VI. La fête publique des Eleusinies

On distinguait dans les mystères d'Eleusis quatre actes successifs :

  1. la purification, katharsis
  2. les rites et sacrifices qui préludaient à l'initiation, sustasis
  3. l'initiation proprement dite, teletê ou muêsis
  4. l'époptie, epopteia

Nous avons déjà dit que la muêsis et l'epopteia constituaient deux degrés obtenus par des moyens analogues, par l'assistance à des spectacles interdits aux profanes, et qu'on ne pouvait les recevoir qu'après un an au moins d'intervalle. Les trois premiers actes étaient, au contraire, continus : la katharsis et la sustasis constituaient la partie publique de la fête des Eleusinies, à laquelle tout le peuple pouvait assister, la muêsis la partie secrète, renfermée dans les enceintes sacrées d'Eleusis et réservée aux seuls mystes. Après qu'elle était terminée, la fête publique reprenait pendant quelques jours marquée principalement par des solennités agonistiques et par le retour des mystes à Athènes.

La fête des Eleusinies était annoncée par l'envoi des Spondophoroi chargés de proclamer la trêve sacrée. En effet une trêve analogue à celle des jeux olympiques protégeait la libre circulation des mystes. Dans la guerre avec les Lacédémoniens qui précéda la paix de Trente ans, cette suspension d'armes sacrée fut assurée par un traité entre les belligérants, dont le texte nous a été conservé par une inscription ; il y est dit qu'elle devait s'étendre du 15 gamélion au 10 élaphébolion pour les petits mystères et du 15 métagitnion au 10 pyanepsion pour les grands. Pendant la guerre du Péloponnèse, après l'occupation de Décélie, la trêve mystique ne fut pas respectée par les Spartiates et, devant les menaces de leurs coureurs, on dut pendant plusieurs années renoncer à faire aller par terre la procession des mystes d'Athènes à Eleusis.

[Dans la journée du 14, jour qui ne fait pas partie des Eleusinies proprement dites, les éphèbes, convoqués officiellement par leur cosmète et partis d'Athènes le 13, allaient prendre à Eleusis certains objets sacrés, iera, qui devaient figurer dans le cortège officiel : il s'agit sans doute du calathos et de la ciste renfermant les objets mystiques, ou plutôt encore des idoles sacrées représentant Déméter et sa fille. La procession faisait halte, au retour, près du Figuier Sacré. C'est à tort qu'on a voulu placer cette cérémonie au 16 boédromion, ou même au 18 et au 19 : l'inscription citée dit formellement, ina têi tetradi epi deka parapepsôsin ta iera mechri tou Eleusiniou tou upo têi polei.]

Le premier jour des Eleusinies était le 15 du mois de boédromion. Il était appelé agurmos, «rassemblement» parce que les mystes s'y rassemblaient, sous la conduite de leurs mystagogues qui devaient diriger leur conduite et tous leurs mouvements pendant la durée des cérémonies, comme ils les avaient préparés à l'intelligence de ce qu'ils allaient voir [Mystagogus]. Ce rassemblement se faisait avec un certain tumulte, que l'on semble même avoir affecté, par contraste avec la tenue grave et silencieuse que les mystes gardaient ensuite. Le lieu de la réunion paraît avoir été le portique appelé Poecile, car c'est là qu'avait lieu ce qu'on appelait «la proclamation» prosrêsis ou prorrêsis. L'Archonte-Roi, chargé de la police de la fête, y prenait d'abord la parole pour intimer l'ordre de se retirer à tous ceux qui se trouvaient sous le coup de poursuites ou de condamnations pour crimes entraînant incapacité de prendre part aux mystères]. L'hiérophante et le daduque faisaient ensuite la prorrêsis proprement dite, dans laquelle ils proclamaient les conditions exigées pour l'admission aux mystères, avec l'exclusion des barbares, des homicides et des impies, et recommandaient aux mystes d'avoir les mains et l'âme pures, de même que leur langage attestait leur qualité de Grecs et d'hommes civilisés. Chaque mystagogue répétait ces recommandations au groupe de ses mystes. Enfin l'hiérokéryx annonçait l'obligation du secret absolu, ordonnant aux candidats à l'initiation de ne pas révéler les mystères et les engageant a garder le silence, à ne pas même prononcer d'exclamations. On publiait aussi dans ce jour un programme des cérémonies, dont il était donné connaissance aux mystes et que les mystagogues devaient particulièrement savoir à fond pour en rappeler les dispositions à ceux qu'ils guidaient.

La seconde journée de la fête est fixée d'une manière positive au 16 boédromion par la victoire navale que Chabrias remporta à Naxos, après avoir choisi ce jour sacré pour livrer bataille avec la protection des dieux. On appelait cette journée Alade mustai, «à la mer les mystes», parce que les candidats à l'initiation se rendaient en troupe au bord de la mer pour se purifier en se baignant dans son eau, que l'on considérait comme possédant une vertu lustrale toute particulière ; chacun d'eux y portait avec lui et y lavait dans les flots le jeune porc qu'il devait sacrifier le lendemain. C'est là évidemment que le ministre spécial des purifications, appelé hydranos, remplissait son office. Les initiés étaient alors revêtus d'une simple peau de faon ou nebris, usage emprunté au culte de Dionysos : Arignoté, dans son ouvrage sur le culte de Déméter, avait disserté sur le sens de ce rite, appelé nebrismos. [Ce costume est nettement indiqué dans un relief sculpté sur un vase de marbre trouvé à Rome : on y voit différentes scènes relatives aux mystères, un initié ou un mystagogue debout devant les grandes déesses, la katharsis avec l'élévation du van mystique [Vannus] au-dessus de la tête de l'initié voilé, enfin le sacrifice du porc.

Le dernier personnage placé à droite porte la nébris. Le même motif est reproduit sur un bas-relief du musée de Turin.]

