XI, 11 - La Bactriane et la Sogdiane
Carte Spruner (1865) |
1. La Bactriane, dont la frontière septentrionale borde l'Arie sur une certaine longueur, dépasse de beaucoup cette contrée dans la direction de l'E. Elle a une
étendue considérable et un sol propre à toutes les cultures, celle de l'olivier exceptée. Grâce à ses immenses ressources, les Grecs qui l'avaient
détachée [de l'empire des Séleucides] devinrent bientôt tellement puissants qu'ils purent s'emparer de l'Ariane et de l'Inde elle-même, au dire d'Apollodore
d'Artémite, et que leurs rois, Ménandre surtout (s'il est vrai qu'il ait franchi l'Hypanis et se soit avancé vers l'E. jusqu'à l'Imaüs), finirent par compter
plus de sujets et de tributaires que n'en avait jamais compté Alexandre, grâce aux conquêtes faites tant par Ménandre en personne que par Démétrius, fils
du roi de Bactriane Euthydème. Ajoutons que, [du côté de la mer,] non contents d'occuper toute la Patalène, ils avaient pris aussi possession d'une bonne partie du
littoral adjacent, à savoir des royaumes de Saraoste et de Sigerdis. En somme, Apollodore a eu raison d'appeler la Bactriane le boulevard de l'Ariane, les rois de ce pays ayant
poussé leurs conquêtes jusqu'aux frontières des Sères et des Phryni.
2. Les rois de Bactriane avaient dans leurs états plus d'une ville importante, Bactres d'abord (ou, comme on l'appelle aussi quelquefois, Zariaspa), que traverse une rivière de
même nom, tributaire de l'Oxus ; puis Adrapsa et plusieurs autres encore. Au nombre des villes principales du pays figurait aussi Eucratidie, ainsi nommée du roi [grec qui l'avait
fondée]. Une fois maîtres de la Bactriane, les Grecs l'avaient, [à l'exemple des Perses,] divisée en satrapies, témoin les deux satrapies, dites d'Aspionus et
de Turianus, qui leur furent enlevées par les Parthes sous le règne d'Eucratidès. Enfin, ces mêmes rois grecs ajoutèrent à leurs états la
Sogdiane, province située à l'E. de la Bactriane entre l'Oxus, dont le cours sert de limite commune aux Sogdiens et aux Bactriens, et l'Iaxarte qui forme la séparation
entre les Sogdiens et les Nomades.
3. Anciennement, il n'y avait guère de différence, sous le rapport du genre de vie et de l'ensemble des moeurs et des coutumes, entre les Nomades, d'une part, et les Sogdiens et
les Bactriens, de l'autre. Les Bactriens étaient bien au fond un peu plus civilisés, mais le portrait qu'Onésicrite nous a laissé d'eux n'est pas des plus flatteurs.
On y voit, par exemple, que tous ceux d'entre eux qui, pour vieillesse ou pour maladie, étaient déclarés incurables, étaient jetés vivants en proie à
des chiens dressés et entretenus exprès et qu'on appelait dans la langue du pays d'un mot qui équivaut à notre locution de fossoyeurs ou de croque-morts, et que, par
suite de cet usage, tandis que les alentours de leur capitale n'offraient aux yeux aucun objet impur, presque tous les quartiers de l'intérieur n'étaient remplis que d'ossements
humains. Au reste Onésicrite ajoutait qu'Alexandre avait eu soin d'abolir cette coutume. Les historiens, à la vérité, signalent un usage à peu près
semblable chez les Caspii, lorsqu'ils nous montrent ce peuple jetant en prison et y laissant mourir de faim tous les grands parents passé l'âge de soixante-dix ans. Il semble
pourtant que cet usage d'un peuple scythe soit moins odieux, se rapprochant en somme beaucoup de la fameuse loi des Céiens, tandis que l'usage bactrien a quelque chose de plus
foncièrement scythique. Mais on comprend qu'en présence de semblables usages Alexandre ait été embarrassé pour se faire une idée de ce que pouvaient
être les coutumes en vigueur dans le pays au temps des premiers rois perses et plus anciennement encore au temps des gouverneurs [assyriens].
