VIII, 6 - L'Argolide

Carte Spruner (1865)

1. Au cap Malées succèdent les golfes Argolique et Hermionique : le premier de ces golfes s'étend jusqu'au Scyllaeum et s'ouvre au levant, juste dans la direction des Cyclades ; quant à l'autre, situé plus à l'est, il se prolonge jusqu'à l'île d'Egine et aux limites de l'Epidaurie. L'entrée du golfe Argolique dépend encore de la Laconie, mais tout le reste appartient à l'Argolide. Dans cette première portion dépendante de la Laconie, on remarque une localité appelée Délium comme la ville de Béotie et consacrée de même à Apollon, un château fort appelé Minoa comme la ville de la Mégaride, et, si l'on en croit Artémidore, la ville d'Epidaure-Limère. Apollodore, lui, place cette dernière ville dans le voisinage même de Cythères ; il ajoute que ce surnom de Limère, limêra, lui fut donné à cause de la sûreté et de la commodité de son port et par abréviation, par contraction, pour limerêna qui est la vraie forme du mot. La côte de la Laconie, depuis le cap Malées, est généralement âpre et rocheuse, bien qu'il s'y trouve encore çà et là quelques mouillages ou abris pour les vaisseaux. En revanche, tout le reste du littoral du golfe Argolique est pourvu de ports nombreux et excellents. Ajoutons que beaucoup de petites îles, qui d'ailleurs ne méritent pas qu'on les nomme ici, bordent cette partie de la côte.

2. En Argolide, les premières localités qui se présentent sont Prasies, Téménium où est enseveli le héros Téménus, et entre deux la vallée de la Lerne, petite rivière, dont le nom rappelle le lac rendu si célèbre par l'hydre de la fable. En remontant depuis Téménium jusqu'à Argos dans l'intérieur des terres on trouve que la distance est de 26 stades ; on compte ensuite 40 stades d'Argos à Héraeum, dix stades d'Héraeum à Mycènes. Sur la côte, maintenant, Nauplie succède à Téménium. Nauplie est le port ou pour mieux dire l'arsenal maritime d'Argos et l'étymologie de son nom indique effectivement un lieu d'accès facile pour les navires. On prétend que la même étymologie a donné aux mythographes modernes l'idée de créer les personnages de Nauplius et de ses fils, et qu'autrement Homère n'eût point manqué de faire figurer dans ses poèmes des héros tels que ce Palamède, mort victime d'une trahison et d'un arrêt injuste après avoir déployé tant de sagesse et un génie si inventif, tels encore que ce Nauplius, qui, [pour venger son fils], aurait attiré toute une flotte grecque sur les écueils de Capharée. La généalogie de Nauplius présente d'ailleurs, indépendamment de son côté fabuleux, un grossier anachronisme : qu'on admette en effet que ce héros ait eu Neptune pour père, comment pouvait-il, vivant encore à l'époque de la guerre de Troie, avoir eu pour mère Amymone ? - Tout de suite après Nauplie on voit s'ouvrir les grottes ou cavernes dites des Cyclopes, qui contiennent ces antiques labyrinthes.

3. Puis on passe devant quelques localités sans importance pour atteindre enfin le golfe Hermionique. Mentionné en termes exprès par Homère, comme une dépendance de l'Argolide, ce golfe [nous a paru devoir figurer ici] aussi à titre de section distincte du littoral du Péloponnèse : il commence à la petite ville d'Asiné et comprend, avec Hermione et Trézène, l'île Calaurie qui n'a guère que trente stades de tour et n'est séparée du continent que par un étroit canal de quatre stades.

4. Le golfe Saronique qui lui succède est appelé quelquefois aussi des noms de mer ou de canal Saronique, parce qu'en effet l'intervalle compris entre les parages d'Hermione et de l'Isthme et les mers de Myrtes et de Crète remblent former un bassin distinct. Dans le golfe Saronique [proprement dit] se trouvent Epidaure, avec l'île d'Egine, qui lui fait face, Cenchrées, l'un des deux ports de Corinthe, dit le port du levant, et Schoenûs à 45 stades par mer de Cenchrées, ce qui fait en tout 1800 stades pour la distance depuis le cap Malées. C'est de Schoenîs que part le diolcos ou chemin de traînage : il traverse la portion la plus étroite de l'isthme et passe auprès du temple de Neptune Isthmien. - N'anticipons pas du reste : ces lieux se trouvent en dehors de l'Argolide, et, avant d'en rien dire, il est bon que nous revenions sur nos pas et que nous reprenions, mais alors en détail, la description de cette dernière contrée.

5. Au préalable, examinons les différentes significations que le nom d'Argos a dans Homère, et lorsqu'il est employé seul et lorsque les épithètes d'Achaïque, de Iase, d'Hippien, de Pélasgique ou d'Hippobote l'accompagnent. Homère, en effet, appelle Argos non seulement la ville de ce nom, comme dans les passages suivants :

«Et Argos et Sparte» (Il. IV, 52),
«Et ceux qui habitaient et Argos et Tirynthe» (Ibid. II, 559),

mais encore le Péloponnèse, témoin cet autre passage :

«En Argos, dans notre palais» (Ibid. I, 30),

car on sait qu'Agamemnon n'avait point sa résidence dans la ville d'Argos. On peut même dire qu'il nomme ainsi la Grèce entière, puisque, pour exprimer l'ensemble des peuples grecs, il emploie aussi souvent l'ethnique Argiens que les ethniques Danaens et Achéens. Seulement, pour empêcher qu'on ne se trompe à cette homonymie, il recourra à diverses épithètes, il dira par exemple Argos-Pélasgique pour désigner la Thessalie,

«Je nommerai maintenant tous les peuples venus d'Argos Pélasgique» (Ibid. II, 681)

et [Argos-Achaïque] pour désigner le Péloponnèse,

«Si jamais nous revenons dans Argos Achaïque» (Ibid. IX, 141),
«Sans doute Ménélas n'était pas alors dans Argos Achaïque» (Od. III, 251),

ce qui prouve, par parenthèse, qu'indépendamment du sens général dont nous parlions tout à l'heure le nom d'Achéens avait aussi le sens particulier de Péloponnésiens. C'est également au Péloponnèse que paraît s'appliquer la dénomination d'Argos Iase, car, dans le passage où il est dit,

«Si tous les Achéens qui habitent Argos Iase pouvaient vous contempler, Pénélope,
vous compteriez plus de prétendants encore» (
Od. XVIII, 245),

il est probable que le poète a voulu parler non de la totalité des Grecs ou Hellènes, mais de ceux seulement qui se trouvaient le plus rapprochés de l'île d'Ithaque. En revanche il ne faut voir dans les mots hippien et hippobote que des épithètes banales.

