1. Ses origines
  2. Son installation en Grèce
  3. L'extension de ses assimilations
  4. Mythologie - Son enfance
  5. Mythologie - Les orgies
  6. Mythologie - Ses ennemis
  7. Mythologie - Ariane
  8. Mythologie - L'Asie mineure et l'Inde
 
  1. Le dieu du vin
  2. Ses attributs moraux
  3. Ses symboles naturels
  4. Ses symboles fabriqués
  5. Représentations anthropomorphiques
  6. Dionysos, Héra et Athéna
  7. Un dieu de mystères
  8. Dionysos/Bacchus en Italie

Pour Sophocle, Dionysos est le dieu qui règne sur l'Italie (klutan os amphepeis Italian) ; en effet, les fondateurs des colonies helléniques de la Grande-Grèce avaient porté avec eux son culte, qui prit dans cette contrée une importance et un développement exceptionnels. Toute une série de légendes nouvelles se formèrent sur ce sol, et en firent le théâtre d'épisodes de l'existence du dieu et de ses courses terrestres. Bacchus, disait-on, avait disputé à Déméter la possession de la Campanie, où les deux divinités avaient prodigué leurs bienfaits, il y avait reçu l'hospitalité de Falernus, accompli des exploits guerriers dans le pays des Tyrrhéniens (sect. VIII), enfin, poussant encore plus loin ses conquêtes dans l'ouest, il avait laissé en Italie les vétérans de son armée, les Silènes fatigués par l'âge, qui s'y étaient livrés à la culture de la vigne et avaient rendu cette terre fertile en vins.

La majeure partie des cités grecques de l'Italie méridionale avaient dû leur origine à des colons du Péloponèse : par conséquent ceux-ci y avaient transporté le culte dionysiaque tel qu'il existait dans leur pays d'origine, c'est-à-dire sous sa forme mystique, la seule presque qu'ait connu le Péloponèse [sect. II]. C'est ainsi que l'Apulie, la Lucanie, la Calabre, la Campanie devinrent le siége de mystères bachiques qui rayonnèrent ensuite sur l'Etrurie et sur Rome [Bacchanalia]. De ces mystères de la Grande-Grèce, fameux parmi les archéologues modernes et qui ont donné lieu à tant de conjectures dénuées de base, nous ne savons rien historiquement et d'une manière positive que l'époque et les circonstances de leur interdiction par le sénat romain. Mais l'importance qu'ils avaient au IIIe siècle avant l'ère chrétienne, la façon dont ils étaient alors devenus la première institution religieuse de ces contrées, celle à laquelle tous s'empressaient de participer, comme les citoyens d'Athènes aux mystères d'Eleusis, tous ces faits sont attestés par les vases peints de la dernière époque [Vasa picta], sortis des fabriques de l'Italie méridionale, dont les sujets sont directement en rapport avec ces Bacchanales, qu'ils appartiennent à l'une ou à l'autre des deux classes entre lesquelles on les répartit, celle des sujets bachiques et celle des sujets mystiques. Dans les premiers, dit M. de Witte, «ce n'est plus le Bacchus barbu des anciens peintres ; éternellement jeune, le dieu est accompagné de Satyres et de Ménades. En général, les compositions n'annoncent ni efforts de génie ni efforts d'invention : toujours des Satyres, ou isolés, ou groupés avec des Ménades, des enfants ailés avant les formes efféminées de l'hermaphrodite. Souvent ces sujets bachiques se rapprochent tant des sujets mystiques, qu'on sent que ce sont les mêmes données, les mêmes idées qui les ont inspirées. Quant à ces derniers, les sujets mystiques, ils sont excessivement nombreux, et ces compositions énigmatiques ont jusqu'à ce jour fait le désespoir de ceux qui ont cherché à les interpréter. On ne peut nier, toutefois, le sens mystique de ces sortes de compositions ; mais jusqu'ici, à très peu d'exceptions près, les tentatives faites pour leur trouver une application satisfaisante ont complétement échoué, et ressusciter les vaines conjectures de Boettiger et de Millin serait renouveler un système de rêveries sans fondements».

