A THERON D'AGRIGENTE, VAINQUEUR A LA COURSE DES CHARS

Théron fut contemporain de Hiéron, et vainquit à la soixante-dix-septième olympiade ; sa victoire fut chantée par Pindare la même année ou peu de temps après.

Le poète loue dans cette ode 1° les ancêtres de Théron, fils d'Aenésidame et tyran d'Agrigente en Sicile ; 2° les propres exploits de ce prince, et surtout ses vertus. Pour que les richesses dont on comblait les vainqueurs dans les jeux olympiques ne lui fassent pas oublier ses devoirs, il retrace en peu de mots les peines que subissent dans l'autre vie les méchants ; il lui fait aussi remarquer les inconstances de la fortune par des exemples de l'antiquité, tirés de l'histoire d'Oedipe de qui il descend, ou autres de sa propre famille.


Muses, qui commandez à ma lyre ! quel dieu (1), quel héros, quel homme ses accords vont-ils célébrer ? Jupiter, qu'on adore à Pise, seul théâtre des jeux olympiques ? Hercule, qui, pour en fixer les périodes, consacra les prémices de ses glorieux trophées ? Théron, qui, sur un char attelé de quatre coursiers, maîtrisant la victoire, appelle aujourd'hui nos plus magnifiques éloges ? Théron, le juste dominateur des cités, le digne soutien d'Agrgente, l'illustre rejeton de tant de nobles aïeux, qui, par de longs et courageux efforts, établirent leur siège auguste sur les bords sacrés du fleuve, d'où l'oeil de leur sagesse éclaira la Sicile entière... Une vie heureuse, comblée d'honneurs et de richesses, couronna leur héroïque bravoure.

Maintenant propice à nos chants, à nos voeux, achève ton ouvrage, ô fils de Saturne et de Rhée ! Du haut Olympe, où ton trône domine la carrière de nos combats et les paisibles demeures qu'arrose l'Alphée, vois Théron, vois le sol fécondé par ses pères ; et que ton bras protecteur le transmette à ses descendants.

Jamais le temps, qui crée tous les êtres, n'effaça la honte du crime, ni l'éclat de la vertu : cependant l'oubli peut, dans son ombre, ensevelir de longues calamités ; et les maux les plus affreux expirent, sous la main puissante du sort qui distribue ses faveurs et ses jouissances.

Témoins ces immortelles filles de Cadmus, qui, fameuses par d'anciens malheurs, reposent maintenant au sein de la joie. Sémélé, dont une longue chevelure orna la beauté ; Sémélé, jadis frappée des éclats de la foudre, ne vit-elle pas aujourd'hui parmi les habitants de l'Olympe, chérie de Jupiter, chérie de Pallas, et du dieu, toujours jeune, que le lierre couronne.

Ino, mère infortunée, jouit d'une éternelle vie dans l'empire des mers, avec les filles de l'antique Nérée...

Ainsi des tourbillons de peines et de plaisirs viennent assaillir tour-à-tour les faibles humains... Qui peut dire quand s'achèvera leur carrière ; et si leurs jours, enfants du Soleil, seront finis par un jour de bonheur ?

Le sort, qui se plut à verser dans la famille de Théron, et la fortune et les riches dons du ciel, plus d'une fois y sema la tristesse, l'amertume : un fils trop malheureux rencontre, tue, au fort de la mêlée, Laïus son père, et malgré lui, accomplit, dans Delphes, un trop véridique oracle. Bientôt l'oeil prompt et sévère d'Erinnys venge ce crime par le glaive de deux frères l'un de l'autre homicides. Polynice laissa un seul fils, Thersandre, également habile dans les exercices du jeune âge et dans les travaux périlleux de Bellone... De cette tige alliée au noble sang des Adrastides, sortirent tes aïeux, ô Théron ! Et c'est toi, digne fils d'Enéidème, que chantent, et mes vers, et ma lyre...

Aujourd'hui couronné dans Olympie, naguères l'isthme, Pithium, te virent rival de ton frère (2), et non moins heureux que lui, sur des chars attelés des quatre coursiers de front, parcourir douze fois la vaste carrière... D'immenses richesses, fruit de tant de victoires, banniront de ton âme les soucis cruels et la sombre inquiétude.

Les richesses embellies par la vertu, semblables à l'astre étincelant dont les rayons guident nos pas, frayent aux esprits sublimes mille routes à l'immortalité.

Cependant l'oeil du sage qui les possède s'ouvre encore sur l'avenir ; il voit, au-delà du trépas, les justes châtiments réservés aux hommes pervers : tout crime qui souille ici-bas le domaine de Jupiter, doit subir, aux sombres demeures et par l'ordre du destin (3), l'irrévocable arrêt que prononce un juge inflexible.

Mais, sous un soleil égal que jamais l'ombre n'obscurcit, les hommes vertueux coulent des jours tranquilles ; et leurs bras n'ont point à sillonner les flots, ni à déchirer le sein de la terre, pour la rendre féconde.

Et vous surtout, religieux esclaves de vos serments, placés au rang des dieux, vous jouissez d'une vie dont les larmes, les chagrins, n'altèrent point le bonheur, tandis que d'horribles supplices font gémir et consument les parjures...