6. On ne s'accorde pas, disons-le en passant, sur le sens à donner à ces noms de Hellade, d'Hellènes, et de Panhellènes [dans Homère]. Suivant Thucydide (I, 3), Homère n'a pas fait usage de la dénomination générale de Barbares, faute de pouvoir lui opposer celle d'Hellènes qui ne s'étendait pas encore de son temps à toutes les populations de la Grèce. Apollodore affirme aussi que par Hellènes Homère entendait uniquement l'une des tribus de la Thessalie et il cite ce vers de l'Iliade (II, 684) :

«Ils s'appelaient Myrmidons, Hellènes, [et Achéens]»,

mais il croit qu'Hésiode et Archiloque devaient connaître le sens général des noms d'Hellènes et de Panhellènes, puisqu'à propos des filles de Proetus le premier nous montre «les Panhellènes aspirant à leur main», et que le second, [dans une de ses boutades contre Thasos,] s'écrie :

«Tous les maux de la Grèce, [littéralement LES MAUX DES PANHELLENES,] s'y sont donné rendez-vous».

D'autre part, quelques grammairiens soutiennent qu'on trouve la dénomination de Barbares déjà employée dans Homère, puisqu'en certain passage il qualifie les Cariens de Barbarophones ; et qu'il a de même indiqué toute l'extension du nom d'Hellènes, en disant par exemple, au sujet d'Ulysse (Od. I, 344) :

«Ce héros, dont la gloire a retenti à travers la Hellade et jusqu'en plein Argos» ;

et ailleurs (Ibid. XV, 80) :

«Si tu veux parcourir la Hellade, et pénétrer au sein d'Argos».

7. La ville d'Argos, bâtie sur un terrain généralement plat, a pour citadelle une colline, nommée Larisse, dont l'assiette est passablement forte et que couronne un temple de Jupiter. Tout auprès passe le fleuve Inachus, sorte de torrent profondément encaissé, qui prend sa source aux confins mêmes de l'Arcadie, sur le versant du mont Lyrcée. Dans la Fable, on le sait, ce fleuve a une autre source, mais, comme nous l'avons dit plus haut c'est là une pure fiction des poètes. Il faut voir également une fiction poétique dans la tradition qui nous représente Argos comme entièrement dépourvu d'eau avant que

«De ce lieu aride les Danaïdes eussent fait un lieu frais et humide».

Tout le pays, effectivement, aux environs de la ville, est bas, sillonné de cours d'eau ou couvert de lacs et de marécages, et la ville elle-même se trouve abondamment alimentée par tous ces puits qu'on y rencontre à chaque pas, et où l'eau arrive presque au ras du sol. On a tort seulement de s'en prendre à Homère, et de vouloir qu'il nous ait induits en erreur en faisant dire à Agamemnon :

Kai men elegchistos poludipsion Argos ikoimên
«Et moi, je rentrerais chargé de honte dans L'ARIDE Argos».

Ici, en effet, poludipsion est mis pour polupothêton, et a le sens de bien-aimé ; peut-être même la vraie leçon est-elle poluipsion sans S, ce qui revient pour le sens au poluphthoron de Sophocle,

«Et cette maison des Pélopides, déjà si cruellement frappée»,

car le verbe ipsasthai signifie bien les épreuves, les coups du sort, témoin ce vers d'Homère :

«Maintenant il vous éprouve ; mais bientôt sa colère frappera (ipsetai) les fils des Grecs».

Ajoutons que, dans le passage en question, il s'agit non de la ville d'Argos, où Agamemnon n'avait que faire de retourner, mais du Péloponnèse, qui n'est certes pas non plus dépourvu d'eau. On peut d'ailleurs conserver le d (poludipsion), et, à l'exemple de certains grammairiens, expliquer sa présence par la transposition de la conjonction de, s'élidant naturellement devant ipsion et faisant corps avec ce mot, ce qui donne alors : Kai men elegchistos polu d'ipsion Argos ikoimên, autrement dit : poluipsion Argosde ikoimên (Argosde, pour eis Argos).

8. L'Inachus n'est pas le seul fleuve qui arrose le territoire d'Argos, il y a aussi l'Erasinus, lequel prend sa source à Stymphale en Arcadie au sein même du lac Stymphalide, si célèbre dans la Fable par la présence de ces monstres ailés appelés eux-mêmes Stymphalides, qu'Hercule expulsa à coups de flèches et en s'aidant du bruit des tambours. Mais on prétend qu'avant d'entrer en Argolide et de parcourir en tous sens la plaine d'Argos, l'Erasinus (ou comme on dit parfois aussi l'Arésinus) se perd et coule un certain temps sous terre. On connaît différents fleuves du même nom, un premier fleuve qui sort également d'Arcadie, mais se dirige vers la partie de la côte où est Bura ; un autre dans le territoire d'Erétrie et un troisième en Attique, qui débouche non loin de Brauron. Mentionnons en outre certaine source du nom d'Amymone située dans le voisinage de Lerne, et le lac de Lerne lui-même, qui s'étend à la fois sur le territoire d'Argos et sur celui de Mycènes, et qui fut témoin, dit-on, du combat d'Hercule contre l'Hydre. L'eau de ce lac a servi de tout temps aux purifications ; de là cette locution proverbiale : Toute une Lerne de maux. Cela étant, il faut bien se rendre et convenir que le pays au moins est largement pourvu de sources et de cours d'eau, mais que fait-on ? on nie qu'il en soit de même de la ville, on soutient que son emplacement était primitivement sec et aride, et que, si aujourd'hui elle possède bon nombre de puits, elle le doit uniquement à l'heureuse découverte des filles de Danaüs, on cite à ce propos le vers [d'Hésiode] :

«Argos manquait d'eau, mais, grâce aux Danaïdes, l'eau a abonde à Argos»,

et l'on fait remarquer qu'aujourd'hui encore quatre de ces puits sont regardés comme sacrés et demeurent l'objet d'une vénération toute particulière ; bref, on s'obstine à nous montrer la sécheresse au sein de la fraîcheur et de l'abondance.

