Les Romains appliquaient ce mot à toutes les fêtes orgiastiques du culte dionysiaque [Dionysia] et à la bacchanale perpétuelle que le dieu lui-même était censé mener au milieu de son thiase [Bacchus, sect. V, et Thiasus]. Mais dans l'histoire romaine ce nom a aussi une signification plus spéciale, et qui mérite une mention séparée. Il désigne les mystères dionysiaques d'un caractère particulier, établis d'abord dans la Grande-Grèce [Bacchus, sect. XVI] et transportés de là dans l'Etrurie, puis à Rome même. On cherchera plus loin à définir le peu que l'on est en état de savoir de ces mystères dans leur pays d'origine. Ici nous marquerons seulement les faits principaux relatifs à leur propagation et surtout à leur interdiction, qui marque une date décisive dans les annales religieuses de l'Italie.

Suivant le récit de Tite-Live, ce fut un Grec obscur de l'Italie méridionale (Graecus ignobilis... sacrificulus et vates), un de ces individus qui faisaient le métier de prêtres et de devins ambulants [Agyrtes], qui porta le premier ces initiations en Etrurie à une époque peu ancienne. Elles y prirent un développement rapide et y perdirent leur gravité originaire pour devenir un prétexte à débauches et une école de flagrante immoralité. Les Etrusques y associèrent ces banquets auxquels ils étaient si adonnés et qu'ils ont souvent figurés dans les peintures de leurs tombeaux. M. Helbig a rapporté, ce semble avec raison, aux Bacchanales étrusques une série de bas-reliefs provenant d'un sarcophage de Clusium, qui font aujourd'hui partie du musée du Louvre ; ils retracent des scènes de sacrifice et de banquet, et un dernier offre une composition où sont mêlés des Satyres et des personnages humains, qui doit rester ensevelie dans un cabinet secret. Déjà un sarcophage du musée de Naples remarquable au point de vue de l'art, montrait jusqu'où avait été dans cette voie le symbolisme dionysiaque dans l'Italie méridionale, en traduisant les idées de génération qui, dans les mystères de Bacchus, s'associaient à celle de la palingénésie après le trépas. Les Etrusques, semble-t-il, avaient traduit ces symboles en actes, et donné surtout un libre cours aux désordres qui pouvaient se rattacher à l'exemple fourni par la légende des rapports de Dionysus et de Prosimnus dans les mystères de Lerne [Bacchus, sect. X]. Il en fut de même dans les Bacchanales de Rome, qui ne se montrèrent pas moins subversives de toute morale que celles de l'Etrurie.

Elles y avaient été portées directement de la Campanie par une prêtresse nommée Paculla Annia. Ce furent d'abord des fêtes nocturnes réservées aux seules femmes et interdites aux hommes, comme les Triétériques de la Béotie [Dionysia]. On les célébrait trois fois par an, au retour des anciennes saisons de l'année grecque, et le sacerdoce y était confié à des matrones respectables. Mais, un peu plus tard, l'institutrice même de ces fêtes mystérieuses en changea complétement le rituel et le caractère, à l'imitation de celles de l'Etrurie, en alléguant une révélation des dieux. Elle en fit des assemblées soumises à l'obligation du secret, qui avaient lieu cinq fois par mois, où hommes et femmes se livraient aux excès les plus effrénés de la fureur orgiastique. L'historien romain en met le tableau dans la bouche de la dénonciatrice de ces désordres. «Tous les crimes, tous les excès y trouvent place... Si quelques-uns se montrent rebelles à la honte et trop lents à s'y prêter, on les immolé comme des victimes. Le grand principe religieux y consiste à ne rien considérer comme interdit par la morale (nihil nefas ducere). Les hommes, comme transportés d'inspiration, se mettent à prophétiser avec les mouvements violents de l'ivresse du fanatisme ; les matrones, en costumes de Bacchantes, les cheveux épars, descendent au Tibre avec des torches allumées, les plongent dans les eaux et les retirent brûlant encore, parce que le soufre vif y est mêlé à la chaux. Des hommes, attachés à des machines, sont entraînés dans les cavernes secrètes ; on ne les revoit plus et l'on dit qu'ils ont été enlevés par les dieux ; ce sont ceux qui ont refusé de s'associer aux conjurations, aux actes criminels ou de subir l'infamie. Les initiés sont en très grand nombre, déjà tout un peuple ; il y a là des hommes et des femmes de noble naissance. Depuis deux ans on a décidé de ne plus initier personne au-dessus de vingt ans». Ces scènes se passaient tout près de Rome, dans le bois sacré de Stimula, voisin de l'embouchure du Tibre, et à Ostie, où le commerce faisait affluer une foule d'étrangers.

