherche pas si vous aviez quelque arme sur vous. Je trouve
celui qui a commandé le meurtre ; peu m'importe la
main qui l'a commis. Je m'en tiens à ce qui est
démontré par des faits évidents. En quel
lieu et par qui Glaucia a-t-il été
informé ? comment a-t-il été si
promptement instruit ? Supposons qu'il l'ait su au moment
même : pourquoi faire tant de chemin en une seule nuit
? S'il allait à Amérie pour ses affaires,
quelle nécessité de partir de Rome à
cette heure, sans donner au sommeil un seul instant de la
nuit ? A des indices aussi manifestes, est-il besoin de
joindre des raisonnements et des conjectures ?
XXXV. Juges, ne vous
semble-t-il pas voir de vos propres yeux tout ce que vous
venez d'entendre ? N'apercevez-vous pas l'infortuné
Roscius retournant chez lui sans défiance ? Ne
voyez-vous pas les embûches dressées ? l'attaque
brusque et soudaine ? Mallius au milieu des assassins ? Titus
présent, et de ses propres mains plaçant sur un
char cet autre Automédon, qui va porter la nouvelle de
son horrible victoire ? Il le conjure de veiller la nuit
entière, de travailler pour la gloire de son
maître, et d'instruire Capiton le plus tôt qu'il
sera possible.
Pourquoi veut-il que Capiton soit instruit le premier ? Je
l'ignore. Je vois seulement que Capiton a été
admis au partage ; je vois que trois des plus riches domaines
sont devenus sa propriété. Je sais d'ailleurs
que ce n'est pas la première fois que des
soupçons de cette nature tombent sur Capiton ; qu'il
s'est déjà signalé par plusieurs coups
fameux, que cependant la palme doit être,
adjugée à ce dernier exploit ; qu'il n'est
aucune manière de tuer les gens qu'il n'ait mise
plusieurs fois en usage ; qu'il a employé le fer
contre les uns, le poison contre les autres. Je peux
même citer un homme qu'au mépris des usages de
nos ancêtres, il a précipité du haut du
pont dans le Tibre, quoiqu'il n'eût pas soixante ans
(23).
Je dévoilerai ces faits, s'il paraît, ou
plutôt quand il paraîtra ; car je sais que tel
est son dessein. Qu'il vienne seulement ; qu'il
déroule ce recueil volumineux dont je puis prouver que
toutes les lignes ont été tracées par la
main d'Erucius. On dit qu'il a menacé Sextus de
déposer, sous la foi du serment, tous les faits qui
s'y trouvent contenus. Admirable témoin !
autorité imposante ! O combien
l'honnêteté d'un tel caractère doit
obtenir la confiance et déterminer les suffrages du
tribunal ! Certes, leurs crimes ne paraîtraient pas
dans un si grand jour, si la cupidité, l'avarice et
l'audace ne les avaient pas aveuglés
eux-mêmes.
XXXVI. L'un, à l'instant du meurtre, se hâte
d'envoyer un courrier à son associé et à
son maître. En vain chacun affecterait de
méconnaître l'auteur du crime ; il se
dénonce lui-même à tout l'univers.
L'autre, grands dieux ! s'apprête à
déposer même contre Sextus, comme s'il
était question de juger si l'on doit croire ce qu'il
aura dit, ou punir ce qu'il aura fait.
Chez nos ancêtres, les citoyens les plus respectables
ne pouvaient être témoins dans leur propre
cause, même pour les faits du plus léger
intérêt. Scipion l'Africain, dont le surnom
atteste qu'il a conquis une des trois parties du monde,
n'aurait pas déposé dans une affaire qui lui
aurait été personnelle. J'ose à peine le
dire d'un si grand homme ; mais s'il l'avait fait, son
témoignage n'aurait été d'aucune valeur.
Oh ! que les temps sont changés ! et combien tout est
dégénéré ! Il est question d'une
spoliation et d'un meurtre ; et l'on entendra comme
témoin le spoliateur et le meurtrier,
c'est-à-dire celui qui est l'adjudicataire et le
possesseur de ces mêmes biens dont il s'agit ici, et
qui a fait égorger l'homme dont on poursuit les
assassins.
Eh bien ! honnête Titus, qu'avez-vous à
répondre ? Pesez toutes mes paroles, et tenez-vous sur
vos gardes : cette affaire peut avoir des suites funestes.
Vos crimes sont connus ; des faits sans nombre attestent
votre audace et votre perversité ; mais ce qui prouve
surtout l'absence de toute raison, c'est cette
démarche qu'assurément Erucius n'a pas
conseillée. Pourquoi paraître ici ? Un
accusateur muet, un témoin qui se lève du banc
de l'accusateur, n'obtiennent aucune confiance. D'ailleurs
votre cupidité aurait été un peu plus
secrète et plus cachée. A présent
qu'a-t-on besoin de vous entendre, quand l'un et l'autre vous
semblez, dans tout-ce que vous faites, prendre à
tâche de nous servir nous-mêmes contre vous ?
Reprenons la suite des événements.
XXXVII. Quatre jours après le meurtre de Roscius,
cette nouvelle parvient à Chrysogonus, au camp de
Sylla, près de Volaterre. On demande encore ici, qui
envoya le courrier ? N'est-il pas évident que c'est le
même qui avait envoyé celui d'Amérie ? A
l'instant Chrysogonus fait procéder à la vente
des biens, lui qui ne connaissait ni la personne ni la
fortune de Roscius. Mais comment lui est-il venu dans la
pensée de convoiter les propriétés d'un
homme qu'il ne connaissait pas et qu'il n'avait jamais vu ?
Juges, en de pareilles occasions, vous vous dites à
vous-mêmes : il faut absolument qu'un habitant de la
ville ou qu'un homme des environs ait parlé. Ce sont
eux qui donnent ces indications ; c'est le plus souvent par
eux qu'on est décelé. Vous n'avez à
former ici aucun soupçon de cette nature ; car je ne
vous dirai pas : Il est vraisemblable que les Roscius ont
donné ces informations à Chrysogonus ;
dès longtemps ils sont liés avec lui ; les
Roscius ont négligé tous les amis de leur
famille, ils ont cessé de cultiver et d'honorer leurs
anciens patrons, pour devenir les protégés et
les clients de Chrysogonus.
En raisonnant ainsi, je dirais la vérité, mais
dans cette cause nous n'en sommes pas réduits aux
conjectures. Ils ne nient pas, j'en suis certain, que c'est
à leur instigation que Chrysogonus s'est mis en
possession des biens. Si je vous fais voir de vos propres
yeux celui qui a reçu le prix de la
dénonciation, pourrez-vous encore
méconnaître le dénonciateur ? Or,
à qui Chrysogonus a-t-il fait part de ces biens ? -
Aux deux Roscius. - A qui encore ? - A nul autre. Peut-on
douter que la proie n'ait été offerte à
Chrysogonus par ceux qui ont reçu de lui une portion
de la proie ?
Considérons à présent ce qu'en a
jugé Chrysogonus lui-même. Si dans ce combat les
deux Roscius n'avaient pas rendu quelque service essentiel,
pourquoi les a-t-il si magnifiquement
récompensés ? S'ils n'ont fait que l'informer
du meurtre, n'était-ce pas assez de les remercier, ou
tout au plus, pour agir très
généreusement, de leur accorder une
gratification ? Pourquoi trois domaines si riches sont-ils
à l'instant même donnés à Capiton
? Pourquoi Titus possède-t-il tous les autres en
commun avec Chrysogonus ? N'est-il pas évident que,
bien instruit des faits, Chrysogonus a reconnu leurs droits
à cette portion du butin ?