9. La citadelle d'Argos fut fondée, dit-on, par Danaüs, prince dont la puissance paraît avoir singulièrement surpassé celle des rois, ses prédécesseurs, puisque, au dire d'Euripide,

«Sur un ordre de lui, les peuples de la Grèce quittèrent l'ancien nom de Pélasgiotes, et prirent celui de Danaens».

Aussi est-ce son tombeau qui occupe le centre de l'agora d'Argos : on l'appelle le Plinthos [eu égard, sans doute, à sa forme]. J'ai idée, du reste, que c'est à cause de la gloire de cette ville et parce qu'elle-même avait porté ces différents noms que les peuples de la Grèce se sont appelés tour à tour Pélasgiotes, Danaens, Argiens. D'elle aussi sont venues les dénominations plus modernes de Iasides, de Iasum-Argos, d'Apie et d'Apidones. Homère, lui n'emploie jamais le nom d'Apidones et par le mot Apie il entend simplement une contrée lointaine ; en revanche, il appelle souvent du nom d'Argos tout le Péloponnèse, en voici de nouvelles preuves à ajouter à celles que nous avons réunies ci-dessus. Il dira par exemple : «L'Argienne Hélène» (Iliade, VI, 623) ; et ailleurs :

«Il est une ville, appelée Ephyre, sise à l'extrémité d'Argos» (Iliade, VI, 152)

ailleurs encore :

«Et jusqu'en plein Argos» (Od, I, 344),

et enfin [dans l'Iliade (II, 108)] :

«Comme insigne de son autorité sur ces nombreuses îles et sur toute l'étendue d'Argos».

Quant au sens de plaine que le mot Argos se trouve avoir parfois aussi, non pas il est vrai chez Homère, mais chez les modernes, on s'accorde à penser qu'il est particulier au dialecte macédonien ou thessalien.

10. Les descendants de Danaüs, qui avaient continué à occuper le trône d'Argos, s'associèrent les Amythaonides, quand ceux-ci eurent quitté la Pisatide et la Triphylie ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il y ait eu alors une sorte de partage de famille, et que les deux royaumes formés du domaine primitif aient reçu pour capitales des villes aussi rapprochées que le sont Argos et Mycènes, lesquelles se trouvent à moins de cinquante stades l'une de l'autre, et pour temple commun l'Héraeum voisin de Mycènes, lequel possède ces belles statues de Polyclète, incomparables sous le rapport de l'exécution, moins grandes seulement et moins ornées que celles de Phidias. La suprématie, qui, dans le principe, appartenait à Argos, passa plus tard à Mycènes, devenue naturellement plus puissante une fois que les Pélopides y eurent transporté leur demeure. Tous les biens de cette famille s'étant trouvés réunis dans les mains des fils d'Atrée, Agamemnon, qui était l'aîné, prit en main la direction des affaires, et, aidé par la fortune autant que par son courage, il eut bientôt reculé les limites du royaume de Mycènes et fait d'importantes conquêtes, notamment celle de la Laconie. Ce fut là le lot de Ménélas ; quant à Mycènes, jointe au territoire qui s'étend jusqu'à Corinthe et à Sicyone, autrement dit, jusqu'aux limites du pays appelé alors Ionie et Aegialée et depuis Achaïe, elle forma le domaine propre d'Agamemnon. Mais après la guerre de Troie, qui emporta le trône d'Agamemnon, après le retour des Héraclides surtout, on vit Mycènes décliner rapidement. Dans le partage qui suivit la conquête du Péloponnèse et l'expulsion de ses anciens maîtres, elle échut au roi d'Argos, comme une dépendance de cette ville ; bientôt même les Argiens la détruisirent de fond en comble, si bien qu'aujourd'hui il ne reste pas trace de l'ancienne cité des Mycénéens. Or, si tel a été le sort de Mycènes, il n'est guère étonnant que la plupart des villes comprises dans l'ancien territoire d'Argos, et qui figurent au Catalogue d'Homère, aient aujourd'hui complètement disparu. On se rappelle le passage du Catalogue :

«Les guerriers venus d'Argos, de Tirynthe aux fortes murailles, d'Hermione et d'Asiné que baigne un golfe profond,
de Trézène, d'Eiones et d'Epidaure, fertile en vignes, ceux aussi d'Aegine et de Masès, réputés tous l'élite des Grecs».

Mais, de ces différentes villes, Argos est la seule dont nous ayons encore parlé, occupons-nous à présent des autres.

11. Tirynthe paraît avoir servi d'abord de place d'armes au roi Proetus et avoir été fortifiée de la main même des Cyclopes. Ces Cyclopes étaient, dit-on, au nombre de sept et de ceux qu'on nomme chirogasteres, pour rappeler apparemment qu'ils vivaient du produit de leur art. Proetus les avait fait venir exprès de Lycie. Il se peut que ce soient les mêmes qui ont donné leur nom aux grottes de Nauplie et aux ouvrages qu'elles renferment. [Tirynthe et] son acropole Licymna, ainsi nommée du héros Licymnius, sont distantes de Nauplie de 12 stades environ, mais aujourd'hui abandonnées comme elle. Il en est de même de leur voisine Midea, laquelle se distingue aisément de la ville de Béotie appelée aussi Midéa, car son nom se prononce Midéa comme Tegéa, et le nom de l'autre Mídea comme prónoia. Au territoire de cette ville confine [le canton de] Prosy[nana], où est situé [le fameux] Héraeum ou temple de Junon. Ce sont les Argiens eux-mêmes qui ont ainsi dévasté la plupart de ces villes, et cela parce qu'elles refusaient de reconnaître leur suprématie. Quant aux habitants, ils ont dû chercher un refuge ailleurs ; ceux de Tirynthe ont été recueillis à Epidaure, ceux de [Midea] à Editées. Les Asinéens (Asiné est un bourg de l'Argolide situé aux environs de Nauplie) furent transportés par les Lacédémoniens en Messénie, où l'on trouve en effet aujourd'hui une petite ville appelée également Asiné. «Les Lacédémoniens, dit Théopompe, avaient à repeupler l'immense étendue de terres enlevées par eux aux Messéniens, et ils y établissaient les différentes bandes de fugitifs qui venaient leur demander asile». C'est ainsi que les habitants de Nauplie passèrent eux-mêmes en Messénie.