Une obscurité profonde règne donc encore sur ce sujet des mystères de la Grande-Grèce, et nous ne saurions avoir l'espoir ni la prétention de la dissiper. Ce que nous pouvons indiquer ici, d'après l'étude des peintures à sujets bachiques, plus intelligibles que les sujets proprement mystiques, et surtout d'après l'influence que la religion dionysiaque de l'Italie méridionale exerça de bonne heure sur celle de Rome [Liber], c'est du moins le couple divin qui y servait de centre. Il se composait de Dionysos, le dieu auquel nous voyons une large part des terres de la cité consacrée dans les fameuses Tables d'Héraclée, et d'une déesse qui portait certainement le nom grec de Coré, appelée Theou pais, «l'enfant de la Déesse (de Déméter)», dans une inscription de Posidonia et Eriphona dans une autre de Paestum ; mais les antiquaires, à l'exemple de Creuzer et de Gerhard, ont pris l'habitude de la désigner par le nom de Libera, que lui donnent les écrivains latins, et qui a l'avantage de caractériser sa physionomie particulière, nettement distincte de celle de la Coré éleusinienne. A ce couple le culte public associait généralement Déméter ; c'est l'association mystique habituelle en Grèce de Déméter, Dionysos et Coré [sect. XV], traduite en latin Ceres, Liber et Libera. Mais sur les vases mystiques de la Grande-Grèce, Déméter apparaît très rarement auprès de Bacchus et de sa compagne divine ; il semble qu'elle eût presque entièrement disparu des mystères de cette contrée à leur dernière époque, au temps où l'Eros hermaphrodite représenté dans tant de peintures céramiques complétait une sorte de triade avec Dionysos et son épouse jouant le rôle de génie médiateur des mystères comme Iacchus à Eleusis [Eros, Iacchus].

Au reste, d'après le style même des monuments qui s'y rattachent et qui appartiennent tous à une époque bien déterminée, le grand développement de ces mystères a dû être tardif et n'a pas dû commencer avant le milieu du IVe siècle. C'est alors qu'ils ont pris leur physionomie orinale, où ont pu se mêler un certain nombre d'éléments italiques. Les beaux vases de Nola, datant de la fin du Ve siècle et du commencement du IVe, nous permettent de constater ce qu'était alors le culte dionysiaque chez les Grecs de Campanie, et nous y voyons la triade de Déméter, Coré et Dionysos barbu, sous des traits exactement pareils à ceux qu'elle avait en Grèce.

Macrobe nous apprend que dans la Campanie, et spécialement à Néapolis, Bacchus recevait le nom d'Hébon, et son témoignage est confirmé par les monuments épigraphiques. Ce nom est une forme masculine correspondant à l'Hébé de Phlionte et de Sicyone : il est difficile de croire qu'Hélion n'ait pas été associé à une Hébé, et par conséquent nous constatons ici chez les Grecs de l'Italie une influence positive des formes propres au culte mystique de Phlionte, où la déesse associée à Dionysos prenait, sous le nom de Dia-Hébé, une physionomie interdiaire entre Coré et Ariadne [sect. XV].

C'est bien là le caractère qui ressort pour la Libera de Italie méridionale des renseignements fournis par les écrivains latins. Elle est formellement Coré, nous venons de le voir, mais elle n'est pas identifiée d'une manière moins positive à Ariadne. On en fait aussi une Vénus, ce qui est d'accord avec la parenté établie entre Vénus et Proserpine [Proserpina] et ce qui semble coïncider assez exactement avec une partie des peintures des vases mystiques de la Grande-Grèce. D'autres la rapprochent même de Cérès, circonstance en rapport avec la disparition presque complète de Déméter sur ces vases et qui ferait soupconner une confusion de la mère et de la fille dans un même personnage, comme nous l'avons constatée à Cyzique ; d'autres enfin la confondent avec Sémélé, introduisant ici la notion mystique de la déesse à la fois mère et épouse, que nous avons vue apparaître en certains cas dans les rapports de Dionysos et de Coré [sect. XV]. Dans les représentations monumentales, la figure de cette Libera se rapproche surtout de celle d'Ariadne et se confond presque complétement avec elle. Sur les vases peints de la dernière époque de l'Italie méridionale à sujets proprement bachiques, même sur beaucoup de ceux dont on ne saurait contester l'intention mystique, la déesse compagne et épouse de Bacchus a tous les traits d'Ariadne et ne saurait en être distinguée par aucune particularité spéciale. L'hymen représenté sur un bon nombre de ces vases est celui de Dionysos et d'Ariadne, tel qu'on le célébrait à Naxos.

