A STREPSIADE THEBAIN, VAINQUEUR AU PANCRACE
Pindare, voulant faire l'éloge de Strepsiade, son compatriote et son ami, flatte d'abord Thèbes, sa propre patrie, la même que celle du vainqueur, par l'énumération des personnages, ou des événements qui la concernent. Le poète ne manque pas de vanter en même temps son propre talent, à faire valoir dans ses vers les faits illustres anciens, de manière à en perpétuer la mémoire ; il célèbre ensuite la victoire Isthmique de Strepsiade au Pancrace ; il mêle à cet éloge celui d'un autre Strepsiade, son oncle maternel, et fils de Diodore ; il compare sa bravoure, à celle d'Hector, d'Amphiaraüs et de Méléagre, qui, comme lui, combattirent, et moururent pour leur patrie. Enfin il revient à la victoire de son ami Strepsiade qu'il félicite, en l'invitant en même temps à ne pas porter trop loin ses vues, pour ne pas compromettre, par trop d'ambition, sa tranquillité et celle dont le poète son ami espère jouir, jusque dans sa vieillesse. Il forme cependant des voeux, pour que cet ami remporte une victoire Pythique, dans les jeux consacrés à Apollon.
De tant de hauts faits dont jadis tu fus le théâtre, ô Thèbes fortunée, dirai-je quel est celui dont ton âme ravie se plairait davantage à retracer le souvenir ? Serait-ce lorsque tu mis au jour Bacchus, à la flottante chevelure, assis sur un trône, à l'égal de Cérès, amie des Cymbales (1) ; ou quand tu reçus, au milieu de la nuit, sous la forme d'une pluie d'or (2), le plus puissant des dieux, qui pénétra dans les palais d'Amphitryon pour confier à l'épouse de ce monarque le germe du grand Hercule ? Serais-tu plus flattée de la sagesse du devin Tirésias (3), ou de l'adresse d'Iolaüs, renommé dans l'art de diriger les coursiers ? Verrais-tu avec plus d'orgueil arriver dans tes murs, ces guerriers rassemblés de contrées diverses, et tous redoutables à la lance (4) ?
Aimerais-tu mieux revoir cet Adraste, qui fuyant tes remparts, et laissant sur le champ de bataille, ses nombreux compagnons d'armes, se réfugia dans Argos (5), féconde en superbes chevaux ? Serais-tu plus fière encore d'avoir fondé, dans Lacédémone, une colonie Dorienne, sous la conduite des Aegides (6) qui, avertis par les oracles Pythiques, sortirent de ton enceinte, et s'emparèrent des vastes champs d'Amyclé ?
Mais, que dis-je ? les antiques vertus sommeilleraient dans la nuit des temps, et les humains en perdraient la trace si la rapide éloquence de nos vers, fruits de la sagesse, ne fixait sur elles les regards de la renommée. Hâte-toi donc, nymphe (7), de mesurer tes pas aux doux accords de ma lyre, en ce jour où Strepsiade te fait hommage de sa victoire au pancrace, dans les jeux de l'Isthme, Strepsiade, distingué par sa force comme par la beauté de ses traits, et dont la vertu ne dément point de si brillants dehors.
Désormais, sa gloire ne pourra manquer de s'accroître, à la faveur des muses, tressées en cheveux d'un tendre azur. Elle fera revivre celle de son oncle maternel, qui porta le même nom que lui, et que le fer de l'impitoyable Mars enleva, dans la carrière de l'honneur, par une mort digne d'un héros.
Ne sait-on pas que dans ces orages de la guerre, un chef qui repousse loin de sa patrie des flots de sang pour les rejeter au milieu des rangs ennemis, soit qu'il succombe, soit qu'il survive à ses exploits, étend sur tous ses concitoyens l'admiration qu'il inspire à la postérité ?
Ainsi donc, ô fils de Diodote, tu expiras à la fleur de ton âge, en généreux émule de Méléagre, d'Hector et d'Amphiaraüs (8), au fort de la mêlée, à la tête des braves qui jusqu'à la dernière extrémité soutinrent le choc des combats et que ta perte laissa inconsolables.
Maintenant que le dieu dont le trident ébranle la terre (9) fait, pour moi, succéder le calme à la tempête, je veux couronner mes cheveux de guirlandes de fleurs. Justes dieux ! écartez de moi les attaques de l'envie ; ordonnez que de tranquilles jours jusqu'au terme fatal accompagnent ma vieillesse ; sans exception nous subissons tous la commune loi du trépas ; tous aussi nous ignorons le moment où elle doit nous frapper.
En vain l'homme aspirerait-il à de plus hautes destinées. En vain tenterait-il de s'élever jusqu'aux palais de bronze qu'habitent les immortels. Qu'il sache qu'autrefois Pégase, ce coursier ailé, précipita de la région des airs, dont il parcourait le domaine, l'audacieux Bellérophon, son maître, qui prétendait arriver à l'enceinte auguste, où Jupiter convoque l'assemblée des dieux. Ainsi se change en amertume la douceur des jouissances que réprouve la raison.