12. Hermione compte parmi les villes les plus célèbres de l'Argolide et comprend dans son territoire la côte des Haliéens, ainsi nommée de ce que la population qui l'occupe tire tous ses moyens d'existence de la mer. Suivant une tradition très répandue dans le pays, le chemin le plus court pour descendre aux Enfers part des environs d'Hermione : en conséquence, les Hermionéens s'abstiennent de placer sur la bouche de leurs morts l'obole consacrée.

13. Il paraît certain que les Dryopes ont eu jadis un établissement [à Hermione] aussi bien qu'à Asiné, mais s'agit-il, comme le pense Aristote, des compagnons de l'arcadien Dryops transportés là des rives du Sperchius, ou des populations expulsées par Hercule de la Doride et des environs du Parnasse, [c'est ce qu'on ne saurait décider]. Quant au cap Scyllaeum, voisin d'Hermione, il tire son nom, à ce qu'on assure, de Scylla, fille de Nisus, dont le corps aurait été rejeté, puis enseveli en cet endroit du rivage, après que Minos, à qui cette princesse avait par amour livré la forteresse de Nisée, l'eut fait précipiter à la mer. Eiones, dont les Mycénéens avaient chassé naguère les habitants pour en faire leur port, fut toujours un simple bourg et finit par disparaître complètement sans laisser même un vestige de ces établissements maritimes des Mycénéens.

14. En revanche, Trézène compte aujourd'hui encore parmi les principales villes de l'Argolide. Consacrée dès l'origine à Neptune, elle porta aussi dans un temps le nom de Posidonie. Elle est située à 50 stades de la côte. En vue de son port, qu'on appelle le Pogon, est la petite île de Calaurie, qui n'a guère plus de trente stades de tour. Elle possédait autrefois un asile placé sous la protection de Neptune, ce dieu l'ayant reçue, dit-on, des mains de Latone en échange de Délos, tout comme il avait reçu d'Apollon le Ténare en échange de Pytho, conformément à l'oracle cité par Ephore :

«Autant vaut pour toi posséder Calaurie que Délos et le venteux Ténare que l'auguste Pytho».

Ajoutons que ce temple était le siège d'une amphictyonie de sept villes qui supportaient en commun les frais des sacrifices : ces villes étaient Hermione, Epidaure, Aegine, Athènes, Prasies, Nauplie et Orchomène dit des Minyens. Seulement c'étaient les Argiens qui payaient la contribution de Nauplie, et les Lacédémoniens qui acquittaient celle de Prasies. Tel fut en tout temps le respect des Grecs pour Neptune, que le droit d'asile dont jouissait le temple de Calaurie survécut à la conquête de la Grèce par les Macédoniens, et que ceux-ci n'osèrent jamais en arracher les proscrits qui s'y étaient réfugiés. Même lorsqu'il s'agit de prendre Démosthène, Archias ne se sentit pas le courage d'user de violence et de se servir des soldats dont il était accompagné, bien qu'il eût reçu d'Antipater l'ordre formel de le lui amener vivant, ainsi que les autres orateurs impliqués dans la même accusation, et il aima mieux recourir à la persuasion. Mais Démosthène, [comme chacun sait,] ne se laissa point persuader, et, prévenant la vengeance d'Antipater, il mit lui-même fin à ses jours en prenant du poison.

Troezen et Pitthée, deux des fils de Pélops, étant venus, après leur sortie de la Pisatide, s'établir dans cette partie de l'Argolide, le premier y bâtit la ville qui porte son nom et la laissa à son frère qui y régna après lui. Quant à Anthès, qui possédait le pays avant eux, il s'était hâté, [à leur approche,] de s'embarquer pour l'Asie, où il fonda la ville d'Halicarnasse : nous aurons occasion de reparler de lui en décrivant la Carie et la Troade. 15. Epidaure, ou comme on l'appelait anciennement Epitaure, fut, ainsi qu'Hermione, occupée d'abord par les Cariens. Aristote le dit formellement, mais il ajoute qu'après le retour des Héraclides les Ioniens de la tétrapole attique, qui avaient suivi ces chefs en Argolide, vinrent dans Epidaure se mêler aux Cariens. Epidaure est aussi l'une des principales villes du pays, elle le doit surtout au prestige du nom d'Esculape et à la croyance généralement établie que ce dieu peut guérir toutes les maladies, ce qui fait qu'ici, comme à Cos et à Tricca, son temple est toujours plein de malades et de tableaux votifs indiquant pour chaque cas le traitement suivi. La ville est située au fond du golfe Saronique et s'étend le long du rivage sur un espace de quinze stades ; elle regarde le levant d'été, et se trouve enfermée dans un cercle de hautes montagnes qui descendent jusqu'au bord de la mer, comme si la nature elle-même avait pris soin d'en défendre de tous côtés l'approche. Entre Trézène et Epidaure, sur une presqu'île du même nom, s'élevait naguère Méthane, autre forteresse naturelle. Le nom de cette ville, dans quelques copies des Histoires de Thucydide, se trouve écrit Méthone, comme celui de la ville de Macédoine, au siège de laquelle Philippe eut l'oeil crevé d'un coup de flèche, et cette circonstance, au dire de Démétrius de Scepsis, aurait égaré quelques historiens en leur laissant croire que c'était à la ville de Méthone en Trézénie que les recruteurs d'Agamemnon éconduits avaient adressé cette imprécation : «Puisses-tu toujours bâtir et rebâtir tes murs !» tandis qu'il est constant, ajoute Démétrius, «que ce n'est pas cette ville, mais bien Méthone en Macédoine, comme le marque Théopompe, qui refusa jadis d'envoyer ses matelots au roi des rois, d'autant qu'il n'est guère vraisemblable qu'une si proche voisine eût osé répondre de la sorte à son appel».

