Les pyramides de Gizeh - Lithographie de Ferdinand Knab publiée dans Munchener Bilderbogen, 1886



Les Pyramides

Memphis et le Sérapéum, Saqqarah, Dachour, Ahousir, Gizeh

Pyramides se reflétant dans l'eau

L'expédition que nous allons entreprendre nous fera passer en revue, non pas seulement les illustres pyramides de Gizeh, mais encore les pyramides de Dachour, celles de Saqqarah, celles d'Abousir ; nous parcourrons presque tout entière la nécropole que la cité royale de Memphis avait répandue sur une longueur d'environ trente kilomètres.

Une voie ferrée suit la rive gauche du Nil et remonte jusqu'à Siout, capitale moderne de la haute Egypte. Nous n'avons garde de dédaigner ce moyen de transport peu pittoresque sans doute, mais fort commode. Un train nous emporte et avec nous, notre guide, nos montures, quatre ânes aussi aimables que vaillants, notre petit bagage et les vivres nécessaires à une campagne de deux jours. Nous n'allons pas nous éloigner beaucoup du Caire, et cependant il faut, avant le départ, nous munir de toutes choses ; nous ne trouverons plus que des palmiers, des ruines et du sable.

Les pyramides vues du Caire

La voie ferrée passe à travers une campagne fort riche. Partout les blés verdoient et les palmiers forment d'interminables colonnades. Nous descendons à la station la plus voisine du village de Bédréchéin, et tandis que le train disparaît, suivi d'un long panache de fumée, nous enfourchons nos bêtes.

L'âne succédant sans transition à la locomotive, voilà un de ces contrastes comme l'Egypte en présente souvent.

Bédréchéin, est un des petits villages qui végètent sur l'emplacement de Memphis. «0 fille habitante de l'Egypte, préparez ce qui doit vous servir dans votre captivité, s'écriait Jérémie, parce que Memphis sera réduite en un désert ; elle sera abandonnée, elle deviendra inhabitable».

Cette lugubre prophétie s'est à peu près vérifiée ; Memphis n'est pas inhabitable, mais Memphis est inhabitée. Le Caire, voisinage funeste, s'est construit de ses ruines.

Et cependant, il y a seulement huit cents ans, subsistaient des débris encore considérables.

Abd-el-Latif, historien arabe, parle de grandes portes, des pylônes probablement, et de lions de proportions colossales qu'il vit debout.

La décadence de Memphis commença en des âges bien lointains. Capitale et résidence habituelle des quatrième, cinquième, septième et huitième dynasties, elle atteignit son plus haut degré de prospérité et de splendeur, entre 4400 et 5500 avant Jésus-Christ.

La onzième dynastie déplaça le centre de l'empire, et Thèbes usurpa le premier rang. Dès lors Memphis fut en Egypte ce que Moscou est en Russie, une reine découronnée. Toutefois, Memphis fit longtemps encore grande figure ; tant de gloire y avait passé, tant de souvenirs y restaient attachés. Puis le peuple Egyptien, entre tous, fidèle à ses dieux, trouvait là quelques-uns de ses sanctuaires les plus respectés. Les rois eux-mêmes, au milieu des magnificences de leur nouvelle capitale, n'oublièrent jamais la cité désertée par eux, ils ne cessèrent pas de l'honorer et de l'enrichir au moins de quelques offrandes. Les Ptolémées, à leur tour désireux de mettre leur jeune royauté sous la vénérable protection des traditions nationales, se plurent à embellir cet illustre berceau des grandeurs Egyptiennes. Memphis cependant vivait surtout de son passé. Au temps de Strabon, la ville subsistait, mais à demi dépeuplée. Elle paraît, en ses jours florissants, s'être étendue, sans doute avec ses faubourgs, sur une longueur de vingt kilomètres ; mais elle n'a jamais dû se développer beaucoup en largeur, le désert est là bien près, avec ses dunes, ses vallons rocailleux, et d'autres que des morts ne peuvent l'habiter.

La richesse des campagnes qui occupent l'emplacement de Memphis, est un obstacle au travail des fouilles, aussi les recherches ont-elles été toujours interrompues presque aussitôt qu'entreprises. Les fragments mis au jour sont peu nombreux. Nous apercevons, dans un trou, un Ramsès II, prince de la dix-neuvième dynastie, qui régnait environ quatorze cents ans avant notre ère. C'était un terrible batailleur et les murailles de temples nombreux racontent encore pompeusement l'épopée de ses victoires. Le conquérant qui baigna ses mains dans le sang a maintenant le nez dans la boue ; cela ne me déplairait pas, si l'homme ici n'était une statue. Dans la longue bataille des siècles, Ramsès a perdu ses jambes ; il mesure encore, après cette mutilation, onze mètres. Fait d'un seul bloc d'un fort beau calcaire blanc, le héros se tenait debout, le pied gauche en avant (les cuisses indiquent le mouvement) et les bras rapprochés du corps. La tête ceint une haute tiare. Les traits sont nobles, doux, empreints d'une auguste sérénité, et, par bonheur, ce beau visage n'a subi aucune injure. Il y a là une individualité précise qui fait présumer l'exactitude du portrait.

Un second colosse, beaucoup plus petit, celui-ci de granit rose, est étendu sur le dos ; c'est une femme, probablement quelque déesse, mais le temps et l'humidité en ont altéré les contours. Enfin, auprès d'une maisonnette, nous surprenons, rangés en demi-cercle, une grotesque assemblée de manchots, d'estropiés, de culs-de-jatte ; pauvres infirmes ! ils furent des rois ou des dieux, mais qui donc les a convoqués ainsi en une séance solennelle et sur quoi peuvent délibérer ces têtes ébréchées ?

La campagne est admirable jusqu'à ses extrêmes limites. Le Nil, débordant chaque année, la féconde de son limon généreux ; mais où s'arrête l'inondation, s'arrête aussi toute apparence de vie. Pas de transition, c'est le désert aussitôt. Ici les blés touffus, les dattiers géants, les légumes gras, les trèfles plantureux que broutent les chameaux, là rien que le sable et le rocher.

Un mouvement de terrain ne tarde pas à nous dérober la vue même des derniers champs. Les pyramides de Saqqarah apparaissent et d'autres encore ; nous sommes au pays des morts.

Un vallon se creuse, nous y descendons et, non sans joie, nous découvrons une maison d'un aspect confortable. Cette maison porte un nom illustre, Mariette l'a fait construire. C'était là qu'il avait son quartier général au temps où il interrogeait, la pioche à la main, les mystères de cette solitude. Le maître du logis, avant notre départ du Caire, nous a obligeamment remis une lettre d'introduction, aussi les portes nous sont-elles aussitôt ouvertes. Nous sommes les hôtes de notre grand archéologue. Une sépulture, composée de deux chambres carrées, s'ouvre à quelques pas de la maison ; un puits est béant près de l'entrée.