4. On dit qu'Alexandre, tant en Sogdiane qu'en Bactriane, fonda huit cités nouvelles, mais il en aurait aussi détruit, paraît-il, quelques-unes des anciennes, notamment en
Bactriane la ville de Cariatoe où Callisthène avait été arrêté et incarcéré et en Sogdiane Maracanda, voire même Cyra, la
dernière des villes fondées par Cyrus et qui marquait sur l'Iaxarte la limite extrême de l'empire perse. On ajoute que, s'il détruisit cette ville, lui qui se piquait
de tant aimer Cyrus, c'est qu'il avait voulu tirer vengeance des insurrections trop fréquentes de ses habitants. Il aurait pris aussi, mais seulement par trahison, ces deux roches ou
forteresses réputées inexpugnables, celle de Sisimithrès en Bactriane où Oxyartès tenait sa fille Roxane et celle d'Ariamazès en Sogdiane, plus connue
sous le nom de Roche Oxienne. Les historiens nous dépeignent la première comme ayant quinze stades de hauteur avec quatre-vingts stades de circonférence et comme
formant à son sommet un plateau fertile capable de nourrir une garnison de cinq cents hommes, ils nous montrent même Alexandre y recevant une hospitalité splendide et y
épousant Roxane, fille d'Oxyartès. Quant à la Roche de Sogdiane ou Roche Oxienne, ils lui donnent le double de hauteur. Ils racontent aussi comment, dans les mêmes
lieux, Alexandre aurait détruit de fond en comble la ville des Branchides, ainsi nommée des anciens prêtres d'Apollon établis dans cette contrée lointaine par
Xerxès qu'ils avaient suivi volontairement, ne pouvant plus rester dans leur patrie après avoir traîtreusement abandonné à l'ennemi les richesses du dieu
confiées à leur garde et les trésors de Didymes. Apparemment le conquérant avait voulu en détruisant la ville fondée par eux témoigner de son
horreur pour leur sacrilège et leur trahison.
5. Le fleuve qui traverse la Sogdiane porte, dans Aristobule, le nom de Polytimétos ; or, il est probable que ce sont les Macédoniens qui lui ont donné [ce nom],
conformément à leur habitude, attestée par maint autre exemple, de changer ou de traduire tant bien que mal les dénominations locales. Aristobule ajoute que ce
fleuve, après avoir arrosé et fertilisé la Sogdiane, pénètre dans une contrée déserte et sablonneuse et va se perdre dans les sables, comme fait
l'Arius au sortir de l'Arie. Dans le voisinage de l'Ochus, maintenant, les Macédoniens, à ce qu'on prétend, auraient en creusant découvert une source d'huile. Certes
la chose en elle-même n'offre rien d'invraisemblable, car on conçoit que le sein de la terre puisse être sillonné par des fluides gras, comme il l'est par des fluides
nitreux et alumineux, bitumineux et sulfureux ; malheureusement, il suffit qu'un fait soit rare pour qu'on le range aussitôt parmi les fables. [Du reste, tout ce qui concerne l'Ochus est
aussi incertain], car, parmi les auteurs qui ont parlé de ce fleuve, les uns veulent qu'il traverse toute la Bactriane, les autres qu'il en longe seulement la frontière ; les uns,
qu'il forme un cours d'eau plus méridional que l'Oxus et entièrement distinct et indépendant de celui-ci, les deux fleuves débouchant alors séparément
dans la Caspienne, en Hyrcanie ; les autres, qu'après avoir coulé d'abord distinct et séparé de l'Oxus, avec une largeur qui en maint endroit atteint jusqu'à
six et sept stades, il finisse par s'unir à ce fleuve et par ne plus former avec lui qu'un seul et même courant. En revanche, il est notoire que l'Iaxarte demeure d'un bout
à l'autre distinct et indépendant de l'Oxus, se jetant, comme lui, directement dans la Caspienne. Patrocle fixe même à quelque chose comme 80 parasanges la distance
qui sépare l'une de l'autre les deux embouchures. Seulement, la parasange persique est diversement évaluée : les uns la font de 60 stades, les autres de 30, les autres de
40. C'est ainsi qu'en Egypte, pendant que nous remontions le Nil, nous constatâmes qu'on se servait pour nous indiquer les distances d'une ville à l'antre de schoenes de diverses
grandeurs, de sorte qu'à un même nombre de scheenes correspondait ici un trajet plus long, là un trajet plus court, et cela en vertu da coutumes locales fort anciennes
soigneusement conservées.
