A PHYLACIDAS D'EGINE, VAINQUEUR AU PANCRACE

Le commencement de cette ode n'est obscur que par les fausses interprétations que lui ont données les scoliastes et surtout les traducteurs. On a prétendu que dans la première strophe le poète fait uniquement l'éloge de l'or. On lui fait dire ensuite que les guerriers et les combattants dans l'arène ne sont guidés que par l'appât de l'or. Le texte indique au contraire assez évidemment que l'or ne figure ici que d'une manière accessoire, ainsi que dans la première des Olympiques, où Pindare fait également l'énumération de tout ce qui brille et de tout ce qui peut donner de l'éclat aux hommes. Ici le début a plus de pompe ; notre poète voulant peindre l'amour inné que l'homme a pour la gloire remonte à la source de toute splendeur, à Thia, déesse de la lumière et mère du soleil ; il suppose dans cette allégorie sublime que la soif de l'or, que le désir de s'illustrer à la guerre et dans les exercices gymniques, que la joie de la victoire et des couronnes, que l'avidité pour la louange et la renommée ne sont qu'un hommage rendu à la déesse par qui tout brille : dia tean ô 'nassa timan. (Les hommes dit-il, n'agissent ainsi) que pour l'honneur qu'ils te portent, ô reine !

Parmi les espèces de gloire dont les hommes tirent avantage, Pindare distingue la richesse et la renommée ; il suppose que la force ou inégalement répartie, ou ne devant ses succès qu'au ciel n'est point comparable à ces deux biens, au-delà desquels un mortel ne doit rien prétendre, à moins qu'il n'envie le sort de Jupiter. Il félicite ensuite Phylacidas, fils de Lampon, de ses deux victoires Isthmiques, et de celles qu'il a remportées à Némée, avec Pythéas, son frère, au pancrace. Mais comme leur famille est originaire d'Egine, le poète veut payer un tribut d'éloge aux Eacides, qui reconnaissent la même patrie ; il associe ces deux éloges, avec d'autant plus d'empressement et de raison que les hymnes sont, pour tous les héros, la plus douce récompense de leurs exploits, et que, partout, on honore leur mémoire, ce qu'il prouve par divers exemples ; et après avoir vanté par-dessus tout les hauts faits d'Achille, il ajoute, à la gloire spéciale de la ville d'Egine, la valeur que ses habitants déployèrent à la bataille de Salamine, contre les Perses, et qu'il ne veut pas trop exalter pour ne pas éveiller l'envie des cités rivales. Il revient enfin à l'éloge particulier des fils de Lampon, petits-fils de Cléonicus, qu'il propose comme des modèles à tous les concurrents, pour le courage qu'ils ont montré et pour les dépenses qu'ils ont faites dans le dessein d'assurer leurs succès. Il termine cette ode par quelques mots en l'honneur de Pythéas, frère de Phylacidas ; et ces mots semblent faire allusion ou à l'ode qu'il lui a adressée, dans la cinquième Néméenne, ou à celle qui va suivre, et qui est en effet commune aux deux frères. Les interprètes ont gratuitement supposé ici un autre Pythéas, Alipte, ou instituteur de Phylacidas. Les autres difficultés que présente cette ode seront éclaircies dans les notes.


O déesse révérée de l'univers entier, ô Thia (1), mère du soleil, c'est pour reconnaître tes dons que les mortels prisent avant tout l'éclat de l'or et sa puissance. C'est toi qu'ils honorent, ô reine du ciel, lorsqu'ils se font admirer aux évolutions rapides des vaisseaux sur la mer (2), aux mouvements des chars attelés de coursiers, et disputant de vitesse dans l'arène. C'est enfin pour la gloire dont brille l'athlète vainqueur dans nos combats, à la lutte ou à la course, qu'il s'enorgueillit des nombreuses couronnes qui ceignent son front.

La force des hommes ne réussit qu'autant qu'elle est secondée par la divinité. Mais deux choses suffisent pour qu'ils conservent le signalé bienfait de la vie dans sa plus florissante prospérité. Je parle d'une douce aisance, unie à la haute renommée. Tu possèdes tout, heureux Phylacide ; dès que le sort t'a départi cette double faveur, n'envie point le bonheur de Jupiter. La condition de tout mortel l'avertit de borner ses désirs.

Deux fois ta valeur fut couronnée dans les jeux de l'Isthme ; Némée te décerna la victoire du pancrace, ainsi qu'à Pythéas, ton frère. Cependant mon coeur désavouerait votre commun éloge, si je n'associais vos noms à celui des Eacides. Avec le cortège des Grâces, j'aime à suivre les fils de Lampon, jusques dans Egine, gouvernée par d'équitables lois : si l'athlète s'est distingué dans la noble carrière que les dieux ouvrirent sous ses pas, ne lui envions point la gloire de nos hymnes, la plus flatteuse récompense de ses peines.