Entre les découvertes nombreuses que l'on doit à Mariette-Bey, la découverte du Sérapéum est la première en date, la plus considérable et peut-être la plus féconde en curieux enseignements. La pieuse Egypte nous a livré là une page de ses annales religieuses.

Rien d'apparent ne subsistait, et déjà Strabon avait dit : «Le temple de Sérapis est construit dans un endroit tellement sablonneux que les vents y amoncellent des amas de sable sous lequel nous vîmes les sphinx enterrés, les uns à moitié, les autres jusqu'à la tête».

Quelques siècles plus tard, l'ensevelissement était complet. Quel prodige de divination il fallait pour retrouver des édifices dont tout vestige avait disparu ! Il est des chercheurs de ruines qui semblent flairer les traces du passé comme un bon chien de chasse flaire le gibier ; l'un et l'autre suivent une piste et le chien n'est pas toujours le plus acharné.

Aidé de subsides fournis par le gouvernement français, Mariette remua des montagnes de sable, il dut, sur certains points, porter ses fouilles jusqu'à une profondeur de plus de vingt mètres. Un à un, les sphinx reparurent, ils formaient une allée longue de plus de vingt kilomètres, l'Egypte aimait à peupler les abords de ses sanctuaires de ces gardiens solennels. Puis les pylônes furent exhumés à leur tour avec le carrefour, décoré de statues, qui les précédait, puis le temple enfin et la nécropole des Apis.

Merveilleuse résurrection, ces lieux sacrés apparaissaient, vides de leurs prêtres et de leurs fidèles, mais encore tout pleins de leurs souvenirs, car le sable, conservateur respectueux de toutes choses, avait épargné, à ce grand passé, les outrages des invasions, les pillages des profanateurs. La vieille Egypte, vaincue, détrônée, dépouillée de ses dieux, avait confié ses reliques au désert, et le désert, dépositaire fidèle, les restituait à la science. Cependant ce ne fut qu'un rêve, un éclair rapide dans la nuit, les objets les plus précieux emportés, les mystères pénétrés, la moisson des souvenirs et des confidences curieuses rassemblée, le désert s'est refermé ; et le temple, les pylônes fastueux, les sphinx ont repris, pour jamais sans doute, leur linceul de poussière.

La grande galerie du Sérapeum

Seule aujourd'hui, la nécropole des Apis reste accessible ; elle est entièrement souterraine et taillée dans le rocher. Le sable s'obstine à obstruer sa porte, mais par bonheur les fellahs de corvée s'obstinent à la déblayer. Le jour n'a jamais eu entrée en ces catacombes mystérieuses, et maintenant que les lampes sacrées sont éteintes, il y faut pénétrer la lanterne à la main.

La roche, un peu friable et grossière de grain, n'a pu recevoir de sculptures. On y remarque cependant de nombreuses entailles où s'enchâssaient les stèles que la piété des pèlerins consacrait ; ces stèles, on pourrait dire ces ex-votos, ont été délachées et emportées au Louvre. Les galeries sont vastes, assez élevées, régulières, leurs plafonds se courbent un peu, comme pour simuler vaguement des cintres. Ces galeries décrivent une spirale ; après plusieurs évolutions, elles nous ramènent au point de départ. Plus de trente caveaux les bordent ; là sont déposés les sarcophages des Apis. Chaque caveau a le sien.

Ce sont des urnes formidables, longues de quatre à cinq mètres et taillées dans un seul bloc de granit rose. Les couvercles, massifs, inébranlables, dirait-on, ont cependant été un peu déplacés, les tombes ont toutes été visitées et dépouillées de leurs reliques.

Nous nous hissons et non sans peine, sur un des couvercles, et de là nous descendons dans le sarcophage. C'est une véritable chambre, haute de deux mètres environ ; on y peut faire quatre ou cinq pas. On trouverait des humains plus étroitement logés que n'étaient ici les momies des boeufs. Pas de sculptures, rien qui dissimule et qui égaie ces masses prodigieuses ; à peine de loin en loin, et très légèrement tracées, quelques lignes d'hiéroglyphes. Quel temple étrange et quelle sinistre promenade ! Colossales, noires, les tombes, une à une, émergent des ténèbres et, le visiteur passé, les ténèbres aussitôt retombent sur elles, comme un funèbre rideau. Sous les voûtes aux perspectives incertaines, la voix se perd fuyante et prolongée sans fin ; les murs ont des résonnances singulières, comme si les échos mal étouffés vibraient encore des hymnes religieuses.

Cette nécropole ne remonte pas à un âge extrêmement reculé. Entre les stèles et les inscriptions recueillies au nombre de plus de mille, les plus anciennes nous reportent à la dix-neuvième dynastie, c'est-à-dire au quinzième siècle avant l'ère vulgaire, les plus modernes sont de la dynastie des Ptolémées. C'est donc ici que, durant plus de mille ans, les boeufs, élevés à la dignité d'Apis, ont trouvé leur dernière demeure. Le veau qui briguait l'honneur d'être proclamé Apis devait être noir et porter une tache blanche triangulaire sur le front ; il était supposé l'incarnation vivante de Phtah, divinité particulièrement honorée à Memphis et que les Grecs avaient assimilée à Vulcain.

Les fouilles du Sérapéum ont été l'occasion d'une révélation curieuse ; une des rares inscriptions que portent les sarcophages, contient le nom de Cambyse. Cambyse, le conquérant impie qui fit furieuse guerre aux armées de l'Egypte, ce qu'on aurait pu lui pardonner, et guerre non moins furieuse aux dieux de l'Egypte, ce qui était un crime inexpiable, Cambyse qui jetait des chats sur les remparts de Péluse et frappait, de son épée, le boeuf Apis lui-même, serait-il devenu dévot dans ses vieux jours ?

A quelques pas du Sérapéum, se trouve la tombe de Ti, monument beaucoup plus ancien et qui appartient au premier empire, c'est-à-dire à une époque antérieure à notre ère de trois à quatre mille ans. L'importance de la sépulture nous donne le droit de conclure à l'importance de celui qui y fut déposé.

Toute la partie extérieure de la tombe a disparu, la partie souterraine, mieux protégée seule subsiste. Les chambres n'ont pas été taillées dans le rocher ; là comme au Sérapéum, le rocher est grossier et impropre à la sculpture ; elles ont été construites d'un calcaire très fin et d'une belle couleur blanche.