XXXVIII. Capiton se
transporte au camp avec les autres députés
d'Amérie. Par cette députation même,
connaissez la vie entière, le caractère et la
moralité de cet homme. Si vous ne voyez clairement
qu'il n'est pas de devoirs, de droits si saints, si
respectables qu'ils puissent être, que ce fourbe et ce
traître n'ait violés et profanés,
prononcez qu'il est un très honnête homme. Il
empêche que Sylla ne soit instruit des faits ; il
révèle à Chrysogonus les desseins et les
intentions de ses collègues ; il l'avertit de prendre
ses précautions pour que l'affaire ne s'ébruite
pas ; il lui fait voir que si la vente est annulée, il
perdra une fortune immense et que lui-même courra
risque de la vie. Il excite celui-ci ; il trompe
ceux-là : il avertit le premier de se tenir sur ses
gardes ; il abuse les autres par de fausses espérances
; il se concerte avec Chrysogonus pour tromper les
députés ; il trahit les députés
en découvrant leurs projets à Chrysogonus : il
stipule la somme qui lui sera remise, et toujours
prétextant quelque occupation de Sylla, il ferme aux
autres tout accès auprès du dictateur. Enfin,
grâce à ses sollicitations, à ses
conseils, à ses résistances, les
députés ne parviennent point jusqu'à
Sylla. Trompés par leur confiance, disons mieux, par
sa perfidie, comme ils l'attesteront eux-mêmes, si
l'accusateur veut les interroger (24), au lieu d'une
réponse positive, ils emportèrent une fausse
espérance.
Dans les transactions privées, tout mandataire qui,
pour son intérêt ou son avantage personnel,
avait, je ne dis pas trahi, mais négligé les
intérêts de son commettant, était
regardé, chez nos ancêtres, comme coupable d'une
action infâme. Aussi nos lois punissent-elles
l'infidélité du mandataire aussi honteusement
que le vol. La raison en est sans doute que, dans les
affaires que nous ne pouvons conduire nous-mêmes, la
fidélité de nos amis nous remplace et
supplée à notre impuissance. Violer cette
fidélité, c'est détruire l'asile commun
de tous les hommes ; c'est troubler, autant qu'il est en soi,
l'harmonie de la société. En effet, nous ne
pouvons tout faire par nous-mêmes, et les uns ont des
moyens que les autres n'ont pas : les amitiés se
forment afin que le bonheur général
résulte de la réciprocité des services.
Pourquoi accepter un mandat, si vous devez le négliger
ou le tourner à votre avantage ? Vous vous offrez
à moi, et c'est pour me trahir ! c'est pour me nuire
en feignant de m'obliger ! Eloignez-vous, j'aurai recours
à un autre. En me promettant vos services, vous vous
chargez d'un fardeau que vous pensez être en
état de soutenir ; et la dette que vous contractez,
l'honneur vous fait un devoir de l'acquitter. L'abus de
confiance est donc un délit infamant, parce qu'il
viole les deux choses les plus sacrées,
l'amitié et la bonne foi ; car on ne commet
guère ses intérêts qu'à un ami, et
l'on ne se confie qu'à celui que l'on croit
fidèle. C'est une double perversité que de
violer l'amitié, et de tromper tout ensemble un homme
qui n'aurait éprouvé aucun dommage, s'il
n'avait mis en vous sa confiance.
XXXIX. Quoi ! dans les plus petites choses, un mandataire
infidèle est flétri par les tribunaux et dans
une affaire de cette importance, quand un homme chargé
de rétablir la mémoire du père et la
fortune du fils, déshonore l'un et dépouille
l'autre, cet homme sera compté au nombre des
honnêtes gens ? il lui sera permis de vivre ? Lorsqu'il
s'agit d'intérêts légers et
privés, la négligence d'un mandataire lui
attire une peine infamante, parce qu'il est dans l'ordre que
le commettant ne s'occupe plus de son affaire, dont tout le
soin est remis alors au mandataire seul : quelle peine subira
donc celui qui, chargé d'une mission publique, n'a pas
seulement préjudicié par sa négligence
à des intérêts privés, mais
profané et souillé par sa perfidie la
sainteté même de la députation ? Quelle
condamnation sera prononcée contre lui?
Supposons que Sextus l'eût chargé en son nom de
suivre cette affaire et d'interposer ses bons offices
auprès de Chrysogonus, et qu'après avoir
accepté cette délégation, Capiton
eût détourné à son profit la somme
la plus modique, l'arbitre ne le condamnerait-il pas à
restituer l'argent et à perdre l'honneur ? Or ici, ce
n'est pas Sextus qui l'a chargé de ses
intérêts ; mais, ce qui est bien plus, les
magistrats d'Amérie lui ont confié l'honneur,
la vie et les biens de Sextus ; et Capiton ne s'est pas
seulement approprié une partie de ses biens, il l'a
tout à fait dépouillé : trois terres
sont le prix qu'il a mis lui-même à sa trahison
; il n'a pas plus respecté le voeu des
décurions et de tous ses concitoyens que ses propres
engagements.
XL. Suivez cet examen, et vous verrez qu'il n'est point de
crime dont il ne se soit rendu coupable. Tromper un
associé dans les plus petites choses est une action
honteuse, et non moins infâme que cet abus de confiance
dont je viens de parler. Et cela doit être : on ne se
met en société avec un autre que pour se donner
un appui. Où nous réfugier, si le coup qui nous
blesse est parti de celui même en qui nous avions
placé notre confiance ? Or, le crime qui doit
être le plus rigoureusement puni, c'est celui contre
lequel il est le plus difficile de se prémunir. Nous
pouvons nous cacher à des étrangers ; mais il
n'est point de secrets pour l'intimité. Eh ! comment
se précautionner contre un associé ? Le
craindre, c'est déjà manquer au devoir. Nos
ancêtres ont donc jugé avec raison que
l'associé infidèle ne peut être
compté au nombre des honnêtes gens. Or, Capiton
n'a pas seulement trompé un associé dans
quelque affaire d'intérêt ; ce crime, quel qu'il
soit, serait moins impardonnable ; mais il a séduit,
il a trahi, abandonné, livré aux adversaires,
abusé par les artifices et la perfidie la plus noire
neuf citoyens respectables, nommés avec lui pour
remplir la même fonction et le même devoir,
chargés d'une mission qui leur était commune :
et ces hommes n'ont pu rien soupçonner de son crime ;
ils n'ont point dû se défier d'un
collègue ; ils n'ont point vu sa
méchanceté ; ils ont ajouté foi à
ses paroles mensongères. Aussi, grâce à
ses artifices, ces députés honnêtes sont
accusés aujourd'hui d'avoir manqué de prudence
et de précaution. Et ce traître, ce transfuge,
ce misérable qui a commencé par
révéler aux adversaires les desseins de ses
collègues, et qui a fini par s'associer lui-même
aux adversaires, prétend nous faire peur ! il ose nous
menacer, enrichi de trois terres, honteux salaire de son
crime ! Juges, dans les horreurs d'une telle vie, dans cet
amas de forfaits, vous trouverez aussi le meurtre sur lequel
vous avez à prononcer. Quand vous voyez réunis
tous les excès de la cupidité, de l'audace, de
la méchanceté, de la perfidie, pensez que ce
crime aussi est caché dans cette foule de
scélératesses. Que dis-je ? il apparaît
ouvertement, il se montre en évidence ; nous ne le
présumons pas d'après leurs crimes
prouvés et reconnus ; mais il servirait lui-même
à les prouver tous, si quelqu'un d'eux pouvait
être révoqué en doute. Eh bien !
citoyens, ce gladiateur vous semble-t-il avoir renoncé
à sa profession ? le disciple est-il moins habile que
le maître ? Avarice, méchanceté,
impudence, audace, chez ces dignes rivaux, tout est
égal, tout est pareil : ce sont les mêmes vices
portés aux mêmes excès.
XLI. La bonne foi du maître vous est connue ;
connaissez à présent l'équité du
disciple. J'ai déjà dit qu'on leur a
demandé à plusieurs reprises deux esclaves pour
qu'ils fussent interrogés. Titus, vous les avez
constamment refusés. Ne deviez-vous aucun égard
à ceux qui demandaient ? Etiez-vous sans pitié
pour celui au nom duquel ils réclamaient ? Ou enfin la
chose vous semblait-elle être injuste ? J'ai
nommé ceux qui faisaient cette demande ; ce sont les
citoyens les plus distingués par leur naissance et
leur probité : il n'est personne qui ne
s'empressât de souscrire à tout ce que
pourraient proposer des hommes aussi respectables. Ils
requéraient au nom d'un infortuné, d'un fils
prêt à se dévouer lui-même aux
tourments, pourvu qu'on informât sur le meurtre de son
père. Enfin, la proposition était d'une telle
nature que vous ne pouviez la rejeter, sans vous avouer
coupables.