On a disputé sur le lieu où les mystes se rendaient, à cause d'un passage de la Vie de Phocion par Plutarque, où il est question d'un myste se baignant avec son porc dans le bassin Cantharos au Pirée. Mais on n'a pas suffisamment remarqué que le passage de Plutarque ne se rapporte pas à des circonstances paisibles et normales, d'où l'on puisse inférer ce qui se passait dans une célébration régulière des Eleusinies. Il s'agit d'un fait arrivé quatre jours avant l'entrée des troupes d'Antipater à Athènes, quand l'armée macédonienne marchait sur la ville, sans respect pour la trêve sacrée. Rien de plus naturel que de penser qu'une raison de prudence et de force majeure avait empêché cette année-là d'envoyer les mystes au lieu ordinaire de leurs ablutions, et qu'on les avait fait aller simplement au Pirée, sous la protection des Longs-Murs. En temps normal, nous le savons d'une manière positive, c'est par la Voie Sacrée que les mystes s'en allaient à la mer, et c'est dans les Rheitoi qu'ils se purifiaient par des ablutions. C'est là, sur la plage au sable fin de la baie d'Eleusis, qu'au jour de la cérémonie sacrée Phryné se montra une fois aux regards émerveillés de la foule, sous l'aspect de Vénus Anadyomène. Il est probable que chacun ne se purifiait pas de la même manière, mais que le nombre et le mode des ablutions variait, suivant les indications des mystagogues, d'après les fautes dont le myste reconnaissait avoir à se laver.

C'est évidemment le même jour des purifications, soit en allant aux Rheitoi, soit en en revenant, qu'auprès de l'autel de Zeus Meilichios, sur la Voie Sacrée, quelques-uns des mystes se soumettaient à une purification spéciale et particulièrement compliquée qu'on appelait Dios Kodion. [Il y a sans doute une allusion à ce rite dans le groupe central de la figure ci-dessus, où l'on remarque à terre une corne de bélier immolé sur laquelle l'initié paraît poser le pied, pendant que le prêtre procède à la katharsis au moyen du van mystique.] On disait que cette cérémonie avait été pratiquée pour la première fois, par les enfants de Phytalos, pour purifier Thésée du meurtre des brigands ; il est donc possible qu'elle fût réservée à ceux qui avaient à se laver de la souillure d'un meurtre excusable avant de pouvoir se présenter à l'initiation.

Le 17 était la grande fête publique dans la partie de la solennité qui avait Athènes même pour théâtre. Ce jour-là, l'Archonte-Roi, offrait «à Déméter, à Coré et aux autres dieux, pour le Sénat et le peuple, et pour le bien des femmes et des enfants», le grand sacrifice public appelé Sôtêria, qui avait lieu également lors des petits mystères. Le lieu de ce sacrifice était l'Eleusinion d'Athènes. Les villes étrangères y envoyaient des représentants. Après le sacrifice public venait le sacrifice privé. Chacun des mystes immolait, sans doute dans l'enceinte de l'Eleusinion, le porc mystique, choiros mustikos, qu'il avait lavé avec lui la veille dans la mer. [La déesse elle-même est représentée souvent avec cet attribut caractéristique, comme on peut le voir en particulier dans une terre cuite trouvée par l'auteur dans la nécropole d'Eleusis.] Un grand nombre de terres cuites antiques reproduisent ce motif ; l'immolation du porc, appelée thua, est retracée dans une série de bas-reliefs et de peintures. Le même jour, les particuliers offraient également un porc comme sacrifice domestique. «Auguste et vénérée Déméter», s'écrie Xanthias dans les Grenouilles d'Aristophane, au moment où va paraître le choeur des mystes, «quelle délicieuse odeur de porc rôti je respire !»



Le 18 et le 19 étaient de nouveau des jours ouvrables pour ceux qui ne participaient pas à l'initiation de l'année, et l'on possède des décrets qui en sont datés. Le 18, les particuliers faisaient chez eux une offrande de fruits à Dionysos et aux autres dieux. Comme on l'a déjà remarqué, cette offrande domestique devait, aussi bien que le sacrifice du 17, correspondre à celles que les mystes faisaient le même jour. Une offrande de ce genre s'accorde très exactement avec la définition que l'on donne du mot iereia et Philostrate compte précisément les iereia comme un des premiers actes des mystères. Nous n'hésitons donc pas à penser, avec Preller, que la journée du 18 leur était consacrée. [Les statuettes de terre cuite qui figurent des femmes accompagnées du porc et portant la scaphé pleine de fruits font peut-être allusion à cette cérémonie.]

C'est Preller qui a le premier déterminé le véritable emploi de la journée du 19. On y célébrait les Epidadria, institués, suivant la légende, en faveur d'Esculape, venu d'Epidaure trop tard pour avoir pu participer aux céremonies des jours précédents. Philostrate dit qu'ils succédaient aux iereia. L'objet de cette partie de la fête démontre suffisamment par lui-même qu'on devait y recommencer des purifications, de même qu'on y offrait un second sacrifice, thusia deutera. Mais la partie principale des Epidauria consistait dans un grand sacrifice à Esculape, dieu mort et ressuscité comme Iacchos. Il se célébrait probablement dans un des temples qu'Esculape avait à Athènes même et des canéphores y figuraient. Les épimélètes des mystères y prenaient part. Cette fête d'Esculape, suivant la remarque très juste de Preller, dut prendre place dans les Eleusinies quand les cultes d'Epidaure firent alliance avec ceux d'Eleusis, dans une circonstance racontée par Hérodote, à une époque assez reculée de l'histoire grecque.