Le vestibule est maintenant ouvert à tous les vents, le plafond a croulé, ébréchant les piliers carrés qui le soutenaient. Piliers incomplets, murailles lézardées gardent tout un monde de figurines ciselées d'une main légère. De là part un couloir étroit qui nous conduit dans une salle assez vaste. Partout des sculptures d'un faible relief, mais d'une extrême élégance. Elles sont relevées de couleurs peu variées, parfois conventionnelles et qui opposent, sans nuances intermédiaires, leurs tons nettement tranchés. Peu de divinités, peu d'allégories, pas de personnages emblématiques, de monstres bizarres où l'homme et la bête se confondent pour former un dieu ; point de Toth à tête d'ibis, d'Anubis à tête de chacal, rien de ce cortège fantastique dont la mort s'environne aux hypogées de Thèbes. Ici, le surnaturel semble inconnu, les rêves mystérieux dont s'épouvante la pensée n'ont pas trouvé place. C'est la vie familière, toute réelle de ce monde dont les scènes se déroulent autour de nous ; et cela est joyeux, tout aimable, tout charmant.

Voilà une cange et son équipage ; le reiss fait battre de cordes un matelot indocile ; le Nil, naïvement figuré, laisse voir ses poissons, ses hippopotames qui livrent terrible bataille aux crocodiles. Un troupeau de boeufs franchit un gué, et le bouvier marche en avant, portant un jeune veau dans ses bras. Plus loin ce sont des ânes, dignes aïeux de ceux que nous montons, un petit ânon trottine près de sa mère. Ici de nombreux esclaves défilent, ils vont porter au maître des offrandes : gazelles, antilopes, singes, chiens et des cuisses de boeufs déjà toutes préparées pour la cuisine. Sans doute on a fait grande et heureuse chasse, on terminera la fête par quelque magnifique festin. C'est merveille de voir avec quelle précision, quelle finesse et quelle justesse, ces animaux sont représentés ; ce sont là comme des croquis sommaires, mais d'une parfaite vérité.

Voici une boucherie, on égorge des moutons, on dépèce un boeuf. La basse-cour est amplement fournie d'oies, de grues et de canards. Puis viennent des ouvriers occupés aux travaux les plus divers, ce sont des menuisiers, la scie à la main, des charpentiers qui construisent des barques, façonnent des planches, des bûcherons frappant un tronc d'arbre à grands coups de hache.

Après l'industrie, l'agriculture, la vie des champs, ses labeurs et ses plaisirs. On sème, on sarcle, on fauche, et, s'aidant de la fourche, les moissonneurs élèvent une haute meule de blé, pyramide moins durable que celle des Pharaons, mais plus joyeusement construite.

Au milieu de ces tableaux si variés, le maître apparaît souvent ; l'artiste lui a donné des proportions beaucoup supérieures à celles du petit monde qui l'environne, moyen naïf d'éviter toute confusion.

Ce maître se fait une cour de ses femmes, de ses fermiers, de ses serviteurs, de ses hôtes. Nous le voyons gravement assis au milieu d'un cercle de musiciens ; on le régale d'une sérénade. C'est un repos, c'est un plaisir de lire ce long poème. Quelle douce sérénité dans ces souvenirs sans gloire ! Quelle souriante bonhomie ! Ces idylles d'un bon gentilhomme campagnard valent bien les épopées d'un conquérant. Mais qui penserait que c'est là une tombe et que la mort s'est encadrée dans ces murailles frémissantes de vie ? Une chambre plus petite fait suite à la première : elle a des sculptures du même caractère et d'un travail aussi parlait.

On désigne sous le nom de Saqqarah le site aujourd'hui désert qu'occupaient le Sérapéum et ses dépendances. Là sont groupées plusieurs pyramides dont la plus considérable et la plus haute est dite pyramide à degrés. Au contraire de toutes les autres pyramides, elle ne s'élève pas tout d'un jet, mais comme par étapes, et superpose six énormes gradins. Il paraît que l'intérieur présente aussi des dispositions tout à fait inusitées ; on n'en peut plus juger maintenant, le sable et les décombres obstruent complètement l'entrée. Peu de monuments ont plus vivement exercé la critique des archéologues. Les uns veulent y voir un Sérapéum antérieur à celui que nous visitions tout à l'heure et la première nécropole des Apis ; les autres y supposent la sépulture d'un roi des dynasties les plus lointaines, soit du roi Ouénéphès de la première dynastie, soit du roi Kékéou de la seconde ; mais tous s'accordent à faire remonter jusqu'à une prodigieuse antiquité la construction de cette pyramide. Ce serait le plus ancien monument de l'Egypte et peut-être du monde.

Les quatre faces ne sont pas complètement égales : encore une bizarrerie inaccoutumée. Deux comptent cent vingt mètres, les deux autres cent sept seulement. Les blocs, de médiocres proportions, ne forment plus des assises parfaitement jointes, aussi l'escalade est-elle très facile.

De la cime, le regard se promène librement sur un vaste horizon. Vers le sud, s'étend un sol sablonneux et des trous, béants de toutes parts, y marquent d'innombrables sépultures. Près de ces solitudes dévastées, sourit une campagne opulente. Là où le niveau du sol s'abaisse, les eaux du Nil, s'insinuant par de souterraines infiltrations, forment de petites mares ; le limon déposé laisse tout alentour son terreau noir. Cependant un long rideau de palmiers nous dérobe le fleuve, père toujours fécond de toutes ses richesses.

Il est des champs que la charrue retourne, il en est d'autres qui ont déjà fait germer l'espérance de la moisson prochaine ; on dirait des échantillons d'étoffes étalés sur une table immense.

Quelques villages groupent leurs huttes poudreuses, tandis que s'élève au loin un rempart de montagnes arides. Vers l'ouest, deux grandes pyramides assoient, dans le désert, leur triangle majestueux ; d'autres pyramides plus petites se dispersent autour d'elles. Est-ce encore une pyramide qu'il faut reconnaître, plus près de nous, dans un monticule fait de pierre et de sable ? Au delà, c'est le désert sans fin. Inclinant vers le nord, les yeux découvrent l'antre sombre qui donne accès au Sérapéum.

Puis viennent les pyramides d'Abousir, puis leurs soeurs géantes, les pyramides de Gizeh, colosses entre les colosses, montagnes prodigieuses qui couronnent et terminent cette chaîne de sépultures formidables. Le Nil apparaît près de là, scintillant, mais quelques contreforts abrupts nous cachent le Caire.

Nous avons vu, du côté du sud, de nombreuses ruines jalonnant le désert ; aussi ne manquons-nous pas de nous diriger dans cette direction. Ce qui nous semblait presque plat, embrassé du haut de la pyramide, est coupé de vallons et bosselé de monticules ; la marche est pénible, car le sol fait de sable et de décombres, fléchit partout sous le pas. Que de débris ! hiéroglyphes incomplets, urnes mises en pièces, ossements épars. Les crânes blancs roulent sur les traînées de sable jaune. Chemin faisant, nous escaladons une petite pyramide fort dégradée ; enfin, après plus d'une heure de marche, toujours dans le désert, et sans qu'une touffe d'herbe ait un instant reposé nos yeux, nous atteignons Marsabat-el-Faraoum.