Dites-nous donc quel a pu être le motif de ce refus.
Ces esclaves étaient avec Roscius lorsqu'il a
été frappé. Je ne prétends ni les
accuser ni les justifier ; mais cette résistance de
votre part est suspecte. Les égards que vous avez pour
eux prouvent qu'ils sont maîtres d'un secret dont la
révélation vous serait funeste. La loi,
dites-vous, ne permet pas qu'on interroge des esclaves
à la charge de leur maître. Est-ce donc
là ce qu'on propose ? L'accusé est Sextus, et
d'un autre côté, vous ne dites pas que ces
esclaves soient à vous. Mais ils sont au pouvoir de
Chrysogonus : sans doute Chrysogonus, charmé de leur
esprit et de leur urbanité, a voulu que ces hommes de
peine, façonnés aux plus rudes travaux dans une
ferme d'Amérie, vinssent compléter le nombre de
ces jeunes artistes de toute espèce, choisis dans les
troupes d'esclaves les mieux composées.
Non, citoyens, non, il n'est pas vraisemblable que leurs
talents et leur urbanité les aient rendus chers
à Chrysogonus, ou qu'il ait voulu récompenser
l'exactitude et la fidélité de leurs services.
On cache quelque mystère ; mais plus on fait d'efforts
pour le soustraire à nos regards, plus le secret
échappe et se manifeste.
XLII. Quoi donc ! Chrysogonus, en ne livrant pas les
esclaves, cherche-t-il à cacher son crime ? Non,
citoyens, je ne crois pas que les mêmes reproches
puissent s'adresser à tous : mes soupçons ne
tombent point ici sur Chrysogonus, et ce n'est pas la
première fois que je le dis. Vous vous souvenez que
j'ai commencé par distribuer ma cause en trois
parties. J'ai distingué d'abord l'accusation, dont la
rédaction a été confiée à
Erucius ; ensuite l'audace, c'est le rôle dont on a
chargé les Roscius ; tout ce qui a rapport au crime,
à la cruauté, au meurtre, est personnel aux
Roscius. Quant à Chrysogonus, je dis que son
crédit et sa puissance énorme nous accablent,
qu'on ne peut plus les tolérer, et que vous devez,
puisque vous en avez recu le pouvoir, non seulement les
réprimer, mais même les punir.
Je pense que celui qui veut qu'on interroge les hommes qu'on
sait avoir été présents lorsque le
meurtre a été commis, désire trouver la
vérité ; que celui qui s'y oppose garde en vain
le silence son refus est sa condamnation. Juges, j'ai promis
de me renfermer dans les bornes de ma cause, et de ne parler
du crime des Roscius qu'autant que la nécessité
m'y contraindrait. Je pourrais produire bien d'autres griefs
et les appuyer par beaucoup de raisonnements. Mais je ne puis
ni approfondir ni développer un sujet que je traite
malgré moi et par nécessité. J'ai
énoncé succinctement ce qu'il m'était
impossible de taire. Quant à ce qui est fondé
sur des soupçons, si je voulais en tirer parti, les
détails exigeraient de longs développements ;
je les abandonne à votre pénétration et
à votre sagesse.
XLIII. Je viens
maintenant à cet homme, qui porte un nom si riche,
à Chrysogonus, le chef et l'âme de
l'association. Ici je me trouve dans une grande
perplexité. Dois-je parler ? dois-je me taire ? Me
taire, c'est me priver des plus puissants moyens de ma cause.
Si je parle, je crains, non pas d'irriter Chrysogonus, sa
colère m'est fort indifférente ; mais
d'offenser beaucoup d'autres citoyens. Toutefois j'ai peu de
choses à dire contre les acquéreurs en
général. La cause que je défends est
nouvelle ; elle est unique en son espèce.
Chrysogonus a acheté les biens de Roscius. Voyons
d'abord pourquoi ces biens ont été vendus, ou
même s'ils ont pu l'être. Et je ne dirai pas
qu'il est indigne qu'on ait mis eu vente l'héritage
d'un citoyen innocent. Quand même on voudrait
m'écouter, quand j'aurais la liberté de le
dire, Roscius n'a pas été d'un rang à
pouvoir, plus que tout autre, donner lieu à de
pareilles plaintes. Mais je demande comment, d'après
la loi Valéria ou Cornélia (25), car je ne l'ai jamais
bien connue, comment, dis-je, d'après la loi
même de la proscription, les biens de Roscius ont pu
être vendus ? Cette loi, dit-on, ordonne qu'on vendra
les biens de ceux qui ont été proscrits :
Roscius ne l'a pas été ; ou de ceux qui ont
été tués dans le parti contraire : tant
qu'on a fait la guerre, Roscius a suivi les drapeaux de
Sylla. C'est depuis qu'on a quitté les armes, c'est
lorsque tout était calme et tranquille, qu'il a
été tué à Rome, en revenant de
dîner. S'il l'a été légalement,
j'avoue que les biens ont été légalement
vendus. Si au contraire nulle loi ancienne, et même
nouvelle, ne légitime ce meurtre, je demande de quel
droit, par quelle raison, en vertu de quelle loi ses biens
ont été vendus ?
XLIV. Vous cherchez, Erucius, à qui s'adressent ces
questions ? Ce n'est pas à celui que vous voudriez et
que vous pensez. Dès mon début, j'ai
disculpé Sylla. D'ailleurs sa haute vertu l'a mis dans
tous les temps à l'abri des soupçons. Je dis
que Chrysogonus a tout fait : il a calomnié Roscius ;
il l'a représenté comme un mauvais citoyen ; il
a dit que Roscius a été tué dans les
rangs ennemis ; il n'a pas souffert que Sylla fût
instruit de la vérité par les
députés d'Amérie. Je soupçonne
même que les biens n'ont pas été vendus
ce qui sera éclairci par la suite, si les juges le
permettent. Je crois en effet que la loi a fixé les
kalendes de juin, comme le terme des proscriptions et des
ventes. Or, l'assassinat de Roscius et la vente
prétendue de ses biens sont postérieurs de
plusieurs mois. Certes, ou cette vente n'a pas
été inscrite sur les registres publics, et ce
fourbe nous joue plus hardiment que nous ne le croyons, ou
les registres ont été falsifiés ; car il
est certain que les biens n'ont pu être vendus en
conséquence de la loi. Je sens que je préviens
le temps de cet examen, et que je prendrais le change, en
m'occupant d'une bagatelle, quand je dois penser à
sauver la vie de Sextus. La perte de sa fortune n'est pas ce
qui l'inquiète ; le soin de ses intérêts
ne l'occupe pas. La misère n'a rien qui l'effraye,
pourvu qu'il repousse la calomnie et qu'il soit absous de
cette horrible accusation.
Aussi dans le peu de choses qui me restent à dire, ne
pensez pas que je parle seulement au nom de Sextus. Ce n'est
pas lui qui se plaint de ces atrocités
révoltantes et de ces attentats, dont nous pouvons
tous devenir les victimes. C'est moi qui les dénonce,
et je voudrais pouvoir exprimer toute l'horreur qu'ils
m'inspirent. Je renvoie à la fin de mon discours ce
que je dois ajouter dans l'intérêt de Sextus, ce
qu'il veut que je dise encore pour lui, et les conditions
dont il se contente.