Les vases de l'Apulie nous offrent aussi le sujet de l'apothéose d'Ariadne, enlevée au ciel et placée parmi les astres. Si donc la Libera de la Grande-Grèce portait le nom de Coré dans les dédicaces de temples, sur les monuments figurés c'est presque constamment l'Ariadne de Naxos qui prend sa place. Ces données confuses et en apparence contradictoires sur la religion dionysiaque des Grecs de l'Italie méridionale, peuvent cependant se concilier et se résumer ainsi : dans le culte public et officiel, le couple de Dionysos et de Coré, associé à Déméter, comme dans un très grand nombre de localités du Péloponèse ; dans la légende poétique et populaire, reflétée par la majeure partie des vases peints du temps de la décadence, le mythe de Dionysos et Ariadne, avec l'apothéose de cette dernière, devenant l'épouse céleste du dieu, mythe qui avait pris en Italie une popularité qu'il n'eut jamais en Grèce en dehors des îles, et qui s'est continuée chez les poètes latins ; enfin dans les mystères, identité établie entre Coré et Ariadne, peut-être avec un certain emploi du nom de Dia-Hébé, plus sûrement avec celui des noms de Coros et Cora pour désigner le couple divin, ce qui conduit à la traduction latine en Liber et Libera et à l'assimilation avec les divinités italiques ainsi appelées. C'est là aussi que l'on faisait de cette Coré la personnification du printemps, comme l'admettent également certains hymnes orphiques.

Pour trouver dans les oeuvres de l'art un type propre de Coré-Libera, distinct de celui d'Ariadne et exprimant nettement la nature complexe de cette déesse, il faut recourir au célèbre sarcophage Casali, le plus précieux peut-être des monuments du culte mystique de Dionysos. Au milieu de son thiase, auquel est joint Hermès comme Psychopompe [Mercurius], et sous des berceaux de vignes, Bacchus y célèbre son hymen mystérieux et funèbre avec la déesse, enveloppée de longs voiles et se rapprochant surtout du type de Proserpine, mais tenant le tympanum et le canthare. Sur le couvercle est un autre bas-relief qui, opposant la donnée mythologique et poétique à la donnée mystique dans le rapprochement même que nous venons d'indiquer, représente Dionysos et Ariadne, entourés de Satyres et de Ménades, se reposant sur le sommet boisé d'une montagne.

Il n'y a pas non plus à hésiter sur le nom de Coré-Libera à donner à la déesse dont la tête est unie à celle de Bacchus dans le double hermès de style affectant l'archaïsme, que nous reproduisons, le type grave et auguste de cette tête rappelle en effet Proserpine et même Cérès. Les hermès doubles du même genre se rencontrent assez fréquemment en Italie, mais le plus souvent la déesse qui y est jointe à Bacchus a tous les traits caractéristiques d'Ariadne.

En 186 avant J.-C. le sénat de Rome supprima les mystèresdionysiaques dans la Grande-Grèce comme dans toute l'Italie. Mais le culte public de Bacchus n'y fut aucunement proscrit, puisque des mesures avaient été prises dans le sénatus-consulte même pour assurer, en la réglant, la célébration des cérémonies secrètes en l'honneur du dieu, qui faisaient, dans les différentes cités, partie de la religion officielle. Les inscriptions grecques et latines de ces contrées sont là pour attester l'importance qu'y gardait le culte. A Rhégium nous rencontrons une corporation de Dionysiakoi technitai.

Bacchus n'a certainement pas été un des anciens dieux des Etrusques ; dans les fêtes agraires de ce peuple on n'aperçoit aucune trace de rites orgiastiques. Nous savons par le témoignage formel de Tite-Live que c'est tard seulement, sans doute à la fin du IVe siècle ou au commencement du IIIe, que le culte dionysiaque y fut apporté de la Campanie par un prêtre grec, sous la forme de ces mystères dont nous avons indiqué le caractère et le développement à l'article Bacchanalia. La meilleure preuve de cette introduction tardive du dieu est dans le fait que les monuments de l'art étrusque n'ont jamais connu que le type du Bacchus juvénile, créé par Praxitèle [sect. XIII]. Ils lui donnèrent cependant un nom particulier dans leur langue, celui de Fufluns, qui accompagne sa figure sur un certain nombre de miroirs. Ce nom a donné lieu à beaucoup d'hypothèses ; l'explication la plus vraisemblable est celle de Gerhard qui compare Fufluns à l'appellation de la ville de Fufluna Populonia et y voit, en conséquence, un dieu Populonius, analogue au Dionysos Demosios ou Patroos des Grecs [sect. X] ; chez les Osques nous trouvons une Junon Populona [Juno], dont le nom serait aussi à y comparer.