Le même jour, le cosmète des éphèbes recevait, sans doute de la part de l'Archonte-Roi, la notification officielle d'avoir à rassembler ceux-ci en armes pour accompagner la grande procession du lendemain. [D'après une inscription attique, les éphèbes partaient dès le 19 : il semble qu'il y ait là une contradiction avec les textes des auteurs qui fixent au 20 la procession. La solution de la difficulté a été indiquée par plusieurs érudits qui admettent que la procession tout entière partait le 19, mais vers la fin de la journée, après la célébration des Epidauria ; elle n'arrivait à Eleusis que dans la nuit avancée, c'est-à-dire à la date du 20.j

En effet, la journée du 20 de boédromion, qui était celle du cortège d'Iacchos ouvrait une nouvelle période de la fête, qui se transportait d'Athènes à Eleusis. C'est ce jour-là même ou le lendemain que la victoire de Salamine avait été remportée, et on disait qu'au lever du soleil deux hommes, égarés dans la plaine de Thria déserte, avaient vu les dieux faire la procession dont les hommes étaient empêchés, les Barbares occupant l'Attique. Son objet était la conduite de la statue d'Iacchos d'Athènes à Eleusis, entourée des prêtres et des mystes, auxquels se joignait une foule immense de peuple. Il pouvait y avoir le jour d'Iacchos des actes de procédure pour des affaires touchant aux mystères, mais la vie civile était suspendue pendant cette journée, officiellement fériée, comme aussi le 21.

La procession partait de l'Eleusinion, traversait l'Agora dans sa plus grande longueur en chantant des hymnes à Iacchos, gagnait la rue des Portiques, par où commence l'itinéraire de Pausanias en entrant dans la ville, et allait chercher la statue du jeune dieu dans le temple qu'on appelait Iaccheion. Auprès de l'Iaccheion, et tout à côté de la porte Piraïque, se trouvait le Pompeion, ou édifice destiné à la préparation des processions sacrées. Les mystes devaient s'y rendre et y organiser définitivement leur cortège, car Pausanias remarque que l'on préparait en ce lieu toutes les grandes pompes religieuses «aussi bien celles qui avaient lieu annuellement (comme les Eleusinies) que celles qui se célébraient à un plus long intervalle (comme les Panathénées)». De cet endroit la procession des initiés gagnait le Céramique, non pas probablement par la rue principale entre l'Agora et la porte Dipyle, mais par quelque rue parallèle aux remparts, et sortait enfin de la ville par la porte à laquelle nous avons, comme Pausanias, commencé notre description de la Voie Sacrée.

La statue d'Iacchos, portée dans la procession, était sans doute conforme au type de la figure de marbre, exécutée par Praxitèle, que l'on voyait dans le temple même où l'on allait la chercher, à celui que reproduisent le symbole accessoire d'un tétradrachme d'Athènes et une pierre gravée [Iacchus]. C'était un bel enfant, couronné de myrte et tenant une torche à la main. C'est pour cela que le choeur des mystes, dans Aristophane, l'appelle phôsphoros astêr. Conduit par le Iacchagogos, qui semble avoir eu la direction de toute la procession, le jeune dieu était escorté de deux prêtresses, la Daeiritis et la Kourotrophos, cette dernière tenant le personnage de sa nourrice. On portait auprès de lui le liknos ou van sacré, qui lui appartenait spécialement, ou peut-être le Kernos, qui parait avoir tenu une place spéciale dans les Eleusinies. On portait aussi, dans un sac de riches étoffes, ses jouets d'enfant, osselets, ballon, sabot, pomme, toupie, miroir et poupée de laine, suivant l'énumération de Clément d'Alexandrie, jouets dont on faisait des symboles augustes et qui avaient un rôle dans la légende orphique de la mort de Zagreus.

A l'imitation du dieu, chacun des mystes tenait un long flambeau allumé ; c'est ainsi que nous les voyons dans un dessin malheureusement très incorrect que Spon nous a conservé d'un piédestal colossal dédié à Eleusis par l'hiérokéryx Numérius Nigrinus, sur les quatre faces duquel se développait l'image de la procession. Le flambeau revient à chaque instant comme un des principaux symboles du culte éleusinien, soit aux mains du daduque et de la prêtresse homonyme, soit en attribut des divinités. Ici, porté par tous les mystes, on y attachait surtout l'idée de purification que le mythe d'Eleusis met en action dans l'histoire de Démophon. La procession d'Iacchos étant considérée comme le début des mystères proprement dits, c'est en ce jour que les mystes prenaient leur habit d'initiation, qu'ils dédiaient ensuite en offrande aux Grandes Déesses. Sainte-Croix, suivi depuis par beaucoup d'autres, a supposé gratuitement et bien à tort qu'ils étaient revêtus de l'ancien costume des Athéniens d'avant les guerres Médiques, tel que le décrit Thucydide, avec la longue tunique et les cheveux relevés en crobyle par des cigales d'or. Même sur le mauvais dessin de Spon, on distingue très bien que dans le bas-relief de la procession ils étaient vêtus d'une tunique courte, descendant seulement à mi-jambe et serrée à la taille par une ceinture. Tous étaient couronnés de myrte.

[Nous pensons que l'on peut considérer le costume du troisième personnage reproduit ci-dessus comme l'habit de cérémonie d'un mystagogue ou de quelque autre personnage important dans la procession des initiés. La même tunique à franges est donnée au prêtre qui préside au sacrifice du porc mystique].

Les éphèbes escortaient en armes la procession, formant comme une garde d'honneur. La libéralité d'Hérode Atticus leur permit de porter dans cette solennité des chlamydes blanches. On y voyait aussi figurer un détachement des hoplites conduits par leur stratège. Mais tout cet appareil militaire ne fut en usage que dans les bas temps. Autrefois la procession se faisait sans escorte, et ce fut une nouveauté lorsqu'Alcibiade employa des soldats pour en couvrir la marche contre les Lacédémoniens établis à Décélie.

La procession était bruyante et d'un caractère orgiastique. Les mystes y chantaient l'hymne appelé lui-même iakchos, qu'Aristophane a imité dans sa comédie des Grenouilles, ce qui prouve que toute cette partie de la fête, à laquelle le public se portait en foule, n'était point soumise à la loi du secret. Ils interrompaient leurs chants de temps à autre en poussant de grands cris d'invocation (iakchoi kai boai), dont les principaux étaient Iakke, ô Iakke, ou encore eleleu kore dimorphe, par allusion aux représentations d'Iacchos qui unissaient la nature de taureau à celle d'homme, ou bien au caractère androgyne qu'on prêtait fréquemment à ce dieu [Bacchus].