XLV. Pour le moment, j'écarte mon client, et c'est en
mon nom que j'interroge Chrysogonus. Pourquoi a-t-on vendu
les biens d'un homme irréprochable, d'un homme qui
n'était pas compris dans la loi, puisqu'il n'a
été ni proscrit, ni tué dans les rangs
ennemis ? pourquoi la vente s'est-elle faite longtemps
après l'époque fixée par la loi ?
pourquoi ces biens ont-ils été adjugés
à si vil prix ? Vainement, à l'exemple de ses
pareils, l'affranchi Chrysogonus voudrait tout rejeter sur
son ancien maître. Personne n'ignore que beaucoup de
gens ont profité des grandes occupations de Sylla,
pour commettre des injustices qu'il n'a pas sues et qui ont
échappé à ses yeux. Sans doute il
eût mieux valu que rien n'échappât
à sa vigilance, mais la chose était impossible.
Le maître des dieux, Jupiter lui-même, dont la
volonté souveraine gouverne le ciel, la terre et la
mer, souffre quelquefois que l'impétuosité des
vents, que la violence des orages, que des chaleurs
excessives et des froids rigoureux nuisent aux hommes,
ruinent les villes, détruisent des moissons : nous ne
l'accusons pas de ces calamités ; nous les regardons
comme des accidents produits par des causes naturelles ; mais
nous recevons comme un don de sa bienfaisance les avantages
dont nous jouissons, la lumière qui nous
éclaire et l'air que nous respirons. Faut-il
s'étonner que Sylla n'ait pu tout apercevoir, lorsque
lui seul gouvernait la république, réglait les
destins de l'univers, et affermissait par les lois la
majesté de l'empire établi par les armes ? Il
faudrait donc aussi trouver étrange que l'intelligence
humaine n'ait pas fait ce que la puissance divine n'a pu
faire. Mais ne parlons point du passé. Ce qui se fait
aujourd'hui ne démontre-t-il pas que Chrysogonus est
l'âme et le mobile de tout ? C'est par lui que Sextus a
été dénoncé ; c'est par lui que
l'accusateur est payé : Erucius lui-même en a
fait l'aveu.
XLVI. (Lacune
considérable) (26)
Les autres se croient heureux quand ils possèdent une
terre dans le pays de Salente, ou dans le Bruttium,
d'où ils peuvent recevoir des nouvelles trois fois au
plus dans l'année. Mais lui, propriétaire d'une
superbe maison sur le mont Palatin, il a pour ses
délassements une campagne charmante, aux portes de
Rome ; il possède une foule de riches domaines, tous
dans les environs de la capitale. Sa maison est remplie de
vases de Corinthe et de Délos ; on y voit entre autres
ce bassin fameux (27) que ces jours derniers,
dans une vente, il s'est fait adjuger à si haut prix,
que les passants croyaient qu'il s'agissait d'un fonds de
terre. Pour vous former une idée de la quantité
d'argenterie, de tapis, de tableaux, de bronzes et de marbres
qui se trouvent chez lui, calculez tout ce qu'à la
faveur du trouble et du brigandage, on a pu enlever d'une
infinité de maisons opulentes, pour l'entasser dans
une seule ! Dirai-je quelle est la multitude de ses esclaves
et la diversité de leurs emplois ? Je ne parle pas ici
des arts vulgaires, des cuisiniers, des pâtissiers, des
porteurs. La troupe seule de ses musiciens est si nombreuse
que sans cesse tous les alentours retentissent du fracas
bruyant des instruments, des voix et des fêtes qu'il
donne pendant la nuit. Quelles dépenses, quelles
profusions ! quels festins ! honnêtes, sans doute, dans
une telle maison, disons mieux, dans ce repaire de toutes les
débauches et de toutes les infamies. Et
lui-même, vous voyez comment, les cheveux artistement
compassés et parfumés d'essences, il voltige
dans toutes les parties du forum, menant à sa suite
une foule de protégés, revêtus de la
toge. Vous voyez encore quelle est l'insolence de ses regards
et l'orgueil de ses mépris. Il croit avoir seul en
partage la richesse et la puissance. Si je voulais vous
dévoiler tout ce qu'il fait et tout ce qu'il
prétend, je craindrais que les hommes peu instruits
des affaires ne me supposassent l'intention d'attaquer la
cause et la victoire des nobles, quoique cependant je sois en
droit de blâmer ce qui peut me sembler
répréhensible dans leur parti ; car personne ne
croira que j'aie été jamais contraire à
la cause de la noblesse.
XLVII. Ceux qui me connaissent savent que le seul voeu que
j'aie formé dans ma simple et modeste position
était le retour de la concorde, et que, du moment
où j'ai vu la réconciliation impossible, tous
mes voeux ont été pour ceux qui ont vaincu. Qui
ne voyait pas que c'était un combat entre la bassesse
et la grandeur ? Dans cette lutte scandaleuse on ne pouvait,
sans être un mauvais citoyen, ne pas se joindre
à ceux dont le triomphe assurait à la
république sa dignité au dedans et sa
considération au dehors. Tout enfin est
terminé, et chacun est rentré dans ses honneurs
et dans ses droits. Je m'en félicite, je m'en
réjouis, et je sens que nous devons ces heureux
succès à la bienveillance des dieux, au
zèle du peuple romain, à la sagesse, aux
talents militaires et à la fortune de Sylla. On a
sévi contre ceux qui ont opposé une
résistance opiniâtre : je ne dois pas y trouver
à redire. Les hommes qui se sont signalés par
des services éclatants en ont reçu la
récompense. Rien de mieux : c'est dans cet espoir
qu'ils ont combattu ; et j'avoue que leurs voeux ont
été les miens. Mais si on a pris les armes pour
que les derniers des hommes pussent s'enrichir du bien
d'autrui, et se jeter à leur gré sur les
possessions de chaque citoyen ; s'il n'est permis ni de leur
résister, ni même de les improuver, alors cette
guerre, au lieu de rendre la paix et la liberté au
peuple romain, n'a fait qu'appesantir sur lui le joug de
l'oppression. Mais il n'en est pas ainsi, et telles n'ont pas
été les intentions des vainqueurs.
Résister à ces brigands, ce n'est point
outrager les nobles, c'est les honorer.
XLVIII. En effet, ceux qui veulent blâmer l'état
présent des choses, se plaignent du pouvoir excessif
de Chrysogonus ; ceux qui le veulent louer, répondent
que ce pouvoir ne lui a pas été donné.
Nul homme aujourd'hui ne peut être assez
dépourvu de bonne foi ou de jugement, pour dire : Je
voudrais qu'il fût permis, j'aurais parlé. - Il
vous est permis de parler. - J'aurais fait telle chose. -
Faites : personne ne vous en empêche. - J'aurais
opiné de telle manière. - Si votre opinion est
raisonnable, on l'approuvera. - J'aurais prononcé tel
jugement. - Que votre jugement soit équitable et
conforme aux lois, chacun applaudira. Lorsque la
nécessité et les circonstances l'exigeaient, un
seul homme réunissait tous les pouvoirs : depuis qu'il
a créé des magistrats et rétabli les
lois, chaque citoyen est rentré dans l'exercice de ses
fonctions et de ses droits. Ceux qui les ont recouvrés
sont maîtres de les conserver toujours. Mais s'ils
commettent ou s'ils approuvent ces meurtres, ces brigandages
et ces profusions scandaleuses, je ne veux point annoncer de
sinistres présages ; je ne dirai qu'un mot : Si les
nobles manquent de vigilance, de probité, de courage
et d'humanité, ils se verront forcés de
céder leurs prérogatives à ceux qui
posséderont ces vertus.
Qu'ils cessent donc enfin de répéter, qu'un
homme est coupable, parce qu'il a osé dire la
vérité ; qu'ils cessent de faire cause commune
avec Chrysogonus, et de se croire blessés dans la
personne d'un affranchi ; qu'ils pensent que ce serait le
comble de l'ignominie, que les mêmes hommes qui n'ont
pu souffrir la splendeur de l'ordre équestre pussent
supporter la domination d'un vil esclave. Cette domination
s'est exercée d'abord sur d'autres objets ; vous voyez
quelle route elle se fraie aujourd'hui : elle cherche
à s'étendre jusque sur la conscience, sur les
serments, sur vos jugements, sur la seule chose qui soit
restée pure et intacte dans la
république.