Un des anciens dieux italiques était celui que les Latins appelaient Liber, plus anciennement Loebesus ou Loibesos, les Sabins Loebasius, les Osques Loufros, et qui avait pour épouse une déesse Libera, la seule à laquelle appartienne légitimement ce nom, qui n'a été appliqué que par une sorte d'abus à la compagne du Dionysos de la Grande-Grèce. Liber et Libera étaient mentionnés dans les Indigitamenta de Numa comme présidant à la procréation des enfants. Liber, dont le nom dérive de l'ancienne racine lib, loeb, qui est celle du verbe 1ibare, était un dieu de la fécondité, dont le phallus était le symbole et dont le culte offrait dans ses rites une grande analogie avec une partie de ceux du culte de Bacchus. Aussi dès les premières relations de Rome avec les cités grecques du midi de l'Italie fut-il assimilé au Dionysos hellénique, et cette assimilation devint bien vite si complète que, à part les renseignements empruntés aux livres de Numa et quelques usages traditionnels conservés dans les cérémonies rustiques, le caractère propre et originaire de Liber, dans les documents où nous pouvons puiser des lumières surla religion romaine, est effacé sous le vêtement emprunté au dieu grec. Cette transformation eut lieu à la même époque que l'introduction du culte d'Apollon à Rome et fut due également à l'influence des livres Sibyllins [Apollo]. Dès 495 avant J.-C., le dictateur Aulus Postumius, ayant consulté ces livres pour savoir les moyens de consulter la stérilité et la disette, en tira l'ordre d'élever un temple à Ceres, Liber et Libera, c'est-à-dire à Déméter, à Dionysos et à Coré et, à dater de ce moment, le couple de Liber et Libéra, entendu au sens de Dionysos et Coré, demeura étroitement lié à Cérès. En même temps, pour retrouver tous les personnages de la légende grecque dans les anciens dieux nationaux, on faisait une Sémélé de Stimula, déesse qui dans les indigitamenta était celle quae ad agendum ultra modum stimularet. Nous renvoyons, du reste, à un article spécial l'étude de Liber et Libera, des développements et des modifications de leur culte [Liber]. Ce dieu recevait tout spécialement la qualification de père, Liber pater ; aussi les plus anciens monuments figurés de travail romain le représentent-ils d'après le type du Bacchus barbu, déjà presque complètement abandonné dans les oeuvres helléniques à l'époque où ils furent exécutés. Mais l'exemple des habitudes devenues favorites à l'art grec entraîna bientôt les Romains et fit chez eux prédominer exclusivement le type du dieu juvénile, l'ancienne représentation barbue étant désormais réservée au Bacchus indien. C'est aussi du temps du triomphe décisif de l'influence grecque que s'introduisit à Rome, avec le nouveau type plastique, le nom de Bacchus, emprunté au grec Bakchos, qui, malgré sa diffusion et l'emploi qu'en firent les écrivains, demeura toujours un nom littéraire et poétique. Le dieu continuait à s'appeler Liber ou Liber pater, et c'est ainsi qu'il est nommé dans toutes les dédicaces épigraphiques. A dater de ce moment, il n'y a plus aucune distinction entre le dieu romain et le dieu grec, dont il prend tous les mythes et tous les surnoms.

La tentative pour établir à Rome les mystères dionysiaques fut de courte durée [Bacchanalia] et conduisit le sénat à prendre des mesures sévères contre l'introduction d'une partie des cérémonies qui constituaient en Grèce le culte du dieu. Mais sous la forme où le permettaient seulement les autorités publiques, il n'en allait pas moins en s'étendant et en se popularisant toujours davantage. Marius invoquait l'exemple du Bacchus indien pour justifier son ivrognerie. Pompée imita le triomphe de ce dieu en triomphant dans un char traîné par des éléphants. C'est enfin César qui fit rentrer à Rome les fêtes orgiastiques en l'honneur de Bacchus ou Liber, si longtemps proscrites, en les rapportant d'Arménie avec des rites propres à ce pays.


Article de F. Lenormant