Francois-Xavier Fabre - La Mort de Socrate - 1801-1802 - MAH Musée d'art et d'histoire, Ville de Genève
ARGUMENT
Le Phédon n'est pas, comme les
précédents dialogues, un simple échange
de questions et de réponses, n'ayant d'autre but que
de mettre en évidence l'erreur d'une théorie ou
la vérité d'un principe ; c'est une composition
tout autrement compliquée, où, à travers
les incidents d'un drame principal, sont proposés,
discutés et résolus des problèmes
complexes, qui intéressent à la fois la
psychologie, la morale et la métaphysique : oeuvre
savante, dans laquelle sont fondus avec un dessein profond
trois objets très différents : le récit,
la discussion et le mythe.
Le récit, c'est la peinture vive et sensible du
dernier jour et de la mort de Socrate, faite à
Echécrate de Phlionte par Phédon, témoin
encore ému de cette fin si sereine et si noble, qu'il
rapporte fidèlement dans un langage empreint de la
simplicité et de la grandeur antiques. C'est un
tableau d'une éternelle beauté, sur lequel il
est impossible d'attacher ses regards sans être
pénétré peu à peu de l'admiration
enthousiaste et par moments attendrie qui respire dans les
paroles de son interprète. Au moment où
Phédon nous ouvre la porte de la prison, Socrate nous
apparaît, assis familièrement sur le bord de son
lit, au milieu de ses disciples, empressés à
venir dès le matin recueillir les dernières
paroles d'un maître vénéré : son
air est tranquille et souriant, et pas une ombre de tristesse
ou de lassitude n'a altéré son visage aussi
calme et aussi fort que la pensée qui l'anime. Sans
l'émotion mal contenue de ses amis et les larmes qui
s'échappent malgré eux de leurs yeux, sans les
lamentations de Xantippe, sa femme, rien dans la personne de
Socrate ne trahirait l'approche de sa mort. Il garde sans
effort sa manière d'être et son langage
ordinaires. Phédon nous attendrit comme lui à
ses souvenirs personnels : il aime à rappeler que son
maître, au-dessous duquel il avait coutume de s'asseoir
sur un petit siège, jouait ce jour-là encore
avec ses cheveux, en suivant l'entretien, et le plaisantait
doucement sur ce que le deuil du lendemain l'obligerait
à couper sa belle chevelure. Résolu à
donner à ses amis l'exemple d'une vie consacrée
jusqu'au dernier moment à la philosophie, Socrate fait
retirer sa femme et ses enfants, impose la réserve
à la douleur de ses amis, et ne tarde pas à
provoquer Simmias et Cébès à une
discussion qui va se prolonger jusqu'au coucher du soleil,
à l'instant marqué par la loi pour boire la
ciguë. Ce sera, comme il le dit lui-même, le chant
du cygne, non pas un chant de tristesse, mais plutôt de
sublime espoir pour la vie bienheureuse et immortelle.
Le philosophe ne doit-il pas souhaiter de mourir ? A-t-il ou
non le droit de prévenir la mort trop lente à
son gré, et d'attenter à ses jours ? Ce sont
les premières questions que la situation fait
naître d'elles-mêmes. Le sentiment de Socrate,
c'est que l'espérance de trouver dans une vie
meilleure que la nôtre des dieux justes, bons et amis
des hommes, suffit pour engager le sage à sourire
à la mort. Mais quant à prévenir le
terme naturel de la vie, nul homme ne le doit, le sage moins
que tout autre, parce que s'il a une juste raison de ne pas
craindre la mort, il en a deux de l'attendre. C'est d'abord
le courage dont il doit faire preuve en supportant avec
patience les maux de cette vie, où il se croit comme
en un poste qu'il est lâche de déserter.
Ensuite, c'est la pensée que sa personne et sa
destinée appartiennent aux dieux, ses créateurs
et ses maîtres ; et qu'il n'a pas le droit de disposer
de lui s'il ne s'appartient pas. Ces raisons sont les plus
fortes qui aient jamais été invoquées
contre le suicide ; et ce n'est pas pour Platon un honneur
médiocre que, sur un problème aussi important
et aussi délicat, son spiritualisme païen n'ait
rien à envier ni à la morale chrétienne
ni au spiritualisme moderne. Et avec quelle force il met en
lumière les raisons de l'idée si
différente que se font de la vie et de la mort le
philosophe et le vulgaire ! Le vulgaire s'attache à la
vie, parce qu'il n'a souci que du corps et des plaisirs des
sens, ne songeant pas seulement s'il a une âme. Aussi
la mort l'épouvante, parce qu'en détruisant le
corps, elle lui ôte tout ce qui lui est cher. Mais
où sont le prix de la vie et l'effroi de la mort pour
qui n'attache au corps aucune valeur ? Tel est le philosophe,
qui trouve son bonheur dans la seule pensée, qui
aspire à des biens invisibles comme elle et ici-bas
insaisissables, et qui voit venir la mort avec joie, comme la
fin du temps d'épreuve qui le sépare de ces
biens qu'il a toute sa vie médités. Sa vie
n'est, à vrai dire, qu'une méditation de la
mort. De-mandez à Platon quels sont ces biens
invisibles : «Je ne parle pas seulement, dit-il, du
juste, du bien et du beau, mais de la grandeur, de la
santé, de la force, en un mot de l'essence de toutes
choses, c'est-à-dire de ce qu'elles sont en
elles-mêmes». C'est le premier trait de la
théorie des Idées, dont le dessein va s'accuser
bientôt.
Mais d'où vient au philosophe la certitude de ne pas
périr tout entier à la mort ? Et s'il n'a pas
la preuve que l'âme doit survivre au corps, qui
l'assure de n'être pas la dupe d'une belle illusion ?
Platon se met résolûment en demeure de
s'expliquer par la bouche de Socrate sur ces problèmes
redoutables, et il touche successivement aux points suivants,
qu'il suffit d'indiquer pour en faire sentir l'importance :
la survivance de l'âme au corps, la
réminiscence, la préexistence de l'âme,
l'existence des idées en soi, la simplicité,
l'immatérialité, l'indissolubilité, la
liberté de l'âme, et enfin son
immortalité.
Il part des idées pythagoriciennes du séjour de
l'âme aux enfers et de son retour à la vie, pour
établir qu'elle existe après la mort. C'est le
sens de la maxime : Les vivants naissent des morts,
enveloppée dans cette autre plus
générale, que tout ce qui a un contraire
naît de ce contraire, comme le plus grand du plus
petit, le plus fort du plus faible, le plus vite du plus
lent, le pire du meilleur, la veille du sommeil, et la vie de
la mort. - A cet argument en faveur de la survivance de
l'âme, emprunté à la doctrine de la
métempsycose, s'en ajoute un tout platonicien en
faveur de la préexistence. C'est une
conséquence du principe que la science n'est qu'une
réminiscence, principe qui suppose lui-même la
Théorie des Idées à laquelle nous
touchons ici pour la seconde fois. Savoir, c'est se
ressouvenir, et le souvenir suppose une connaissance
antérieure. Si donc l'âme se souvient de choses
qu'elle n'a pu connaître en cette vie, c'est une preuve
qu'elle a existé auparavant. Or n'est-il pas vrai que
notre âme, à travers l'imparfaite
égalité des objets sensibles entre eux, a
l'idée d'une égalité parfaite,
intelligible, insaisissable aux sens ? n'a-t-elle pas aussi
l'idée du bien, du juste, du saint, et de l'essence de
toutes choses ? Ce sont des connaissances qu'elle n'a pu
acquérir depuis notre naissance, puisqu'elles ne sont
pas perceptibles aux sens ; il faut donc qu'elle les ait
acquises auparavant : «La conséquence de tout
ceci, c'est que l'âme existe avant notre apparition en
ce monde, ainsi que les essences». - Ces deux
arguments, à vrai dire, malgré le prestige des
noms de Pythagore et de Platon, ne gardent à nos yeux
qu'une valeur historique. Le premier ne peut pas plus
soutenir la discussion de la théorie morte de la
métempsycose d'où il est sorti. Le second
aurait toute la force d'une démonstration, si les deux
théories des Idées et de la
Réminiscence, qui tiennent une si grande place dans la
doctrine de Platon, pouvaient être aujourd'hui
acceptées sans réserve.