La renommée fut de tout temps la conquête des héros : de tout temps la lyre et le hautbois firent retentir leurs vertus, et nos sages poètes, admirant dans leurs exploits, les bienfaits de Jupiter, voulurent en perpétuer le souvenir.

C'est ainsi qu'aux pompeuses solennités des Etoliens, on se plaît à nommer les valeureux enfants d'Oïnée (3). A Thèbes, Iolas, habile à dompter les coursiers, reçoit les premiers honneurs. Persée tient le même rang, dans Argos. Castor et Pollux eurent les rives de l'Eurotas pour témoins de leur bravoure. Oenone enfin (4) vante avec orgueil le généreux courage d'Eacus et de ses fils, qui, deux fois, saccagèrent la cité de Troie, d'abord sous la conduite d'Hercule, et depuis, sous le commandement des Atrides.

Muses, prêtez à mon génie un essor nouveau : redites-moi de quelles mains périrent Cycnus, Hector et ce Memnon, couvert de ses armes d'airain, chef redoutable des peuples nombreux de l'Ethiopie. Redites encore quel guerrier blessa de sa lance le roi Téléphe, près des bords du Caïque.

Mais déjà les bouches de la renommée proclament Egine, cette île magnifique, comme la mère patrie d'une foule de héros, comme une haute tour, érigée par leurs antiques vertus, pour annoncer jusqu'où doit aspirer la bravoure. Que de traits de leur héroïsme (5) ma voix exercée pourrait au loin faire entendre ! je dirai seulement de quelle gloire se couvrit Egine, lorsque, près de Salamine, ville d'Ajax, défendue par ses flottes (6), la Grèce entière se vit sauvée d'un déluge de calamités, de cette grêle de flèches meurtrières, qui moissonna tant d'intrépides guerriers (7).

Je veux toutefois paraître réservé dans mes plus véridiques éloges. Je dis qu'à son gré Jupiter dispense ses largesses, Jupiter dont la puissance ne connaît point de limites.

Mais après tant d'honorables combats, les vainqueurs aiment à jouir du concert de nos hymnes, comme du plus beau fruit de leurs triomphes. Quel concurrent, dans l'arène, ne choisirait pour modèles les enfans de Cléonice (8) ? on sait en tous lieux et quel courage anima leurs longs travaux et quels trésors ils prodiguèrent, pour mettre leurs succès à l'abri des revers de la fortune (9).

Maintenant, entre tous les athlètes, je préconise, avec Phylacide (10), Pythéas, son frère, qui, le dirigeant dans la carrière de la lutte, seconda la dextérité de son bras et la supériorité de son intelligence. Tresse-lui des couronnes, ô ma muse ; porte-lui ces bandelettes soyeuses (11) ; joins-y cet hymne, à qui j'ai su donner des ailes.


(1)  O Thia, mère du soleil. Hésiode rapporte en sa théogonie que cette déesse unie à Hypérion donna naissance à la lune et au soleil ; son nom vient de theaomai, je vois, ou de thea, spectacle.

(2)  Des vaisseaux sur la mer. Le texte ne souffre pas d'autre interprétation que celle que je lui donne ici. Le poète dit littéralement «que les vaisseaux sur la mer, et les chevaux attelés aux chars se font admirer en se disputant de vitesse, dans leurs mouvements rapides» ôkudinatois en amillaisi. Il ne s'agit donc point d'expéditions mercantiles commandées par la cupidité, mais d'évolutions maritimes où brillent l'adresse et le génie, soit que Pindare parle de naumachies, et alors ce sera le seul texte où il en fasse mention ; soit qu'il fasse allusion à la bataille navale de Salamine, dont il dit en effet quelques mots vers la fin de cette ode. Cette dernière opinion que je ne fais d'ailleurs que proposer paraît assez probable, elle s'étend aussi à tous les combats maritimes ; et souvent i1 arrive à notre poète de comparer les exercices de la lutte aux combats des guerriers.

(3)  Les valeureux enfants d'Oinée. Cet Oinée, roi de Calydon, fut le père de Méléagre et de Tydée, fameux parmi les anciens héros grecs.