16. Le nom d'Aegine désigne à la fois une localité de l'Epidaurie et l'île située vis-à-vis. Mais c'est bien de l'île qu'Homère a voulu parler dans le passage rapporté ci-dessus ; quelques grammairiens y ont même substitué la leçon nêson t'Aiginan, «Et l'îile d'Aegine», à la leçon habituelle oi t'echon Aiginan, «et ceux qui occupaient Aegine», pour empêcher qu'on ne se laissât tromper à l'homonymie. Faut-il rappeler d'ailleurs que l'île d'Aegine est une des parties les plus connues de la Grèce, qu'Aeaque et les Aeacides en étaient originaires, qu'il fut un temps où elle possédait l'empire de la mer, et que, durant les guerres médiques, après le combat naval de Salamine, elle disputa à Athènes le prix de la valeur ? Elle a, dit-on, 180 stades de circuit, et renferme dans sa partie S. O. une ville appelée de même Aegine. Les côtes de l'Attique et de la Mégaride, et celles du Péloponnèse jusqu'à Epidaure décrivent une circonférence, dont elle forme à proprement parler le centre, se trouvant à 100 stades environ de chacun de ces pays. A l'E. et au S., elle est baignée par les mers de Myrtos et de Crète. D'autres îles plus petites l'entourent ; mais la plupart sont situées du côté de la terre-ferme ; seule Belbina tire du côté de la haute mer. Le sol de l'île d'Aegine n'offre de bonne terre qu'à une certaine profondeur, à la surface (et ceci s'observe surtout dans la plaine) il est pierreux. Aussi l'île est-elle en général nue et découverte. Elle donne pourtant d'assez beaux produits en orge. On prétend que les Aeginètes ont été appelés d'abord Myrmidons : ce n'est pas, comme le dit la Fable, qu'à la suite d'une terrible famine et sur le voeu d'Aeaque toutes les fourmis de l'île aient été changées en hommes, mais c'est qu'apparemment les premiers habitants s'étaient mis, comme les fourmis, à fouir le sol, et qu'après avoir étendu sur la roche l'humus ainsi extrait pour avoir un peu de terre à cultiver, ils s'étaient, par économie, et pour ne pas avoir à faire la dépense de briques, logés dans ces excavations. Quant à l'île elle-même, elle s'était appelée primitivement Oenoé. Occupée successivement par les Argiens, les Crétois, les Epidauriens et les Doriens, elle avait fini par tomber au pouvoir des Athéniens, qui en avaient partagé les terres à des colons par la voie du sort, mais les Lacédémoniens l'enlevèrent aux Athéniens et rendirent les terres aux anciens propriétaires. Les Aeginètes, à leur tour, envoyèrent une colonie à Cydonie et une autre chez les Ombriques. Suivant Ephore, c'est à Aegine que Phidon fit frapper la première monnaie d'argent. Aegine on le sait, était alors devenue un emporium ou marché de grande importance, la stérilité de son sol ayant tourné l'industrie des habitants vers le commerce et la navigation ; on appelait même marchandises d'Aegine tous les articles de bimbeloterie.

17. Dans les énumérations que fait Homère il lui arrive parfois de nommer les lieux suivant leur ordre géographique, il dira par exemple :

«Et ceux qui habitaient Hyrie, et ceux qui occupaient Aulis, Argos, et Tirynthe et Hermione et Asiné et Trézène et Aeiones».

D'antres fois il intervertit l'ordre :

«Et Schoenus et Scolus et Thespie et Graea».

Ou bien encore il nomme parmi les îles telle localité située sur le continent :

«Et ceux d'Ithaque et ceux de Crocylées»

(on sait que Crocylées est en Acarnanie). Or, c'est là le cas du passage qui nous occupe : il y rapproche de l'île d'Aegine la ville de Masès, et cette ville pourtant se trouve située sur la côte d'Argolide. Il est une autre localité, en revanche, dont tout le monde parle et qu'Homère n'a point nommée, c'est Thyrées, où eut lieu ce fameux combat des trois cents Argiens contre les trois cents Lacédémoniens qui se termina à l'avantage des Lacédémoniens, grâce au stratagème d'Othryadès. Thucydide la place en Cynurie, aux confins mêmes de l'Argolide et de la Laconie. Homère n'a pas mentionné non plus Hysies, localité bien connue de l'Argolide, ni Cenchrées, ville située sur la route qui va de Tégée à Argos en passant par le mont Parthénius et le Créopole.

18. En somme, c'est Argos qui, avec Sparte, a été et est encore la ville la plus célèbre de tout le Péloponnèse. Seulement on a tant parlé de ces deux villes que nous ferons bien, nous, pour éviter de paraître copier ce qui se lit partout, de ne pas y insister autrement. Argos est celle des deux qui eut d'abord le plus de renommée, mais les Lacédémoniens ne tardèrent pas à acquérir une supériorité qui ne se démentit plus. Ils surent, d'ailleurs, à quelques revers près, conserver intacte leur indépendance, tandis qu'Argos, après avoir repoussé Pyrrhus, qui périt même, dit-on, sous ses murs, d'une tuile lancée de la main d'une vieille femme, subit le joug de différents princes et finit par passer, avec la ligue Achéenne, à laquelle elle s'était associée, sous la domination des Romains. Toutefois, elle a continué de subsister et peut bien passer pour la seconde ville du Péloponnèse après Sparte.

19. Parlons à présent des lieux que le Catalogue des vaisseaux nous donne comme situés dans le territoire de Mycènes et comme appartenant à Agamemnon. Voici le passage (Iliade, II, 569) :

«Ceux qui possédaient la belle et forte Mycènes, l'opulente Corinthe et Cléone aux beaux remparts ; les habitants d'Ornées et de la riante Arnthyrée, de Sicyone, où régnait jadis Adraste, et ceux d'Hypérésie, de la sourcilleuse Gonoesse, de Pellène et d'Aegium ; ceux enfin qui occupaient tout le littoral ou Aegialée et la vaste enceinte d'Hélicé».