Quoi ! même ici Chrysogonus se croit quelque pouvoir ?
ici même il veut être dominateur ? O sort funeste
et déplorable ! Je n'appréhende pas qu'il
réussisse ; mais il a tenté, il s'est
flatté d'obtenir de vous la condamnation d'un homme
innocent : voilà ce qui excite mes plaintes ;
voilà ce que je ne puis voir sans frémir
d'indignation.
XLIX. La noblesse, revenue de son assoupissement, a-t-elle
reconquis ses droits par la force des armes, afin de donner
aux affranchis et aux esclaves des nobles les moyens
d'envahir à leur gré vos biens, vos fortunes et
les nôtres ? S'il en est ainsi, j'avoue que
j'étais dans l'erreur quand j'ai fait des voeux pour
sa cause ; j'étais un insensé, lorsque, sans
prendre les armes, je me suis cependant uni de sentiments
avec elle. Mais si les nobles n'ont triomphé que pour
la gloire et le bonheur du peuple romain, mon langage doit
plaire à tout ce qu'il y a de plus grand et de plus
illustre dans Rome. S'il est un seul noble qui croie sa
personne et sa cause outragées lorsqu'on blâme
Chrysogonus, il se méprend sur sa cause, et
lui-même n'a pas le sentiment de ce qu'il est. Car la
résistance aux brigands ne peut qu'honorer la noblesse
; et ce lâche partisan de Chrysogonus, qui ne rougit
pas de s'identifier avec un tel homme, se manque à
lui-même lorsqu'il se sépare de l'ordre auguste
auquel il appartient.
Au surplus, je le répète, c'est moi seul qui
parle ici : l'intérêt public, l'excès de
ma douleur et la cruauté de nos ennemis m'ont
arraché ces plaintes. Mais Sextus n'est indigné
de rien ; il n'accuse personne ; il ne se plaint pas d'avoir
été dépouillé. Peu au fait de nos
moeurs, occupé de l'agriculture, vivant dans les
champs, cet homme croit que tout ce qu'on dit avoir
été fait par l'ordre de Sylla est conforme aux
usages, aux lois, au droit des gens. Son voeu est de se
retirer absous d'une horrible accusation. Il déclare
qu'une fois déchargé de cet affreux
soupçon, il supportera patiemment la perte de tous ses
biens. Il vous prie, Chrysogonus, il vous conjure, s'il ne
s'est rien réservé des richesses immenses de
son père, s'il n'en a rien soustrait, s'il vous a tout
cédé, tout compté, tout pesé avec
une exactitude scrupuleuse, s'il vous a remis l'habit dont il
était couvert, l'anneau qu'il portait à son
doigt, si enfin il n'a excepté que son corps, il vous
conjure de permettre qu'après cet entier abandon, un
homme innocent vive des bienfaits de ses amis.
L. Vous possédez
mes terres ; une main étrangère pourvoit
à ma subsistance : je ne me plains pas ; je sais
souffrir et céder à la nécessité.
Ma maison vous est ouverte ; elle m'est fermée : je le
supporte. Vous disposez de mes nombreux esclaves ; je n'ai
pas un seul homme pour me servir : je le souffre avec la plus
parfaite résignation. Que voulez-vous de plus ?
pourquoi me poursuivre ? pourquoi m'attaquer ? En quoi
puis-je contrarier vos désirs, nuire à vos
intérêts, vous porter ombrage ? Oui,
Chrysogonus, pourquoi vous acharner à sa perte ?
Est-ce pour ravir sa dépouille ? vous l'avez
dépouillé. Est-ce par un sentiment de haine ?
en quoi vous a offensé un homme dont vous avez envahi
les biens, avant que sa personne vous fût connue ? Si
vous concevez quelque crainte, que redoutez-vous d'un
malheureux qui n'est pas même en état de
repousser une injustice aussi atroce ? Cherchez-vous à
perdre le fils, parce que les biens du père sont
devenus les vôtres ? c'est paraître
appréhender ce que vous devez craindre moins que
personne, que les biens des proscrits ne soient un jour
rendus à leurs enfants. Penser que la mort de Sextus
est pour votre achat une garantie plus sûre que tout ce
qu'a fait Sylla, ce serait faire outrage à ce grand
homme. Mais si vous n'avez aucun motif pour vouloir qu'il
subisse un sort aussi affreux ; s'il vous a remis tout ce qui
était à lui, excepté sa vie ; si de tous
ses biens paternels il ne s'est pas même
réservé la place d'un tombeau, grands dieux !
quelle cruauté est la vôtre ! quelle
dureté ! quelle atrocité ! Fut-il jamais un
brigand assez féroce, un pirate assez barbare, pour
aimer mieux arracher les dépouilles
ensanglantées, quand il pouvait avoir la proie
entière sans répandre de sang ? Vous savez que
Sextus n'a rien, qu'il ne prétend rien, qu'il ne peut
rien, que jamais il n'a rien projeté contre vos
intérêts ; et cependant vous attaquez un homme
que vous ne pouvez pas craindre, que vous ne devez pas
haïr, et qui n'a plus rien que vous puissiez lui
arracher. Peut-être êtes-vous indigné de
voir ici couvert d'un habit celui que vous avez chassé
de son patrimoine, aussi nu qu'on l'est après un
naufrage. Eh ! ne savez-vous pas que sa nourriture et ses
vêtements sont des bienfaits de Cécilia, fille
de Baléaricus, soeur de Népos (28), femme respectable,
qui, vraiment digne d'un père, d'un frère et
d'oncles comblés d'honneurs et de dignités
(29), s'est
élevée elle-même au-dessus de son sexe,
et ajoute l'éclat de ses vertus à la gloire de
son illustre famille ?
LI. Le zèle de ses défenseurs vous semble-t-il
un crime impardonnable ? Ah ! si tous ceux qui furent les
amis et les hôtes du père voulaient venir au
secours du fils, s'ils osaient parler, il aurait un grand
nombre de défenseurs. S'ils s'unissaient pour punir
une injustice aussi révoltante, et venger la
république compromise en sa personne, il ne vous
serait pas permis de rester en ces lieux. Certes, la
manière dont on le défend ne doit pas offenser
ses adversaires ; ils ne peuvent pas dire qu'ils soient
écrasés par la puissance. Cécilia
s'acquitte de tous les soins domestiques ; et Messalla, comme
vous le voyez, s'est chargé de la conduite du
procès. Il plaiderait lui-même, s'il avait assez
d'âge et de force ; mais sa jeunesse, et cette pudeur
qui en est le plus bel ornement, ne le lui permettent pas ;
et comme il sait quelle est et quelle doit être mon
ardeur à seconder ses généreux desseins,
il m'a confié le soin de porter la parole. C'est lui
seul dont le zèle infatigable, dont la prudence, le
crédit et l'activité ont enfin arraché
Sextus aux assassins, et l'ont placé sous la
sauvegarde des juges. Sans doute c'est pour une telle
noblesse que la plus grande partie des citoyens a pris les
armes. Les nobles ont été rétablis dans
leurs droits pour faire ce que fait Messalla, pour
défendre l'innocence, repousser l'injustice, et
prouver leur pouvoir par leurs bienfaits. Si tous ceux qui
sont nés dans cette classe imitaient cet exemple, la
république serait moins tourmentée ; ils
auraient eux-mêmes moins à se plaindre de la
haine.
LII. Si nous ne pouvons obtenir de Chrysogonus qu'il se
contente de nos biens et qu'il nous laisse la vie ; si,
après nous avoir enlevé toutes nos
propriétés personnelles, il veut encore nous
ravir cette lumière qui est la propriété
de tous les êtres ; si ce n'est pas assez que notre
argent ait assouvi son avarice, et qu'il faille aussi que sa
cruauté s'abreuve de notre sang, Sextus et la
république n'ont plus d'asile et d'espoir que dans
votre humanité et votre compassion. Soyez sensibles,
et nous pouvons encore être sauvés. Mais s'il
était possible que cette cruauté, qui pendant
plusieurs années a fait tant de ravages dans Rome,
eût aussi endurci vos coeurs, et qu'elle les eût
fermés à la pitié, c'en est fait : il
vaudrait mieux vivre parmi les bêtes féroces
qu'au sein d'une société aussi barbare.