Entrée de la pyramide d'Ounas à Saqqarah

On désigne ainsi une puissante construction qui eut sans doute une destination funéraire ; Mariette-Bey veut y reconnaître la tombe d'Ounas, un des derniers rois de la cinquième dynastie. C'est non pas une pyramide, mais un massif carré fait de biocs énormes. L'entrée encombrée de fragments de granit rose et aujourd'hui inaccessible, se trouve sur la face qni regarde le nord.

Nous découvrons encore vers l'ouest une pyramide très ruinée, puis vers le sud, deux grandes pyramides et deux autres plus petites, celles-ci de forme singulière : de loin on les prendrait pour des tours ébréchécs, ce sont les pyramides de Dachour. Toutes sont en plein désert, il n'en est aucune qui se dresse aux campagnes que le Nil féconde ; le sable, l'azur composent seuls leur cadre d'une implacable mais grandiose uniformité.

Par bonheur, la pyramide à degrés domine de haut ces solitudes embrasées, c'est le phare qui nous indique Saqqarah. Désireux de ne pas repasser sur notre piste première, à notre retour, nous obliquons un peu dans la direction de l'est. De ce côté, les débris sont plus nombreux encore. Nous sommes dans un des quartiers les plus peuplés de la cité des morts. Que de générations sont là couchées côte à côte! Que de siècles en poussière ! Les fouilles brutales des fellahs avides, les fouilles patientes des archéologues, et je ne sais quelles bourrasques, quelles tempêtes furieuses ont bouleversé le sol. C'est une dévastation terrible, une indescriptible confusion. Des puits carrés s'enfoncent à de grandes profondeurs, pièges perfides : le promeneur, s'il n'est pas attentif à ses pas, risque fort d'aller rejoindre les momies de ses ancêtres.

Parfois quelques fûts de colonnes, délicatement sculptés, émergent des décombres ; quelques murailles de briques crues marquent les enceintes aujourd'hui profanées. Deux figures, taillées dans le même bloc, sont restées assises au bord de leur tombe. Bien n'a pu altérer leur béate sérénité. Sur leurs vêtements, au dossier de leur fauleuil, courent des inscriptions hiéroglyphiques.

L'espace a manqué et les sépultures, en quelques endroits, montent les unes sur les autres. Nous trouvons des couloirs et de petites salles ; les parois en sont faites d'une belle pierre blanche. Le linteau des portes étale le nom et les titres du défunt ; signes hiéroglyphiques, sculptures sont presque toujours d'un excellent style et d'une finesse extrême. Parfois quelque ossement craque sous le pied.

Et cette exploration curieuse, nous avons pu l'entreprendre seuls et seuls l'achever, quelle joie ! Pas un indigène n'est venu nous imposer sa compagnie. Quiconque a voyagé en Egypte, sait combien est rare cette félicité. Le voyageur est ici une proie ; on le poursuit, on le traque, on l'étourdit, on le chasse, on le force comme l'on fait d'une bêle fauve.

Tantôt ce sont des antiquités plus ou moins antiques qu'on lui apporte, tantôt on veut le conduire ici et tantôt le mener là, ce sont des cris, des clameurs sans fin, et le mot trop connu de bakchich marque le refrain de ce concert éternel. Bakchich grondent les grands Bédouins au visage de bronze, bakchich disent les femmes tout à la fois farouches et insolentes, bakchich, glapissent les fillettes, backchich, l'épèlent les garçons demi-nus, backchich, vagissent les nourrissons, car ils disent bakchich avant que de parler. C'est à en devenir fou. Le voisinage d'un village est surtout redoutable. L'étranger est aussitôt signalé, on le regarde, on l'épie, de loin d'abord, puis quelque enfant s'enhardit à approcher, puis un autre, puis un autre encore ; les pères suivent leurs fils, les grands pères suivent les pères, cinq minutes ne sont pas écoulées que la population tout entière s'est formée en escorte. Allez maintenant, criez, protestez, menacez, jurez, rien n'y fera, ou bien armez-vous de patience, obstinez-vous à refuser la plus humble aumône à ces mendiants que la rapacité improvise et non la misère, tout sera vain, vous ne les lasserez pas et vous aurez bon gré, malgré, le supplice d'un triomphe retentissant. - Saqqarah échappe à ce fléau digne des plaies dont Moïse affligea l'Egypte. Ne voir, n'entendre personne, quel rêve et combien peu de fois réalisé !

L'exploration d'une pyramide voisine de la pyramide à degrés termine la journée. Là encore l'entrée est sur la face qui regarde le nord ; mais ce n'est qu'en rampant que l'on y peut pénétrer.

Nous trouvons une salle dont le plafond est fait de blocs énormes. De là part un étroit couloir à demi taillé dans le rocher, et à demi construit de pierres rapportées ; mais les décombres arrêtent bientôt cette pénible promenade.

Après une nuit tranquillement passée dans la maison de Mariette, le lendemain, de grand matin, nous enfourchons les âmes et partons pour Gizeh.

Nous cheminons sur cette frontière toujours nettement déterminée où s'arrêtent les champs fertiles, où commence le désert. Nous courons, pourrait-on dire entre la vie et la mort ; nos bêtes souvent ont un pied dans les blés verdoyants et un pied sur le sable fauve.

Nous ne tardons pas atteindre les pyramides d'Abousir ; elles sont au nombre de trois, fort dégradées et de hauteur médiocre. Deux chaussées, encore reconnaissables, y conduisaient ; sans doute des statues, des sphynx les bordaient, ils ont déserté leur poste, ne laissant que des fragments de basalte et de granit maintenant informes. Il était d'autres pyramides encore, mais on hésite s'il faut en reconnaître les restes confus, dans quelques monticules poudrés de sable.

Cependant nos vaillantes montures trottent rapidement ; nous nous rapprochons de Gizeh et les dernières pyramides les plus fameuses, peu à peu grandissent, et superbes montent sur l'horizon.

Nous atteignons un petit lac que l'inondation a rempli (il n'est pas en Egypte d'eau qui ne vienne du Nil). Constellés de leurs fleurs jaunes, quelques mimosas bordent la rive ; les pêcheurs ont frété là une flottille et les filets tombent, cherchant le poisson dans les eaux limoneuses. C'est une scène gracieuse, naïvement aimable et qui repose un peu de tant de magnificences austères. Deux palmiers, un sycomore, fraternellement associés, précèdent les grandes pyramides ; c'est la seule tache de verdure dans cette immense arène.

Les pyramides de Gizeh occupent un plateau rocailleux, à la limite des terres que le Nil féconde. Elles sont comme les pylônes prodigieux qui marquent l'entrée du désert. On en compte trois de proportions colossales, deux surtout et six beaucoup plus petites, famille formidable, celles-ci sorties, dirait-on, des flancs de celles-là.