De ces villes, la première, c'est-à-dire Mycènes, n'existe plus aujourd'hui. Bâtie par Persée, elle fut ensuite occupée par Sthénélus et par Eurysthée, successeurs de Persée, lesquels régnaient en même temps sur Argos. Eurysthée s'étant avancé jusqu'à Marathon à la rencontre de l'Héraclide Iolaüs et de ses frères, que soutenait une armée athénienne, périt, dit-on, les armes à la main. Son corps fut enseveli à Gargette, moins la tête que Iolaüs avait séparée du tronc et qui fut déposée à Tricorynthus, près de la fontaine [M]acarie, laquelle se trouve, comme on sait, en contre-bas de la chaussée : cet endroit en a retenu le nom d'Eurysthéocéphale. Mycènes passa ensuite sous l'autorité des Pélopides, quand ceux-ci eurent quitté la Pisatide, puis sous l'autorité des Héraclides, qui, eux aussi, régnèrent à la fois sur Mycènes et sur Argos. Enfin après le combat naval de Salamine, les Argiens, aidés des gens de Cléones et de Tégée, attaquèrent Mycènes, et, l'ayant détruite de fond en comble, se partagèrent son territoire. L'extrême proximité de Mycènes et d'Argos est cause que ces deux villes ont été souvent réunies et confondues par les Tragiques : Euripide, notamment, dans la même pièce (dans Iphigénie, par exemple, et aussi dans Oreste), l'appelle tantôt Mycènes, tantôt Argos. Cléones, qui suit, est une petite ville située sur le chemin d'Argos à Corinthe, qui couvre tout le sommet et le pourtour d'une colline, et possède encore un bon mur d'enceinte, ce qui justifie bien, suivant moi, l'épithète d'euktimenas que lui donne le poète. Du même côté, entre Cléones et Phlionte, se trouvent Némée, avec l'alsos ou bois sacré, dans lequel les Argiens célèbrent toujours les jeux Néméens et dont la Fable a fait le théâtre du combat contre le lion de Némée, et tout près de Némée le bourg de Bembina. Cléones est à 120 stades d'Argos et à 80 stades de Corinthe. Du haut de l'Acrocorinthe (nous en avons fait l'expérience nous-même) on l'aperçoit à merveille.

20. La qualification d'opulente qu'Homère donne à Corinthe s'explique par l'importance que cette ville a toujours eue comme emporium ou entrepôt de marchandises. Elle est située dans l'isthme même et possède deux ports, qui la rapprochant, l'un, de l'Asie, et l'autre, de l'Italie, la mettent à même de faciliter les échanges entre deux contrées naturellement fort distantes. Or, anciennement, le navigateur éprouvait de grandes difficultés pour franchir non seulement le détroit de Sicile, mais encore, à cause des vents contraires, la haute mer au-dessus du cap Malées, c'est ce qu'atteste le proverbe :

«En doublant le cap Malées dis adieu au pays».

Il avait donc été souverainement agréable aux marins d'Asie aussi bien qu'à ceux d'Italie de pouvoir éviter désormais les dangers du cap Malées en cinglant directement sur Corinthe, où ils débarquaient leur cargaison. De leur côté, les marchandises suivant la voie de terre ne pouvaient entrer dans le Péloponnèse ou en sortir sans payer des droits à ceux qui, par le fait, se trouvaient avoir en main la clef de l'isthme. Ce n'est pas tout, sans perdre ce précieux monopole, Corinthe, avec le temps, acquit encore de nouveaux avantages. Ainsi, la célébration des jeux isthmiques attirait toujours dans son sein une multitude d'étrangers. Elle jouit aussi, sous la tyrannie de la riche et illustre famille des Bacchiades, tyrannie qui se perpétua deux cents ans sans interruption, d'une pleine et entière sécurité, circonstance singulièrement favorable au développement de son commerce. Puis vint Cypsélus qui, après avoir renversé les Bacchiades, exerça lui-même la tyrannie, et dont les descendants se maintinrent au pouvoir trois générations durant. On peut se faire une idée de l'opulence de cette famille par l'offrande que fit Cypsélus à Olympie d'une statue colossale [de Jupiter] en or battu. Dans le même temps, Démarate, l'un des membres de la famille déchue, qui avait cru devoir fuir devant les discordes civiles, se retirait en Tyrrhénie, avec des trésors si considérables qu'on le vit bientôt exercer une sorte de souveraineté dans la ville qui lui avait donné asile et que son propre fils devint roi des Romains. Enfin, le temple de Vénus à Corinthe était si riche, qu'il possédait à titre de hiérodules ou d'esclaves sacrés plus de mille courtisanes, vouées au culte de la déesse par des donateurs de l'un et de l'autre sexe ; et naturellement la présence de ces femmes, en attirant une foule d'hommes dans la ville, contribuait encore à l'enrichir. Les patrons de navires, notamment, venaient s'y ruiner à plaisir : on connaît le proverbe «Ne va pas qui veut à Corinthe», et cette réponse d'une courtisane à uhe femme mariée qui lui avait reproché de ne pas aimer le travail et de ne jamais toucher une aiguille,

«Je vous ai déjà pourtant, moi qui vous parle, taillé trois patrons, et cela en moins de rien».

21. Quant au site et à l'aspect de la ville, voici, d'après les descriptions des auteurs, tels que Hiéronyme, Eudoxe, et autres, et d'après nos impressions personnelles (impressions toutes récentes puisque nous l'avons vue, comme elle sortait de ses ruines, rebâtie pour ainsi dire à neuf de la main des Romains), voici comment nous croyons pouvoir les représenter. Qu'on se figure d'abord une montagne pouvant avoir trois stades et demi de hauteur perpendiculaire, mais dont l'ascension représente un trajet de 30 stades, une montagne terminée tout à fait en pointe, telle est l'Acrocorinthe. La ville même s'étend au pied du versant septentrional de cette montagne, qui en est aussi le côté le plus escarpé, sur une espèce de plateau en forme de trapèze. Son circuit était de 40 stades à l'origine, et elle avait été garnie de murs partout où la montagne ne formait pas une protection suffisante ; mais, comme on en était venu à comprendre dans l'enceinte même toute la partie de l'Acrocorinthe dans laquelle on avait pu creuser et bâtir (lorsque nous fîmes l'ascension de l'Acrocorinthe, les traces de ce long cordon de fortifications étaient encore visibles), le périmètre total mesurait 85 stades environ. Sur ses autres faces, la montagne, bien qu'encore assez haute pour s'apercevoir de très loin, est moins escarpée. Tout au haut, maintenant, sur le pic même, est bâti un petit temple de Vénus. Puis, immédiatement au-dessous du sommet, se trouve la fontaine de Pirène, qui, sans avoir d'issue apparente, est toujours remplie d'une eau limpide et bonne à boire. On pense que c'est cette source, qui, jointe à d'autres veines souterraines, forme l'autre fontaine qu'on voit jaillir au pied de la montagne, pour s'écouler ensuite vers la ville, aux besoins de laquelle elle subvient abondamment. Il y a, du reste, aussi bon nombre de puits dans la ville, voire même, à ce qu'on assure, dans l'Acrocorinthe, bien que le fait nous ait échappé. Mais, si cela est, il faut, dans le passage suivant d'Euripide,

