A HIERON DE SYRACUSE, L'ETNEEN, VAINQUEUR A LA COURSE DES CHARS

Cet Hiéron, le même roi de Syracuse auquel Pindare avait adressé la première Olympique, s'était fait surnommer l'Etnéen parce qu'ayant bâti ou plutôt restauré Catane, ville voisine de l'Etna, il avait donné à sa nouvelle cité le nom de cette montagne.

Hiéron, disent les scoliastes, avait promis à notre poète une lyre d'or pour l'engager à célébrer son triomphe ; aussi, dès le début, Pindare semble-t-il faire allusion à cette promesse. Son ode éclate de beautés, mais de ces beautés hardies et par conséquent difficiles à rendre dans une langue aussi timide que la nôtre ; j'ai dû cependant y conserver scrupuleusement les images, les métaphores, le ton même et la couleur du style, du génie du poète, sauf les ménagements que commandent l'oreille et le goût français. Voici le contexte des idées principales : les difficultés accessoires seront aplanies dans les notes subséquentes.

Pindare invoque d'abord la lyre d'Apollon, il en vante le pouvoir étendu sur tous les êtres, excepté sur les âmes mal nées, qu'il figure par Typhon renfermé dans le cratère de l'Etna. Invoquant ensuite Jupiter, honoré sur cette montagne, il le prie d'agréer qu'Hiéron ait pris le surnom d'Etnéen, pour avoir bâti la ville voisine de l'Etna. S'enhardissant sous les auspices de ces deux divinités, il défie tous ses rivaux, et prenant les traits de son génie pour des flèches, il se vante de les lancer plus loin qu'eux. Ainsi commence son éloge d'Hiéron qu'il félicite d'avoir réduit au silence ses envieux, et qu'il compare à Philoctète pour la bravoure : de là il passe à la louange de son fils Dinomène, pour qui le père avait bâti la ville d'Etna, régie par des lois dont la sagesse assure l'heureux gouvernement du père et du fils, et l'union des citoyens. Le poète prédit qu'Hiéron sera toujours vainqueur de ses ennemis ; il rappelle sa victoire sur les Carthaginois ; il associe à sa gloire les Athéniens et les Spartiates qui triomphèrent des Perses et des Mèdes. Bornant enfin ses éloges pour ne pas être prolixe, il se vante d'avoir renfermé en peu de mots beaucoup d'idées, et d'avoir par ce moyen, assuré le succès de son hymne à la louange d'Hiéron, cependant il donne à ce prince l'avis de se montrer généreux en faveur des poètes et des orateurs qui distribuent les faveurs de la renommée. Il donne même à entendre qu'il ne se contenterait pas de médiocres honoraires.


O lyre dorée d'Apollon, digne apanage des muses tressées en cheveux d'un noir azur ! O toi, dont les sons appellent la cadence et donnent aux musiciens le signal du rythme ! Puissent les poètes entendre tes accords sublimes, quand ils préludent par leurs chants à nos cérémonies triomphales ! Tu sais amortir les feux toujours renaissants de la foudre. Epris de tes enchantements, ce roi des oiseaux qui veille perché sur le sceptre de Jupiter (1), l'aigle, dès que tu étends en nuages sur sa tête les molles ondulations de ta puissante harmonie, cède au sommeil, ferme ses paupières, et sous un dos saillant laisse pencher ses ailes. Le fougueux Mars lui-même, oubliant ses traits homicides, sent son coeur s'attendrir. L'âme des dieux connaît aussi le charme attrayant des vers et des chants, enfants du docte fils de Latone et des muses au sein voluptueux.

Seuls rebelles à ta voix, les monstres odieux que Jupiter a relégués dans les vastes gouffres de la terre et des mers, repoussent les nobles faveurs des filles du Piérius. Tel gémit enseveli, dans l'affreux Tartare, cet ennemi des dieux, Typhon aux cent têtes, dont une grotte fameuse en Cilicie protégea l'enfance. Aujourd'hui pour primer sans cesse sa poitrine hérissée, les rivages de la mer, autour de Cumes, unissent leurs masses à la Sicile entière, au nébuleux Etna, l'une des Colonnes du ciel, séjour éternel des frimas et des neiges : toutefois ses vastes flancs (2) recèlent les sources vives de feux intarissables ; d'où, pendant le jour, s'échappent en torrents des tourbillons d'une ardente fumée ; d'où pendant la nuit, des cailloux enflammés roulant avec fracas sont lancés en replis tortueux, jusqu'au fond dela plaine liquide des mers : prodiges que Vulcain (3) offre aux regards étonnés des indigènes, et qu'on entendra toujours avec admiration, de la bouche de ceux qui en auront été les fidèles témoins.

