A THRASIDEE DE THEBES, VAINQUEUR A LA COURSE DU STADE

La patrie du vainqueur motive l'invocation solennelle que le poète fait des héroïnes de Thèbes, et les jeux Pythiques amènent l'épisode qu'il se permet, en mêlant l'histoire fabuleuse d'Oreste, aux éloges qu'il donne à son héros. En effet, cet Oreste s'était retiré chez le père de son ami, en Phocide, près de Python. Pindare appelle donc, à Melie, bourgade de la Béotie près du fleuve Ismène, où Apollon avait un oracle, les filles du Thébain Cadmus et d'Harmonie son épouse ; ce sont les héroïnes Sémélé et Leucothée : il les convoque à Mélie, assez près de Thèbes, pour célébrer les triomphes de Thrasydée et de son père, vainqueurs l'un et l'autre dans les champs Pythiques où Oreste, sauvé par sa nourrice des fureurs de Clytemnestre, se réfugia ; il parle des amours adultères de cette reine, épouse d'Agamemnon, dont le haut rang n'a fait que ressortir davantage le crime. Agamemnon lui-même, n'excita l'envie que par ses grands exploits. Oreste, obscur, persécuté, fut plus heureux en ce qu'il fut l'instrument d'une juste vengeance contre Egisthe et Clytemnestre. Le poète s'excuse cependant de cette digression et revient aux louanges directes de son héros, dont il vante les victoires ; mais il l'avertit en même temps de ne point s'enorgueillir de ses succès. A cette occasion, il fait l'éloge de la médiocrité heureuse, dans les héros thébains et Lacédémoniens, dans Iolaüs et autres, qu'il mentionne à la fin de cette ode. Les beautés qu'elle renferme sont moins sensibles pour nous qu'elles ne l'étaient pour les anciens Grecs, familiers avec leur mythologie. Les notes qui suivent le texte feront ressortir quelques-unes de ces beautés, et disparaître le hors-d'oeuvre apparent des deux épisodes.


O vous filles de Cadmus (1), Sémélé compagne des déesses de l'Olympe et Leucothée Ino partageant l'humide couche des Néréides ! c'est vous que j'invoque ! avec la mère d'Hercule féconde en héros (2). Dirigez vos pas vers Mélie (3), vers le dépôt sacré des trépieds d'or (4), ce sanctuaire auguste que le dieu du jour à la marche oblique (5) honora du nom d'Ismène (6) et qu'il rendit le siège de ses infaillibles oracles.

O vous enfin qui êtes les filles d'Harmonie (7), venez former avec Mélie le noble cortège des héroïnes, et chanter, à l'entrée de la nuit (8), les louanges de Thémis (9), de la ville sacrée de Python le point central de la terre, d'où se prononcent des jugements équitables (10).

Vous illustrerez de nouveau et Thèbes aux sept portes et les joutes solennelles de Cirrha, au milieu desquelles Thrasydée, par une troisième couronne, fait revivre la gloire de ses foyers (11) et les honorables triomphes de son père ; en même temps qu'il se montre lui-même vainqueur, dans les champs fertiles où vécut Pylade, ami d'Oreste le lacédémonien.

Je parle d'Oreste, qu'après la mort violente de son père, sa nourrice Arsinoé sauva de l'atroce perfidie et des fureurs de Clytemnestre, lorsque cette reine marâtre, armée du fer tranchant, fit descendre à la fois aux sombres bords de l'Achéron, l'âme indignée d'Agamemnon son époux et Cassandre fille de Priam, issue du noble sang de Dardanus.

Quoi ! le désir de venger les mânes de sa fille Iphigénie immolée près de l'Euripe (12) loin de sa patrie, alluma-t-il à ce point son courroux ? Ou fut-elle plutôt entraînée par ses amours adultères, dont elle croyait assurer l'impunité ?

Mais en vain de jeunes épouses s'efforcent-elles de cacher leurs intrigues odieuses. Elles n'échappent point aux sarcasmes d'un vulgaire toujours prêt à médire. Le rang et la fortune ne font qu'aiguiser les traits de l'envie, dont l'homme né d'une basse condition sait plus heureusement se défendre.

