A CHROMIUS L'ETNEEN, VAINQUEUR A LA COURSE DU CHAR

Ce Chromius, fils d'Agésidame et beau-frère de Gélon, qui remporta le prix de la course des chars aux jeux de Némée, avait été simple cocher d'Hiéron, roi de Syracuse surnommé l'Etnéen, et s'était d'abord formé sous la conduite de son maître. Il eut depuis assez de courage et de moyens, pour se préparer de longue main à la lice, en nourrissant des chevaux dans l'île d'Ortygie, où il s'exerça de manière à sortir victorieux, dès sa première course publique. Le poète commence donc par célébrer cette même île d'Ortygie, berceau de la gloire de son héros, où l'Alphée vient verser ses eaux, et recevoir ]a fontaine d'Aréthuse. En même temps, il salue cette île comme soeur de Délos, et comme lieu de la naissance de Diane et consacré par un temple en l'honneur de cette déesse ; enfin, comme la première colonie qui peupla Syracuse. Il attribue à Jupiter le premier succès du début de Chromius : de là, il passe à l'éloge de la Sicile, patrie du héros, terre fertile en productions céréales, et non moins féconde en héros. Il loue ensuite les vertus personnelles de Chromius, son hospitalité, sa probité, et surtout ce talent inné dont, à force de travail, cet athlète sut tirer un rare avantage. Il ne balance pas à le comparer à Hercule, qui, dès le berceau, se montra supérieur aux autres humains. Dans cet épisode, il passe rapidement en revue tons les exploits du demi-dieu, et semble promettre à Chromius, après ses travaux, la même récompense et les mêmes honneurs célestes dont jouit ce fameux fils d'Alcmène.


BOUCHE sacrée, où l'Alphée respire (1) en déposant le tribut de ses eaux ; île d'Ortygie, noble tige de la grande Syracuse (2), la soeur de Délos, le lit de repos et le trône de Diane ; c'est par toi, c'est par Jupiter Etnéen que débutent mes chants, à la gloire du fils d'Agésidame et de ses coursiers, dont les pieds égalèrent en vitesse l'orageuse tempête. Je veux enchaîner mes vers au char victorieux de Chromius, à la pompe triomphale des fêtes de Némée : que mes plus dignes hommages s'adressent d'abord aux dieux qui couronnèrent les premiers efforts de mon héros.

Dès qu'il parut dans la carrière, la fortune marqua, pour lui, le faîte de la prospérité. Muse ! toi qui aimes à perpétuer la mémoire des plus illustres combats, célèbre avec nous, au nom de Chromius une île superbe, dont le maître souverain de l'Olympe dota Proserpine, lorsqu'il lui promit, par ce signe qui de son front abaisse les sourcils et la chevelure immortelle, que la Sicile entière désormais assurée du privilège d'une rare fécondité s'élèverait au-dessus des contrées les plus opulentes. Et soudain le fils de Saturne peupla ce riche sol de cavaliers non moins habiles à manier la lance que jaloux d'entrelacer à leurs couronnes guerrières, les feuilles dorées de l'olivier d'Olympie.

Réclamés par tant de hauts faits, les éloges que je dois à Chromius ne porteront point sur de futiles mensonges. N'ai-je pas moi-même déjà fait entendre de nobles accents dans sa maison hospitalière ouverte à de nombreux convives, où m'était offert un repas décent, où la vertu savait amortir les traits de l'envie (3), comme l'eau arrête les progrès de la flamme.

« La nature nous répartit des talents divers, mais toujours l'homme habile à profiter de ses dons peut s'ouvrir une carrière glorieuse. Ici la force décide du succès ; ailleurs, c'est le conseil de la sagesse, cet instinct de l'âme qui, dans le présent, découvre l'avenir ». Heureux fils d'Agésidame, en toi les deux faveurs se trouvent réunies.

Je n'aimerais point à vanter tes trésors domestiques, mais je te louerai d'en avoir su jouir avec honneur, pour te faire un nom et des amis attachés à ta destinée ; en d'utiles travaux repose ta commune espérance dcs mortels. Remontant donc ici au sommet des hautes vertus où tu aspires, je m'appuierai de l'antique exemple d'Hercule.

Je dirai, comment ce fils du maître de la foudre, impatient de sortir du sein de sa mère, en quitta l'obscure enceinte, pour se montrer, en même temps que son frère Iphiclès (4), à l'éclat du flambeau du jour ; comment il se couvrit à la hâte de ses langes de pourpre, sans toutefois échapper à l'oeil de Junon assise sur un trône d'or. Transportée d'une jalouse fureur, la reine des dieux envoye d'énormes serpents, qui s'ouvrant un passage jusqu'au vaste asyle occupé par le berceau, enlacent de leurs longs plis les deux jumeaux, et promènent autour d'eux leurs gueules béantes et avides. A l'instant l'enfant héros relevant sa tête, essaie pour la première fois le combat. De chacune de ses invincibles mains, il saisit, il étrangle, près du col, les deux dragons, et il force la vie à s'échapper de leurs corps épouvantables.