Mais voici, par compensation, une suite de raisonnements
capables de satisfaire les esprits les plus difficiles.
Elle est fondée sur l'examen de la nature de
l'âme. Notre âme est-elle de ces choses qui
peuvent se dissoudre, ou bien est-elle indissoluble ?
Est-elle simple ou composée, matérielle ou
immatérielle ? Enfin est-elle plus conforme à
ce qui change sans cesse, ou bien à ce qui reste
éternellement identique à soi-même ? Ces
questions toutes seules suffisent à témoigner
que dans la pensée de Platon le problème de la
destinée de l'âme après la mort ne peut
recevoir de solution qu'après celui de son essence. Il
la cherche aussitôt. Il distingue deux ordres de choses
: les unes simples, absolues, immuables, éternelles,
d'un seul mot, les Essences intelligibles ; les autres,
images imparfaites des premières, composées,
changeantes, c'est-à-dire des Corps perceptibles aux
sens. Auquel de ces deux ordres se rattache notre âme ?
aux Essences, parce qu'elle est comme elles invisible,
simple, et portée en outre d'elle-même à
les rechercher comme un bien propre à sa nature. Si
notre âme est semblable aux Essences, elle ne change
jamais, aussi bien qu'elles, et n'a pas à craindre de
se dissoudre à la mort, comme le corps. Elle est
immortelle. - Mais Platon a grand soin d'établir tout
de suite qu'il ne s'ensuit pas de ce que l'âme est
assurée par sa nature d'une destinée future,
que cette destinée doive être égale pour
toutes les âmes indistinctement. Celle du philosophe,
celle du juste, épurées par la constante
méditation des essences divines, seront sans doute
admises à la vie bienheureuse des dieux. Mais celles
du vulgaire et du méchant, souillées
d'impuretés ou de crimes, seront privées de
cette éternité heureuse et soumises à
des épreuves dont Platon emprunte la peinture à
la mythologie. Ces croyances d'un autre temps prouvent du
moins l'antiquité de la foi du genre humain à
une sanction suprême de la loi morale, et ajoutent le
poids du consentement universel à l'un des principes
les plus certains de la philosophie.
Mais cette argumentation soulève deux objections. Ne
peut-on pas dire de l'harmonie d'une lyre, aussi bien que de
l'âme, qu'elle est invisible, immatérielle ? Et
dès lors ne peut-on pas craindre pour l'âme ce
qui arrive à l'harmonie, qu'elle périsse avant
le corps, comme l'harmonie avant la lyre ? L'objection n'est
que spécieuse. Il suffit, pour la réduire
à rien, de songer que l'âme n'est pas
sérieusement comparable à l'harmonie pour deux
bonnes raisons : la première, c'est qu'elle existe
avant le corps, comme on l'a démontré, et qu'il
est absurde de dire que l'harmonie existe avant la lyre. La
seconde, c'est que l'âme commande au corps et en
gouverne les organes, tandis qu'il est absurde de dire que
l'harmonie commande aux parties de la lyre. On voit comment
la préexistence et la liberté de l'âme
viennent en quelque sorte au secours de son
immortalité contestée.
L'autre objection se tire de l'idée qu'il n'est pas
impossible que l'âme, après avoir survécu
à plusieurs corps, vienne à périr avec
celui qu'elle anime le dernier. Cette objection ne paraissant
pas formellement contredite, comme la
précédente, par la préexistence et par
la liberté de l'âme, avec lesquelles elle peut
s'accorder, Platon la réfute au nom du principe auquel
il revient sans cesse à propos de toutes les questions
capitales. C'est le principe de l'existence des Idées,
qui est ici développé avec plus d'abondance, et
sur lequel il faut bien à la fin s'expliquer. Il y a
au-dessus de toutes les choses qui frappent nos sens en ce
monde des êtres purement intelligibles, qui sont les
types parfaits, absolus, éternels, immuables, de tout
ce qui existe d'imparfait en ce monde : ce sont les
Idées, non pas abstraites, mais réellement
existantes, les seules réalités, à vrai
dire, dont tout ce qui n'est pas elles n'est qu'une
imparfaite image. Ce sont la justice absolue, la
beauté absolue, la sainteté absolue,
l'égalité absolue, l'unité absolue, la
duité absolue, l'imparité absolue, la grandeur
absolue, la petitesse absolue, entre lesquelles Platon ne
semble faire, au premier abord, aucune distiction, en ce sens
qu'il admet leur réalité au même titre.
Or, s'il ne répugne en rien d'admettre que la justice,
la beauté, la vérité absolue existent en
soi comme autant d'attributs de Dieu, il faut convenir qu'il
n'en est pas de même de ces autres idées
platoniciennes, telles que l'égalité, la
grandeur, la force, la petitesse et d'autres plus
éloignées encore de la nature divine,
c'est-à-dire les idées-types de tous les
êtres sensibles. On est donc réduit à
cette alternative, ou bien de repousser absolument la
théorie des Idées, parce qu'elle est excessive,
ou de supposer que le bon sens de Platon a dû
établir entre les Idées des distinctions et des
degrés qui rendaient sa théorie raisonnable.
C'est le parti qui semble le meilleur, malgré le
silence de Platon. Il n'y en a dans le Phédon,
ni ailleurs, aucune raison explicite ; mais c'est presque un
argument, ce semble, que son insistance manifeste à
revenir plus volontiers, plus souvent et avec plus de force
à certaines idées de préférence
à d'autres. Ce sont celles du beau, du juste, du vrai,
du saint, du bien en soi, auxquelles il paraît par
là même attacher une importance capitale.
Dès lors, et quoi que l'on décide sur le
caractère des autres Idées, le principe des
Essences garde toute sa force contre les doutes
proposés au sujet de l'immortalité de
l'âme. Si celle-ci, comme on l'a
démontré, participe de la nature divine des
Essences, elle ne peut pas, non plus que les essences
mêmes, admettre rien de contraire à sa nature ;
elle ne peut jamais, quand le corps se dissout, périr
avec lui, parce qu'elle est immuable, indissoluble, parce
qu'elle échappe par essence à toutes les
conditions de la mort. Et si telle est sa destinée,
ajoute Socrate, combien il lui importe de mettre tout son
soin en cette vie à se rendre digne d'une
éternité heureuse !