6. Toutes les nations qui habitent en dedans du Taurus et à l'est de l'Hyrcanie jusqu'à la Sogdiane sont connues dès longtemps : elles l'étaient des Perses, elles le
furent ensuite des Macédoniens, puis des Parthes. Quant à celles qui habitent au delà de la Sogdiane sous le même parallèle, peut-être est-il permis,
d'après une certaine ressemblance extérieure, de leur supposer une origine scythique, mais jusqu'à présent nous n'avons point connaissance qu'aucune armée de
terre ait pénétré chez elles, non plus que chez les nations nomades les plus septentrionales. Alexandre, il est vrai, avait projeté de pousser jusqu'à ces
dernières pendant qu'il poursuivait Bessus et Spitamène, mais Bessus lui ayant été amené et livré vivant et les Barbares ayant eux-mêmes fait
justice de Spitamène, il renonça naturellement à son projet. On parle en revanche d'un périple que certains navigateurs auraient exécuté de l'Inde en
Hyrcanie ; et, si tous les historiens ne s'accordent pas sur l'authenticité du fait, du moins paraît-il, d'après ce que dit Patrocle, devoir être rangé au
nombre des choses possibles.
7. Suivant l'opinion commune, le dernier prolongement du Taurus, le même qu'on nomme l'Imaüs et qui aboutit à la mer de l'Inde, s'avance vers l'E. juste autant que l'Inde
elle-même, c'est-à-dire sans la dépasser et sans que celle-ci non plus le dépasse ; mais si [à partir de cette extrémité du Taurus] on remonte
vers le côté septentrional de l'Asie, on s'aperçoit que la mer rogne de plus en plus et sur la longueur et sur la largeur du continent, de manière à amincir
singulièrement vers l'E. la section de l'Asie que nous décrivons en ce moment et qui se trouve comprise entre le Taurus et la partie de l'Océan dans laquelle s'ouvre la mer
Caspienne. Et tandis que la plus grande longueur de cette même section (à la prendre depuis la mer d'Hyrcanie jusqu'aux rivages de l'Océan voisins de l'Imatis sans quitter
le pied de la chaîne du Taurus) mesure 30 000 stades environ, il est constant que sa largeur n'atteint même pas 60001 stades. On a pu voir plus haut que depuis le golfe d'Issus
jusqu'à la mer Orientale dans les parages de l'Inde nous comptions 40 000 stades à peu près, plus 30 000 stades depuis l'extrémité occidentale de la terre
voisine des Colonnes d'Hercule jusqu'à Issus ; et, comme le fond du golfe d'Issus n'est guère plus oriental, si même il l'est autant, que la ville d'Amisus (la distance
d'Amisus à la frontière d'Hyrcanie étant figurée par une droite de 10 000 stades environ parallèle à cette autre ligne dont nous parlions tout à
l'heure comprise entre Issus et l'extrémité de l'Inde), c'est bien 30 000 stades qui restent pour représenter jusqu'à son extrémité orientale la
longueur de la section de l'Asie que nous parcourons présentement. D'autre part, la plus grande largeur de la terre habitée (laquelle terre habitée se trouve avoir, nous le
répétons, la figure d'une chlamyde) étant à peu près de 30 000 stades, il est évident que c'est dans le voisinage du méridien passant par la mer
d'Hyrcanie et la mer Persique qu'il faut la chercher, puisque la terre habitée mesure de longueur totale 70 000 stades. En conséquence, si de la frontière d'Hyrcanie
à Artémite en Babylonie on compte, avec Apollodore d'Artémite, 8000 stades, autant d'Artémite à l'entrée de la mer Persique, autant encore ou peu s'en
faut jusqu'à la hauteur des points extrêmes de l'Ethiopie, ce qui restera pour compléter le maximum de largeur de la terre habitée équivaudra justement au
nombre de stades indiqué par nous comme représentant la distance comprise entre le fond de la mer d'Hyrcanie et l'entrée de la même mer. Quant à la forme
qu'affecte ce segment de la terre habitée, tronquée ou écourtée comme elle est vers l'E., elle ressemblera assez exactement à celle d'un couperet, la
chaîne de montagnes qui se prolonge en ligne droite étant censée représenter le tranchant du couperet, et la côte comprise entre l'entrée de la mer
Hyrcanienne et Tamarum [pointe extrême de l'Imaüs] en figurant assez bien le côté opposé puisqu'elle aussi décrit une ligne arrondie, brusquement
interrompue et écourtée.