A chacun des sanctuaires situés sur la Voie Sacrée, la procession s'arrêtait pour offrir des sacrifices et des libations, chanter des péans et exécuter des danses religieuses (choreiai). M. A. Mommsen a essayé très ingénieusement de restituer les principales de ces stations ; seulement c'est à tort que, comme d'autres du reste, il place dans ce jour les Gephurismoi, qui avaient lieu certainement plus tard, au retour des mystes vers Athènes. La seule circonstance des stations de la route qui soit précisée par les écrivains anciens se passait, suivant toutes les vraisemblances, au lieu dit le palais de Crocon, à l'entrée de l'ancien territoire d'Eleusis. Les membres de la famille sacerdotale des Croconides, qui s'attribuaient une origine mythique éleusinienne mais dont le nom provenait évidemment de ce rite (du verbe krokoô), attachaient à chacun des mystes des bandelettes teintes en safran au poignet droit et au pied du même côté. Il semble que l'on regardait ces bandelettes comme préservant du mauvais oeil.

Naturellement, avec toutes ces stations, la procession n'avançait que très lentement. Il faut quatre heures à un homme à pied, marchant d'un bon pas, pour aller d'Athènes à Eleusis ; le cortège d'Iacchos [parti d'Athènes dans l'après-midi du 19, comme nous l'avons indiqué plus haut], n'arrivait à Eleusis qu'à une heure avancée de la nuit [c'est-à-dire le 20], à la lueur des milliers de flambeaux que portaient les mystes. Les édifices sacrés eux-mêmes étaient illuminés, et certaines traces des dispositions pour cet objet se remarquent encore parmi les débris du temple de Triptolème. On ignore absolument le cérémonial qui marquait à ce moment l'entrée d'Iacchos dans le sanctuaire où allaient bientôt se faire les initiations.

La journée du 21 s'ouvrait par le sacrifice solennel offert au nom de la République, à l'intérieur des enceintes sacrées, sur le grand autel, par les Hiéropoioi officiels. Une inscription d'ancienne date, antérieure au siècle de Périclès, donne la composition de ce sacrifice : une chèvre à Gê Kourotrophos, à Hermès Enagonios et aux Charites, une chèvre à Artémis, une chèvre à Triptolème, une trittye composée d'un taureau, d'un bélier, et d'un verrat à Iacchos et aux Grandes Déesses. Sauf l'addition du personnage tout local de Triptolème, c'est la même réunion de divinités qu'on invoquait dans les Thesmophories. [Une inscription d'Eleusis plus récemment connue, du IVe siècle, indique quelques modifications dans le choix des victimes et dans l'attribution aux divinités : une trittye d'animaux aux cornes dorées, dont le premier sera un boeuf, pour chacune des deux déesses ; une victime adulte pour Triptolème, pour le dieu et la déesse, pour Euboulos ; un boeuf aux cornes dorées pour Athèna ; mais il n'est pas spécifié que ce sacrifice ait lieu à l'occasion des grandes Eleusinies.] Le sacrifice qui suivait la procession dans les mystères d'Andania, en Messénie, imités de ceux d'Eleusis, se composait d'une truie ayant mis bas, immolée à Déméter, d'une truie vierge de deux ans pour les Grands Dieux, d'un bélier pour Hermès, d'un verrat pour Apollon Karnéos et d'un mouton pour Hagné. D'autres sacrifices suivaient celui-ci, sur le même autel. Ainsi les éphèbes immolaient dans le péribole du temple deux vaches, et après ce sacrifice dédiaient à Déméter et à Coré une phialé d'argent. Les cités alliées faisaient célébrer par leurs ambassadeurs des cérémonies analogues. Diverses corporations religieuses, comme les Dionysiaci artifices, offraient aussi des sacrifices, ceux-ci dans leur petit sanctuaire particulier.

Les taureaux destinés à être immolés étaient amenés en liberté près de l'autel, et les éphèbes luttaient avec eux pour les dompter et les contenir devant le sacrificateur. Le même usage s'observait encore à Eleusis, pour le sacrifice de la fête des Proerosia. C'étaient là ces combats de taureaux que l'on signale dans les fîtes d'Eleusis et dont les émigrés d'origine athénienne avaient transporté l'habitude à Ephèse. Devant le temple de Triptolème, contenant la statue du héros, à Agrae, Pausanias signale un taureau de bronze amené, dit-il, pour le sacrifice.

[Dans les sacrifices éleusiniens mentionnés par les textes épigraphiques, il est question de gâteaux sacrés, pelanos, prokônia, que l'on offrait aux déesses et aux héros locaux ; ils étaient faits avec l'orge des prémices prélevées sur les récoltes de la confédération attique.] Le 21 voyait ainsi les sacrifices, thusiai, que l'on distinguait des mustêria, ou mystères proprement dits, parmi les actes accomplis à Eleusis, distinction faite aussi à Andania. Mais c'était en même temps la première des journées qu'on appelait par excellence mustêriôtides êmerai, initiorum dies, dit Tite Live. Sopater, avec plus d'exactitude encore, se sert de l'expression nuktes mustikai, car c'est dans la nuit qu'avaient lieu les initiations. M. A. Mommsen a très justement admis qu'il fallait compter trois journées ou trois nuits mystiques, les 21, 22 et 23 boédromion. Nous partageons entièrement sa manière de voir, non pas tant comme lui à cause des trois nuits que duraient les mystères du devin Alexandre, imités dans une certaine mesure de ceux d'Eleusis, que parce qu'il faut aller du 15 au 23 pour compléter le nombre sacramentel de neuf journées, qui tient au fond même du mythe d'Eleusis et qui devait nécessairement servir de cadre aux mystères, puisque c'était le temps que Déméter avait passé à la recherche de sa fille. Cependant M. A. Mommsen a très bien établi aussi qu'il n'y avait que deux nuits d'initiations proprement dites, le 222 et le 23, l'une pour la muêsis, l'autre pour l'epopteia. Ceci reconnu, l'emploi de la soirée et de la nuit du 21 est certain et s'impose nécessairement. C'est ce que Fulgence appelle lampadum dies, la soirée où les mystes, désormais seuls, partageaient le deuil de Cérès et commémoraient en les imitant ses courses désolées après l'enlèvement de Proserpine. Portant de nouveau des flambeaux, à l'exemple de la déesse, ils allaient sans doute visiter les lieux témoins de sa douleur, peut-être l'Erinéos, certainement la Pierre Triste et le puits Anthion. Mais il était défendu aux initiés d'imiter l'attitude de la déesse assise.

