A CLEANDRE D'EGINE, VAINQUEUR AU PANCRACE

Pindare et la famille de Cléandre, vainqueur au Pancrace, ainsi que la Grèce entière, portaient encore le deuil des guerriers morts dans la bataille de Salamine, pour la défense de leur patrie, lorsqu'on proclama dans les jeux de l'Isthme, la victoire de Cléandre d'Egine. Notre poète invite donc les jeunes habitants d'Egine à se réunir sous les portiques de la maison d'Aristarque, père du vainqueur, afin que celui-ci ne soit pas privé de ses droits à la reconnaissance de ses concitoyens par le souvenir amer des événements passés. Il croit que la divinité qui a procuré cette nouvelle victoire, veut qu'on oublie les maux antérieurs, et qu'on jouisse du présent, qui est seul au pouvoir des hommes ; les revers ne sont rien, dit-il, quand il reste la liberté et l'espérance. Pindare reprend donc sa lyre, et fait l'éloge d'Egine, patrie de Cléandre, en associant à cet éloge celui de Thèbes. Les deux nymphes Thébé et Egine furent, dit le poète, filles du fleuve Asope : Jupiter qui les aima toutes deux, confia à l'une le gouvernement de Thèbes, et à l'autre celui d'Egine ; cette dernière eut de Jupiter le roi Eacus, renommé pour sa justice ; et cet Eacus eut pour fils Pélée et Télamon. Pélée devint l'époux de Thétis, dont Jupiter et Neptune se disputaient la main. Thémis fit agréer cette union dans le conseil des dieux, et leur fit connaître l'ordre du destin qui portait que Thétis devait mettre au monde un fils plus puissant que son père, qu'ainsi Jupiter et Neptune perdraient leur pouvoir s'ils n'unissaient pas Thétis à un mortel. Thémis désigna Pélée ; les immortels se rangèrent à son avis, et célébrèrent cet hyménée arrêté par le destin ; de ce mariage naquit Achille, dont les exploits sont vantés même après sa mort, par les Muses.

Après avoir aussi chanté ce héros, Pindare jette des fleurs poétiques sur la tombe de Nicoclès, oncle paternel de Cléandre, et qui avait été autrefois couronné dans les jeux de l'Isthme au Pugilat ; il reprend l'éloge de Cléandre, vainqueur au Pancrace, dans les mêmes jeux. Il rappelle ses anciennes victoires dans les joutes de Mégare et d'Epidaure ; il le loue d'avoir employé utilement le temps de sa jeunesse, et de s'être montré jaloux de paraître avec gloire en public.


0 vous, jeunes citoyens, dignes compagnons d'âge de Cléandre ! jaloux de lui payer le tribut de gloire que méritent ses nobles travaux, dirigez vos pas vers les brillants portiques de Télésarque, son père ; et dans vos concerts qu'animera la danse, célébrez ses victoires aux jeux de l'Isthme et de Némée, où il déploya une force égale à sa bravoure.

A sa voix aussi j'interromps mes lugubres accents ; il l'ordonne, et je reprends ma lyre enrichie d'or (1). Délivrés enfin de trop longues calamités, pourquoi priverions-nous la vertu de ses couronnes ? pourquoi nourrir plus longtemps d'inutiles regrets ? Cessons de nous plaindre des maux qui ne sont plus, et mettons au jour des vers harmonieux qui en adouciront le souvenir. Puisqu'un dieu bienfaisant vient d'écarter de nos têtes la pierre de Tantale (2), cet épouvantable fléau qui menaçait la Grèce entière ; sans doute, il veut aussi bannir la terreur du passé par les consolations du présent.

Pour nous, le présent est tout, parce qu'il est en notre pouvoir. En vain le temps insidieux promène ses vicissitudes sur le cours de la vie des hommes ; tant que la liberté leur reste, ils peuvent supporter les revers, et jamais ils ne doivent renoncer à l'espérance.

Enfant de Thèbes aux sept portes, je veux, dès ce moment, lui prodiguer, ainsi qu'à Egine, sa soeur, les plus belles fleurs de mes hymnes : je dirai que toutes deux furent les plus jeunes filles de leur commun père Asope, et que Jupiter, le roi des immortels, les aima toutes deux ; à l'une, il confia le soin de gouverner, près des eaux limpides de Dircé, Thèbes ma patrie, jalouse de la supériorité de ses chars.