8. Nous mentionnerons, maintenant, pour finir, certains détails tenant évidemment du merveilleux, mais que tout le monde répète au sujet des peuples qui, comme les
habitants du Caucase et comme les montagnards en général, sont restés jusqu'à présent dams un état de complète barbarie. Chez les uns, dit-on,
une loi expresse a mis en pratique cette pensée d'Euripide (Cresphonte),
«Pleurer sur l'homme à sa naissance, en pensant aux maux au devant desquels il court ;
mais, quand l'homme est mort et que ses maux ont cessé, se réjouir et avec des cris d'allégresse
accompagner ses restes hors de sa demeure».
Chez les autres, la peine de mort n'est jamais appliquée ; elle ne l'est pas même aux plus grands criminels qu'on se borne à bannir en compagnie de leurs enfants, ce qui est juste l'inverse de ce que pratiquent les Derbices, chez qui les fautes les plus légères sont punies de mort. Les Derbices adorent la Terre et ne sacrifient ni ne mangent les animaux femelles ; chez eux tous les vieillards qui ont passé l'âge de soixante-dix ans sont égorgés et ce sont leurs plus proches parents seuls qui dévorent leur chair ; quant aux vieilles femmes, elles sont étranglées, puis enterrées. Les hommes morts avant d'avoir atteint l'âge de soixante-dix ans ne sont pas mangés non plus, mais enterrés [comme les femmes]. Les Siginni, qui, pour tout le reste, vivent à la façon des Perses, se servent de méchants petits chevaux tout velus, beaucoup trop faibles pour être montés, mais qu'ils attellent à leurs quadriges et qu'ils laissent aux femmes le soin de conduire : elles s'y exercent dès leur enfance et celle qui arrive à savoir le mieux conduire a le droit de se choisir l'époux qu'elle veut. On parle aussi de certains peuples chez lesquels chacun s'évertue à donner le plus possible à sa tête une forrne allongée en se rendant le front assez proéminent pour qu'il puisse couvrir et ombrager tout le menton. Un autre usage propre aux Tapyres, c'est que tous les hommes, chez eux, s'habillent de noir et portent les cheveux longs, tandis que les femmes s'habillent de blanc et ont toutes les cheveux courts. Celui d'entre eux qui est réputé le plus brave a le droit d'épouser la femme de son choix. Enfin, chez les Caspii, il est d'usage d'exposer dans le désert les corps des septuagénaires qu'on a laissés mourir de faim et d'observer de loin ce qui leur arrive : ceux qu'ils ont vu arracher par des oiseaux de proie du lit sur lequel ils gisaient étendus sont considérés par eux comme des bienheureux, ils regardent comme moins fortunés ceux que des bêtes féroces ou des chiens en ont arrachés et comme des réprouvés ceux qu'aucun animal n'a osé toucher.