Avez-vous donc survécu à tant de périls,
avez-vous été choisis pour condamner ceux que
les acquéreurs et les sicaires n'auraient pu
égorger ? Les habiles généraux, avant
que d'engager une action, observent les
débouchés par où l'ennemi peut fuir ;
ils y placent une embuscade, afin de tomber à
l'improviste sur les soldats qui se seraient sauvés du
champ de bataille. Sans doute qu'à leur exemple ses
acquéreurs croient que des hommes tels que vous
siègent ici pour saisir les victimes
échappées de leurs mains. Fassent les dieux
qu'un tribunal que nos ancêtres ont voulu que l'on
nommât conseil public, ne soit pas
regardé comme le corps de réserve des
acquéreurs ! Ne voyez-vous pas que tout ce qu'on se
propose, c'est de faire périr, par quelque moyen que
ce soit, les enfants des proscrits ? On veut que votre
arrêt donne le premier exemple, et que Sextus soit la
première victime. Peut-on, dans cette cause, se
méprendre sur l'auteur du crime, lorsqu'on
aperçoit d'une part un acquéreur, un ennemi, un
assassin, en même temps accusateur ; et de l'autre,
réduit à la misère, un fils
estimé de ses compatriotes, qu'on n'a convaincu
d'aucune faute, contre lequel on n'a pu même
établir aucun soupçon ? N'est-il pas
évident que Sextus n'est accusé que parce que
les biens de son père ont été vendus
?
LIII. Si vous adoptez cet odieux système, si vous en
secondez l'exécution, si vous siégez ici pour
qu'on traîne à vos pieds les fils de ceux dont
les biens ont été vendus, au nom des dieux,
prenez garde de faire renaître une proscription
nouvelle et beaucoup plus barbare. La première
frappait les citoyens qui avaient pu prendre les armes :
cependant le sénat ne l'a point autorisée ; il
n'a pas voulu donner une sanction publique à des actes
de rigueur inconnus chez nos ancêtres. Si vous ne
rejetez par votre arrêt cette proscription nouvelle qui
menace les fils de ces infortunés, et qui poursuit les
enfants même au berceau, si vous ne la repoussez avec
indignation, considérez dans quels maux vous allez
jeter la république. Des hommes sages, et forts du
pouvoir qui vous est confié, doivent surtout
remédier aux maux dont la république est le
plus tourmentée. Vous ne pouvez vous dissimuler que le
peuple romain, autrefois si clément envers ses
ennemis, est aujourd'hui dévoré de la soif du
sang. Juges, mettez un terme à ces cruautés ;
ne souffrez pas qu'elles règnent plus longtemps au
sein de notre patrie. La mort de tant de citoyens indignement
égorgés n'est pas le seul mal qu'elles aient
produit ; elles ont encore endurci les hommes les plus
humains, par le spectacle continuel de ces horreurs. Car
lorsqu'à tout instant de nouvelles atrocités
viennent fatiguer nos yeux et nos oreilles, la pitié
s'éteint dans les coeurs les plus compatissants :
à force de voir des malheureux, nous devenons
insensibles.
Traduction de C.B. Gueroult, collection des Auteurs latins
de Nisard, Firmin-Didot (1864)
(1) Sexagies
sextertium. Le sesterce était la quatrième
partie du denier romain. Ce denier avait la même valeur
que la drachme attique. Voyez (Voyage d'Anacharsis,
septième volume) les travaux de l'abbé
Barthélemy, pour constater le titre de la drachme, et
en comparer la valeur avec celle de nos monnaies. Il trouve
que la drachme valait dix-huit sous (quatre-vingt-dix
centimes), et par conséquent le sesterce, quatre sous
et demi (vingt-deux centimes et demi). Ainsi les biens de
Sextus Roscius, qui valaient treize cent cinquante mille
francs furent adjugés pour quatre cent cinquante
francs.
(2) L. Cornelius
Chrysogonus. Ce nom de Chrysogonus est formé de
deux mots grecs, chrusos, or, et gonos, fruit,
produit. C'est ce qui fait dire à Cicéron, c.
43 : Venio nunc ad illud nomen aureum, comme Ronsard a
dit du vieux Dorat : Dorat qui a nom
doré.
Chrysogonus est nommé L. Cornélius, parce que
c'était l'usage que les esclaves prissent le nom du
maître qui les avait affranchis. Il avait
été apporté à Rome des provinces
de l'Asie, exposé en vente sur la place publique, et
acheté par Sylla. Pline, XXXV, 18, nous fait
connaître le premier état de cet homme si riche
et si insolent, il le cite parmi les affranchis qui ont
acquis des fortunes immenses à la faveur des
proscriptions.
(3) Ex senatu in hoc
consilium delecti estis. Le privilège d'être
nommés juges appartint aux sénateurs seuls,
jusqu'à l'année de Rome 630. C. Gracchus,
toujours occupé du soin d'affaiblir l'autorité
du sénat, transféra ce droit aux chevaliers
romains. Ils en jouirent jusqu'au consulat de Servilius
Cépion. Le tribun Manlius, l'an 665, remit les
sénateurs en possession des tribunaux. Il porta une
loi qui ordonnait que chaque tribu nommerait chaque
année quinze citoyens pour remplir les fonctions de
juges. Ils pouvaient être indifféremment
sénateurs, chevaliers, ou même simples
plébéiens. La loi eut son exécution
jusqu'à la dictature de Sylla. Celui-ci, l'an 671,
trouvant le sénat réduit à trois cents
membres, y fit entrer trois cents chevaliers, et ordonna que
les sénateurs seuls seraient juges. Enfin les
tribunaux excitèrent tant de plaintes, qu'en 683, le
préteur Aurélius Cotta, de concert avec
Pompée, consul cette année, porta une loi qui
associa aux sénateurs les chevaliers et les tribuns du
trésor. On voit, par ce court exposé,
qu'à l'époque du procès de Sextus
Roscius, le juges étaient tous sénateurs.
(4) Quanta multitudo
hominum convenerit ad hoc judicium, vides. Lorsqu'un
tribunal ne suffisait pas à la multitude des
procès, le préteur choisissait un des citoyens
désignés pour être juges pendant
l'année. Il lui déléguait le droit de le
suppléer dans les affaires qu'il jugeait à
propos de renvoyer devant lui. En conséquence, ce
commissaire délégué, nommé judex
quaestionis, exerçait les fonctions de
président. Ainsi que le préteur, il tirait les
juges au sort ; il en substituait d'autres à ceux qui
avaient été récusés, examinait
les pièces du procès et dirigeait
l'instruction. Cette présidence n'était pas une
magistrature. Cicéron, dans son plaidoyer pour
Cluentius, c. 29 et 33, parle d'un certain C. Junius,
judex quaestionis, qui fut cité en justice et
condamné pour crime de corruption. Or, s'il avait
été magistrat, on n'aurait pu le traduire
devant les tribunaux qu'après l'expiration de sa
magistrature. Il paraît que c'était un emploi
important que l'on gérait entre
l'édilité et la préture. Ce C. Junius,
que je viens de citer, avait été édile ;
il se disposait à demander la préture.
Cicéron, dans son Brutus, c. 76, parlant d'un
Vitellius Varron, dit : Is quum post curulem aedilitatem
judex quaestionis esset, est mortuus. On voit dans
Suétone (Vie de César, chap. 17) que
César remplit cette fonction après avoir
été édile, et avant d'être
préteur.
Lorsqu'il s'était commis un délit qui n'avait
été prévu par aucune des lois
pénales existantes, le peuple en prenait connaissance
lui-même, ou nommait un commissaire pour juger en son
nom. Ce commissaire délégué par le
peuple était appelé quaesitor. Il
jugeait souverainement ainsi que le préteur. Les juges
qui formaient son tribunal étaient tirés au
sort, comme dans les autres procès criminels.