Ici la discussion cesse, pour faire place au mythe. Nous
n'avons point à soumettre à une sèche
analyse cette peinture toute poétique et
néanmoins profondément morale du séjour
différent des méchants et des justes, des
épreuves imposées aux uns et de la
félicité des autres. Mais il importe de marquer
une fois pour toutes le sens philosophique de ces emprunts
à la mythologie, que l'on rencontre dans la plupart
des dialogues importants de Platon. A quoi bon ce recours aux
croyances religieuses ou aux traditions populaires ? Est-ce
une concession prudente au polythéisme, auquel les
progrès de la philosophie couraient risque
d'être suspects, comme le prouvent le procès et
la condamnation de Socrate ? Il n'est pas
déraisonnable de le penser. Mais une explication qui
semble plus relevée, c'est que Platon, dans
l'intérêt même du progrès des
croyances morales qu'il a tant fait pour répandre, ne
négligeait rien de ce qui pouvait les faire accepter
plus vite à l'esprit de ses contemporains. Or, quoi de
plus conforme à son but que d'établir l'accord
des dogmes religieux avec les conclusions de la philosophie
sur les questions fondamentales de la morale ? Quoi de plus
habile que de présenter les traditions populaires
comme une image et une prophétie des doctrines
nouvelles ? Mais il faut prendre garde à la justesse
et à la supériorité de vues avec
lesquelles il n'emprunte à ces mythes primitifs que ce
qu'ils ont de propre à élever l'esprit en
frappant l'imagination. Tous les détails de ces
peintures conspirent à cette fin. C'est dans la
même idée qu'il nous fait voir Socrate
accomplissant rigoureusement tous les actes que la religion
imposait comme des hommages rendus à la
toute-puissance de la Divinité, la libation et la
prière aux dieux avant de boire la ciguë, et le
sacrifice d'un coq à Esculape.
Revenant à la fin sur le récit qui encadre en
quelque sorte l'oeuvre tout entière, le
Phédon se termine avec les détails
touchants des derniers moments de Socrate, que ses amis ne
quittent qu'après lui avoir pieusement fermé
les yeux. Deux mots résument l'impression que laisse
dans l'esprit cette grande et noble figure : Socrate a
été le plus sage et le plus juste de tous les
hommes.
D'abord ECHECRATE (1), PHEDON ; puis SOCRATE, APOLLODORE, CEBES, SIMMIAS, CRITON, PHEDON ; XANTIPPE, femme de Socrate ; le serviteur des Onze
ECHECRATE
Phédon, étais-tu toi-même auprès
de Socrate, le jour qu'il but la ciguë dans la prison,
ou tiens-tu le récit de quelqu'un?
PHEDON
J'y étais moi-même.
ECHECRATE
Que dit Socrate avant de mourir, et de quelle manière
mourut-il ? Je l'apprendrais avec plaisir. Car il n'y a pas
aujourd'hui un Phliasien en relations avec Athènes, et
depuis longtemps il n'est venu d'Athènes personne qui
ait pu nous donner quelque information à ce sujet,
sauf que Socrate est mort après avoir bu la
ciguë. Nous n'en avons pas appris davantage.
PHEDON
Vous n'avez donc pas su comment fut instruit son
procès ?
ECHECRATE
Si fait : quelqu'un nous le dit, et nous nous
étonnions que Socrate ne fût mort que longtemps
après que la sentence eut été rendue.
D'où vint cela, Phédon ?
PHEDON
Un hasard en fut cause : la veille du jugement on avait
couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens
envoient chaque année à Délos.
ECHECRATE
Qu'est-ce donc que ce vaisseau ?
PHEDON
Si l'on en croit les Athéniens, c'est celui sur lequel
Thésée embarqua les sept jeunes gens et les
sept jeunes filles qu'il menait à Crète, et
qu'il sauva en se sauvant lui-même. On raconte que les
Athéniens firent voeu à Apollon, si ces enfants
échappaient au danger, d'envoyer, tous les ans, une
théorie à Délos ; et c'est ce qu'ils
font toujours depuis ce temps-là. Dès que la
théorie est commencée, une loi ordonne de
purifier la ville, et défend de faire mourir aucun
condamné, jusqu'à ce que le vaisseau soit
arrivé à Délos et revenu à
Athènes ; et il est quelquefois très longtemps
en voyage, quand il a les vents contraires. La théorie
commence lorsque le prêtre d'Apollon a couronné
la poupe du vaisseau, et comme je le disais, cela se
rencontra justement la veille du jugement de Socrate.
Voilà pourquoi il resta si longtemps dans la prison,
entre sa condamnation et sa mort.
ECHECRATE
Et le jour de sa mort, Phédon, que fit-il ? que dit-il
? qui était auprès de lui d'entre ses amis ?
les juges leur avaient-ils défendu de l'approcher ? et
mourut-il sans être assisté de ses amis ?
PHEDON
Point du tout, il s'en trouva près de Socrate, et
même en assez grand nombre.
ECHECRATE
Raconte-moi, je te prie, tout cela dans le plus grand
détail, si quelque affaire ne t'en empêche
pas.
PHEDON
Je suis libre présentement, et je vais tâcher de
te satisfaire. Aussi bien le plus grand plaisir que j'aie au
monde, c'est de me rappeler Socrate, soit que j'en parle
moi-même, soit que j'en entende d'autres parler de lui
(2).
ECHECRATE
Sois persuadé, Phédon, que telle est aussi la
disposition de ceux qui t'écoutent. Commence donc, et
surtout tâche de ne rien oublier.
PHEDON
Pour moi, mes impressions ce jour-là furent vraiment
étranges. Car, loin d'être touché de
pitié par la mort d'un ami, je trouvais, au contraire,
son sort digne d'envie, à voir son attitude et
à entendre ses discours ; et
l'intrépidité qu'il montrait devant la mort me
persuadait qu'il ne quittait pas cette vie sans le secours de
quelque divinité qui le menait dans une autre, pour le
mettre en possession de la plus grande félicité
dont les hommes aient jamais joui. Aussi ces pensées
étouffaient en moi les sentiments de compassion que je
devais vraisemblablement avoir à la vue d'un objet si
triste. Elles m'empêchaient aussi de prendre à
nos entretiens sur la philosophie, qui en fut encore le sujet
ce jour-là, le même plaisir que j'y avais pris
d'ordinaire. A l'idée qu'un tel homme allait mourir,
il se faisait en moi un mélange extraordinaire de
peine et de plaisir ; et le même effet se produisait
chez tous ceux qui étaient là présents.
Tantôt tu nous aurais vus sourire, et tantôt
fondre en larmes, surtout l'un de nous, Apollodore ; tu
connais l'homme et son humeur.
ECHECRATE
Comment ne le connaîtrais-je pas ?
PHEDON
C'était lui qui faisait le mieux voir cette
diversité de sentiments. Et pour moi, j'étais
fort troublé, comme tous les autres.
ECHECRATE
Quels étaient ceux qui étaient là,
Phédon ?
PHEDON
D'Athéniens, il y avait cet Apollodore, Critobule, et
son père Criton, Hermogène, Epigène,
Eschine et Antisthène (3), il y avait aussi
Ctésippe de Péanée,
Ménexène, et quelques autres encore du pays ;
Platon, je crois, était malade.
ECHECRATE
Y avait-il des étrangers ?
PHEDON
Oui ; Simmias de Thèbes, Cébès et
Phédondès ; et de Mégare, Euclide
(4) et Terpsion.
ECHECRATE
Aristippe (5) et
Cléombrote n'y étaient-ils pas ?
PHEDON
Non ; on disait qu'ils étaient à Egine (6).
ECHECRATE
Qui était là encore ?
PHEDON
Je crois t'avoir nommé à peu près tous
ceux qui s'y trouvaient.
ECHECRATE
Voyons à présent quels furent vos entretiens
?