Ainsi le héros fils d'Atrée trouva la mort, à son retour glorieux dans les superbes champs d'Amyclé (13), et en même temps il causa la perte de l'innocente vierge prophétesse (14), lui qui, pour ramener Hélène, avait anéanti les richesses des Troyens et réduit leur ville en cendres.

Par un sort contraire, Oreste persécuté, jeune encore, se réfugia au pied du mont Parnasse, dans la demeure du vieillard Strophius père de son ami (15). Mais à peine y eut-il atteint la force de l'âge qu'il sacrifia de sa main une mère dénaturée et qu'il mit le coupable Egiste au nombre de ses victimes.

Ici, ô mes amis, ne vous semble-t-il pas qu'après avoir pris un chemin droit, je m'embarrasse dans des voies détournées ; comme si les vents eussent entraîné ma barque loin du terme de sa navigation ? Cependant, ô ma muse, ô toi qui ne connus point l'appât d'un gain mercenaire, il t'est permis d'ajouter quelques ornements étrangers aux éloges d'un père couronné dans les jeux pythiques et de son fils Thrasydée tous deux couverts de gloire et brillants de joie.

Assis sur des chars, on les a vus commander la victoire en faveur de leurs rapides coursiers. Entrent-ils dans le stade gymnique, à nos solennités de Python ? Ils s'étonnent et confondent l'assemblée des Grecs par leur vitesse incomparable.

Pour moi je ne demanderais jamais aux dieux que les biens accessibles au vulgaire. Une fortune médiocre est plus durable qu'une éclatante prospérité. Je plains donc le sort des rois (16) et j'aspire aux vertus les plus communes. L'ambition des mortels est trop souvent déçue.

Mais l'homme qui parvenu au bonheur durable sait en jouir paisiblement et sans orgueil aura la gloire, en approchant du noir tombeau, de laisser du moins à des enfants chéris le plus grand des biens, la renommée de ses vertus. Tel fut l'heureux sort d'Iolas fils d'Iphiclès ; tels vous parûtes, ô courageux Castor, ô puissant roi Pollux, vous que reçoivent tour à tour et les champs de Théramne (17) et les voûtes du haut Olympe.


(1)  Filles de Cadmus. Cadmus, roi de Thèbes, eut d'Hermione, autrement Harmonie, son épouse :
1° Sémélé, dite aussi Thyoné, mère de Bacchus ; 2° Ino, connue aussi sous le nom de Leucothée, épouse d'Athamas et mère de Mélicerte. Cette Ino se précipita dans la mer où elle fut métamorphosée par Neptune en Nymphe ; c'est pourquoi le poète la qualifie de compagne des Néréides,

(2)  Féconde en héros ; tel est le sens de l'épithète que Pindare donne ici à Alcmène, qui en effet mit au monde, d'un seul part, Hercule et Iphiclès.

(3)  Vers Melie. Nymphe et nom de lieu. C'est en cette double qualité que Pindare la convoque et en même temps la suppose être le lieu du rendez-vous. Mélie, soeur d'Ismène et fille de l'Océan, donna son nom à une bourgade de la Béotie, près de Thèbes ; elle eut d'Apollon le devin Ténérus, qui habitait les rives du fleuve Ismène en la même contrée, et dont Apollon avoua, dit-on, les oracles.

(4)  Des trépieds d'or. Pausanias nous apprend (IX, 10) qu'à la droite des portes de Thèbes était un monticule au pied duquel coulait le fleuve Ismène, fils de Mélie et d'Apollon, et où les vainqueurs couronnés de lauriers allaient faire l'offrande de trépieds à Apollon l'Isménien. (Voyez la note précédente).

(5)  Le dieu du jour à la marche oblique. L'épithèie donnée à Apollon signifie réellement louche ou oblique ; elle convient à ce dieu, soit à cause de l'ambiguïté de ses oracles, soit à cause de l'obliquité de sa course dans les cieux, lorsque les poètes le prennent pour Phébus ou le Soleil.

(6)  Honoré du nom d'Ismène ; ou plutôt on l'honorait lui-même sous le nom d'Apollon Isménien. (Voyez les notes 3e et 4e)

(7)  Les filles d'Harmonie. Le poète continue d'appeler ou d'invoquer les héroïnes Sémélé et Ino Leucothée qui étaient nées de Cadmus et d'Harmonie ; celle-ci était fille de Mars et de Vénus.