Vues à distance, les grandes pyramides semblent intactes ; on les prendrait pour des montagnes d'une parfaite régularité de forme ; mais l'action des siècles ou plutôt les ravages de l'homme se révèlent dès qu'on approche. L'ignorance brutale et sotte, l'avarice, toujours en quête de richesses imaginaires, se sont acharnées sur ces monuments mystérieux.

Plus ils étaient puissants, plus ils dépassaient la taille ordinaire des choses humaines, et plus on supposait merveilleux les trésors qu'on y disait enfermés. On les viola, on s'ouvrit de vive force accès jusqu'aux chambres intérieures, puis on entreprit d'exploiter ces entassements de pierre, comme une carrière, carrière qui aurait suffi à la construction de plusieurs cités ; c'est ainsi que le revêtement disparut.

Les pyramides, en effet, étaient, de la base au sommet, couvertes de belles pierres polies ; aussi pour en exécuter l'escalade, fallait-il des prodiges d'adresse et d'agilité. Seuls les acrobates de profession l'entreprenaient avec succès, et il en était encore ainsi au premier siècle de notre ère, s'il faut en croire Pline l'Ancien. C'est aux Arabes et, dit-on, au fameux Saladin, que les pyramides sont redevables de leur ruine et de leur profanation : elles avaient traversé cinquante siècles sans outrages.

Une précédente tentative faite par Ma'moun, raconte Ibn-Batouta, n'aurait que très imparfaitement réussi. Ma'moun avait cependant entrepris un siège en règle ; la baliste battit à coups de pierre la plus grande des pyramides. Une brèche fut ainsi ouverte où l'on trouva, ici la légende commence, une somme d'argent exactement égale à celle dépensée pour ce travail de destruction. On s'étonne qu'après ce premier résultat si encourageant, Ma'moun n'ait pas poursuivi.

Lorsque la pieuse Egypte élevait, pour protéger les momies de ses maîtres, ces citadelles inouïes, elle ne faisait pas oeuvre si vaine. En quel autre pays, sous quel autre ciel, trouverait-on une tombe royale si longtemps inviolée ? Et qui sait ! A-t-on pénétré tous les mystères ? Sous ces masses puissantes, dans ces flancs énormes, ne reste-t-il plus rien qui soit inexploré ? N'a-t-on pas suivi quelque fausse piste, profané un faux sarcophage ? La mort ne nous dérobe-t-elle pas encore quelque dernier secret ?

Pyramides de Gizeh

L'Egypte en effet, mettait tout en oeuvre pour sauver de l'injure les restes confiés au tombeau. Elle croyait à l'immortalité de l'âme, avec plus de netteté, plus d'énergie qu'aucune autre nation de l'antiquité. Elle admettait de plus que l'âme devait un jour reprendre possession du corps. De là, la nécessité de conserver, en dépit de la mort, ce pauvre corps qui n'avait pas terminé sa tâche, de là les embaumements universellement pratiqués même pour les plus humbles, de là l'usage de placer les nécropoles toujours en dehors du territoire exposé aux inondations du Nil et de préserver ainsi les momies de l'influence redoutable de l'humidité ; de là le secret de certaines tombes ou du moins le secret de l'entrée du caveau funéraire, de là mille stratagèmes singuliers et une sorte de stratégie savante pour dérouter les recherches : labyrinthe compliqué de galeries, portes sans issue, murailles qui dissimulent les véritables portes, couloirs obstrués, sarcophages à dessein laissés vides. Beaucoup des sépultures Egyptiennes ne se défendent que par la ruse, et nul doute qu'aux pyramides la ruse fut associée à la force.

Quelques archéologues, doués de plus d'imagination que de science, et surtout certains amateurs improvisés archéologues, ont longuement raisonné ou déraisonné sur l'origine et la destination des pyramides. Les uns ont voulu y voir un rempart destiné à arrêter l'invasion du sable dans la vallée du Nil, d'autres l'étalon de toutes les mesures on usage dans l'ancienne Egypte. Tout cela est beaucoup trop sublil pour être vrai. On ne conteste plus sérieusement aujourd'hui que les pyramides n'ont jamais été que des tombes ; à Gizeh comme à Dachour, comme à Saqqarah, elles forment toujours le centre d'une nécropole.

«Qu'apprends-tu maintenant à l'école ? demandait-on devant moi à une petite fille. - L'histoire antienne. - Eh bien ! dis-nous où sont les pyramides. - Les pyramides ! c'est au commencement». Ce n'était pas mal répondre. De ces monuments qui furent élevés au temps de la quatrième dynastie, c'est-à-dire, selon la chronologie généralement admise, entre quatre mille deux cent trente-cinq et trois mille neuf cent cinquante avant notre ère, on peut dire justement qu'ils sont au commencement. Et cependant les pyramides prouvent l'existence d'une monarchie puissante. Il fallut bien des richesses et le labeur de bien des hommes pour en mener à terme la construction ; elles prouvent encore une science très avancée. En effet, ce ne sont pas là des monuments de pierres informes, ce ne sont pas, en de plus grandes proportions, quelques tumuli, comme en élevaient au fond des forêts, les Gaulois sur la tombe de leurs chefs ; ce sont des monuments parfailement orientés et bâtis avec le plus grand soin. Le délicat est là dans l'énorme.

Hérodote se faisant sans doute l'écho des ciceroni de son temps, nous a transmis de curieux détails sur la construction de la grande pyramide, la plus ancienne des trois et qui fut élevée, comme on sait, par les ordres du roi Khoufou ou Chéops, pour lui servir de sépulture.

«Les uns furent occupés à fouiller les carrières de la montagne d'Arabie (les montagnes voisines du Caire ont fourni les matériaux des pyramides), les autres, à traîner de là jusqu'au Nil les pierres qu'on en tirait et à passer ces pierres sur des bateaux de l'autre côté du fleuve. D'autres encore les recevaient et les traînaient jusqu'à la montagne de Libye. On employait tous les trois mois cent mille hommes à ce travail. - Quant au temps pendant lequel le peuple fut ainsi tourmenté, on passa dix années à construire la chaussée par où on devait traîner les pierres. Cette chaussée est un ouvrage presque aussi considérable à mon avis que la pyramide même, car elle a cinq stades de long sur dix orgyes de large, et huit orgyes de haut dans sa plus grande hauteur. Elle est de pierres polies et ornée de figures d'animaux. Ainsi les travaux de cette chaussée durèrent dix ans, sans compter le temps qu'on employa aux ouvrages de la colline sur laquelle sont élevées les pyramides et aux édifices souterrains que le roi réservait à l'honneur de recevoir sa momie... La pyramide même coûta vingt années de travail».