«J'ai quitté, pour venir, les sommets sacrés de l'Acrocorinthe, séjour aimé de Vénus, que l'eau enserre de toute part»,

il faut entendre le mot perikluston d'eaux profondes, d'autant que les puits (et il s'agit de puits précisément) impliquent des courants souterrains sillonnant l'intérieur de la montagne. Autrement, il faudrait supposer que la fontaine Pirène était anciennement sujette à des débordements et que dans ces moments-là ses eaux se répandaient de tous côtés sur les flancs de l'Acrocorinthe. Pégase, à ce que nous dit la Fable, Pégase, le cheval ailé sorti tout bondissant du cou de Méduse, comme l'épée de Persée venait de trancher la tête à cette Gorgone, s'abreuvait à la fontaine Pirène quand Bellérophon le surprit et s'en rendit maître. La Fable ajoute que Pégase fit jaillir l'Hippocrène dans l'Hélicon en frappant du pied la roche sur laquelle il se trouvait. - Plus bas que la fontaine Pirène sont les ruines encore imposantes du Sisypheum, temple ou palais bâti tout en marbre blanc. Du sommet de l'Acrocorinthe, on découvre au N. le Parnasse et l'Hélicon, montagnes d'une grande élévation perpétuellement couvertes de neige, et à leur pied le golfe de Crissa entouré d'un côté par la Phocide, la Béotie et la Mégaride et de l'autre par la Corinthie et la Sicyonie ; au couchant [...] puis, pour compléter le panorama, la chaîne des monts Onéiens, qui part des roches Scironides ou plus exactement de la route de l'Attique située au pied de ces roches, pour se prolonger jusqu'à la Béotie et au Cithéron.

22. L'isthme commence d'un côté au Léchée et de l'autre au bourg de Cenchrées, dont le port distant de Corinthe de 70 stades environ sert aux vaisseaux venant d'Asie, comme le Léchée sert aux vaisseaux venant d'Italie. Le Léchée, situé juste au-dessous de la ville, compte peu d'habitations mais se trouve relié à la ville par une route de 12 stades bordée de chaque côté d'un long mur. Après le Léchée, le rivage continue à border le golfe de Corinthe jusqu'à Pagae en Mégaride. En un endroit, il présente une dépression sensible, où aboutit le diolcos, le même qui, de l'autre côté de l'isthme, a son extrémité à Schoenûs près de Cenchrées. Dans l'intervalle de Léchée et de Pagae, on remarque l'emplacement occupé naguère par le temple où Junon Acréenne rendait ses oracles, ainsi que le cap Olmies, lequel forme l'un des côtés du golfe renfermant les deux forteresses d'Oenoé et de Pagae, qui appartiennent, l'une, aux Mégariens, et l'autre, aux Corinthiens. Partons maintenant de Cenchrées, nous rencontrons d'abord Schoenûs, autre extrémité du diolcos, lequel traverse l'isthme, comme on sait, dans sa partie la plus étroite. Puis vient le territoire de Crommyôn. Ce côté de l'isthme est baigné par le golfe Saronique et le golfe d'Eleusis qui ne forment à proprement parler qu'un seul bassin faisant suite au golfe d'Hermione. Signalons encore sur l'isthme même le temple de Neptune Isthmien et le bois de pins contigu au temple, où les Corinthiens célébraient les jeux isthmiques. Crommyôn, qui dépendait anciennement de la Mégaride, est aujourd'hui l'un des bourgs de la Corinthie. La laie de Crommyôn dont parle la fable, et qui aurait été mère du sanglier de Calydon, exerçait ici ses ravages et l'un des travaux ou exploits de Thésée aurait été d'avoir combattu et tué ce monstre. Le bourg de Ténée, situé aussi en Corinthie possède le fameux temple d'Apollon Ténéate. Archias, chef de la colonie qui fonda Syracuse, paraît avoir tiré de Ténée la plupart de ses compagnons : depuis lors cette localité ne cessa de s'accroître et devenue ainsi la plus florissante des localités de la Corinthie elle s'érigea en république indépendante, puis on la vit prendre parti pour les Romains contre Corinthe et survivre à la ruine de son ancienne métropole. On cite à ce propos l'oracle suivant rendu à la requête d'un habitant d'Asée qui avait demandé s'il lui serait avantageux de s'établir à Corinthe plutôt qu'ailleurs,

«Certes, Corinthe est bien riche ; j'aimerais mieux pourtant me voir citoyen Ténéate»,

Ténéate (remarquez bien) et non Tégéate, comme on dit quelquefois par ignorance. C'est aussi à Ténée, s'il faut en croire la tradition, que le roi Polybe avait fait élever Oedipe. Enfin l'on pense qu'il existe entre les Ténéates et les Ténédiens un ancien lien de parenté, lequel remonterait à Tennus, fils de Cycnus. Aristote le dit et cette circonstance, que les deux peuples rendent à Apollon les mêmes honneurs, rend la chose effectivement fort probable.