Que ce monstre demeure donc enchaîné aux crêtes branchues de l'Etna, et que son dos y soit déchiré, par l'âpre rocher qui lui sert de lit. Daigne cependant ô Jupiter ! puisque ce front sourcilleux d'une terre fertile est aussi ton domaine, daigne te montrer propice envers celui qui en a pris le surnom, qui en a fondé la ville voisine, pour l'illustrer et la rendre à jamais célèbre. C'est elle qu'a proclamée le hérault des Jeux Pythiens, en annonçant la victoire d'Hiéron à la course des chars.

Comme aux navigateurs le premier des bienfaits est un vent favorable, qui leur promet le retour désiré, cet hymne aussi, commençant sous d'heureux auspices, doit garantir, aux coursiers et aux couronnes du vainqueur, la durée d'une gloire que perpétueront et nos festins et nos concerts. C'est toi que j'invoque, Apollon, dieu de la Lycie, toi qui règnes à Délos, qui te plais à verser tes dons sur Castalie, fontaine du Parnasse ! Grave dans la mémoire des races futures l'image de tant de hauts faits, et le souvenir d'une contrée si féconde en héros.

Aux dieux seuls est réservé le pouvoir d'inspirer les élans du mâle courage, la force du corps, les sages conceptions du génie, la sublime éloquence des vers. Parmi les traits que je destine à la louange du grand homme, j'en saurai choisir un qui, n'empruntant point son éclat de ses facettes d'airain, pourra, lancé de mon bras, franchir aisément la barrière : si je viens à dépasser le but, j'aurai laissé derrière moi tous mes rivaux. Que le succès réponde à mes espérances ! et les jours que verra s'écouler Hiéron amèneront avec eux la fortune et le bonheur ; un éternel oubli, couvrant les tristes événements de sa vie première, ne lui laissera que le souvenir des peines de son antagoniste (4), avant que tous deux parvinssent à jouir en paix de la dignité royale, de la splendeur des richesses qui en font l'ornement, et que nul autre Grec n'eût osé leur disputer.

Pour ta bravoure dans les combats, ô Hiéron ! je te compare à Philoctète. Ses ennemis furent, comme les tiens, forcés à flatter sa puissance. On sait que l'élite des guerriers vint chercher Lemnos, ce valeureux fils de Péan, alors consumé d'un ulcère rongeur, mais dont la main exercée au javelot pouvait seule mettre un terme aux longues fatigues des Grecs, par la ruine entière de la ville de Priam ; ainsi portait l'arrêt du destin.

Une faveur égale du dieu régulateur de l'Univers comblera désormais tous les voeux de mon héros. Muse, si tu secondes mes forces, je ferai aussi retentir, aux oreilles de Dinomène, des accents dignes de la victoire remportée par son père à la course des chars attelés de quatre coursiers, et mon hymne flattera le jeune coeur du roi d'Etna.

C'est pour ce fils tendrement chéri qu'Hiéron, fondateur de la ville nouvelle, lui assura le plus beau présent des dieux, la liberté sous le règne des lois, modelées sur la sévère balance de Hyllus, prince des Doriens ; lois qu'avec eux aiment encore à suivre, non moins fidèles aux institutions de leur commun père Egimius (5), les descendants dePamphyle et des Héraclides, ces belliqueux Spartiates qui touchent au pied du mont Taygète : jadis sortis des collines du Pinde, ils vinrent peupler la superbe Amyclé où, près de l'antique séjour des fils de Tyndare qu'on distingue à la blancheur de leurs coursiers, ils acquirent une haute célébrité dans l'art de faire voler les flèches.

Grand Jupiter ! conserve toujours aux rois et aux citoyens d'Etna, sur les bords fortunés de l'Amène, cette publique félicité, fruit de la saine raison des humains. Que par toi, le chef illustre, formant son fils au trône, propage au loin la gloire de leurs sujets et resserre les noeuds d'une union sur laquelle repose le tranquille bonheur des Etats ! Je t'en conjure, ô fils de Saturne ! frappe jusques dans leurs demeures isolées, l'âme des Tyrrhéniens et des peuples de Carthage ; qu'ils frémissent, au souvenir des sanglants désastres de leurs flottes devant Cumes, lorsque du haut de ses nefs rapides, le roi de Syracuse précipita dans les flots leurs robustes guerriers, et sauva la Grèce du joug de la servitude (6).

Ici, je voudrais associer à la gloire de ce héros et les Athéniens qui, près de Salamine, firent expier à nos ennemis leur féroce ambition (7), et les guerriers de Lacédémone, vainqueurs aux champs de Platée devant Cithéron, où succombèrent les Mèdes (8), que leur arc rendait si formidables. Mais j'achève, sur les rives qu'arrose l'Himère (9), de payer aux enfants de Dinomène (10), le tribut des éloges dûs à leur valeur et à leurs triomphes. Si plaçant à propos mes vers, j'ai eu le talent de rassernbler en peu de mots beaucoup de faits, j'aurai offert moins de prise à la critique des hommes légers. Trop d'abondance fatigue leur esprit, et les louanges surtout prodiguées à la vertu d'autrui choquent les oreilles vulgaires. Préférons pourtant le sort de combattre l'envie, à celui de faire naître la pitié.