PHEDON
Je tâcherai de te les rapporter sans en rien perdre,
car, après sa condamnation, nous ne manquions pas un
seul jour d'aller voir Socrate. Dans ce dessein nous nous
rassemblions tous les matins sur la place publique où
il fut jugé, qui était tout près de la
prison, et nous attendions là, en nous entretenant,
que cette prison fût ouverte, ce qui n'arrivait jamais
de bonne heure. Elle ne l'était pas plutôt, que
nous nous rendions près de lui, et nous y passions
ordinairement tout le jour. Ce jour-là, nous nous
réunîmes plus matin que de coutume ; car en le
quittant, la veille au soir, nous avions appris que le
vaisseau était revenu de Délos, et nous
étions convenus de nous trouver tous le lendemain au
même lieu, le plus matin qu'il se pourrait. En effet,
nous n'y manquâmes point. Dès que nous
fûmes arrivés, le geôlier qui avait
coutume de nous faire entrer sortit pour nous prier
d'attendre un peu, et de n'entrer que quand il viendrait nous
prendre ; car, dit-il, les Onze (7) font ôter les fers
à Socrate en ce moment même, et lui annoncent
qu'il doit mourir aujourd'hui. Quelques moments après
il vint nous ouvrir. En entrant, nous trouvâmes Socrate
qu'on venait de délivrer de ses fers, et Xantippe, tu
la connais, assise auprès de lui et tenant un de ses
enfants entre ses bras. Elle ne nous eut pas plutôt
aperçus, qu'elle se mit à se lamenter, et
à crier comme les femmes font en pareille occasion :
Socrate, s'écriait-elle, c'est donc aujourd'hui que
tes amis te parlent pour la dernière fois ! Mais lui,
tournant les yeux du côté de Criton : Qu'on
l'emmène chez elle, dit-il. Aussitôt les
esclaves de Criton entraînèrent Xantippe qui
poussait des cris et se meurtrissait le visage. En même
temps, Socrate s'assit sur son lit, et pliant la jambe
d'où l'on venait d'ôter la chaîne, et la
frottant avec sa main : Quelle chose étrange, nous
dit-il, que ce que les hommes appellent plaisir, et comme
elle s'accorde merveilleusement avec la douleur, qu'on croit
pourtant son contraire ; car s'ils ne peuvent jamais se
rencontrer ensemble, quand on prend l'un des deux pourtant,
il faut presque toujours s'attendre à l'autre, comme
s'ils étaient liés inséparablement. Je
crois que si Esope avait pris garde à cette
idée, il en aurait peut-être fait une fable. Il
aurait dit que Dieu, ayant voulu accorder ces deux ennemis,
et n'ayant pu y réussir, se contenta de les lier
à une même chaîne, de sorte que depuis ce
temps-là, quand l'un arrive, l'autre le suit de
près. C'est ce que j'éprouve aujourd'hui
moi-même ; car à la douleur que les fers me
faisaient souffrir à cette jambe, le plaisir semble
succéder à présent.
- Par Jupiter, repartit
Cébès en l'interrompant, cela me fait souvenir
à propos que quelques-uns, et en dernier lieu encore
Evénus (8),
m'ont demandé, au sujet des fables d'Esope que tu as
mises en vers, et de ton hymne à Apollon, ce qui t'a
porté à faire des vers, dès que tu as
été en prison, toi qui n'en avais jamais fait
de ta vie. Si tu as quelque souci que je réponde
à Evénus, quand il me fera la même
demande, et je suis assuré qu'il me la fera, que
veux-tu que je lui dise ?
- Tu n'as, répondit
Socrate, qu'à lui dire la chose comme elle est : que
ce n'a été nullement pour être son rival
en poésie ; car je savais combien la chose
était difficile : mais seulement pour chercher
l'explication de certains songes, et pour leur obéir,
si par hasard la poésie était celui des
beaux-arts auquel ils m'ordonnaient de m'exercer. Car toute
ma vie j'ai eu un même songe, qui tantôt sous une
forme et tantôt sous une autre, me recommandait
toujours la même chose : Socrate, me disait-il,
exerce-toi aux beaux-arts (9). Jusqu'ici j'avais
toujours pris cet ordre pour une simple exhortation, comme
celle qu'on fait ordinairement à ceux qui courent dans
la lice, et je croyais que ce songe m'ordonnait seulement de
continuer à vivre comme j'avais vécu, et
à poursuivre l'étude de la philosophie qui
faisait toute mon occupation, et qui est le premier des arts.
Mais depuis mon jugement, la fête d'Apollon ayant
reculé ma mort, j'ai pensé que peut-être
ce songe m'ordonnait de m'exercer aux beaux-arts comme les
autres hommes, et qu'avant de sortir de ce monde, il y avait
plus de sûreté pour moi à faire mon
devoir, en composant des vers, pour obéir au songe.
J'ai commencé par cet hymne au Dieu dont on
célébrait la fête ; mais ensuite, ayant
fait cette réflexion, que pour être vraiment
poète, il ne suffit pas de faire des discours en vers,
mais qu'il faut inventer des fictions, et ne me sentant
d'ailleurs aucune invention, j'ai travaillé sur les
fables d'Esope, et j'ai mis en vers les premières qui
me sont venues dans l'esprit, et dont j'ai pu me souvenir.
Voilà, mon cher Cébès, ce que tu as
à répondre à Evénus ; dis-lui
aussi de se bien porter, et s'il est sage, de me suivre ; car
apparemment, c'est aujourd'hui que je m'en vais, puisque les
Athéniens l'ordonnent.
- Quel conseil, Socrate, tu donnes là à
Evénus ? reprit Simmias. Je l'ai vu très
souvent ; et sur ce que je sais de lui, je suis presque
assuré qu'il ne te suivra pas volontiers.
- Quoi ! repartit Socrate, Evénus n'est-il pas
philosophe ?
- Je crois qu'il l'est, répondit Simmias.
- Il voudra donc me suivre, reprit Socrate, lui et tout homme
qui fera dignement profession de l'être. Je sais bien
qu'il ne se tuera pas lui-même, car on dit que cela
n'est pas permis. En disant cela, il leva ses jambes de
dessus le lit, posa les pieds à terre, et parla, le
reste du jour, assis de cette façon.
Cébès lui demanda : Comment accordes-tu donc,
Socrate, qu'il n'est pas permis de se tuer soi-même, et
que cependant le philosophe doit vouloir suivre quiconque
meurt ?
- Eh quoi !
Cébès, reprit Socrate, ni toi, ni Simmias,
n'avez-vous jamais entendu parler là-dessus votre ami
Philolaüs (10)
?
- Il ne s'en est jamais expliqué bien clairement,
Socrate, répondit Cébès.
- Pour moi, reprit Socrate, je n'en sais que ce que j'en ai
ouï dire, et je ne vous cacherai point ce qu'on m'en a
appris. Aussi bien n'y a-t-il point d'occupation plus
convenable peut-être à un homme qui va
bientôt partir d'ici, que de bien examiner et de
tâcher de connaître à fond quel est
précisément ce voyage, et de découvrir
l'opinion que nous en avons. Que pourrait-on faire de mieux
jusqu'au coucher du soleil ?
- Sur quoi se fonde-t-on, Socrate, dit Cébès,
quand on assure qu'il n'est pas permis de se tuer ? J'ai bien
ouï dire à Philolaüs, quand il était
avec nous, et à plusieurs autres, que cela
était mal. Mais ni eux, ni personne ne nous ont jamais
rien dit de clair à ce sujet.