Cette soirée de deuil se terminait, comme les courses même de Déméter, en buvant le Cicéon mystique. Les mystes rompaient ainsi le jeûne qu'ils avaient gardé toute la journée, comme les précédentes et qu'ils devaient encore observer le 22 et le 23. En effet, le jeûne de la déesse ayant duré neuf jours, ils devaient jeûner le même temps. Leur jeûne était, du reste, semblable à celui des musulmans pendant le ramadhan : ils ne prenaient aucune nourriture tant que le soleil était sur l'horizon, mais seulement au lever des étoiles, cette heure étant celle où la déesse avait mangé de nouveau pour la première fois. La durée de neuf jours pour le jeûne des initiés d'Eleusis est encore confirmée par la comparaison avec les neuf nuits de continence parfaite imposées aux femmes romaines dans la célébration des fêtes de Cérès.

L'acte de boire le cycéon avait dans les Eleusinies le caractère d'un véritable sacrement, ainsi que le prouvent les nombreuses peintures de vases où les Grandes Déesses versent ce breuvage à Triptolème, comme signe de son initiation. Nous pensons qu'il précédait la paradosis tôn ierôn. On appelait ainsi, par une expression consacrée et rituelle, la collation qui se faisait dans tous les mystères de certains objets sacrés et secrets, cachés aux regards des profanes et dévoilés aux initiés comme des symboles particulièrement vénérables. Les mystes les touchaient ou les baisaient, goûtaient à quelques-uns d'entre eux et en recevaient certains, qu'ils conservaient en souvenir de leur initiation, loin de tous les yeux, enveloppés dans une toile de lin. Dans chaque espèce de mystères, ces objets étaient différents ; à Eleusis c'étaient ceux que contenaient le calathos et la ciste et que Clément d'Alexandrie énumère ainsi : des gâteaux de sésame et de farine de blé, des tourtes et des galettes avec de nombreuses protubérances à la surface, des grumeaux de sel, des grenades et de jeunes pousses de figuier (kradai), des férules, des branches de lierre, des gâteaux au fromage et des coings, sans oublier le serpent familier de Bacchus qui se blottit au milieu de tous ces objets. Les mystes goûtaient à quelques-uns des gâteaux sacrés après avoir bu le cycéon, comme le prouve la célèbre formule mystique qui réunit les deux actions en une seule cérémonie : «J'ai jeûné, j'ai bu le cycéon, j'ai pris dans la ciste et, après avoir goûté, j'ai déposé dans le calathos ; j'ai repris dans le calathos et remis dans la ciste».

[Nous sommes fort tenté de voir une allusion à cette cérémonie dans une peinture de vase conservée au musée de Naples et interprétée, à tort, selon nous, comme une représentation des sacrifices à Hécate et des repas offerts aux pauvres dans les rues d'Athènes. Le mot MUSTA qui accompagne le tableau ne saurait être «une invention capricieuse de l'artiste», comme le prétend M. Lübbert : il donne, au contraire, le sens très clair du sujet. Un couple de mystes, homme et femme, couronnés de myrtes, est assis devant une table chargée de mets ; à leurs pieds, le calathos rempli de pains. Un prêtre ou un mystagogue passe devant eux, tenant l'outre de vin ornée de rameaux en signe de consécration religieuse ; il leur tend la coupe contenant le cycéon qui rompt le jeûne mystique. Dans le fond une édicule, portée sur une colonnette, figure d'une façon conventionnelle le temple lui-même ou bien les nombreuses chapelles élevées autour du sanctuaire. L'arbre indique que la scène se passe dans le péribole du temple. D'autres textes disent aussi que l'on goûtait des grains portés dans le Kernos.

La formule sacramentelle, telle que nous venons de la rapporter, a donné lieu à une infinité de conjectures ; les uns y ont vu une sorte de mot de passe que les mystes devaient prononcer pour être admis ; mais Lobeck n'a pas eu de peine à démontrer, par un exemple positif, qu'on y entrait sans qu'il fût rien demandé. D'autres ont pensé que c'était une des paroles explicatives prononcées par l'hiérophante au moment d'un des actes du drame, ce qui n'est pas non plus admissible, car la phrase est certainement dans la bouche du myrte, et non de l'hiérophante. Il n'y avait pas lieu de recourir à toutes ces hypothèses, car Arnobe dit en termes formels que chacun des mystes répondait par ces paroles à la question du prêtre au moment de la paradôsis tôn ierôn (quae rogati sacrorum in acceptionibus respondetis).

Avec la paradôsis tôn ierôn on était déjà dans la partie secrète des mystères. C'est donc avant qu'il faut placer nécessairement le seul acte par lequel on cherchât, du moins pour la première initiation, à distinguer les mystes des profanes, la question que chaque mystagogue adressait individuellement à ceux qu'il amenait, demandant s'ils avaient mangé des aliments défendus. Peut-être à ce moment y avait-il une nouvelle proclamation, prorrêsis, pour éloigner les barbares et les impies ; mais cela n'est pas bien établi. Du moins il paraît probable que l'hiérokéryx prenait la parole encore une lois pour recommander aux mystes un silence absolu pendant les cérémonies.