(8)  A l'entrée de la nuit. Comme les jeux Olympiques et autres commençaient dès l'aurore et se terminaient vers la fin du jour, il est probable que l'on n'accompagnait, chez eux ou à leur domicile choisi, les vainqueurs que vers la nuit. C'est aussi le moment que Pindare indique pour convoquer les héroïnes destinées à chanter les triomphes de Thrasydée.

(9)  De Thémis. Cette déesse, avant Apollon, avait présidé à l'oracle de Delphes ; c'est pourquoi, selon le scoliaste grec qemisteuein,signifie rendre des oracles. Thémis figure donc, avec raison, dans l'éloge de ce lieu sacré.

(10)  Des jugements équitables. Il semble que Pindare, selon sa coutume, fasse ici une double allusion, 1° à la véracité de l'oracle de Delphes ; 2° à l'équité des juges qui avaient à prononcer sur le mérite des concurrents dans les jeux de Python.

(11)  De ses foyers. Nous croyons rendre suffisamment par le mot de foyers, le mot estian, qui se traduit en latin par larem.

(12)  Près de l'Euripe. Cette mer connue des anciens pour être sujette au flux et reflux de ses eaux, avait plusieurs îles ou villes ; dans l'un de ses ports, c'est-à-dire, en Aulide, Iphigénie fut, dit-on, sacrifiée ou près de l'être à la superstition des Grecs dirigés par Calchas.

(13)  Superbes champs d'Amyclé. La florissante ville d'Amyclé était une ville lacédémonienne, dont le district embrassait, dit Etienne, cent bourgades. Pausanias (II, 16, Laconie), assure qu'Agamemnon y avait, en effet, un mausolée. Amyclé est souvent prise par les poètes pour Lacédémone même, parce que ses faubourgs s'étendaient jusqu'à Lacédémone, autrement Sparte. Beaucoup d'auteurs veulent, au contraire, qu'Amycié n'ait jamais été qu'un faubourg de Lacédémone. Mais Pomponius Méla distingue l'une de l'autre. Amyclé était, selon lui, à 20 stades de Sparte, et elle avait un superbe temple d'Apollon (Voyez la note 18e de cette ode).

(14)  Vierge prophétesse. Pindare semble regarder ici comme une calamité publique la mort de Cassandre qui prédisait toujours des choses vraies, mais à qui personne n'ajoutait foi. Il fait remarquer ainsi par ce double exemple la fatalité attachée souvent par l'envie aux actions éclatantes, et à celles d'Agamemnrron en particulier, tandis que les hommes obscurs ou même malheureux comme l'était Oreste sont moins exposés et parviennent plus aisément à leurs fins.

(15)  Strophius, père de son ami. Ce Strophius, roi de la Phocide, dans laquelle se trouvaient la ville et le temple de Python, était le père de Pylade, amid'Oreste. On voit par là que, même dans une digression, le poète ne perdait pas entièrement de vue son sujet.

(16)  Je plains donc le sort des rois. Le poète reporte manifestement l'attention sur le sort de Cassandre, d'Agamemnon, etc., quoique sa maxime soit générale et s'étende à tous les hommes fortunés et puissants. Gedike traduit : «Je n'aime point la vertu des rois, mais celle des citoyens». Alors le poète ferait allusion aux factions qui agitaient Thèbes. (Animadv. ad Pyth. XI, p. 245).

(17)  Les champs de Théramne. C'est le cas de remarquer ici l'à-propos avec lequel Pindare compare Thrasydée aux Thébains Iolaüs et Iphiclès, sous le rapport des exploits ; et à Castor et Pollux sous le rapport de l'âge ; car Thrasydée était encore jeune. Quant à l'alternative du séjour des deux jumeaux tantôt à Thérapné, autrement Théramne où était leur tombeau, tantôt dans l'Olympe, (voyez ci-après, la Xe des Néméennes, vers 105, etc).
NB. Thérapné n'était point un faubourg de Lacédémone, comme l'ont assuré plusieurs auteurs. Pomponius Méla distingue expressément en Laconie Sparte, Thérapné et Amyclé. Cellarius prouve même qu'il fallait passer le fleuve Eurotas pour aller de Sparte à Thérapné.