Aujourd'hui sans revêlement, la pyramide de Chéops laisse voir son entrée qui certainement était autrefois soigneusement dissimulée. C'est un trou carré, noir, moins haut qu'un homme et qui paraît d'autant plus petit que les blocs dont il est encadré, sont de proportions colossales. Rien de moins hospitalier, c'est là comme une oubliette pharaonique, mystérieuse, menaçante, et il faut avoir tout le zèle curieux d'un archéologue pour oser s'y engager. On ne saurait imaginer une exploration plus pénible, elle serait impossible sans l'assistance de quelques Bédouins qui vivent des pyramides et de leurs visiteurs.

Cas hommes-là sont agiles comme des chats ; leurs pieds nus s'accrochent à la saillie la plus légère et nous pouvons confier sans peur notre pesante maladresse à leurs bras d'acier. Mais qu'ils font payer cher leur secours ! Que de clameurs ! Que d'importunités ! Leur langue, par malheur, est aussi infatigable que leurs jambes. Il est des moments dans la vie où l'on désire être sourd, ces maudits Bédouins me l'ont fait éprouver.

Nous nous engageons d'abord dans un étroit couloir, qui descend. Il va, ou plutôt il allait aboutir à un caveau creusé dans le rocher sous la pyramide, mais l'accès de ce caveau est maintenant impossible ; aussi ne tardons-nous pas à changer de direction. Nous trouvons un second couloir, plus étroit encore que le premier, il remonte et sa pente, perfidement rapide, semble défier l'escalade. Impossible de se tenir debout, il faut aller plié en deux ; on nous hisse, on nous tire, on nous pousse ; nous avançons.

La sueur ruisselle aux membres de bronze de nos hommes. Il semble en vérité que nous soyons tombés aux mains ou plutôt aux griffes de quelques démons. Leurs voix résonnent avec un fracas étrange : leurs faces brunes s'éclairent par intervalle à la lueur vacillante de nos bougies, leurs yeux flamboient dans les ténèbres, nous sommes comme des ballots furieusement bousculés. Aurait-on fait serment de nous mettre en pièces ? Etre tiraillé par quatre Bédouins, ou être écartelé par quatre chevaux, l'un doit ressembler fort à l'autre. Un faux pas, et tous de compagnie nous roulerions dans quelque abîme. Le granit rose dont nous sentons partout le froid poli, n'a pas une entaille où les ongles puissent s'accrocher. Quel prodige de s'y tenir et d'y tenir encore les autres !

Sur notre droite, on nous signale un puits béant, plus noir encore, s'il est possible, que les ténèbres partout répandues ; c'est un piège, dirait-on, ménagé pour engloutir les profanateurs. Un de nos hommes s'y engage, et jetant ses jambes de droite, de gauche aux parois coupées à pic, il descend plus bas, toujours plus bas, et bientôt nous n'apercevons plus qu'une petite étoile scintillante ; c'est la lumière que le Bédouin a emportée avec lui.

Arrivé à ces profondeurs, il nous crie bakchich ! l'amour seul des curiosités antiques ne l'invite pas à cette téméraire gymnastique. Le puits aboutit au caveau souterrain que nous signalions tout à l'heure.

Enfin nous atteignons, et Dieu sait avec quel soulagement ! un couloir horizontal. Nous marchons encore courbés, le plafond est fort bas, mais du moins nous marchons et de plain-pied. Puis nous pénétrons dans la chambre dite de la reine ; on peut s'y tenir debout. Il n'est rien que quatre murs ; les blocs du plafond, d'énormes proportions et de granit rose comme ceux des murs, s'arcboutent et forment l'angle, sans doute pour présenter plus de résistance à l'effroyable pression de la montagne de pierre qui les enferme de toutes parts. Les assises sont d'une régularité admirable et appareillées avec un soin extrême ; les joints sont à peine visibles et l'on ne pourrait pas y introduire la lame d'un canif.

Nous rétrogradons jusqu'à l'extrémité du couloir horizontal, puis nous prenons un couloir qui monte rapidement, mais qui du moins est plus élevé que les autres. Il aboutit à la chambre dite du roi, plus grande que la chambre de la reine. Un sarcophage s'y trouve encore, sans sculptures, sans hiéroglyphes, anonyme et formidable, comme s'il avait dû contenir non les cendres d'un homme, mais la dépouille d'un dieu. Il fut certainement placé là avant la construction des couloirs, car il n'y pourrait point passer, et il faudrait, pour l'arracher à son sanctuaire, éventrer la pyramide. Ici le plafond est plat, mais certains vides, ménagés au-dessus et que l'on a pu reconnaître, atténuent la pression. La construction accuse toujours le même soin et la même science.

Quel que soit l'intérêt qui s'attache à ces retraites cachées aux entrailles de la pyramide, ce voyage poursuivi dans la nuit semble bien long. Tout, dans ces bâtisses surhumaines, est si peu selon notre humble raison que l'esprit ne saurait échapper aux pensées folles et à certain sentiment de vague terreur. Si petits sont les vides, si énorme la masse de la funèbre montagne. On se sent mal à l'aise, suffoqué, étouffé. Un seul bloc suffirait à écraser dix hommes. Chéops ne vengera-t-il pas quelque jour ainsi sa cendre profanée ?

Monter sur la pyramide est un rude labeur, mais au moins on va la tête haute et en pleine lumière.

La pyramide aujourd'hui forme un escalier de deux cents marches environ, et les marches hautes de près de soixante-dix centimètres, ne présentent qu'un étroit espace où poser le pied ; aussi, vue d'en bas, cette échelle de pierre semble d'une rapidité quelque peu effrayante. Les assises sont, du reste, d'une parfaite régularité et les blocs juxtaposés avec une précision mathématique.

Les maudits Bédouins imposent encore leur aide, mais ici complètement inutile, du moins pour qui n'a pas le vertige. Ils rythment leurs cris, mélopée bizarre où les langues les plus diverses se confondent, un mot anglais heurte un mot turc, un mot arabe se marie à un mot italien lui-même accouplé à un mot français ; avant de venir aux pyramides, cette chanson a dû être en faveur à Babel : «C'est le bon bakchich, arabe bien content, quarante siècles ! boum ! boum ! Bonaparte Kébir ! Milord le baron, Mossou Kitir bon ! Français tous comme Bédouin !» Le mot Français est selon la nationalité du patient, remplacé par Anglais, Allemand, Américain, Russe, etc.

Assourdi, fourbu, brisé, essoufflé, tout en eau, j'atteins le faîte, et tout haletant je me laisse tomber. Par bonheur, au moins pour le visiteur, la pyramide n'est plus pointue comme autrefois ; elle est terminée par une sorte de plate-forme d'environ dix mètres de côté où gisent quelques gros blocs, derniers débris des assises détruites. Nous sommes à plus de cent quarante mètres du sol et nous avons sous les pieds deux millions cinq cent soixante-deux mille cinq cent soixante-seize mètres cubes de pierre. Une montagne pour enfermer une poignée de poussière !