Vous, enfin, dont l'âme également pure dans les trois épreuves de la vie (4), ne fut jamais flétrie par l'injustice, vous volez dans la voie que traça Jupiter vers ce lieu sacré (5) où règne Saturne, vers cette île fortunée que caressent les zéphyrs de l'humide océan, qu'ombragent de beaux arbres arrosés par des ruisseaux limpides, qu'embellissent l'or et l'émail des fleurs dont les justes ornent leurs mains innocentes et leur front serein...

Ainsi l'a prononcé Rhadamanthe, celui que Saturne fait asseoir à ses côtés et à son tribunal ; Saturne, l'époux de Rhée, déesse dont rien n'égale le trône et la puissance.

Au nombre de ces heureux habitants, on distingue et Cadmus et Pélée. On y voit Achille placé par sa mère Thétis, dès que Jupiter eut entendu ses voeux ; Achille, qui, d'un bras vigoureux, foudroya le brave Hector, l'unique appui de Troie ; Achille, qui, de sa lance redoutable, porta le coup mortel au roi Cycnus et à l'Ethiopien, fils de l'immortelle Aurore...

Que de traits encore j'ai sous ma main ! oui, de ces traits que donne le génie, mais qui ne peuvent partir d'une âme vulgaire ! Le sage est instruit par la Nature même ; ceux dont l'art seul guide les efforts, ne s'enflent que de pompeuses paroles : tels on voit les corbeaux bruyants, sans cesse croasser contre l'oiseau sacré de Jupiter.

Montre-toi donc ; tends de nouveau ton arc, ô mon génie ! méconnaîtrais-tu le but ? C'est vers Agrigente que tu dois diriger tes traits les plus nobles et les plus victorieux. Répète aujourd'hui les accents de la vérité ; publie mes serments solennels. Je jure que, depuis cent années, nulle autre ville n'a produit un mortel aussi généreux que Théron, et d'un coeur aussi grand que le sien.

L'envie attaque en vain sa gloire ; en vain des hommes turbulents (6) s'efforcent, par d'odieuses manoeuvres, d'obscurcir l'éclat de ses vertus : qui pourrait cacher des bienfaits dont le nombre, comme celui des grains de sable, s'accroit lorsqu'on les veut compter ?


(1)  Quel héros. On a remarqué qu'Horace avait imité les premiers vers de cette ode de Pindare :
Quem virum aut heroa, lyra, vel acri
Tibia sumis celebrare, Clio !
Quem Deum.
(Hor. Od. XII). Mais il est bon d'observer que notre poète a présenté une gradation inverse de l'ordre de son imitateur.

(2)  Son frère. On croit que ce frère de Théron, célébré dans les Isthmiques et Pythiques de Pindare est Xénocrate.

(3)  Par l'ordre du destin, ou plutôt par la Nécessité (le mot Nécessité est ici personnifié), le poète désigne particulièrement la déesse de la vengeance, appelée par les poètes Adrastée, fille de Jupiter et de la Nécessité. Rousseau en parle en ces termes :

Contre moi révoltée,
L'impatiente Adrastée,
Némésis, avait caché
Vengeresse impitoyable,
Le précipice effroyable
Où mes pas ont trébuché.

(Rous., 1.4, Od.8). Remarquez ici que, selon les mythologues, cette même Adrastée, autrement Némésis, était spécialement chargée de punir ceux qui avaient abusé dc leurs richesses. Strabon, lib.13, dit que le nom d'Adrastée a été donné à Némésis, parce que le roi Adraste fut le premier qui bâtît un temple à cette déesse. Comme dans cette ode Pindare parle beaucoup et d'Erinnys et de la déesse de la Vengeance, il est très probable qu'il désigne particulièrement ici Adrastée, sous le nom de echthra anagkê, «nécessité ennemie». Les poètes disaient, en effet, que rien n'était plus inexorable qu'elle. Ces observations, qui ont échappé à tous les scoliastes et commentateurs, m'ont paru devoir trouver ici leur place, pour faire connaître qu'il y a beaucoup de nuances et de beautés que l'obscurité de la mythologie nous empêche de bien saisir.

(4)  Les trois épreuves de la vie, dont il est fait mention dans cette ode, sont, disent les scoliastes grecs, autant d'états différents de l'homme dans la métempsycose, que Pindare admettait avec les Pythagoriciens. Peut-être aussi l'auteur fait-il allusion aux trois coupes dont nous avons parlé dans l'ode précédente ; ou enfin, ce que j'aimerais mieux, aux trois âges de la vie, l'enfance, l'âge mûr et la vieillesse. Pindare fait ailleurs cette dernière comparaison. Voyez la troisième ode Néméenne.

(5)  Lieu sacré. Ce lieu est distingué du précédent kata gês (sous terre), v.107. Le mot grec tursis, que nous traduisons ailleurs par ville, cité, et qui signifie àla lettre propagnaculum, urbs regia, forteresse, est, selon Lonicérus, le nom propre de la ville de Saturne, située dans les îles de l'océan, qu'habitent les justes et appelée, selon lui, Tyrsis, par Homère, Odyss. 4.

(6)  Turbulents. Le poète fait allusion à Capys et Hippocrate, parents de Théron, qui, comblés de ses bienfaits, se révoltèrent contre lui, et qu'il défit, en bataille rangée, près d'Himère, en Sicile.