(5) Longo intervallo
judicium inter sicarios hoc primum committitur. Les
crimes de tout genre s'étaient multipliés dans
Rome pendant les troubles et les horreurs des guerres
civiles. Depuis l'an 665, les lois étaient
restées muettes et impuissantes. Enfin l'an 671 ,
Sylla, nommé dictateur, mit un terme à ces
désordres. Il fit plusieurs additions au code
criminel.Il établit des lois contre les faussaires,
les incendiaires, les empoisonneurs, contre ceux qui
commettaient des violences ou des extorsions. Il
déclara criminels tous les individus qui seraient
trouvés avec des armes offensives, de quelque
espèce qu'elles fussent. Alors les tribunaux reprirent
leur ancien exercice. Il faut convenir que les lois qu'il
publia pendant le temps qu'il fut revêtu de toute la
puissance de la république ne semblent plus être
les opérations d'un usurpateur, mais des moyens
propres à réformer un gouvernement
républicain, et à rétablir l'ordre que
la violence et la corruption du temps avaient interrompu.
Elles augmentaient l'autorité du sénat,
tempéraient le pouvoir du peuple, et réglaient
celui des tribuns.
(6) Praetor. La
principale fonction des préteurs était
l'administration de la justice. Ils ne jugeaient pas
eux-mêmes ; ils présidaient le tribunal,
surveillaient l'instruction du procès, recueillaient
les suffrages des juges et prononçaient la sentence,
c'est-à-dire, le résultat de la majorité
des suffrages.
Le préteur de Rome, Praetor urbanus,
aussitôt qu'il entrait en charge, choisissait les
citoyens qui devaient exercer les fonctions de juges pendant
l'année de sa magistrature. Il formait autant de
tableaux qu'il y avait de tribunaux établis par des
lois spéciales. La distribution des juges était
réglée par le sort.
A chaque cause nouvelle, on tirait au sort le nombre des
juges prescrit par la loi. Ce nombre, toujours impair,
n'était pas le même pour toutes les causes.
Cicéron parle d'un procès où il y avait
soixante-quinze juges, et d'un autre où il y en avait
trente-trois.
Les deux parties pouvaient en récuser un nombre
fixé par la loi. Le préteur en substituait
d'autres, mais toujours par la voie du sort.
Les juges étaient placés sur des bancs,
au-dessous du tribunal du préteur.
Ils n'opinaient jamais qu'après avoir fait serment de
juger selon la loi.
(7) Municeps
Amerinus... Les villes municipales étaient celles
qui avaient obtenu en tout ou en partie les
prérogatives dont jouissaient les citoyens romains.
Les unes avaient reçu le droit de cité, mais
sans qu'on leur eût accordé le droit de
suffrage, ni la faculté de parvenir aux magistratures,
ni même quelquefois la liberté de contracter
mariage avec des femmes romaines. Les autres
participèrent à tous les droits attachés
à la qualité de citoyens ; mais les habitants
de ces villes ne pouvaient prendre le titre de citoyen
romain, qu'après s'être établis à
Rome, et s'être fait inscrire dans une tribu. Cette
inégalité de traitement et ces distinctions
entre les villes de l'Italie disparurent à la fin de
la guerre Sociale, l'an 663. Le droit de cité fut
accordé sans restriction à l'Italie
entière, et tous ses habitants furent inscrits sur les
rôles des citoyens.
(8) Cum proscriberentur
homines. Sylla fut l'inventeur des proscriptions :
Primus ille, et utinam ultimus, exemplum proscriptionis
invenit. (Vell. Paterculus, II, 28.) La proscription se
faisait en affichant dans la place publique les noms de ceux
dont il ordonnait la mort, avec promesse d'une
récompense à quiconque apporterait leurs
têtes. Marius et Cinna avaient, comme lui,
exercé d'affreuses vengeances ; mais ce n'avait pas
été proprement par la voie de la proscription,
ni en proposant une récompense aux meurtriers.
Il fit périr ainsi quinze consulaires,
quatre-vingt-dix sénateurs, deux mille six cents
chevaliers.
(9) Post horam primam
noctis. Chez les Romains, le jour naturel,
c'est-à-dire le temps de la présence du soleil
sur l'horizon, était divisé en douze portions
ou en douze heures. Les jours étant inégaux,
ces heures devenaient inégales comme eux dans les
différents temps de l'année ; elles
étaient plus longues l'été que
l'hiver.
On comptait la première heure du jour au lever du
soleil, et la première de la nuit au coucher de cet
astre. Roscius fut tué vers l'équinoxe de
septembre, l'an de Rome 672. A cette époque les jours
et les nuits sont divisés en douze parties
égales. Ainsi, après la première
heure de la nuit, signifie, selon notre manière de
compter, entre sept et huit heures du soir.
Le pas romain, composé de cinq pieds, revient à
quatre pieds de roi, six pouces, cinq lignes. Le mille sera
de 756 toises, et 26 milles donneront 16 lieues de 2,500
toises. Cette diligence de Glaucia est digne de remarque, et
suppose quelque motif pressant. Il n'y avait point de poste
chez les Romains, et leurs voitures de voyage étaient
moins légères que les nôtres. Ils ne
pouvaient pas voyager aussi rapidement que nous.
Ils entendaient par cisium un chariot à deux
roues, dont ils se servaient pour les courses promptes.
(10) In castra L. Sullae
Volaterras defertur. Sylla était occupé
à réduire Volterra, ville d'Etrurie, où
s'étaient réfugiés plusieurs partisans
de Marius, qui soutinrent un siège de trois ans.
(11) Decretum
decurionum. Les villes municipales se gouvernaient
suivant leurs lois particulières ; elles avaient leurs
propriétés, leur justice et leur
administration. Les sénateurs de ces villes
étaient appelés décurions, et le
sénat, collège des décurions. Le
nom de décurions leur avait été
donné, suivant les commentateurs, parce que dans les
premiers temps, lorsqu'on établissait une colonie, on
choisissait le dixième des nouveaux citoyens pour
former le conseil public. Les premiers magistrats
étaient nommés ou dictateurs, ou
préteurs, ou édiles, duumvirs,
quatuorvirs.
(12) T. Roscius Capito
in legatis erat. On est étonnéde voir que
Capiton fasse partie de la députation envoyée
à Sylla ; mais il faut observer que Capiton
était un des premiers décurions, et qu'il est
très probable que ses nouvelles liaisons avec
Chrysogonus, et le don qu'il en avait recu, n'étaient
pas encore parvenus à la connaissance des magistrats
d'Amérie.
(13) Et sese ad
Caeciliam contulit. Cécilia Méteils, fille
de Q. Cécilius Métellus Népos,
était femme de Sylla, qui eut toujours pour elle les
plus grands égards. Ce fut à cette
généreuse protectrice que le jeune Roscius dut
la liberté qui lui fut accordée de se
défendre en justice, et de pouvoir échapper aux
poursuites de Chysogonus, favori du dictateur.
(14) Supplicium
parricidarum. Le parricide était cousu dans un sac
de cuir. On renfermait avec lui une vipère, un chien,
un singe et un coq. Le sac était enduit de poix et de
bitume, ensuite on le jetait dans le Tibre ou dans la mer. Le
premier qui subit ce supplice fut Publicius Malléolus,
qui, l'an 652 de Rome, tua sa mère, aidé de ses
esclaves. Ce fait eut lieu vingt et un ans avant
l'époque où Cicéron défendit
Roscius.
(15) Lex Remmia.
L'auteur et l'époque de cette loi sont
également inconnus. Il est probable qu'elle fut
portée peu de temps après la fin des
proscriptions. Les confisecations de Sylla avaient
réveillé la cupidité de mille
calomniateurs qui intentaient des procès à des
citoyens innocents, afin de les dépouiller de leurs
biens : on voulut faire cesser cet abus ; et la loi Remmia
ordonna que les auteurs d'une accusation calomnieuse
subiraient la peine du talion et l'infamie. On leur imprimait
sur le front la lettre K, initiale du mot calumnia,
qui anciennement s'écrivait par un K.
