A HERODOTE LE THEBAIN, VAINQUEUR A LA COURSE DU CHAR

Au moment où Pindare apprit la victoire d'Hérodote le Thébain, il s'occupait d'un hymne, en l'honneur du dieu de Délos, que lui avaient demandé les Céens (habitants de Cos) ; mais plus flatté de chanter son compatriote, le poète s'adresse d'abord à Thèbes, sa patrie , toujours présente à son souvenir, et à laquelle il donne la préférence. Il apostrophe ensuite cette île de Delos, comme pour obtenir d'elle le délai dont il a besoin ; lui promettant, en lui donnant d'avance quelques éloges, d'acquitter plus tard envers elle sa dette avec usure ; dès lors, il se livre à la louange de l'Isthme et de ses jeux solennels où Hérodote a été proclamé vainqueur ; il compare celui-ci à Castor et Iolaüs, enfans ou descendants d'Hercule, qui s'étaient distingués dans la même lice. Il remercie Neptune, dieu tutélaire des jeux Isthmiques, pour les fréquents triomphes obtenus par Hérodote ; il rappelle ensuite quelques traits de la vie de son père, de sa bonne et mauvaise fortune ; d'où il prend occasion de glisser quelques maximes morales, et en même temps de motiver les éloges qu'il donne au courage laborieux, et qu'il dit être la plus douce récompense de la vertu des hommes, de quelque profession qu'ils soient ; de là il revient à son héros ; il nomme les divers lieux où il a remporté des prix. Il finit, pour ne pas rendre son hymne trop long, par lui prédire ou lui souhaiter d'autres couronnes, et par blâmer l'avare qui préfère les trésors à la gloire. Quelques scoliastes croient voir dans cette dernière phrase de Pindare et dans l'excuse sur la brièveté de son hymne un reproche adressé indirectement à Hérodote, dont il ne se croit pas assez payé, ou de qui il craint de ne pas l'être.


O Thèbes, ma mère ! fière de tes guerriers que distinguent leurs armes enrichies d'or, reconnais aujourd'hui ma voix : ta gloire, avant tout, occupera ma pensée. Et toi, sourcilleuse Délos, pardonne, si je suspends les chants que je t'ai destinés ; mon coeur pouvait-il céder à un plus doux attrait qu'à l'amour de ma patrie ? Sois indulgente, île chérie d'Apollon ! bientôt à l'aide des dieux, j'aurai acquitté le double tribut de mes hymnes promis ; bientôt j'aurai à célébrer, en choeurs, et Phoebus,à la vierge et blonde chevelure (1), et Cos, baignée par les eaux de l'Océan, et les braves insulaires qui l'habitent, et cette chaîne étroite des rivages de l'Isthme.

Déjà l'Isthme, dans ses jeux solennels, avait ceint de six couronnes le front victorieux des illustres enfans de Cadmus (2), l'honneur de Thèbes, où Alcmène mit au monde ce fils intrépide qui ravit au roi d'Erythie ses troupeaux sous la garde de chiens exercés (3). Mais un vainqueur nouveau, tenant de ses propres mains les rènes de son char attelé de quatre coursiers, Hérodote, réclame les accents de ma lyre ; je veux associer son nom et mes chants, à ceux de Castor et d'Iolaüs, les plus renommés, dans ces combats, qu'ait jamais produits Thèbes ou Lacédémone :

Tous deux embellirent leurs demeures de trépieds, de vases choisis, et de fioles d'or qui avaient accompagné leurs triomphes. Ils parurent avec le même éclat, soit aux combats gymniques, soit à la course, en armes pesantes, et avec les boucliers.

Quelle force on les vit déployer, en lançant le javelot et les disques de pierre ! Alors les cinq jeux n'étant point réunis, sous le nom de Pentathle, un prix séparé couronnait chaque exercice. Compterai-je les guirlandes dont ils parèrent leur chevelure, l'un près des eaux de Dircé, l'autre sur les bords de l'Eurotas ? Avec les Thébains, le fils d'Iphiclès, eut une commune origine ; le fils de Tyndare eut pour patrie le sol escarpé de Thérapné, parmi les Achéens (4).

Mais permettez, antiques héros, qu'en adressant à Neptune, à son Isthme sacré, aux rives humides d'Onchestos, mes chants, en l'honneur d'Hérodote, rappellent aussi quelques traits de son père Asopodore ; la fertile Orchomène, qui le vit naître sous d'heureux auspices, l'accueillit encore après son naufrage sur une mer orageuse. Depuis qu'un destin plus équitable lui a rendu sa fortune première, disons qu'il s'est instruit par le malheur. «Quand la vertu doit ses succès à d'utiles richesses, ou à de nobles travaux, elle commande nos plus magnifiques éloges ; ainsi pour la commune gloire, un sage poète consacrera ses vers à l'héroïque courage ; il sait combien de charmes, pour les humains, l'espoir de la récompense : le cultivateur des champs, et le simple berger, l'oiseleur, comme celui qui parcourt le domaine des mers, tout homme veut écarter les soucis du besoin, et recueillir les doux fruits de son labeur. Pourquoi le mortel sorti victorieux de la lice ou des combats meurtriers n'aspirerait-il pas au bonheur d'entendre et ses concitoyens, et les étrangers, répéter son nom et ses exploits ?