- Prends courage, dit Socrate, tu vas peut-être en
savoir davantage aujourd'hui, mais tu seras
étonné de voir que c'est pour tous les hommes
une absolue nécessité de vivre,
nécessité invariable pour ceux-là
mêmes à qui la mort serait meilleure que la vie
; tu regarderas aussi comme une chose bien étonnante
qu'il ne soit pas permis à ceux pour qui la mort est
préférable à la vie de se procurer ce
bien par eux-mêmes, et qu'ils soient obligés
d'attendre un autre libérateur ?
Alors Cébès, en souriant : Dieu le sait, dit-il
à la manière de son pays.
- Cette opinion peut paraître déraisonnable,
reprit Socrate, mais elle n'est peut-être pas sans
raison. Ce discours qu'on nous tient dans les
mystères, que nous autres hommes nous sommes ici comme
dans un poste que nous ne devons jamais quitter sans
permission, est peut-être trop difficile pour nous, et
passe notre portée. Mais rien ne me paraît mieux
dit que ceci : Que les dieux ont soin des hommes, et que les
hommes sont une des possessions des dieux. Cela ne te
paraît-il pas vrai, Cébès ?
- Très vrai, répondit
Cébès.
- Toi-même, reprit Socrate, si l'un de tes esclaves se
tuait lui-même sans ton ordre, ne te mettrais-tu pas en
colère contre lui, et ne le punirais-tu pas
rigoureusement, si tu le pouvais ?
- Oui, sans doute.
- Par la même raison, dit Socrate, il est juste de
soutenir qu'on ne peut se tuer, et qu'il faut attendre que
Dieu nous envoie un ordre formel de sortir de la vie, comme
celui qu'il m'envoie aujourd'hui.
- Cela me paraît vraisemblable, dit Cébès
; mais ce que tu disais en même temps, que le
philosophe souhaite volontiers de mourir, me semble
étrange, s'il est vrai que les dieux aient soin des
hommes comme tu le disais tout à l'heure, et que les
hommes soient une possession des dieux. Car que des
philosophes ne soient pas très fâchés de
sortir de la tutelle des dieux, de quitter une vie où
les meilleurs gouverneurs du monde veulent bien avoir soin
d'eux, c'est ce qui ne me paraît nullement raisonnable.
Pensent-ils donc être plus capables de se gouverner
quand ils seront livrés à eux-mêmes ? Je
comprends qu'un fou puisse penser qu'il faut fuir un
maître à quelque prix que ce soit, et ne
comprenne pas qu'il faut toujours se tenir attaché
à ce qui est bon, et ne le perdre jamais de vue. C'est
pourquoi il s'enfuira sans raison. Mais un homme sage
désirera rester toujours sous la dépendance de
ce qui est meilleur que lui. D'où j'infère,
Socrate, tout le contraire de ce que tu disais, et je pense
que les sages s'affligent de mourir, et que les fous en sont
bien aises.
Socrate parut prendre quelque plaisir à la
subtilité de Cébès, et se tournant de
notre côté : Cébès, nous dit-il,
trouve toujours des objections, et il n'a garde de se rendre
d'abord à ce qu'on lui dit.
- Mais, reprit Simmias, je trouve quelque raison à ce
que dit Cébès. En effet, que prétendent
des hommes sages, en fuyant des maîtres beaucoup
meilleurs qu'eux, et en se privant volontairement de leur
secours ? C'est à toi que s'adresse ce discours de
Cébès ; et il te reproche de te séparer
de nous si volontiers, et de quitter des dieux, qui, de ton
propre aveu, sont de si bons maîtres.
- Vous avez raison, dit Socrate, et je vois bien que vous
voulez m'obliger à me défendre ici, comme je me
suis défendu en justice.
- C'est cela même, dit Simmias.
- Il faut donc vous satisfaire, reprit Socrate, et
tâcher que cette apologie ait plus de succès
auprès de vous, que la première auprès
des juges. En vérité, Simmias, et toi,
Cébès, si je ne croyais trouver dans l'autre
vie des dieux aussi bons et aussi sages et des hommes
meilleurs que ceux d'ici-bas, je serais injuste de
n'être pas fâché de mourir. Mais sachez
que j'espère m'y réunir à des hommes
justes. Je puis me flatter en cela, peut-être ; mais
pour ce qui est d'y trouver des dieux, des maîtres
très bons, c'est que j'ose assurer, autant qu'on peut
assurer des choses de cette nature. Voilà pourquoi je
ne suis pas si affligé de mourir, espérant
qu'il y a encore quelque chose pour les hommes après
cette vie, et que, selon la vieille maxime, les bons seront
mieux traités que les méchants.
- Quoi donc, Socrate, reprit Simmias, aurais-tu résolu
de nous quitter avec ces sentiments dans l'âme, sans
nous en faire part ? Il me semble que c'est un bien qui nous
est commun, et si tu nous persuades, ton apologie est
faite.
- C'est aussi ce que je vais tenter, dit-il ; mais
auparavant, écoutons ce que Criton peut avoir à
nous dire : il me semble qu'il y a longtemps qu'il veut nous
parler.
- Qu'aurais-je à te dire autre chose, reprit Criton,
sinon que l'homme qui doit te donner le poison ne cesse de me
dire depuis longtemps qu'il faut t'avertir de parler le moins
possible : car il prétend que trop parler
échauffe, qu'il n'y a rien de si contraire à
l'effet du poison, et qu'il faut en prendre deux ou trois
fois quand on s'est échauffé à
parler.
- Laisse-le dire, répondit Socrate, qu'il
prépare seulement la ciguë comme si j'en devais
prendre deux fois, et même trois fois au besoin.
- Je savais bien que tu ferais cette réponse, dit
Criton, mais il revient toujours à la charge.
- Laisse-le dire, reprit Socrate, mais il est temps que
j'explique devant vous, qui êtes mes juges, les raisons
qui me persuadent qu'un homme qui s'est appliqué toute
sa vie à la philosophie doit mourir avec beaucoup de
courage, et avec la ferme espérance qu'il jouira, au
sortir de cette vie, de biens infinis. Je vais tâcher
de vous en donner des preuves, Simmias, et toi,
Cébès.
Les hommes ignorent que les véritables philosophes ne
travaillent toute leur vie qu'à se préparer
à mourir ; cela étant, il serait ridicule
qu'après avoir poursuivi sans relâche cette
unique fin, ils vinssent à reculer et la craindre
quand la mort se présente à eux.
Là-dessus Simmias se mettant à rire : Par
Jupiter ! lui dit-il, Socrate, tu m'as fait rire, quelque peu
d'envie que j'en aie présentement ; car je suis
sûr que s'il se trouvait là des gens pour
t'entendre, la plupart ne manqueraient pas de dire que tu
parles très bien des philosophes. Nos Thébains
surtout consentiraient volontiers à ce que tous les
philosophes apprissent si bien à mourir qu'ils
mourussent véritablement, et ils diraient qu'ils
savent bien que c'est là tout ce qu'ils
méritent.
- Ils diraient vrai, Simmias, reprit Socrate, sauf ce point,
qu'ils le savent bien : car il n'est pas vrai qu'ils sachent,
ni pour quelle raison les philosophes souhaitent de mourir,
ni pourquoi ils en sont dignes. Mais laissons là les
Thébains, et parlons entre nous. La mort nous
paraît-elle quelque chose ?
- Oui, sans doute, repartit Simmias.