Nous consacrons une section particulière aux renseignements que les écrivains anciens fournissent sur les deux nuits des initiations proprement dites, remplies par les spectacles mystiques, le 22 et le 23, pannuchides ou pannuchis au singulier, désignant plus spécialement la seconde nuit, celle de l'époptie. Les mystes s'y présentaient couronnés de myrte et tenant à la main un bâton de forme particulière, sorte de thyrse très court. Ainsi sont représentés Hercule et les Dioscures, sur un vase de l'ancienne collection Pourtalès, Hercule seul sur un vase de Panticapée.

Le même attribut, groupé avec les pavots de Coré, figure au nombre des symboles principaux du culte mystique sur la frise du grand autel d'Eleusis et sur l'autel de l'Eleusinion d'Athènes.

La véritable explication de ces objets a été donnée par M. Stephani, qui y a reconnu le Bacchos ; la ressemblance de cet attribut sacré avec une torche est indiquée par un témoignage ancien. Ce pouvait être aussi un simple rameau, et c'est ainsi que sur le célèbre vase à reliefs de Cumes Céléus ou Eubouleus porte, en guise de bacchos, un rameau d'arbre.

S'il est vrai que l'on entrait sans mot de passe ni signe de reconnaissance à la muêsis proprement dite, et que bien des fois des gens indignes purent s'y glisser, il n'en était pas de même pour l'epopteia, réservée à un plus petit nombre d'individus, que beaucoup se dispensaient d'acquérir, et où l'on ne fut admis, du moins à partir d'une certaine époque, qu'après un assez long stage d'épreuve (voy. plus haut, § III). Il est aujourd'hui certain qu'on n'y entrait que sur la présentation d'une tessère spéciale. Déjà un passage de Julius Firmicus Maternus signalait l'emploi de signes de ce genre dans certains mystères : Libet nunc explanare quibus se signis vel quibus symbolis in ipsis superstitionibus miseranda hominum turba cognoscat. Mais fallait-il appliquer ce texte aux mystères d'Eleusis ? C'est ce dont on pouvait douter jusqu'au moment où un monument signalé par M. Albert Dumont est venu trancher la question dans un sens affirmatif. C'est une tessère ronde de plomb, trouvée en Attique, qui porte l'épi et le pavot, symboles de Déméter et de Coré, avec les lettres EPOPS, lesquelles ne peuvent s'expliquer que par le mot epopsia ou epopsis. D'autres tessères analogues, avec les mêmes symboles ou la tête de Cerés, ou celle d'Athéna, présentent les lettres DA ou DAD, dans lesquelles il faudrait reconnaitre le nom du dadouchos. Ceci serait de nature à faire croire que ces tessères, spéciales à l'époptie, étaient distribuées au nom et par les soins du daduque. En effet, une phrase de Sopater montre ce ministre du culte mystique comme chargé spécialement de reconnaître les individus qui doivent être admis comme époptes : «Daduque, je le considérerais plutôt comme épopte que comme myste» (dadouchos de touton ôs epoptên mallon ê mustên opô), dit-il en parlant du jeune homme qui a vu tous les mystères en songe et qu'il s'agit de conduire ensuite réellement à l'initiation. Le daduque était donc l'introducteur officiel des époptes, et c'est pour cela que Tertullien résume les deux côtés principaux de ses fonctions en l'appelant deductor et illuminator.

Clément d'Alexandrie et le Scholiaste de Platon rapportent une autre formule symbolique en usage dans certains mystères ; elle offre une certaine ressemblance avec celle que nous avons tout à l'heure rapportée au moment de la paradôsis tôn ierôn : «J'ai mangé dans le tympanon, j'ai bu dans la cymbale, j'ai porté le kernos, je me suis glissé sous le pastos» (ek tumpanou ephagon, ek kymbalou epion, ekernophorêsa, upo ton paston upeduon). Le Scholiaste de Platon qui, bien que de date assez basse, était fort au courant des choses attiques, attribue formellement ces paroles sacramentelles aux mystères d'Eleusis. Clément d'Alexandrie les met en rapport avec les scènes de drame mystique qu'il dit avoir fait partie de ces mystères et qui, en effet, avaient leur place dans la nuit de l'époptie ; mais il fait à cet endroit une comparaison avec ce qui se montrait aussi dans les mystères phrygiens de Sabazios et son texte est rédigé de telle façon qu'on ne sait pas auxquels, dans sa pensée, appartenait la formule. Lobeck, avec le ton tranchant qui est habituel à sa critique, tourne en dérision ceux qui ont pu croire qu'il s'agissait ici d'une formule des Eleusinies, en s'appuyant sur cette raison que tous les symboles qui y sont mentionnés appartiennent exclusivement à la religion phrygienne de Cybèle. Il est facile de réfuter son argumentation, car les symboles en question sont aussi proprement éleusiniens. La cymbale, sous le nom sacramentel d'echeion, jouait un rôle capital dans le culte mystique de Déméter ; le kernos était un des attributs essentiels de ce culte, encore plus que de celui de Cybèle. Enfin l'on verra à la section suivante qu'a un certain moment des scènes représentées dans l'époptie on dressait le pastos ou lit nuptial. La question de l'attribution de la formule que nous venons de porter resterait néanmoins obscure et difficile, si elle n'avait reçu un jour très nouveau grâce à la publication du texte du traité de Julius Firmicus Maternus sur les Erreurs de la religion paienne, pour la première fois donné conformément aux manuscrits, publication faite à Vienne par M. Halm. L'apologiste chrétien cite en effet une sorte de formule ou de mot de passe (c'est ainsi qu'il semble la présenter), qui ressemble par plusieurs de ses expressions essentielles à celle que nous avons empruntée à Clément d'Alexandrie et au Scholiaste de Platon ; il dit qu'elle était usitée dans des mystères, qu'il ne précise pas d'ailleurs, et la rédaction en avait été fort altérée par les premiers éditeurs. Mais la vraie leçon, fournie par les manuscrits, est absolument claire et atteste son origine aussi nettement que possible : «J'ai mangé dans le tympanon, j'ai bu dans la cymbale, je suis devenu myste d'Attis» (ek tumpanou bebrôka, ek kumbalou pepôka, gegona mustês Atteôs). Voilà la vraie formule des mystères phrygiens, sur le caractère de laquelle la mention d'Attis ne laisse pas de doute. Celle de Clément d'Alexandrie et du Scholiaste de Platon en est certainement différente, quoiqu'en ayant avec celle-ci les deux premières phrases communes ; le nom d'Attis est absent et ne la reporte plus aussi formellement à la Phrygie ; offrant des divergences de rédaction très considérables, mentionnant d'autres symboles, il est probable qu'elle appartenait à d'autres mystères. Rien ne s'oppose donc plus réellement à ce qu'on admette la pleine exactitude du dire du Scholiaste, qui affirme qu'elle appartenait aux Eleusinies, ce qui paraît aussi le plus conforme à la pensée de Clément d'Alexandrie, dont le témoignage est si important en pareille matière, puisque, avant de devenir chrétien, il avait été lui-même initié. L'analogie de cette formule éleusinienne avec la phrygienne s'explique naturellement par l'analogie très réelle qui existait entre le spectacle de l'époptie et les données fondamentales des mystères de Sabazios, par les emprunts directs faits à la Phrygie que les Orphiques avaient introduits dans le sanctuaire d'Eleusis avec la légende de leur Zagreus.