Pour toi, nymphe Egine, il t'emmena dans l'île d'Oenopie (3), où tu enfantas, de ce maître de la foudre, Eacus, le plus respecté d'entre les humains et l'arbitre des différends, même entre les dieux. Ses fils (4) se montrèrent rivaux des immortels ; et leurs enfants, amis des combats, signalèrent leur valeur, au milieu de l'affreux tumulte des armes. Ils furent également recommandables par leur prudence et par la maturité de leur génie.

Ainsi l'attesta jadis l'auguste assemblée des heureux habitants du ciel, lorsque Jupiter et Neptune se disputèrent la main de Thétis, et que chacun d'eux épris des charmes de cette déesse, prétendait l'avoir pour épouse. Mais l'immortelle sagesse des dieux ne permit pas une telle union. Les oracles furent entendus, et Thémis prenant place au céleste conseil :

«L'irrévocable destin porte, dit-elle, que la déesse des eaux doit mettre au monde un roi plus puissant que son père. Ce roi serait dès lors armé de traits plus aigus que la foudre, plus formidables que le trident, si jamais elle s'unissait à Jupiter, ou à l'un des frères de Jupiter.

Ah ! renoncez à de trop funestes projets, et que Thétis, en partageant sa couche avec un mortel, s'attende à voir périr dans la mêlée son fils, héros comparable au dieu Mars, par la force de son bras, à la rapidité des éclairs par la vitesse de sa course. Maintenant il m'appartient de décerner l'honneur d'une alliance arrêtée par les destins au vertueux Pélée, à ce fils d'Eacus, que nourrirent, dit-on, les champs d'Iolcos. Qu'on dépêche à l'instant même vers l'antre sacré de Chiron (5), et qu'au moment où l'astre de la nuit aura pris son plein accroissement (6), la fille de Nérée, loin de jeter une seconde fois parmi nous le germe de la discorde, rompe entre les bras du héros le frein mystérieux de sa virginité».

Thémis parlait de la sorte aux deux fils de Saturne ; et ceux-ci l'applaudirent par un mouvement de leurs sourcils divins. Rien ne pouvait anéantir le fruit de ses paroles. Aussi le souverain de l'Olympe, présida-t-il lui-même aux noces de Thétis ; et depuis cet hymen jusqu'à nos jours, la langue des sages poètes a fait connaître au loin le mâle courage du jeune Achille, qui teignit du noir sang de Télèphe le sol Mysien, embelli par les pampres de la vigne ; de cet Achille, à qui les fils d'Atrée durent et leur retour en Grèce et la délivrance d'Hélène ; d'Achille, qui, la lance à la main, tailla en pièces les phalanges serrées des Troyens, quoiqu'ils eussent tenté les derniers efforts pour le repousser du champ où chaque jour il leur livrait des combats meurtriers ; d'Achille, enfin qui terrassa le puissant roi Memnon (7), Hector, et tant d'autres chefs belliqueux, qu'il força de descendre, au sombre manoir de Proserpine.

Par ces hauts exploits, le redoutable prince des Eacides illustra pour toujours sa race, en même temps que l'île d'Egine, sa patrie. Le chant des hymnes le suivit au-delà du trépas ; et les vierges du mont Hélicon, autour de son bûcher, de son tombeau, firent entendre les mémorables accents de leur douleur. Ainsi, plût-il aux immortels qu'en cessant de vivre, le plus grand des héros continuât d'être honoré parmi les choeurs de ces déesses.

Maintenant que le char des muses me conduit sur la tombe de Nicoclès (8), je m'empresse d'attacher l'ornement de mes vers à la couronne d'ache dorien que cet athlète remporta dans les jeux de l'Isthme au pugilat, où de nombreux concurrents cédèrent à la violence de ses coups. Oncle paternel de notre vainqueur, il compte, en ce jour, un descendant digne de lui.

Vous donc, ô jeunes compagnons de Cléandre son neveu, tressez-lui des guirlandes de myrte, et félicitez-le de sa nouvelle victoire au pancrace ; naguère la fortune lui sourit dans les lices d'Alcothoüs (9) et dans celles d'Epidaure, où l'élite de la jeunesse voulut applaudir à son triomphe. Cléandre doit réunir les suffrages de ses concitoyens vertueux : ce n'est point dans une retraite ignorée (10), mais en public et brillant par des actions d'éclat, qu'il a parcouru l'heureuse carrière de la puberté.