23. Les Corinthiens, non contents d'avoir, en sujets dévoués de Philippe, épousé sa querelle contre Rome, affectèrent, pour leur propre compte et cela en toute circonstance, de traiter les Romains avec mépris ; il y en eut même qui, un jour, voyant les ambassadeurs romains passer devant leurs portes, osèrent leur jeter de la boue sur la tête. Or, ce nouvel outrage, ajouté à tous ceux dont ils s'étaient rendus coupables auparavant, ne tarda pas à être chèrement expié. Les Romains envoyèrent une armée considérable sous la conduite de L. Mummius, et, tandis que ce général détruisait Corinthe de fond en comble, ses lieutenants expédiés dans différentes directions soumettaient le reste de la Grèce jusqu'à la Macédoine. La plus grande partie du territoire de Corinthe fut donnée aux Sicyoniens. Polybe qui nous a laissé un récit lamentable de la prise de Corinthe, insiste sur le dédain que montra la soldatesque romaine pour les chefs-d'oeuvre de toute sorte et les offrandes sacrées dont la ville était pleine. Il dit avoir vu en passant dans les rues de Corinthe le sol jonché des tableaux les plus précieux, sur lesquels des soldats jouaient aux dés. Il signale, entre autres, le Bacchus d'Aristide, ce beau tableau qui donna lieu, dit-on, au proverbe : «Rien comme le Bacchus !» et, avec celui-ci, l'Hercule consumé par la tunique de Déjanire. Nous n'avons pas vu ce dernier tableau, mais, en visitant le temple de Cérès à Rome, nous avons reconnu, au milieu des riches offrandes qu'il contenait, le Bacchus, chef-d'oeuvre d'Aristide. Par malheur, ce temple a été récemment détruit par le feu, et dans l'incendie cette belle peinture a péri. La plus grande partie des oeuvres d'art que possèdent les temples de Rome à titre d'offrandes, et j'ajoute les plus belles, proviennent de Corinthe. On en retrouve aussi quelques-unes dans les différentes villes qui entourent Rome. Cela tient à ce que Mummius, qui avait, dit-on, plus de générosité dans le coeur que de lumières dans l'esprit, fit libéralement part de ses trésors à quiconque lui en adressa la demande. Ainsi l'on raconte que Lucullus, comme il venait d'achever le temple de la Bonne Fortune et je ne sais plus quel autre splendide portique, pria Mummius de lui prêter ce qu'il avait encore de statues en sa possession, pour en orner ledit temple jusqu'au jour de sa dédicace, s'engageant à les lui rendre ensuite ; mais au lieu de les lui rendre, il les aurait dédiées avec le reste et aurait dit à Mummius d'aller les réclamer maintenant si bon lui semblait. Heureusement, Mummius avait bien pris la chose et n'avait pas paru se soucier autrement du dommage ; ce qui, par parenthèse, lui fit plus d'honneur que la dédicace du temple n'en avait fait à Lucullus. Après être restée longtemps abandonnée, Corinthe fut relevée de ses ruines par le divin César qui, frappé des avantages de sa position, y envoya une forte colonie composée principalement d'affranchis. Ces nouveaux habitants, s'étant mis à remuer les décombres de la ville et à fouiller les tombeaux, y trouvèrent une grande quantité de sculptures en terre cuite, et aussi beaucoup de bronzes précieux. La vue de ces chefs-d'oeuvre les ayant remplis d'admiration, ils ne laissèrent pas une seule tombe inexplorée, et, quand ils furent richement pourvus, ils mirent en vente à des prix très élevés tout ce qu'ils avaient trouvé, inondant en quelque sorte la ville de Rome de leurs Nécrocorinthies. C'est le nom qu'ils avaient donné à tous les objets d'art retirés des tombeaux, et principalement aux sculptures en terre cuite. Dans le commencement, ces terres cuites furent extrêmement recherchées et prisées même à l'égal des plus beaux bronzes corinthiens, mais cette vogue se ralentit dans la suite, et parce que les fouilles n'en donnaient presque plus, et parce que le peu qu'on trouvait encore était en général de qualité inférieure. - En somme, Corinthe fut toujours une grande et riche cité, remplie d'hommes éminents aussi bien dans les arts que dans la politique. C'est elle qui, avec Sicyone, fit faire les plus grands progrès à la peinture, à la sculpture, et en général à tous les arts plastiques. En revanche, son territoire a toujours été médiocrement fertile, comme on pouvait s'y attendre, avec un sol aussi accidenté et aussi âpre que l'est celui de la sourcilleuse Corinthe : c'est là, on le sait, l'épithète consaeréepour cette ville, témoin le proverbe :

«Sourcilleux et rampant, comme Corinthe».

24. Ornées, qui doit son nom au fleuve sur les bords duquel elle est située, n'a pas toujours été déserte comme elle est aujourd'hui. C'était même autrefois une ville très populeuse. Priape y avait un temple, qui était l'objet d'une grande vénération ; et de là vient qu'Enphorion, dans ses Priapées, donne à ce dieu le surnom d'Ornéate. Bien que située immédiatement au dessus de la plaine de Sicyone, Ornées dépendait de l'Argolide. L'ancienne Araethyrée correspond à la Phliasie actuelle ; elle avait pour chef-lieu une ville de même nom, située au pied du mont Kélosse, mais que ses habitants évacuèrent pour aller en fonder une autre 30 stades plus loin, du nom de Phliûs. A la chaîne du Kélosse se rattache le mont Carneatès ; c'est aussi dans cette montagne que prend sa source le fleuve qui baigne les murs de Sicyone l'Asopus. La vallée de l'Asopus, dite Asopie, forme une portion importante de la Sicyonie. Le nom d'Asopus est commun à plusieurs autres fleuves. Il y a d'abord l'Asopus qui passe à Thèbes, à Platées, à Tanagre ; puis l'Asopus du canton de l'Héraclée Trachinienne, dont les riverains sont appelés Parasopiens ; enfin l'Asopus de l'île de Paros. Phliûs occupe le centre d'un cercle formé par la Sicyonie, l'Argolide, le territoire de Cléones et celui de Stymphale. Elle a, comme Sicyone, un temple de Dia, autrement dit d'Hébé, déesse très vénérée dans le pays.

25. Sicyone, ou comme on l'appelait anciennement, Mécone, et plus anciennement encore Aegialées, a été rebâtie à 20, d'autres disent à 12 stades environ de la mer, sur une colline d'assiette très forte, par Démétrius [Poliorcète]. L'ancienne ville sert aujourd'hui uniquement de port et d'arsenal. La Sicyonie et la Corinthie ont pour limite commune le cours du Némée. Le gouvernement de Sicyone fut presque en tout temps aux mains de tyrans, mais de tyrans très débonnaires pour la plupart. Le plus célèbre est cet Aratus qui délivra sa patrie [du joug des Macédoniens], et qui, porté ensuite par un vote spontané des Achéens à la dignité [de stratège], accrut aussitôt l'importance de la ligue achéenne en y incorporant sa ville natale et toutes les cités environnantes.

Pour ce qui est d'Hypérésie et des villes qu'Homère mentionne à la suite, autrement dit de tout l'Aegialus, c'est dans l'Achaïe propre, laquelle se termine à Dymé et aux confins de l'Elide, qu'il convient de les chercher.


VIII-5 Sommaire VIII-7