- N'est-ce pas, reprit Socrate, la séparation de
l'âme et du corps, de manière que le corps
demeure seul d'un côté, et l'âme seule de
l'autre ? N'est-ce pas là ce qu'on appelle la mort
?
- C'est cela même, dit Simmias.
- Vois donc, mon cher, si tu penseras comme moi ; car de
là nous tirerons de grandes lumières pour ce
que nous cherchons. Te paraît-il qu'il soit d'un
philosophe de rechercher ce qu'on appelle le plaisir, comme
celui du boire et du manger ?
- Point du tout, Socrate.
- Et les plaisirs de l'amour ?
- Nullement.
- Et tous les autres plaisirs qui regardent le corps,
crois-tu qu'il les cherche, et qu'il fasse grand cas, par
exemple, des beaux habits, des belles chaussures, et de tous
les autres ornements du corps ? Crois-tu qu'il les estime, ou
qu'il les méprise toutes les fois que la
nécessité ne le force pas de s'en servir
?
- Il me paraît, dit Simmias, qu'un véritable
philosophe ne peut que les mépriser.
- Il te paraît donc, reprit Socrate, que tous les soins
d'un philosophe n'ont point pour objet le corps, et qu'au
contraire il ne travaille qu'à s'en séparer
autant que possible, pour ne s'occuper uniquement que de son
âme.
- Assurément.
- Ainsi, entre toutes ces choses dont nous venons de parler,
reprit Socrate, il est évident tout d'abord que le
propre du philosophe c'est de travailler plus
particulièrement que les autres hommes à
détacher son âme du commerce du corps.
- Evidemment, dit Simmias, et cependant la plupart des hommes
se figurent qu'un homme qui ne prend point plaisir à
ces sortes de choses et qui n'en use point, ne sait pas
vraiment vivre, et ils trouvent que quiconque ne jouit pas
des voluptés du corps est bien près de la
mort.
Tu dis vrai, Socrate.
- Mais que dirons-nous de l'acquisition de la science ? Le
corps est-il un obstacle, ou ne l'est-il pas, quand on
l'associe à cette recherche ? Je vais m'expliquer par
un exemple. La vue et l'ouïe ont-elles quelque sorte de
certitude, ou les poètes ont-ils raison de nous
chanter sans cesse que nous n'entendons ni ne voyons rien
véritablement ? car si ces deux sens ne sont ni
sûrs ni véritables, les autres le seront encore
beaucoup moins, étant beaucoup plus faibles. Ne le
trouves-tu pas comme moi ?
- Oui, sans doute, dit Simmias.
- Quand donc, reprit Socrate, l'âme trouve-t-elle la
vérité ? car pendant qu'elle la cherche avec le
corps, nous voyons clairement que ce corps la trompe et
l'induit en erreur.
- Cela est vrai.
- N'est-ce pas surtout par le raisonnement que l'âme
embrasse la vérité ?
- Oui.
- Et ne raisonne-t-elle pas mieux que jamais, lorsqu'elle
n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni
par la douleur, ni par la volupté, et que,
renfermée en elle-même, et laissant là le
corps, sans avoir avec lui aucun rapport, autant que cela lui
est possible, elle s'attache à ce qui est, pour le
connaître ?
- Cela est parfaitement bien dit.
- N'est-ce pas alors, surtout, que l'âme du philosophe
méprise le corps, qu'elle le fuit, et qu'elle cherche
à être seule avec elle-même ?
- Il me le semble.
- Que dirons-nous maintenant de certaines choses, Simmias ?
De la justice, par exemple ; dirons-nous qu'elle est quelque
chose ou qu'elle n'est rien ?
- Nous dirons qu'elle est quelque chose
assurément.
- Ne le dirons-nous pas aussi du bien et du beau ?
- Sans doute.
- Mais les as-tu jamais vus de tes yeux ?
- Jamais.
- Est-il quelque autre sens corporel par lequel tu aies
jamais saisi quelqu'une de ces choses dont je parle, comme la
grandeur, la santé, la force, en un mot l'essence de
toutes choses, c'est-à-dire ce qu'elles sont en
elles-mêmes ? Est-ce par le moyen du corps qu'on en
connaît la réalité ? ou est-il certain
que celui de nous qui se mettra en état d'examiner le
plus exactement qu'il le pourra, par la pensée, ce
qu'il veut trouver, approchera le plus du but, et parviendra
le mieux à le connaître ?
- Assurément.
- Et celui-là le fera le plus clairement, qui
examinera chaque chose par la pensée seule, sans
chercher à soulager sa méditation par la vue,
ni à soutenir son raisonnement par aucun autre sens
corporel ; celui qui, se servant de la pensée sans
aucun mélange, tâchera de trouver l'essence pure
et véritable des choses sans le ministère des
yeux ni des oreilles, et, pour ainsi dire,
dégagé du corps tout entier, qui ne fait que
troubler l'âme et l'empêcher de trouver la
vérité toutes les fois qu'elle a avec lui le
moindre commerce. Si quelqu'un peut jamais parvenir à
connaître l'essence des choses, n'est-ce pas, Simmias,
celui dont je viens de parler ?
- Tu as raison, Socrate, et tu parles admirablement.
- De ce principe, reprit Socrate, ne s'ensuit-il pas
nécessairement que les véritables philosophes
doivent penser et se dire entre eux : La raison n'a qu'une
voie à suivre dans ses recherches : tant que nous
aurons notre corps et que notre âme sera
embourbée dans cette corruption, jamais nous ne
posséderons l'objet de nos désirs,
c'est-à-dire la vérité. Car le corps
nous oppose mille obstacles par la nécessité
où nous sommes de l'entretenir, et avec cela les
maladies qui surviennent troublent nos recherches.
D'ailleurs, il nous remplit d'amours, de désirs, de
craintes, de mille imaginations et de toutes sortes de
sottises, de manière qu'il n'y a rien de plus vrai que
ce qu'on dit ordinairement : que le corps ne nous mène
jamais à la sagesse. Car qui est-ce qui fait
naître les guerres, les séditions et les combats
? Ce n'est que le corps avec toutes ses passions. En effet,
toutes les guerres ne viennent que du désir d'amasser
des richesses, et nous sommes forcés d'en amasser
à cause du corps, pour servir, comme des esclaves,
à ses besoins. Voilà pourquoi nous n'avons pas
le loisir de penser à la philosophie ; et le plus
grand de nos maux encore, c'est que, lors même qu'il
nous laisse quelque loisir et que nous nous mettons à
méditer, il intervient tout d'un coup au milieu de nos
recherches, nous embarrasse, nous trouble et nous
empêche de discerner la vérité. Il est
donc démontré que si nous voulons savoir
véritablement quelque chose, il faut que nous
abandonnions le corps et que l'âme seule examine les
objets qu'elle veut connaître. C'est alors seulement
que nous jouirons de la sagesse dont nous nous disons
amoureux, c'est-à-dire après notre mort, et
point du tout pendant cette vie. Et la raison même le
dit ; car, s'il est impossible de rien connaître
purement pendant que nous sommes avec le corps, il faut de
deux choses l'une, ou que l'on ne connaisse jamais la
vérité, ou qu'on la connaisse après la
mort ; parce qu'alors l'âme s'appartiendra
elle-même, délivrée de ce fardeau, et
point du tout auparavant. Pendant que nous serons dans cette
vie, nous n'approcherons de la vérité qu'autant
que nous nous éloignerons du corps, que nous
renoncerons à tout commerce avec lui, si ce n'est pour
la nécessité seule ; que nous ne lui
permettrons point de nous remplir de sa corruption naturelle,
et que nous nous conserverons purs de toutes ses souillures
jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne nous
délivrer. Par ce moyen, libres et affranchis de la
folie du corps, nous converserons, comme cela est
vraisemblable, avec des hommes qui jouiront de la même
liberté, et nous connaîtrons par
nous-mêmes l'essence pure des choses, et
peut-être la vérité n'est que cela ; mais
à celui qui n'est pas pur, il n'est pas permis
d'atteindre la pureté. Voilà, mon cher Simmias,
ce qu'il me paraît que les véritables
philosophes doivent penser, et le langage qu'ils doivent
tenir entre eux. Ne le crois-tu pas comme moi ?