Jamais l'homme ne dressa semblable belvédère ; de là l'horizon se découvre sur une étendue immense, et la magnificence du spectacle est telle qu'elle fait un moment oublier la présence odieuse des Bédouins. D'un côté c'est le Caire, ses innombrables mosquées et leurs coupoles roses que les vapeurs du malin enveloppent encore d'une gaze légère ; on reconnaît la citadelle et les minarets jumeaux qu'y dressa Méhémet-Ali.

Plus près de nous le Nil s'étale, encadré de riantes campagnes ; plus près encore, la nécropole de Gizeh montre ses puits funéraires qui trouent le sol de toutes parts. Le sphinx élève au-dessus du sable sa tête de rocher ; puis vient la seconde pyramide presque aussi haute que la première et les petites pyramides qui leur font cortège ; plus loin, vers le sud, surgissent les autres pyramides, échelonnées et marquant comme des étapes, à Abousir, à Saqqarah, à Dachour ; enfin c'est le désert qui, vers l'occident, déploie à l'infini ses solitudes austères, son immense et sublime désolation.

La seconde pyramide, celle dite de Schafra ou Chéfren, conserve son revêtement, au moins dans sa partie supérieure ; aussi l'ascension est-elle malaisée. Les Bédouins cependant l'entreprennent et sur la promesse d'une gratification légère, ils dégringolent du faîte de la première et grimpent au faîte de la seconde, dans l'intervalle de dix minutes. Quels jarrets ! C'est vertigineux. Comment douter après cela que l'homme, ou du moins le Bédouin, descend du singe ?

Autour de la seconde pyramide règne une enceinte carrée et qui, sur deux de ses faces, est formée de falaises taillées dans le rocher. Des hiéroglyphes géants les enjambent. Il est des portes ténébreuses qui donnent accès dans des chambres funéraires : l'une d'elles est fort curieuse.

Le plafond, découpé au banc même de la pierre, accuse comme des solives faites de troncs de palmiers. La maison du mort imite la maison des vivants ; aujourd'hui encore les troncs de palmiers composent la charpente dont se couronne la case des fellahs. Ces chambres, d'un accès facile, formaient comme des sanctuaires consacrés au culte des aïeux ; les momies n'étaient pas là, on les tenait précieusement enfouies dans quelque caveau mystérieux.

L'intérieur de la seconde pyramide, comme l'intérieur de la première, a des couloirs bas, étroits, rapides, et dont les parois sont faites de granit rose. Encore ici des traquenards perfides ingénieusement disposés pour rompre les os des profanes. Ces couloirs eux-mêmes que nous parcourons librement, sinon facilement, étaient obstrués de blocs qu'on y avait laissé glisser, aussitôt les funérailles achevées. Nous trouvons deux chambres, l'une placée beaucoup plus haut que la première. La plus basse et aussi la plus petite est vide, l'autre, plus vaste, conserve un sarcophage ; son couvercle est posé à terre, une violente glissade me prouve la parfaite conservation de son poli. Le plafond forme angle. Les murs portent en grosses lettres la date de 1810 et le nom de Belzoni, c'est le premier des archéologues modernes qui étudia la pyramide de Chéfren : par malheur, les Arabes d'El-Aziz-Othman, fils de Saladin, l'y avaient précédé dès le treizième siècle, et Belzoni ne trouva rien à glaner après eux. Dans une encoignure, une ouverture, faite de vive force, a révélé la présence d'une chambre peu importante et accessible seulement aux chauves-souris.

Le roi Chéfren ne nous est plus seulement connu par sa tombe, on a retrouvé sa statue, il y a peu d'armées, dans le voisinage des pyramides. C'est là, certes, un vénérable portrait, car le prince qu'il représente, régnait environ quatre mille deux cents ans avant l'ère vulgaire. La statue de Chéfren est maintenant au musée de Boulaq, près du Caire. C'est là un des monuments de la sculpture les plus anciens qui existent et en même temps un des plus remarquables. Le roi, de proportions plus que naturelles, est représenté assis, les bras adhérents au corps, la main gauche posée à plat sur la cuisse, la main droite fermée. Le trône est orné de têtes de lion. La plinthe porte le cartouche royal. Le visage est calme, doux.

Ce n'est pas là un personnage quelconque, emblématique plutôt que réel, sans réalité et sans vie ; une individualité précise s'y révèle qui fait supposer la ressemblance et la vérité. Le sculpteur a taillé sa figure dans un bloc de diorite, sorte de marbre grisâtre, veiné. Le ciseau a été conduit d'une main vigoureuse, souple, ferme, assurée ; les jambes, les bras indiquent nettement la saillie de leurs muscles. Enfin c'est là non l'ébauche incertaine d'un apprenti, mais l'oeuvre puissante d'un maître.

On a dit que les rois constructeurs des pyramides avaient été détestés, qu'une réaction violente, accompagnée de troubles, de révoltes, s'était produite après eux, et l'on expliquerait ainsi que la statue de Chéfren ait été trouvée ignominieusement jetée dans un puits.

Quelqu'un des cent mille malheureux qui traînèrent les pierres de sa pyramide, se serait-il vengé sur la statue, de la tyrannie du prince ? Mais le diorite est dur par bonheur et les blessures reçues sont fort légères.

La troisième pyramide est beaucoup plus petite que les deux autres ; elle mesure à peine soixante-six mètres de hauteur, c'est-à-dire un mètre de moins que les tours Notre-Dame. Le colonel Wysc (un archéologue anglais) y pénétra en 1857 et fut assez heureux pour trouver quelques restes du couvercle de bois qui fermait la caisse de la momie royale. Ce couvercle, déposé aujourd'hui au musée de Londres, porte le nom de Men-ka-ré, donné au soleil dont Hérodote a fait Mycérinus. Ce prince régnait vers quatre mille cent trente six. Ici l'exploration de l'intérieur est relativement facile, on l'entreprend rarement cependant. Aussi les chauves-souris y ont établi une colonie nombreuse. Notre visite les scandalise fort, elles tourbillonnent autour de nous et parfois nous effleurent le visage de leurs ailes velues.

Nous avançons cependant. Les couloirs ont une pente douce et souvent même sont de plain-pied. La chambre sépulcrale est ménagée non dans le massif de la pyramide, mais au-dessous, au vif du rocher. Cette pyramide de Mycérinus était complètement revêtue de granit rose dont quelques fragments gisent près de l'entrée. Un voyageur français, le sieur de Villament qui vint en Egypte vers 1590, assure avoir vu ce revêtement encore complet. L'emploi du granit rose prouve encore une fois sur quelle étendue considérable s'étendait l'autorité du monarque en ces âges lointains. On ne trouve, en effet, le granit rose qu'auprès d'Assouan, aux limites extrêmes de l'Egypte, à environ neuf cents kilomètres de Memphis.