(4)  Oenone enfin, etc. On a vu ailleurs, que la nymphe Oenone, après avoir conçu de Jupiter, prit le nom d'Egine, sans doute du surnom de jupiter Aegiochus. Aegiochus, selon les uns, signifie porte-égide, ou selon d'autres, ayant reçu de la chèvre le lait dont il fut nourri. (Voyez l'ode précédente, IVe Isthmique, note 9e)

(5)  Que de traits de leur héroïsme. Au lieu de peri keinon, je lis keinôn, de illis : autrement, on rapporterait difficilement ce relatif accusatif à purgon, tour mentionnée plus haut.

(6)  Salamine défendue par ses flottes. Ajax, originaire d'Egine, avait probablement régné dans Salamine, ainsi que nous l'avons remarqué dans les odes Néméennes. La défaite des Perses, près Salamine, est fameuse dans l'histoire : je prends ici au figuré les noms de grêle et de pluie dont Pindare fait usage, et qu'on a eu tort de prendre à la lettre. Les Eginètes eurent beaucoup de part à la victoire qu'y remportèrent les Grecs ; toutefois Pindare n'ose pas faire trop valoir les guerriers d'Egine, pour ne pas exciter la jalousie des autres villes de la Grèce ; i1 préfère d'attribuer cette victoire à Jupiter.

(7)  Moissonna tant d'intrépides guerriers. Le texte porte : grandinosâ carde innumerorum virorum. Expression métaphorique, que rien ne force de prendre à la lettre (voyez la note qui précède). J'ajoute à cette note un passage de Pausanias, page 29 des Corinthiaques, pages 528 à 555, de la traduction de Clavier. «La puissance des Eginètes s'accrut à un tel point que leurs forces navales étaient supérieures à celles des Athéniens, et qu'après eux, ils furent ceux qui fournirent le plus de vaisseaux, dans la guerre contre les Mèdes, etc». Pausanias trace ici l'histoire d'Egine et de ses monuments ; l'histoire nous apprend en outre que les Athéniens firent couper les pouces aux Eginètes, pour leur ôter toute prépondérance dans l'art de la marine. Ce dernier trait est rapporté par Montaigne, chap. 25. liv. II, tome 2, p. 126, an. 1795. Paris.

(8)  Les enfants de Cléonice. Ici, le scoliaste grec prend soin de nous apprendre que ce Cléonicus eut pour fils Lampon, père de Phylacidas et de Pythéas. Cléonicus était par conséquent l'aïeul de ces derniers.

(9)  A l'abri des revers de la fortune. Dans la seconde partie de cette phrase, on lit, au texte grec, oud' oposai dapanai elpidôn eknis' opin. Au lieu d'opin je lis avec de Paw opis, nominatif, signifiant vindicte, malveillance, revers, et alors cette phrase équivaut à celle-ci, en latin : nec quidquam tantorum sumptuum pro spebus illorum (victoriâ) vellicavit malevola vindicta. Ce qui retombe dans le sens que j'adopte ici ; et ce qui nous donne une idée des tournures du style de Pindare, en mille autres endroits de ce genre, qui embarrassent les lecteurs et lassent les interprètes.

(10)  Avec Phylacide, Pythéas son frère. Ici le texte grec de Pindare, sans être altéré, me paraît avoir été mal entendu par le scoliaste lui-même et par les traducteurs ou interprètes qui supposent que ce Pythéas dont il s'agit n'est plus le frère de Phylacidas mais un autre Pythéas, qui aurait été l'alipte, c'est-à-dire l'instituteur de Phylacide à la lutte, et que Pindare veut louer particulièrement. Mais le texte peut être expliqué, sans cette supposition gratuite, en sous-entendant devant le nom de Phylacide, l'ellipse de sun, avec ; ellipse très fréquente dans Pindare ; alors le sens littéral de ce texte serait, en latin : at laudo et Pytheam (cum) Phylacidâ, inter athletas, qui (Pythéas) direxerit curriculum plagarum (luctarum in quibus viri plagis officiuntur), manibus dexter, mente praepollens. Cependant Pythéas peut avoir été à la fois et le frère et l'alipte de Phylacidas. Cela prouverait seulement que la fonction d'alipte n'était point dédaignée par les familles les plus distinguées, ce qui expliquerait en même temps pourquoi notre poète, dans ses odes, attache tant d'importance à la fonction d'alipte : au reste on peut appliquer à ce passage ce que nous avons dit dans la note précédente sur les difficultés que présente le style de Pindare.

(11)  Ces bandelettes soyeuses. Je rends ainsi eumallon mitran, mitram villosam, ornement que le scoliaste grec dit être «une bandelette de laine blonde, qu'on attachait sur la poitrine» : tên tainian tên ex eriou xanthou tois sternois prosplekomenên. Je préfère de la prendre ici pour un ornement de tête, et dans le même sens que Pindare l'a employée précédemment. (Voyez l'ode VIIIe Néméenne, note 4e).