Mais là ne se borne pas la difficulté. D'après la scène à laquelle le père de l'Eglise d'Alexandrie la rapporte, la formule en question aurait appartenu à l'époptie. Dès lors, il est difficile de ne pas la considérer comme le pendant plus symbolique et plus mystérieux encore de celle de la muêsis : «J'ai jeûné, j'ai bu le cycéon, etc.» Celle-ci n'était pas un mot de passe ; nous l'avons montré. Il devient donc plus douteux que celle de l'époptie en fût un, comme Firmicus Maternus l'affirme de celle des mystères phrygiens. Il est plus vraisemblable d'admettre que les deux formules parallèles, qui sont toutes deux dans la bouche de l'initié, se prononçaient dans des circonstances pareilles, l'une à la muêsis, l'autre à l'epopteia. Y avait-il donc, outre le spectacle mystique, une paradôsis tôn ierôn particulière à l'époptie ? La chose n'est pas invraisemblable, puisque cette paradôsis était un acte essentiel de toute initiation. Il serait même possible de conclure d'un passage d'Athénée qu'elle consistait à goûter des grains symboliques contenus dans le Kernos. Et ceci achèverait de restituer aux Eleusinies le mot ekernophorêsa, par suite toute la formule à laquelle il appartient, telle qu'elle se lit dans Clément d'Alexandrie et chez le Scholiaste de Platon.

Nulle part il n'est question de l'emploi des journées qui s'intercalaient entre les nuits mystiques. Il est en effet probable que l'on n'y faisait rien de particulier et que les myrtes les donnaient au repos, puisqu'ils veillaient toute la nuit.

Le 21 boédromion, la partie secrète des Eleusinies, les initiations étaient terminées ; la fête redevenait publique et panégyrique, comme elle avait commencé ; des banquets, des jeux, diverses réjouissances égayaient la solennité. Nous indiquons plus loin que ces jeux n'avaient pas lieu chaque année aux Eleusinies, mais seulement la troisième et la cinquième année de chaque période de cinq ans (pentetêris). Il s'ensuit que dans les années de fêtes moins solennelles, le retour des mystes à Athènes pouvait avoir lieu dès le 24.]

Les mystes restant seuls à Eleusis pour les nuits des initiations, le 23 était un jour ouvrable à Athènes, et sans doute aussi le 22. Le 24 était, au contraire, de nouveau un jour férié. C'est à cette date, en effet, que l'on célébrait les jeux appelés Eleusinia ou Demetria.

On disait que c'étaient les plus anciens des jeux ; la chronique de Paros en place l'institution cent ans avant la guerre de Troie, sous le règne de Pandion, un peu moins d'un siècle après l'établissement des mystères par Eumolpe. Le prix consistait en une mesure d'orge récoltée de l'année dans le champ sacré de Rharos. Les éphèbes prenaient part aux luttes des jeux éleusiniens, et c'est ainsi qu'Euripide y fut couronné quand son âge n'avait pas permis de l'admettre aux jeux olympiques. [Sous Hadrien la basse adulation des Athéniens fit créer des fêtes en l'honneur d'Antinoüs, Antinoeia en Eleusini.]

C'est aussi parmi les réjouissances de la journée du 24 qu'il faut placer, avec M. A. Mommsen, le combat simulé qu'on appelait Ballêtys, cérémonie qui avait beaucoup d'analogie avec les jeux gymniques, mais à laquelle on prêtait une signification symbolique profonde. Il y est déjà fait allusion dans l'hymne homérique à Deméter.

Au temps de Démosthène, il n'y avait à ce moment des Eleusinies qu'un seul jour de fêtes et de jeux, et dès le 26 boédromion les affaires de la vie civile reprenaient leur cours, sans doute pendant que les initiés revenaient processionnellement à Athènes. A l'époque macédonienne, nous avons un décret du 26. Peut-être, quand il fut rendu, y avait-il à la date du 25 un second jour de réjouissances, consacré aux représentations théâtrales. Ces représentations étaient données par la corporation des Dionysiaci artifices dont le siège était à Athènes et qui possédait un sanctuaire propre à Eleusis. Elles avaient lieu dans le théâtre dont on voit encore les vestiges sur le flanc de l'Acropole qui regarde la mer ; le stade d'Eleusis était entre ce théâtre et le rivage. Nous savons qu'on y jouait de préférence les tragédies d'Eschyle, à cause de leur caractère éminemment religieux. [On y proclamait, selon l'usage, les noms des citoyens qui avaient bien mérité du dème éleusinien et qu'on honorait d'une place particulière au théâtre.] Il y avait des représentations analogues à Andania, en Messénie, lors des mystères, et on purifiait le théâtre en aspergeant les bancs du sang de trois jeunes porcs immolés. Il est probable qu'on agissait de même à Eleusis, d'autant plus qu'à Athènes on purifiait ainsi les bancs de l'assemblée populaire sur le Pnyx avec le sang de victimes sacrifiées.