Les six pyramides qui complètent le groupe de Gizeh s'alignent au nombre de trois près de la pyramide de Chéops, et de trois, près de la pyramide de Mycérinus ; mais ce sont là des pyramides minuscules et cependant construites avec des blocs soigneusement appareillés. Quelques petites salles paraissent s'être rattachées à l'une d'elles. Leurs murs déroulent, des sculptures d'un très faible relief, mais d'une délicatesse charmante ; ce sont comme des croquis légers. Le pinceau complétant l'oeuvre du ciseau, a relevé les contours de quelques enluminures. Les sujets sont comme à Saqqarah, empruntés à la vie champêtre. Les animaux, domestiques défilent en nombreux cortège, mais le cheval n'apparaît jamais.

En effet, l'Egypte de l'ancien empire ne semble pas l'avoir connu. Ce fut seulement sous le règne de Thotmès Ier, c'est-à-dire au dix-septième siècle, qu'à la suite d'expéditions guerrières dans la vallée de l'Euphrate, le cheval fut ramené en Egypte et acclimaté.

Les puits sépulcraux couvrent un espace considérable, surtout au nord de la pyramide de Chéops. On reconnaît aussi quelques vestiges des grandes chaussées dont parle Hérodote. Le sable confond, sous ses traînées, le rocher et les blocs éboulés. Seul un petit arbrisseau végète alentour des pyramides, il porte des fleurs bleues, mais plus encore d'épines.

Un peu plus loin, dans la direction du sud, se trouve le tombeau dit de Campbell. Dans son état actuel, il est entièrement souterrain. Un puits aboutit à une chambre sépulcrale, le sarcophage y garde encore sa place primitive ; mais le sable s'y répand déjà en couches légères, impatient, dirait-on, de ressaisir sa proie.

Pyramides de Gizeh - Le grand Sphinx

Les pyramides ont un gardien digne d'elles, c'est le sphinx non moins illustre. Ce sphinx est l'aîné et le géant des sphinx de toute l'Egypte ; il faut y voir, paraît-il, la représentation du dieu Armachis. C'est une montagne taillée et complétée par des blocs rapportés de façon à représenter, non l'image entière d'un sphinx, mais tout au moins son buste. L'oreille a deux mètres de long, le nez un mètre soixante-dix-neuf centimètres. Jamais l'homme ne bâtit tête si formidable. Son antiquité n'est pas moins prodigieuse que sa taille ; on sait d'une façon certaine par une inscription du règne de Cheops que, sous ce prince, le sphinx existait déjà, il compte pour le moins soixante siècles.

Le temps ne lui a pas été clément et l'homme moins encore, car, après la joie de dresser des idoles, l'homme n'a pas de joie plus grande que de les casser. Le nez est mutilé, et les joues ont de terribles balafres. Pauvre Armachis ! coiffé comme les princesses, il est beau cependant. Pans ses grands yeux flotte un regard mystérieux. Quelle implacable placidité dans ce large front !

Le grand Sphinx

Que de choses dirait ce colosse si ses lèvres pouvaient parler ! Combien il a vu de splendeurs et de gloire ! Combien il a vu de ces passants qui mènent grand bruit et qui s'appelaient : Cambyse, Alexandre, Saladin, Bonaparte !

Un souvenir reste encore des exploits de celui-ci, c'est un vieillard, ruine à peine vivante, et qui, tout le jour, se tient accroupi sous le sphinx. Les deux débris se complètent, le dieu et l'homme, celui-ci plus chancelant que l'autre. Le vieillard, prétend-on, assistait à la bataille de pyramides ; il a vu notre César corse, au jour où il vint encadrer ses victoires au soleil d'Orient.

A quelques pas du sphinx, Mariette-bey a mis à découvert un monument singulier, édifice funéraire selon les uns, temple selon les autres, peut-être l'un et l'autre. Une pente rapide nous y conduit. Nous pénétrons dans une salle d'une assez grande étendue et partagée en deux nefs par des piliers carrés, monolithes de granit. Les plafonds qu'ils supportaient se sont effondrés. On trouve quelques couloirs ténébreux d'une destination incertaine. Tout est construit en albâtre oriental ou en granit rose, débité en blocs énormes et superposés avec une parfaite régularité. Pas une moulure cependant, pas un rinceau, pas un hiéroglyphe. Les matériaux employés constituent la seule richesse, et ces masses paraissent d'autant plus puissantes qu'elles sont complètement nues.

Quel contraste entre ce temple sans emblèmes et les temples qui déploient, tout le long de la vallée du Nil, l'interminable bavardage de leurs inscriptions et l'interminable cortège de leurs dieux ! Aussi dirait-on que ce temple de Gizeh est l'oeuvre d'un autre peuple ou du moins d'une autre foi ; les archéologues s'accordent pour lui attribuer une antiquité extraordinaire.

Avant que les dogmes religieux de l'ancienne Egypte ne se compliquassent d'un symbolisme mystérieux, avant que les subtilités théologiques n'eussent fait de Dieu les dieux, l'unité divine avait été conçue, éloquemment formulée. Un temple comme celui de Gizeh, convenait à cette foi austère, et peut-être a-t-on là enseigné les vérités sublimes dont le rituel funéraire nous conserve quelques fragments : «Dieu est le seul générateur, y lisons-nous, dans le ciel et sur la terre ; il n'est point engendré. Il est le seul dieu vivant, en vérité, celui qui s'engendre lui-même, celui qui existe depuis le commencement, qui a tout fait et qui n'a pas été fait».

Quelle plus belle conclusion donne à ces pages où l'Egypte vient de nous apparaître avec ses monuments les plus fameux ? L'Egypte, terre des prodiges, a connu toutes les grandeurs : L'Egypte semble l'aïeule de tous les peuples ; elle domine, comme une cime impérissable, l'enfance lointaine de notre humanité. Elle a des rois lorsque le reste de la terre n'a que des pasteurs errants ; elle a des temples énormes, des tombeaux somptueux lorsqu'au delà de ses frontières l'homme partage l'antre des bêles fauves ; elle a une religion, un dogme, une écriture, une morale si élevée que jamais ne furent dictés enseignements plus purs, règles plus saintes ; elle est un peuple, un empire, une civilisation lorsqu'il n'est partout ailleurs que tribus barbares et sans nom ; elle existe, elle rayonne, lorsque rien ne semble encore exister. Puis elle maintient, à travers les vicissitudes les plus cruelles, son art, sa foi, sa personnalité, durant plus de quarante siècles ; et par un privilège étrange, elle vivra peut-être au moins dans ses ruines, lorsque rien ne sera plus. Que les fléaux les plus terribles, les cataclysmes bouleversent notre globe, que l'humanité disparaisse, que les monuments dressés par elle croulent de toutes parts, quelques pierres resteront aux tombes des premiers Pharaons et les dernières, au milieu du morne silence de la terre, elles diront qu'il fut des hommes.


Chapitre 7 - Babylone


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