Admettons que dans les paroles de Tite-Live il y ait une certaine exagération, il n'en est pas moins certain que les faits étaient assez graves pour que l'opinion en ait été profondément émue quand le jour se fit sur ces fêtes dont le secret avait été strictement gardé pendant quelques années par la discrétion des initiés, et dont on connaissait seulement l'existence par le bruit des hurlements qui sortaient du bois sacré (crepitibus ululatibusque nocturnis). Une affaire privée amena les premières révélations de l'affranchie Itispala Fecenia au consul Sp. Postumius Albinus, et l'enquête poursuivie par celui-ci ne lui prouva pas seulement l'exactitude des dénonciations, mais lui permit d'y rattacher beaucoup d'affaires de crimes ordinaires, faux, meurtres, empoisonnements, ainsi qu'une conspiration politique, dirigée par les plébéiens M. et L. Catinius, le Falisque L. Opiternius et le Campanien Minius Cerrinius. Le Sénat, averti, vit dans ces faits un grand danger public. Il ordonna un grand procès, qui embrassa sept mille accusés et amena de nombreuses condamnations capitales. En même temps il rendit un sénatus-consulte qui interdit sous les peines les plus sévères toute célébration de Bacchanales ou de mystères dionysiaques, comme attentatoires à la sûreté de l'Etat aussi bien qu'à la morale et à la religion publique. L'interdiction s'étendit même aux mystères célébrés chez les populations helléniques de la Grande-Grèce, qui n'avaient jamais donné lieu aux mêmes reproches que ceux de 1'Etrurie et de Rome ; mais la mesure était générale, et ces mystères semblaient d'ailleurs, eux aussi, dangereux à la politique du Sénat, comme pouvant fournir des cadres tout préparés à des sociétés secrètes. On permettait seulement la célébration de certains rites dionysiaques secrets acceptés par le culte officiel des cités, quand l'institution en remontait à une date ancienne. Encore fallait-il pour chaque localité une autorisation spéciale, votée dans une assemblée du sénat comptant au moins cent membres présents ; de plus, ces rites tolérés ne pouvaient jamais être accomplis par plus de cinq personnes à la fois, deux hommes et trois femmes, et on n'admettait pas qu'ils donnassent lieu à l'existence d'une caisse spéciale ni d'un sacerdoce séparé. Le sénatus-consulte sur les Bacchanales, mentionné par Tite-Live, nous est parvenu dans son texte original sur une table de bronze découverte à Tiriolo en Calabre, conservée au cabinet impérial de Vienne.

Ceci se passait en 186 av. J.-C. Mais la mesure ne fut pas appliquée partout sans résistance. Les consuls et les préteurs provinciaux furent encore obligés de déployer une extrême sévérité pour en finir avec les mystères dionysiaques, en 184 dans les environs de Tarente et en 181 dans l'Apulie ; dans la province de Tarente, l'émotion populaire provoquée par l'interdiction des Bacchanales avait amené des rassemblements d'insurgés campagnards. On a rapporté, avec toute apparence de raison, aux changements très considérables que cette mesure amena dans les habitudes religieuses du midi de l'Italie, la cessation ou du moins la décadence presque complète de l'usage des vases peints, qui dès lors ne se maintenait plus guère que dans l'Apulie et dans la Grande-Grèce [Vasa picta]. En effet, à la dernière époque, dans ces contrées, les sujets des peintures céramiques sont toujours en rapport avec les mystères dionysiaques.

Quelques personnes ont admis une réapparition postérieure et momentanée des Bacchanales à Rome même. En effet, un vers d'une des satires de Varron semble bien faire allusion à ces fêtes. Mais il n'en résulte pas nécessairement qu'elles se célébrassent de son temps ; il a pu, comme l'a fait tant de lois Juvénal, peindre un désordre appartenant déjà au passé. L'interdiction était trop sévère et fut pendant longtemps trop fidèlement maintenue pour que l'on ait pu alors voir se produire des fêtes de ce genre capables de faire dire à Varron, confluit mulierum tota Roma.

C'est seulement dans les provinces méridionales, premier et principal foyer de ces initiations dionysiaques, qu'elles parvinrent à se maintenir sur quelques points à l'état secret, malgré la persécution active et vigilante des autorités publiques. Les inscriptions prouvent qu'elles y reparurent au jour en quelques localités sous l'empire, quand on eut abandonné la politique jalouse du sénat républicain à l'égard des religions étrangères et adopté les principes d'une tolérance absolue à l'égard des différents mystères [Mysteria].


Article de F. Lenormant