Mais toi puissant Apollon, dieu qui, dans ta course oblique, déployes une chevelure rayonnante d'or, fais que, dans les jeux célébrés en ton honneur, nous soyons un jour couronnés des lauriers de Python (10) !
(1) A l'égal de Cérès, amie des Cymbales. Ingénieuse allégorie des Grecs, qui rendaient un égal honneur au dieu du vin et à la déesse des moissons ; l'épithète d'amie des Cymbales est donnée à celle-ci parce qu'elle cherchait partout, et appelait au son des cymbales, sa fille Proserpine, enlevée par Pluton. Frédéric Gedike, dans les notes de son ouvrage intitulé : Pindari carmina selecta, pag. 261, édition de Berlin 1786, observe que les pierres gravées et les médailles antiques représentent Bacchus, assis à côté de Cérès. Il cite Buonarotti, Observatione sopra alcuni medaglioni antiqui, pag. 441, et Mariotte, Traité des pierres gravées, tom. 2. | |
(2) Au milieu de la nuit, sous la forme d'une pluie d'or. Le poète confond ici, à dessein, les amours furtives de Jupiter tant avec Danaé qu'avec Alcmène ; parce qu'en effet, le même dieu qui s'était introduit sous la forme d'une pluie d'or auprès de Danaé, avait pris la ressemblance et les dehors d'Amphitryon, pour partager la couche d'Alcmène. | |
(3) Du devin Tirésias. Ce Tirésias vivait dans Thèbes, et dans le 90e vers de la prémière ode Néméenne, Pindare le qualifie de voisin, et ami d'Amphitryon, geitôn. Iolas cité dans la même phrase était, comme on sait, le cocher d'Hercule Thébain. | |
(4) Redoutables à la lance. Le texte porte Spartôn akamantologchan, Spartorum hasta infatigabilium. Il ne faut pas confondre ces Spartes avec les Spartiates ; le mot Sparte, vient du grec speirô, je sème. Il désigne ici des peuples épars et disséminés dont on forma un corps de nation, ou plutôt une colonie. | |
(5) Se réfugia dans Argos, etc. Adraste avait conduit d'Argos sept corps d'armées devant les sept portes de Thèbes, pour emporter cette ville d'assaut ; il y perdit toutes ses troupes, et revint seul dans Argos. | |
(6) Sous la conduite des Aegides. Les oracles Pythiques avaient prédit que les Héraclides ne pourraient s'établir dans le Péloponèse, dont Argos et Lacédémone faisaient autrefois partie, qu'à l'aide des Thébains, peuples d'Orient. La tribu des Aegides originaires de Thèbes soutint les descendants d'Hercule, et contribua à vérifier l'oracle. | |
(7) Hâte toi donc, ô nymphe, etc. Ces paroles s'appliquent évidemment à la ville de Thèbes que le poète a personnifiée, comme on l'a vu au commencement de cette ode. Il l'invite ici à entrer dans le choeur des danses, en l'honneur de la victoire remportée par Strepsiade ; cette métaphore ne paraîtra point trop forte, et l'on se rappelle que la nymphe Thébé, ayant donné son nom à la ville de Thèbes, représente naturellement cette ville, dans l'apostrophe que lui adresse Pindare. | |
(8) D'Hector et d'Amphiaraüs. Notre poète associe la gloire que s'était acquise Strepsiade, en répandant son sang pour Thèbes sa patrie, à celle des anciens héros, qui moururent aussi les armes à la main, pour la défense de leur pays. On croit que ce Strepsiade avait perdu la vie dans un de ces nombreux combats qui eurent lieu entre les Béotiens et les Athéniens, et dont Hérodole parle au livre Ve. | |
(9) Le dieu dont le trident ébranle la terre. Pindare continue ici l'allégorie de la strophe précédente. Il a parlé des orages de la guerre, il compare maintenant le calme de la paix à celui qui succède aux tempêtes de la mer ; et parce qu'il regarde comme lui étant personnels les malheurs arrivés à la famille de Strepsiade, son ami, il partage aussi avec lui les consolations d'un avenir tranquille ; c'est pourquoi il dit en son propre nom, a fait pour moi succéder le calme à la tempête, et plus bas, nous soyons un jour couronnés, etc. | |
(10) Couronnés des lauriers de Python. Le texte ne dit pas formellement ici que la couronne Pythique, souhaitée par Pindare à son vainqueur, soit composée de branches de laurier. Mais il est certain qu'à l'époque où Pindare écrivait, le prix de la victoire aux jeux Pythiques consistait en branches de laurier, comme le prix aux jeux d'Olympie était l'olivier. Du reste j'ai rendu dans cette même phrase l'épithète de Loxias, donnée à Apollon, ou plutôt j'ai traduit ce surnom par le mot oblique, qui est l'équivalent de Loxias. |