Plus tard, à l'époque à laquelle remonte une inscription d'Eleusis dont la date est malheureusement douteuse, mais semble par des raisons sérieuses pouvoir être rapportée aux années qui suivirent immédiatement la prise d'Athènes par Sylla, on ajouta encore deux journées de jeux et de spectacles, c'est-à-dire le 26 et le 27. La fête continua dès lors à se célébrer avec cette prolongation. Nous avons un décret du temps d'Hadrien, rendu le 28 boédromion, à Eleusis, par une boulê iera, qu'on a généralement prise pour le Sénat des Cinq-Cents, mais qui n'est peut-être pas autre que la Hiera gerousia des familles sacerdotales éleusiniennes. Quoi qu'il en soit, il résulte de ce document qu'alors il y avait le 28 une séance d'un Sénat politique ou sacerdotal à Eleusis même, sans doute dans le bouleutêrion qui était auprès des enceintes sacrées de cette ville. On y passait donc encore le matin de ce jour, et le retour à Athènes n'avait lieu que dans le courant de la journée.

Il était précédé de la cérémonie des prochairêtêria dont on ignore les rites, mais qui avait le caractère d'un adieu à Coré, quittant sa mère à ce moment, par l'ordre de Zeus, pour retourner dans le sombre empire de son époux infernal.

C'est en procession que les initiés revenaient à Athènes, avec les prêtres. Mais ce retour, qui avait lieu d'abord le 25 et plus tard le 28, était, au moins dans une partie de son parcours, désordonné et bruyant. La populace, sortie d'Athènes, venait, le visage couvert de masques, attendre la procession au passage du pont du Céphise athénien, près de l'endroit appelé Echo, et l'accueillait par des injures et des plaisanteries grossières. Les initiés répondaient avec vigueur, et il s'engageait là des luttes bouffonnes à coups de langue, mêlées d'intermèdes comiques, où le vainqueur recevait pour prix une bandelette. C'est ce qu'on appelait Gephyrismoi.

Mais à l'arrivée aux portes d'Athènes se passait une dernière cérémonie religieuse, d'un caractère à la fois funèbre et agraire, qui ramenait la fête mystique des Eleusinies, pour son dernier acte, à la gravité de son institution. On remplissait d'eau (le sens du mot plêma l'indique d'une manière absolue) deux vases de la forme appelée plémochoé ; on les posait sur le sol, l'un du côté de l'orient, l'autre du côté de l'occident, pour les dieux des vivants et des morts ; puis on les renversait à terre en guise de libation, en prononçant une formule mystique, qui paraît 680 avoir été ue, kue, «féconde, enfante», ou plus complètement ue, kue, uperkue, «féconde, enfante et réenfante». On a trouvé cette formule gravée sur la margelle d'un puits sacré en avant de la porte Dipyle. Ceci nous paraît déterminer à quel endroit avait lieu le rite des plémochoés.

Terminant, avec l'ensemble des mystères, la procession du retour des initiés, il formait à la porte d'Athènes le pendant de ce qu'avaient été les prochairêtêria avant de quitter Eleusis. Le cycle de la légende de Cérès et de sa fille était clos, pour se rouvrir à Agrae le printemps suivant. On connaît des monnaies d'Eleusis où est conservé le souvenir de cette cérémonie ; d'un côté, la tête de Déméter, de l'autre la plémochoé entourée d'épis et de blé. La plémochoé figure aussi parmi les motifs décoratifs qui ornent l'autel de l'Eleusinion d'Athènes.]

La séance du Sénat des Cinq-Cents dans l'Eleusinion d'Athènes pour entendre le rapport de l'Archonte-Roi sur la célébration des mystères, ordonnée par Solon, avait lieu au lendemain de cette dernière cérémonie [c'est-à-dire à une date variable, suivant que les jeux avaient eu lieu ou non cette année-là].

[A propos des fluctuations de date concernant les derniers jours des Eleusinies, il est important de remarquer que la description dont on vient de lire les détails ne s'applique en réalité qu'à la pompe la plus solennelle des mystères d'Eleusis. S'il est exact, comme on l'a dit plus haut, que la fête était annuelle, il n'en est pas moins vrai qu'on ne donnait pas chaque année aux concours et aux jeux, à la partie publique de la cérémonie, un développement égaleraient grand. C'est ce qu'ont établi, au moyen des inscriptions, M. Foucart et M. Nebe. La grande fête n'avait lieu que chaque troisième et chaque cinquième année (trietêris et pentetêris). Cette observation est confirmée par un texte de Pollux où l'on voit que des hiéropes athéniens étaient délégués officiellement pour célébrer des sacrifices tous les cinq ans (tas thusias tas pentaetêridas) à Eleusis : ainsi, même la trietêris ne comportait pas autant de solennité que la pentetêris. On s'explique ainsi le terme de megala Eleusinia que l'on rencontre dans une inscription de l'époque imperiale : il s'agit là de la solennité complète, avec tous les concours et tous les sacrifices publics. Il s'ensuit naturellement que la fin des mystères ne tombait pas tous les ans à la même date. Dans les années de fêtes moins solennelles, la procession des initiés devait rentrer à Athènes, aussitôt les nuits mystiques terminées, c'est-à-dire le 24 ou, après des jeux peu importants, le 23].


Article de F. Lenormant [E. Pottier]