C'est à nous qu'il convient d'entonner les chants de la reconnaissance envers Neptune, dieu tutélaire de nos contrées ; envers ce fils de Saturne, qui de son trident ébranle nos rivages, et dont la main bienfaisante préside à la course des chars. Nous saluerons de nouveau tes illustres fils, ô Amphitryon (5) ! mais nommons en même tems la ville des Minyens (6), puis Eleusis, près du bois sacré de Cérès, et l'Eubée, célèbre par les courses sinueuses (7), où figurent de hardis concurrents. Je ne t'oublierai point, ô Protésilas ! ni cette Phylacé, où les belliqueux Achéens t'érigèrent un monument (8). Mais comment dans les bornes prescrites à cet hymne, pourrais-je comprendre les nombreuses faveurs que Mercure, arbitre de nos jeux, voulut prodiguer au char et aux coursiers de mon héros ? N'est-il pas à propos de laisser par fois désirer quelques faits ?

Puisse Hérodote, porté par mes vers sur les superbes ailes des éloquentes Piérides, déposer un jour, dans Thèbes aux sept portes, les rameaux toujours verts qu'il aura moissonnés aux champs de Python ou à ceux d'Olympie, sur les bords de l'Alphée. Mais s'il existe un homme vil, moins jaloux de partager les généreux sacrifices de ses égaux que d'enfouir dans sa maison d'obscurs trésors, qu'il descende sans gloire dans la nuit du tombeau !


(1)  Vierge chevelure. Le mot intact répondant à l'akeirokoman de Pindare et d'Homère, à l'intonsis comis des latins, serait plus littéral, sans doute, pour désigner une chevelure que le fer n'a jamais touchée. Mais le mot intact est trop trivial , et nous ne croyons pas que l'épithète de vierge, par laquelle nous le remplaçons, soit trop hardie dans notre langue, qui a, d'ailleurs, besoin d'être enrichie.

(2)  Enfants de Cadmus. Nul doute qu'il ne s'agisse ici de plusieurs Thébains, couronnés dans ces jeux, et dont le poète nous laisse ignorer le nom. Quelques scoliastes veulent cependant qu'Hérodote seul ait remporté six fois le prix. Nous laissons le texte dans sa pureté, et nous n'admettons pas ici la figure par laquelle Pindare aurait employé le pluriel au lieu du singulier.

(3)  De chiens exercés. Ici les scoliastes et les annotateurs ne manquent pas de nous apprendre que, par une figure de rhétorique qui lui est familière, Pindare parle de plusieurs chiens de Géryon, quoique la fable ne lui en donne qu'un, connu sous le nom d'Orthros, ou d'Orthus. Cependant comme ce chien avait, dit-on, deux ou trois êtes ; le poète a pu, sans figure, se servir de pluriel. Mais il est plus naturel de demander pourquoi, parmi les douze travaux d'Hercule, Pindare cite, de préférence, celui de l'enlèvement des boeufs de Géryon, roi d'Eurythie ; et voilà sur quoi les commentateurs ne nous ont laissé aucune explication. Je crois la trouver, 1° en ce que cet exploit du demi-dieu est un de ceux où se trouvent le plus d'incidents remarquables, non seulement par la difficulté qu'il dut avoir de tuer, avant le roi lui-même, son berger, son chien, et le dragon préposés à la garde du troupeau ; mais encore par les obstacles qu'il rencontra, pour ramener du fond de l'Ibérie, ou de l'Espagne, ce troupeau de boeufs ; obstacles, dont il lui fallut triompher en terrassant Libys et le géant Alcyonée. 2° En ce que ce fut dans l'Isthme de Corinthe, et au lieu même où se célébraient les jeux, qu'Hercule amena enfin après tant de combats les boeufs de Géryon. Ainsi le trait choisi par notre poète, paraît avoir tout le mérite de l'à-propos.

(4)  Thérapné parmi les Achéens. Thérapné, patrie de Castor, était un bourg ou une vallée voisine de Lacédémone. Iolaüs, fils d'Iphiclès, était né à Thèbes, près la fontaine de Dircé dont le poète parle plus haut. La ville et les marais d'Onchestos, que le même poète prend, plus haut, pour toute la Boeotie, faisaient également partie du territoire de Thèbes. Au reste, Thèbes, elle-même, était en quelque sorte une colonie de Sparte. Voilà pourquoi Pindare, pour honorer Hérodote, son compatriote, suppose que les deux héros qu'il lui compare, Castor et Iolaüs, étaient Thébains d'origine. A l'époque où se reporte notre poète, les contrées qu'il nomme avaient leur ancien nom, qu'ils perdirent après l'invasion des Héraclides.

(5)  Illustres fils d'Amphitryon. Le poète entend parler ici d'Hercule et d'Iolaüs ; l'un fils, et l'autre petit-fils d'Amphitryon.

(6)  Fille des Minyens. C'est Orchomène, où le roi Minyas et ses descendants fixèrent leur résidence. (Voyez la XIVe Olympique). Ici, et dans les lignes suivantes, le poète nomme Orchomène, Eleusis , l'Eubée et Philacé, parce que, selon les scoliastes, ces villes furent le théâtre où Hérodote remporta des prix honorables.

(7)  Courses sinueuses. Pindare fait évidemment allusion aux détours qu'il fallait faire dans la course des chars, pour éviter la borne.

Metaque fervidis evitata rotis (Hor. ode I).

(8)  Monument. Les scoliastes veulent qu'il s'agisse ici d'un autel ou d'un temple, et donnent au mot temenos la signification de lieu séparé, consacré, etc. Il me semble que Pindare ne parle ici que d'un monument qu'érigèrent les Grecs à Protésilas leur compatriote, et qui n'était qu'un simple tombeau, ainsi qu'on peut le voir par le récit du poète, tome IV , imprimé en l'an IX de la république française (1801). Le mot temenos signifie particulièrement ici monument consacré au héros divinisé.