- Assurément, Socrate.
- Si cela est ainsi, mon cher Simmias, tout homme qui
arrivera où je vais présentement, a grand sujet
d'espérer que là, mieux qu'ailleurs, il
possédera ce que nous cherchons dans cette vie avec
tant de peine ; de sorte que ce voyage qu'on m'a
ordonné me remplit d'une douce espérance ; et
il fera le même effet sur tout homme qui sera
persuadé que son âme est préparée,
c'est-à-dire purifiée, pour connaître la
vérité. Or, purifier l'âme, n'est-ce pas,
comme nous le disions tout à l'heure, la
séparer du corps et l'accoutumer à se renfermer
et à se recueillir en elle-même en
renonçant à ce commerce autant qu'il est
possible, et en vivant, soit en cette vie, soit dans l'autre,
seule et dégagée du corps comme d'une
chaîne ?
- Cela est vrai, Socrate.
- Et cette délivrance, cette séparation de
l'âme et du corps, n'est-ce pas là ce qu'on
appelle la mort ?
- Assurément.
- Et les véritables philosophes ne sont-ils pas les
seuls qui travaillent véritablement à cette fin
? Cette séparation et cette délivrance ne
font-elles pas toute leur occupation ?
- Il me le semble, Socrate.
Ne serait-ce donc pas une chose très ridicule, comme
je le disais en commençant, qu'un homme, après
s'être appliqué toute sa vie à vivre dans
l'attente de la mort, voyant arriver la mort, s'avisât
de s'indigner ? Cela ne serait-il pas risible ?
- Comment non ?
- Il est donc certain, Simmias, que les véritables
philosophes ne travaillent qu'à mourir, et que la mort
ne leur paraît nullement terrible. Vois toi-même
: s'ils méprisent leur corps et désirent vivre
avec leur âme seule, n'est-il pas de la dernière
absurdité, quand ce moment arrive, d'avoir peur, de
s'affliger et de n'aller pas volontiers là où
ils espèrent obtenir les biens après lesquels
ils ont soupiré toute leur vie ? car ils ont
désiré d'acquérir la sagesse et
d'être délivrés de ce corps, objet de
leur mépris ! Quoi ! beaucoup d'hommes, pour avoir
perdu leurs amis, leurs femmes, leurs enfants, sont descendus
volontairement dans les enfers, conduits par la seule
espérance d'y revoir ceux qu'ils avaient perdus et d'y
vivre avec eux ; et un homme qui aime véritablement la
sagesse, et qui a la ferme espérance de la trouver
dans les enfers, sera fâché de mourir et n'ira
pas avec joie dans les lieux où il jouira de ce qu'il
aime ? Ah ! mon cher Simmias, il faut croire qu'il ira avec
une très grande volupté, s'il est
véritablement philosophe ; car il est fermement
persuadé que nulle part ailleurs que dans les enfers
il ne rencontrera cette pure sagesse qu'il cherche. Cela
étant, n'y aurait-il pas, comme je disais tout
à l'heure, de l'extravagance pour un tel homme
à craindre la mort ?
- Par Jupiter, répondit Simmias, il y aurait de la
folie.
- Et par conséquent, toutes les fois que tu verras un
homme se fâcher et reculer quand il est sur le point de
mourir, c'est une preuve sûre que c'est un homme qui
aime, non pas la sagesse, mais le corps ; et avec le corps,
les honneurs et les richesses, ou l'un des deux, ou tous les
deux ensemble.
- Cela est comme tu le dis, Socrate.
- Dès lors, Simmias, ce qu'on appelle la force, ne
convient-il pas particulièrement aux philosophes ? Et
la tempérance, dont le grand nombre ne connaît
que le nom, cette vertu qui consiste à ne pas
être esclave de ses désirs mais à se
mettre au-dessus d'eux, et à vivre avec
modération, ne convient-elle pas
particulièrement à ceux qui méprisent
leurs corps et qui vivent dans la philosophie ?
- Nécessairement.
- Car, si tu veux examiner la force et la tempérance
des autres hommes, tu les trouveras très
ridicules.
- Comment cela, Socrate ?
- Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes croient la mort
un des plus grands maux.
- Cela est vrai, dit Simmias.
- Lors donc que ces hommes, qu'on appelle forts, souffrent la
mort avec quelque courage, ils ne la souffrent que par la
peur de quelque mal plus grand.
- Il en faut convenir.
- Et par conséquent, les hommes ne sont forts que par
peur, excepté les seuls philosophes : n'est-ce pas une
chose ridicule pourtant qu'un homme soit brave par
timidité ?
- Tu as raison, Socrate.
- N'en est-il pas de même de vos tempérants ?
ils ne le sont que par intempérance : et quoique cela
paraisse d'abord impossible, cependant c'est ce qui arrive de
cette vaine tempérance ; car ces tempérants ne
renoncent à une volupté que dans la crainte
d'être privés d'autres voluptés qu'ils
désirent et auxquelles ils sont assujettis. Ils
appellent tant qu'on veut intempérance, d'être
vaincu par ses passions ; mais en le même temps ils ne
surmontent certaines voluptés que parce qu'ils sont
asservis à d'autres qui les maîtrisent ; et cela
ressemble fort à ce que je disais il n'y a qu'un
moment, qu'ils sont tempérants par
intempérance.
- Cela ne paraît que trop vrai.
- Mon cher Simmias, ne t'y trompe pas : ce n'est pas un
chemin qui mène à la vertu, que de changer des
voluptés pour des voluptés, des tristesses pour
des tristesses, des craintes pour des craintes, et de faire
comme ceux qui changent une pièce en petite monnaie.
La sagesse est la seule monnaie de bon aloi pour laquelle il
faut changer toutes les autres. Avec elle on achète
tout, on a tout, force, tempérance, justice ; en un
mot la vertu n'est vraie qu'avec la sagesse,
indépendamment des voluptés, des tristesses,
des craintes et de toutes les autres passions. Au lieu que
toutes les autres vertus sans la sagesse, et dont on fait un
échange continuel, ne sont que des ombres de vertu,
une vertu esclave du vice, qui n'a rien de vrai ni de sain.