(16) Cibaria vobis
proeberi videmus. La loi accordait aux accusateurs le
quart de l'amende ou de la confiscation prononcée
contre les condamnés ; ce qui les avait fait nommer
quadruplatores. Du temps des Césars, ces
gens-là furent nommés délateurs.
(17) ... ita moriuntur,
ut eorum ossa terra non tangat : ita jactantur fluctibus, ut
nunquam abluantur : ita postremo ejiciuntur, ut ne ad saxa
quidem mortui quiescant. Ce passage fut recu avec les
plus vives acclamations. Mais voyons quel jugement en a
porté Cicéron lui-même, dans un âge
plus avancé : Quantis illa clamoribus adolescentuli
diximus de supplicio parricidarum ! quae nequaquam satis
deferbuisse post aliquanto sentire coepimus... Sunt enim
omnia, sicut adolescentis, non tam re et maturitate, quam spe
et exspectatione laudati. (Orator., cap. 30) -
«Quels applaudissements accueillirent dans ma jeunesse
cette peinture du supplice des parricides, où je ne
tardai pas à blâmer moi-même
l'effervescence d'un jeune orateur !... Tout ce passage est
d'un jeune homme, et l'on applaudit l'orateur moins à
cause de ce qu'il était déjà,
qu'à cause de ce qu'il semblait promettre».
Traduction de M. Le Clerc. En effet, il était question
de défendre un fils accusé de parricide.
Etait-ce le moment de s'amuser à un vain jeu d'esprit
et de symétriser des antithèses ?
(18) L. Cassius
ille. L. Cassius, consul, l'an de Rome 646, fut un homme
d'une vertu rigide et d'une inflexible
sévérité. Il s'était rendu cher
au peuple, comme le remarque Cicéron (Brut.,
cap. 25), non par la douceur et l'amabilité de son
caractère, mais par une austérité de
moeurs qui lui attirait le respect. Valère Maxime,
III, 7, 9, dit que son tribunal était appelé
l'écueil des accusés ; Ejus tribunal,
propter nimiam severitatem, scopulus reorum dicebatur. Ce
fut lui qui, pendant son tribunat, l'an 616, fit adopter
l'usage du scrutin dans les jugements, comme il l'avait
déjà été, deux ans auparavant,
pour les élections des magistrats.
(19) Ad Servilium
lacum. C'était un magnifique réservoir,
dans l'enceinte de Rome, presque au centre de la ville,
près du forum. Beaucoup de massacres avaient
été commis dans ce lieu par les satellites de
Sylla.
(20) Quis ibi non
vulneratus ferro Phrygio ? Selon le scoliaste, ce vers
est tiré d'une ancienne tragédie
d'Ennius.
(21) ... non modo aetas,
sed etiam leges pugnace prohibebant. Tout citoyen
était obligé au service militaire, depuis
l'âge de dix-sept ans jusqu'à quarante-cinq.
Après quinze campagnes, il était
vétéran et dispensé de prendre les
armes, si ce n'est pour la défense de la ville et dans
les dangers extrêmes. Mais on ne voit aucune loi qui
ait interdit le service militaire en raison de
l'âge.
(22) Fateor, me sectorem
esse. On entendait par le mot sectores ceux qui se
rendaient adjudicataires des biens des proscrits ou des
condamnés. Ces hommes formaient des compagnies. Ils se
faisaient adjuger à vil prix les dépouilles de
ces malheureux, qu'ils revendaient en détail,
compensant ainsi par d'énormes profits l'ignominie de
ce honteux commerce.
Sector vient du vieux mot latin secari, pour
sequi, être à la suite, à
l'affût de ces ventes. Mais le mot homonyme
sector vient desecare, couper. C'est sur cette
double signification que se fonde le jeu de mots :
Nescimus, per ista tempora, eosdem fere sectores fuisse
collorum et bonorum ? Notre langue ne nous permet pas de
rendre ce double sens par un seul et même mot.
(23) ... in Tiberim
dejecerit. A mesure qu'une centurie était
appelée pour donner son suffrage, elle se retirait
dans une enceinte formée par des palissades
(septum, ovile). Des officiers, nommés
diribitores, distributeurs, donnaient à chaque
citoyen des tablettes ou bulletins. Mais pour entrer dans
cette enceinte, on passait sur des ponts si étroits,
qu'on n'y pouvait marcher qu'un à un. Là, des
inspecteurs préposés arrêtaient au
passage les citoyens sexagénaires, à qui la loi
ne permettait plus de donner leur suffrage. C'est à
cet usage que Cicéron fait allusion dans sa phrase :
Habeo etiam dicere, quem, contra morem majorum, minorent
annis LX, de ponte in Tiberim dejecerit. Ce jeu de mots,
qui est peut-être d'assez mauvais goût, n'offrait
aucune difficulté aux Romains, mais l'exactitude de la
traduction rendrait la phrase inintelligible.
(24) Si accusator
voluerit testimonium.... denunciare. L'accusateur pouvait
seul produire des témoins. Il les interrogeait le
premier. Après lui, l'accusé avait le droit de
les questionner à son tour. Le témoin ne
pouvait que répondre aux demandes qui lui
étaient faites. Jamais les juges ne lui adressaient
aucune question. Les réponses étaient
écrites par le greffier et signées par les
juges.
(25) Verum hoc ego
quaero, qui policerunt ista ipsa lege, quae de proscriptione
est, sive Valeria est, sive Cornelia, (non enim novi, nec
scio). L'an 671, après la mort de Carbon et de
Marius, Rome se trouva sans magistrats. Valérius
Flaccus fut nommé interroi pour présider
aux élections. Il proposa au peuple de nommer Sylla
dictateur perpétuel, de ratifier tout ce qu'il avait
fait, et de lui donner droit de vie et de mort sur tous les
citoyens. La loi passa sans contradiction. Une seconde loi
plus affreuse encore déclarait coupables tous ceux qui
avaient suivi le parti de Marius, et légitimait les
proscriptions et les confiscations qui en étaient la
suite.
Par la loi Cornélia, l'orateur entend l'édit de
Sylla sur les proscriptions. Par cet édit, les biens
des proscrits étaient confisqués, et leurs fils
et petits-fils déclarés inhabiles à
posséder aucune charge. Il prononçait la peine
de mort contre tous ceux qui auraient sauvé un
proscrit.
Cicéron a le courage de dire qu'il ne connaît
point ces lois, parce qu'on les avait promulguées
contre toutes les formes, et qu'elles étaient
tyranniques.
(26) Desunt non
pauca. Il y a ici une lacune considérable. Nous
avons perdu la partie du plaidoyer où Cicéron
achevait de prouver que la vente des biens de Roscius
n'était pas autorisée par la loi, et le
commencement de son invective contre Chrysogonus, le plus
riche et le plus insolent des affranchis de Sylla.
(27) ... in quibus est
authepsa illa. Les anciens avaient, dès les
premiers temps, des marmites de cuivre pour faire chauffer
l'eau de leurs bains. Mais les changements que l'on
introduisit dans la suite pour la chauffer au degré
convenable, et la conduire dans des tuyaux d'où elle
sortait à volonté par le moyen de robinets,
menèrent à l'idée de faire des
bouilloires plus perfectionnées. Les Grecs les
nommèrent authepsa, vase qui cuit tout seul ;
ce mot vient de autos et epsô. Un passage
de Sénèque, (Quaest. nat., III, 24,)
peut nous en expliquer le mécanisme.
(28) Caecilia Balearici
filia, Nepotis soror. Les commentateurs proposent avec
raison d'effacer les deux mots Balearici et
soror. Cicéron a déjà dit, chap.
10 Caecilia, Nepotis filia. Ce Métellus
Népos avait été consul, l'an de Rome 655
, dix-huit ans avant le procès de Roscius. Il n'est
guère probable que la femme de Sylla fût la
fille de Baléaricus, consul quarante-quatre ans avant
cette époque
(29) ... patrem
clarissimum, amplissimos patruos, ornatissimum fratrem...
Dans l'espace de vingt-cinq ans, quinze Métellus
furent consuls, ou censeurs, ou triomphateurs.