Poursuis tes nobles desseins, ô Hiéron ! que la justice tienne les rènes de ton gouvernement ; et que jamais un faux acier n'aiguise les traits de ta langue véridique. Un propos léger qui s'échappe acquiert au loin une haute importance. Souverain de tant de peuples, tu trouves partout des témoins et de tes paroles et de tes actions. Mais si, passionné pour les héroïques vertus, tu aspires aux faveurs de la renommée, bannis trop de réserve dans tes largesses : sache en pilote habile tendre la voile aux vents ; mon amitié t'en donne le conseil, si tu ne veux, ô Hiéron, perdre les fruits de tes illustres travaux. Car c'est aux poètes, aux orateurs, à dicter à la postérité, dans les traits marquans de la vie des humains, le renom qui leur doit rester après la mort. La gloire de Croesus, ami des talents, survécut à ses malheurs : l'âme cruelle de Phalaris, n'a laissé partout que l'horrible mémoire du taureau d'airain rougi au feu qui consumait ses victimes ; et jamais la cithare accompagnant les voix de nos jeunes Siciliens ne réjouira ses mânes hideux. L'homme qu'a bien traité la fortune jouit d'un premier bonheur : une éclatante réputation lui assure la seconde jouissance ; mais celui qui accumule l'une et l'autre faveur a reçu la plus brillante des couronnes.


(1)  L'aigle. L'aigle était placé, comme on l'a vu ailleurs, sur le temple de Jupiter. Les mythologues le qualifient de porte-foudre. Cette fiction est fondée, dit Pline (X, 3) sur ce que l'aigle qui plane si haut dans les airs n'est jamais frappé de la foudre.

(2)  Toutefois ses vastes flancs. J'ai conservé ici l'amphibolie du texte, où le pronom ses se rapporte également au mont Etna et à Thyphon. Le poète a voulu insinuer que la poitrine du géant monstrueux vomissait les feux de l'Etna.

(3)  Prodige que Vulcain. La lettre porte : Ce reptile de Vulcain, ou reptile ardent ; métaphore assez rendue par la phrase qui précède.

(4)  Des peines de son antagoniste. Cet antagoniste fut Théron, roi d'Agrigente, qui embrassa, contre Hiéron, la cause de Polyzèle, son gendre, et qui voulait pousser à outrance la guerre contre lui, lorsque le poète Simonide rétablit, entre les deux rivaux, une telle harmonie, qu'Hiéron épousa la soeur de Théron. Les deux rois vécurent depuis dans une parfaite intelligence.

(5)  De leur commun père Egimius. Hiéron avait peuplé sa nouvelle ville d'Etna de colonies doriennes. Les Lacédémoniens se prétendaient issus d'Egimius et d'Hercule. Egimius eut pour fils Pamphyle, Dymas et Dorus. Pindare, pour faire l'éloge des lois doriennes données par Hillus, dit que les Lacédémoniens les trouvaient si justes, qu'ils s'en servaient encore de son temps. Les Spartiates, voisins du mont Taygète, l'étaient aussi d'Argos, théâtre des exploits de Castor et Pollux, fils de Tyndare.

(6)  Du joug de la servitude. Notre poète se reporte ici à l'expédition projetée par Xerxès et rapportée par Ephore, dans laquelle, s'étant allié aux Carthaginois, il menaçait d'envahir la Grèce. Hiéron, et Gélon, son frère, appelés par les Athéniens, détruisirent la flotte des Carthaginois. Les autres traits historiques auxquels fait allusion Pindare sont généralement connus.

(7)  Leur féroce ambition. Il s'agit du combat de Salamine, où les Athéniens et les Spartiates défirent les nombreuses troupes du roi des Perses.

(8)  Où succombèrent les Mèdes. Les Lacédémoniens vainquirent les Mèdes dans les champs de Platée, près du mont Cithéron.

(9)  Sur la rive qu'arrose l'Himère. C'est un fleuve de Sicile, ainsi que l'Amène, dont Pindare a parlé plus haut. Le poète insinue ici que, pour se renfermer dans son sujet, il ne cite que les événements passés en Sicile, et sur le théâtre de la gloire d'Hiéron.

(10)  De payer aux enfants de Dinomène. On voit par le scoliaste qu'Hiéron, Gélon, Polyzèle et Thrasybule, étaient tous enfants d'un premier Dinomène ; chez les Grecs, le fils ne portait pas toujours le nom de son père, qui était repris par ses descendants. C'est ainsi qu'on compte plusieurs Hippocrate, avant celui de Cos.