A XENOCRATE D'AGRIGENTE, VAINQUEUR A LA COURSE DES CHARS

Pindare avait déjà célébré une victoire Pythique de Xénocrate (voyez la VIe Pythique) et lui avait consacré une ode dans laquelle il faisait aussi l'éloge de Thrasybule son fils. On présume qu'il n'en fut pas dignement récompensé. Longtemps après une autre victoire de Xénocrate aux jeux de l'Isthme, et peut-être même après la mort de ce vainqueur, notre poète adressa par le même messager Nicasippe à Thrasybule cette ode qui nous occupe, et dans laquelle il loue de nouveau son père. Il la commence par une critique fine du désintéressement apparent des poètes érotiques, ses devanciers dans la poésie lyrique, faisant sans doute allusion à Anacréon, Ibicus et Alcée, qui se payaient non d'argent, mais des complaisances de l'objet de leurs amours. Les Muses modernes, dit-il, sont un peu plus mercenaires. Après avoir donné cet avis à Thrasybule, il reprend l'éloge de son père vainqueur à la course des chars, tant aux jeux Isthmiques qu'à ceux de Python. Il vante aussi l'adresse du conducteur de son char, Nicomaque, originaire d'Athènes. Il mentionne ensuite les parents de Xénocrate, sous le nom de fils d'Aenésidame, Siciliens comme Xénocrate. Ces fils sont Théron et Dinomène, vainqueurs à Olympie. Il rappelle à Thrasybule que sa maison et sa famille sont pour ainsi dire familiarisées avec la Victoire et les chants de triomphe ; qu'il est facile de louer d'aussi illustres personnages. De là le poète, rehaussant le ton, se vante d'effacer ses rivaux dans son hymne à Xénocrate, et prétend que les traits de sa muse doivent porter aussi loin que peuvent s'étendre les vertus de son héros. Il loue sa piété, sa douceur envers ses concitoyens, les soins qu'il donnait à l'hippiatrique, et surtout la somptuosité de sa table hospitalière qu'il dépeint par des métaphores hardies. Enfin, il invite Thrasybule à donner de la publicité aux exploits et aux vertus de son père, ainsi qu'aux vers du poète, qui ne les a pas composés, dit-il, pour les laisser immobiles dans un seul lieu. Il charge un certain Nicasippe d'aller porter son ode à Thrasybule son ami, et sans doute aussi de la faire valoir au près de lui.


Ils sont passés, ô Thrasybule, ces temps où nos poètes, assis sur le char des muses aux cheveux bouclés d'or, tiraient, de leur lyre facile, ces voluptueux sons, adressés à de jeunes favoris (1) que la déesse des amours commençait d'avertir de la maturité de ses doux fruits. La muse d'alors n'était point mercenaire, ou trop avide de gain : Terpsichore n'avait point appris à trafiquer de ses hymnes brillantés d'argent (2), ni à mettre un prix à la mollesse de ses chants lyriques.

Maintenant plus indulgente, elle nous permet d'adopter la franche et véridique maxime de cet Argien (3) : «de l'or, de l'or, voilà tout l'homme» ; celui qui parlait de la sorte avait à la fois perdu richesses et amis.

Tu me comprends, sage Thrasybule, je ne chante point un fait obscur ; mais cette victoire isthmique qu'il plut à Neptune d'assurer an char de Xénocrate, en même temp qu'il couronna des vertes tiges de l'ache dorien (4) le front de ce vainqueur heureux, la splendeur d'Agrigente, sa patrie.

Sous les auspices d'Apollon, dont les traits portent au loin, il parut avec un égal avantage dans les vallons de Crissa (5). Une autre fois (6), gracieusement accueilli par les enfants d'Erechthée, dans la superbe Athènes, il n'eut qu'à s'applaudir de la dextérité avec laquelle Nicomaque dirigea les rènes flottantes de son char et de ses coursiers.

Dès son entrée dans la carrière Olympique (7), les ministres de Jupiter Eléen fils de Saturne, chargés de proclamer l'ouverture des jeux solennels, reconnurent en lui leur hôte généreux (8) ; ils lui prodiguèrent les marques de la plus tendre affection, lorsqu'ils le virent se prosterner devant la statue d'or de la victoire, assise dans l'auguste enceinte qu'on appelle le temple de Jupiter , où les fils d'Aenésidame (9) se couvrirent aussi d'une immortelle gloire.

Depuis longtemps, ô Thrasybule, tes aïeux connurent les concerts ; depuis longtemps leurs palais retentissent des nobles chants de leurs triomphes. Quel poète redouterait les obstacles, ou les écueils, lorsqu'il porte à des familles illustrées le juste tribut des soeurs de l'Hélicon ?

Pour moi, je puis lancer les traits de ma muse aguerrie, tout aussi loin que purent s'étendre les hautes vertus de Xénocrate. Son affabilité, sa douceur envers ses concitoyens furent incomparables. Constamment il chérit et cultiva l'art, si révéré dans la Grèce, de nourrir et de dompter des coursiers. Avec quel empressement il se rendait aux solennités et aux festins célébrés en l'honneur des dieux ! Jamais, au préjudice de sa table hospitalière, les orages de l'adversité ne le contraignirent à resserrer ses voiles. Il aimait à transporter ses hôtes, en été, dans la région qu'arrose le Phase (10), en hiver, jusque sur les rivages du Nil.

Garde-toi donc, ô Thrasybule, dusses-tu provoquer la malignité des envieux ; garde-toi de laisser dans un honteux oubli tant de vertus de ton illustre père. Hâte-toi de publier partout mes hymnes à sa louange ; je ne les fis point pour qu'ils demeurassent immobiles. Pars, ô Nicasippe (11), va porter ces vers à notre ami chéri.