(1)  Ma lyre enrichie d'or. Le poète insinue par cette allégorie qu'il retrouve son goût pour la poésie et qu'il veut éloigner de sa pensée le souvenir des maux que les Grecs avaient soufferts à la bataille de Salamine contre les Perses.

(2)  Cette pierre de Tantale. Pindare a déjà rappelé dans la première Olympique ce tourment de Tantale, qui est pris, au figuré, pour tout danger imminent ; sens dans lequel cette expression avait passé en proverbe chez les Grecs, ainsi qu'on le voit dans le recueil des adages, par Erasme, etc.

(3)  Dans l'île d'Oenopie. On ne peut douter qu'Egine, n'ait anciennement porté le nom d'Oenopie. Ovide, au VIIe liv. des Métamorphoses, dit expressément : Oenopiam veteres appellavere : sed ipse / Aeacus Aeginam genitricis nomine dixit. On a vu, dans les odes précédentes, qu'Egine avait aussi porté le nom d'Oenone, la même nymphe, dont il est question ici, et qui prit le nom d'Egine, qu'elle donna à son île, pour conserver le souvenir de la chèvre qui allaita, dit-on, Jupiter ; de cette nymphe Jupiter engendra Eacus. Nous avons observé, ailleurs, que, de la chèvre, aigos, Jupiter était surnommé Egiochus.

(4)  Ses fils, etc. Pindare parle de Pélée et de Télamon, tous deux fils d'Eacus ; les enfants de ces fils furent Ajax, fils de Télamon, Achille, fils de Pélée, et d'autres héros descendants d'Eacus.

(5)  Vers l'antre sacré de Chiron. Ce passage semble indiquer que l'antre sacré du Centaure Chiron fut le lieu où Thétis devait consommer son mariage avec Pélée ; cet antre était en Thessalie, et peu éloigné de la ville d'Iolcos, en Magnésie, où se trouvait alors Pélée. Le mont Pélion, où les noces de Thétis furent honorées de la présence des dieux, était aussi en Thessalie. Ce fut dans cet antre que Chiron soigna l'éducation du jeune Achille, fils de Pélée et de Thétis.

(6)  Où l'astre de la nuit aura pris son plein accroissement. L'expression grecque signifie évidemment la nuit de la pleine lune, époque où cet astre se trouve au milieu de sa course menstruelle ; laquelle course se partage ainsi en deux portions égales. Il paraît, en même temps, assez naturel de conclure de ce passage que les anciens aimaient à célébrer les noces vers le plein de la lune, époque qu'ils regardaient, peut-être, comme un présage de la fécondité des deux époux.

(7)  Qui terrassa le puissant roi Memnon. Le continuateur d'Homère, Quintus de Smyrne, fait aussi périr, comme Pindare, Memnon, fils de l'Aurore, par la main d'Achille. D'autres poètes, cependant, veulent que ce roi de l'Ethiopie ait été tué dans une embuscade par les Thessaliens. Quelques autres enfin prétendent que Pyrrhus, fils d'Achille, donna la mort à ce prince : dans cette dernière hypothèse, Pindare mettrait sur le compte du père ce qui appartient au fils ; notre poète, comme on l'a pu voir, prend plus d'une fois cette licence.

(8)  Sur la tombe de Nicoclés. Après avoir fait l'éloge des Eacides, originaires d'Egine, le poète revient sur le même char des muses, pour nous servir de son expression, à l'éloge de Cléandre, sujet principal de son ode. Il commence par louer Nicoclés, son oncle paternel, qui n'est connu que par cette victoire aux jeux de l'Isthme ; avantage qui lui est commun avec Cléandre, son neveu ; la couronne isthmique distribuée par les Doriens ou Corinthiens, était formée d'ache vert dans le principe ; on substitua depuis des branches de pin à l'ache. Le myrte servait de couronne aux jeux de Mégare, dont il est parlé plus bas.

(9)  Dans les joutes d'Alcothoüs. Il s'agit ici des jeux établis à Mégare, par Alcothoüs (voyez la Ve ode Néméenne). Ceux d'Epidaure, dont il est aussi fait mention, étaient célébrés en cette ville en l'honneur d'Esculape.

(10)  Ce n'est point dans une retraite ignorée, mais en public. Le texte porte : ouch upo cheia, non sub latibulo. Ce mot signifie, à proprement parler, un repaire de bêtes sauvages, une tanière ; et, au figuré, il est opposé à tout lieu public, tel que l'était la lice des concurrents aux jeux de la Grèce.