Un mortel effroi glaçait les femmes empressées autour d'Alcmène, qui à peine vêtue, s'élançant hors de sa couche, opposait aux monstres acharnés des efforts impuissants. Aussitôt accoururent, couverts de leurs armes d'airain, les intrépides chefs de la race de Cadmus ; et avec eux Amphitryon, le glaive en main, le coeur en proie aux plus vives angoisses : tant sont cuisantes les peines qui nous sont propres ! La douleur des autres est toujours moins sentie. Une pénible stupeur, mêlée de joie, frappe ce père, immobile à la vue du prodigieux courage et de la force de son fils. Ainsi détrompé, par les immortels, des fausses alarmes qui avaient précipité son arrivée, il appelle près de lui Tirésias, le sublime interprète des hauts desseins de Jupiter.

L'oracle vivant prédit alors, aux guerriers rassemblés, quelles épreuves l'enfant nouveau-né devait subir un jour, de quels monstres dévastateurs il purgerait et la terre et les mers ; avec quelle honte, dans les champs de Phlégra, sous les flèches du redoutable fils d'Alcmène, les fiers géants révoltés contre les dieux, tomberaient sans vie, les cheveux épars et souillés de poussière. Au récit de ces merveilleuses prédictions, Tirésias ajouta : « Qu'arrivé au terme de ses mémorables travaux, Hercule, reçu sous les voûtes célestes, y goûterait les délices d'un repos inaltérable, où heureux de son union avec la florissante Hébé, il célébrerait, dans des hymnes éternels, ses noces embellies par la magnificence des palais de Jupiter ».


(1)  Où l'Alphée respire, etc. Les scoliastes veulent que Pindare fasse ici allusion à la course du fleuve Alphée, qui poursuivant Aréthuse, nymphe de Diane, de laquelle il était devenu éperdument amoureux, l'atteignit enfin, près de la fontaine dite Aréthuse depuis cette époque. Mais il nous semble bien plus naturel de penser que notre poète parle simplement ici de l'embouchure proprement dite de l'Alphée, c'est-à-dire du lieu où ce fleuve, arrêtant son cours pour confondre ou mêler ses eaux à celles de la fontaine dite Aréthuse, est censé respirer. En effet, Virgile nous apprend : « Que l'Alphée, fleuve de l'Elide, (qui arrosait la ville de Pise, et qui prenait son long cours vers l'Achaie), disparaissait ensuite sous terre en coulant au-dessous du lit de la mer, et venait déboucher dans la fontaine d'Aréthuse, près la ville de Syracuse, pour se jeter dans la mer de Sicile » (Virg. III).
Si comme le dit ici Virgile, l'Alphée reparaît pour jeter, par la bouche d'Aréthuse, ses eaux dans la mer de Sicile, il en faut conclure que ce fleuve et la fontaine Aréthuse avaient alors une commune embouchure. En effet, voici un passage de Pausanias qui l'atteste formellement : « Le dieu de Delphes, en envoyant Archias le Corinthien pour bâtir Syracuse, lui parla en ces termes : Au-dessus de la mer sombre par sa profondeur et de la Thrinacie, s'élève Ortygie, là où la bouche de l'Alphée fait jaillir ses eaux, en se mêlant aux sources d'Arethuse l'Euripéenne (I, 7, 390). Le semnon ampneuma de Pindare n'est-il pas tout simplement la même chose que l'Alpheiou stoma de ce texte, et l'ore tuo de Virgile, etc. ?

(2)  Syracuse. Ville, depuis si florissante, et que notre poète semble ici comparer à un grand arbre, était dans le principe bornée à la petite île et ville d'Ortygie, à peu près comme Paris du temps de César, et même de l'empereur Julien, le fut à l'île Notre-Dame (la Cité).

(3)  Les traits de l'envie. Les scoliastes grecs se tourmentent en pure perte, pour deviner si dans le sens de Pindare, cette vertu capable d'amortir les traits de l'envie, est la vertu de Chromius ou celle de ses amis, comme si la pensée du poète n'était pas la même, soit que son héros en imposât à ses envieux par ses qualités personnelles, soit que de généreux amis se fissent un devoir de faire taire la calomnie qui se déchaînait contre lui.

(4)  En même temps que son frère Iphiclès. Théocrite raconte que Hercule sortit du ventre de sa mère tout le premier, c'est-à-dire, avant son frère Iphiclès. Mais les autres poètes assurent positivement que Junon fit d'abord sortir Iphiclès, afin de ravir à Hercule le droit d'aînesse. Pindare me semble partager ici cette dernière et commune opinion. à laquelle il ajoute seulement que Hercule s'empressa de paraître au jour immédiatement après, et presque avec son frère jumeau.