(1)  De jeunes favoris, etc. Pindare fait ici la critique d'Anacréon qui vantait son Bathyle, et des autres poètes érotiques, ses devanciers, qui se croyaient assez payés de leurs couplets lascifs lorsqu'ils avaient les premières faveurs des jeunes gens. On sait trop que les Grecs ne rougirent point de ces amours désavouées par la nature ; et sur ce point, Socrate, le plus sage d'entre eux, ne fut pas à l'abri de tout soupçon. (Voyez l'argument de cette ode).

(2)  Brillantés d'argent. Le texte porte argurôtheisai prosôpa deargentatae (cantiones) vultu. «Chants poétiques portant un visage, ou masque d'argent». Expression beaucoup trop hardie pour notre langue.

(3)  De cet Argien. Notre poète n'a pas jugé à propos de le nommer ; on sait par son scoliaste, qui cite le poète Alcée pour garant, que cet Argien était Aristodème de Sparte. Sparte et Argos faisaient alors partie intégrante du Péloponèse.

(4)  Des vertes tiges de l'ache dorien. Aux jeux de l'Isthme de Corinthe, le prix était, comme on l'a vu ailleurs, une couronne de tiges, ou de feuilles d'ache, apium montanum. Cet ache reçoit dans cette ode l'épithète de dorien, parce que Corinthe était une colonie dorienne.

(5)  Dans les vallons de Crissa. Lieu près de Delphes en Phocide, ainsi que nous avons eu occasion de l'observer plusieurs fois ; il s'agit par conséquent ici d'une victoire remportée par Xénocrate dans les jeux Pythiques. Cependant, comme il y avait une autre ville de Crissa dans le Péloponèse, on pourrait également supposer une allusion aux jeux Isthmiques ; mais ceux-ci étaient sous la protection de Neptune.

(6)  Une autre fois. Au lieu de tothi, illic, «en ce même lieu», nous lisons avec de Paw pothi, aliquando, «une autre fois». Il est difficile de ne pas reconnaître, dans le contexte de cette strophe, une autre victoire remportée par Xénocrate, à Athènes même, pendant les solennités dites Panathéniennes, dont nous avons déjà fait mention ailleurs ; cependant Portus rapporte ce qui suit immédiatement au premier substantif Apollon, et non à Xénocrate. Mais il nous parait peu naturel que ce dieu applaudisse à la dextérité de Nicomaque dans Athènes. Il est vrai que Portus, et d'autres interprètes, n'admettent ici qu'une seule victoire, qui est celle d'Olympie, à laquelle contribua, disent-ils, le même Nicomaque Athénien, qui conduisait encore à ces jeux les chevaux du vainqueur ; cette explication me paraît forcée, et surtout peu conforme à l'ordre grammatical.

(7)  Dès son entrée dans la carrière olympique. Ici notre poète est obscur, mais à dessein. L'article on, quenn, se rapporte évidemment à Nicomaque, comme à Xénocrate ; c'est un pur artifice du poète qui met sur le compte de son héros une victoire Olympique qui avait été remportée par Théron, frère de Xénocrate, et qui avait été célébrée par Pindare lui-même. (Voyez les deux odes Olympiques à Théron). L'illusion était d'autant plus facile à produire que dans les deux joutes ce même Nicomaque dirigeait le char et les chevaux de Théron.

(8)  Leur hôte généreux. Ceci s'applique plus grammaticalement à Nicomaque qu'à Xénocrate, dont le nom est plus éloigné du relatif on. On peut d'ailleurs supposer avec raison que ce Nicomaque, qui avait tant de fois figuré dans les jeux, était bien connu des Eléens, et même qu'il les avait bien accueillis, lorsqu'ils étaient venus aux jeux d'Athènes, sa patrie ; mais ceci me semble prouver en même temps que Xénocrate avait été victorieux à Athènes, ainsi que je l'ai conjecturé plus haut, (note sixième), et que Nicomaque y conduisait le char du vainqueur.

(9)  Où les fils d'Aenésidame. Ces enfants d'Aenésidame sont Dinomène et Théron, que Pindare cite en effet comme tels, dans plusieurs de ses odes. On voit en outre ici, que dans l'enceinte, ou dans le temple même de Jupiter, était une statue d'or représentant la déesse de la victoire, aux pieds de laquelle s'agenouilla Théron, ou Nicomaque, pour implorer la protection de cette divinité, ou pour la remercier du succès qu'il venait d'obtenir.

(10)  Qu'arrose le Phase. C'est un fleuve de la Scythie, pays très froid ; les bords du Nil sont au contraire sous un ciel brûlant ; notre poète se sert ici comme dans la phrase précédente de métaphores hardies. Il convient cependant d'observer que les Grecs navigateurs appliquaient souvent leurs expressions, faire voile, naviguer, etc., à beaucoup d'actions et d'entreprises. Ainsi on a pu remarquer dans d'autres odes que Pindare dit qu'il ramène son navire, lorsqu'il feint une digression pour reprendre son sujet.

(11)  Pars ô Nicasippe, etc. Ce Nicasippe était sans doute, dit le scoliaste, et après lui tous les interprètes, un messager dépêché tout exprès, par notre poète, vers Thrasybule, pour lui porter son ode. Mais il se peut aussi que ce nom soit emprunté, et que Pindare l'imagine à dessein ; Nicasippe signifie en grec victorieux, ou victoire à l'aide du cheval ; cette allusion est asez du goût de notre poète.