La véritable vertu est une purification de toutes
sortes de passions. La
tempérance, la justice, la force et la sagesse
elle-même sont des purifications, et il y a bien de
l'apparence que ceux qui ont établi les purifications
n'étaient pas des personnages méprisables, mais
de grands génies qui, dès les premiers temps
(11), ont voulu nous
faire comprendre sous ces énigmes, que celui qui
arrivera dans les enfers sans être initié et
purifié, sera précipité dans la fange ;
et que celui qui y arrivera après avoir accompli les
expiations, sera reçu parmi les Dieux ; car, comme
disent ceux qui président aux mystères :
Beaucoup portent le thyrse, mais peu sont
possédés par le Dieu ; et ceux-là ne
sont, à mon avis, que ceux qui ont bien
philosophé. Je n'ai rien oublié pour être
de ce nombre, et j'ai travaillé toute ma vie à
y parvenir. Si tous mes efforts n'ont pas été
inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que
j'espère savoir dans un moment, s'il plaît
à Dieu. Voilà, mon cher Cébès,
mon apologie pour me justifier auprès de vous, de ce
qu'en vous quittant, et en quittant les maîtres de ce
monde, je ne suis ni triste ni fâché, dans
l'espérance que je ne trouverai pas moins
là-bas qu'ici, de bons amis et de bons maîtres,
et c'est ce que le peuple ne saurait s'imaginer. Mais je
serai content si je réussis mieux à me
défendre auprès de vous, que je n'ai
réussi auprès de mes juges
athéniens.
Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès,
prenant la parole, lui dit : Socrate, tout ce que tu viens de
dire me semble très vrai. Il n'y a qu'une chose qui
paraît incroyable aux hommes ; c'est ce que tu as dit
de l'âme : car les hommes s'imaginent que lorsque
l'âme a quitté le corps, elle n'est plus ; que
le jour même où l'homme meurt, et où elle
s'échappe du corps, elle s'évanouit comme une
vapeur ou comme une fumée qui se dissipe en
s'envolant, et qu'elle n'existe plus nulle part. Car, si elle
subsistait seule, recueillie en elle-même et
délivrée de tous les maux dont tu nous as
parlé, il y aurait une grande et belle
espérance, Socrate, que tout ce que tu as dit se
trouve vrai ; mais que l'âme vive, après la mort
de l'homme, qu'elle agisse et qu'elle pense, voilà ce
qui a peut-être besoin de quelque explication et de
preuves solides.
- Tu dis vrai, Cébès, reprit Socrate ; mais
comment ferons-nous ? Veux-tu que nous examinions dans cette
conversation si cela est vraisemblable, ou si cela ne l'est
pas ?
- Je prendrai un très grand plaisir, répondit
Cébès, à entendre ce que tu penses sur
cette matière.
- Je ne pense pas au
moins, reprit Socrate, que si quelqu'un nous entendait,
fût-ce un faiseur de comédies, il pût me
reprocher que je ne fais que badiner, et que je ne parle pas
de choses qui nous touchent de près. Si tu le veux,
examinons la question.
Demandons-nous d'abord si les âmes des morts sont dans
les enfers ou si elles n'y sont pas. C'est une opinion bien
ancienne (12) que les
âmes, en quittant ce monde, vont dans les enfers, et
que de là elles reviennent dans ce monde, et
retournent à la vie après avoir passé
par la mort. Si cela est ainsi, et que les hommes
après la mort reviennent à la vie, il s'ensuit
nécessairement que les âmes sont dans les enfers
pendant cet intervalle ; car elles ne reviendraient pas au
monde si elles n'étaient plus, et ce sera une preuve
suffisante qu'elles existent, si nous voyons clairement que
les vivants ne naissent que des morts ; car, si cela n'est
point, il faut chercher d'autres preuves.
- Tout à fait, dit Cébès.
- Mais, reprit Socrate, pour s'assurer de cette
vérité, il ne faut pas se contenter de
l'examiner par rapport aux hommes, il faut aussi l'examiner
par rapport aux animaux, aux plantes, et à tout ce qui
naît : car on verra par là que toutes choses
naissent de la même manière, c'est-à-dire
de leurs contraires, quand elles ont des contraires. Par
exemple, le beau est le contraire du laid, le juste de
l'injuste, et de même pour infinité d'autres
choses. Voyons donc si c'est une nécessité
absolue que les choses qui ont leur contraire ne naissent que
de ce contraire, comme quand une chose devient plus grande,
s'il faut de toute nécessité qu'elle fût
auparavant plus petite pour acquérir ensuite cette
grandeur.
- Sans doute.
- Et quand elle devient plus petite, s'il faut qu'elle
fût plus grande auparavant pour diminuer ensuite.
- Assurément.
- Tout de même le plus fort vient du plus faible, le
plus vite du plus lent.
- Cela va de soi.
- Eh quoi ! reprit Socrate, quand une chose devient plus
mauvaise, n'est-ce pas de ce qu'elle était meilleure,
et quand elle devient plus juste, n'est-ce pas de ce qu'elle
était plus injuste ?
- Sans difficulté, Socrate.
- Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses
viennent de leurs contraires, voilà qui est
suffisamment prouvé.
- Très suffisamment, Socrate.
- Mais entre ces deux contraires, n'y a-t-il pas toujours un
certain milieu, deux générations de celui-ci
à celui-là, et ensuite de celui-là
à celui-ci. Entre une chose plus grande et une chose
plus petite, le milieu est l'accroissement et la diminution :
nous appelons l'un croître et l'autre diminuer.
- En effet.
- Il en est de même de ce qu'on appelle se mêler,
se séparer, s'échauffer, se refroidir, et de
toutes les autres choses à l'infini. Et, quoiqu'il
arrive quelquefois que nous n'ayons pas de termes pour
exprimer toutes ces sortes de changements, nous voyons
pourtant par expérience que c'est toujours une
nécessité absolue que les choses naissent les
unes des autres, et qu'elles passent de l'une à
l'autre par un milieu.
- Cela est indubitable.
- Eh quoi ! reprit Socrate, la vie n'a-t-elle pas aussi son
contraire, comme la veille a le sommeil ?
- Sans doute, dit Cébès.
- Quel est ce contraire ?
- C'est la mort.
- Ces deux choses ne naissent-elles donc pas l'une de l'autre
si elles sont contraires, et entre ces deux contraires, n'y
a-t-il pas deux générations ?
- Comment non ?
- Pour moi, repartit Socrate, je te dirai bien la combinaison
des deux contraires dont je viens de parler, et le passage
réciproque de l'un à l'autre ; toi, tu
m'expliqueras l'autre combinaison. Je dis donc, au sujet du
sommeil et de la veille, que du sommeil naît la veille,
et de la veille le sommeil ; que la génération
de la veille au sommeil, c'est l'assoupissement, et celle du
sommeil à la veille, le réveil. Cela n'est-il
pas assez clair ?
- Très clair.
- Dis-nous de ton côté la combinaison de la vie
et de la mort ; ne dis-tu pas que la mort est le contraire de
la vie ?
- Oui.
- Et qu'elles naissent l'une de l'autre ?
- Oui.
- Qui naît donc de la vie ?
- La mort.
- Et qui naît de la mort ?
- Il faut nécessairement avouer que c'est la
vie.
- C'est donc de ce qui est mort, reprit Socrate, que
naît tout ce qui vit et a vie ?
- Il me le semble, dit Cébès.
- Et par conséquent, reprit Socrate, nos âmes
sont dans les enfers après la mort.
- Il paraît bien.
- Mais des milieux de ces deux contraires, l'un n'est-il pas
sensible ? Ne savons-nous pas ce que c'est que mourir ?
- Assurément.
- Comment ferons-nous donc ? ne reconnaîtrons-nous pas
aussi à la mort la vertu de produire son contraire, ou
dirons-nous que de ce côté-là la Nature
est boiteuse ? Ne faut-il pas de toute
nécessité que mourir ait son contraire ?
- Cela est nécessaire.
- Et quel est ce contraire ?
- Revivre.
- Revivre, s'il y a un retour de la mort à la vie,
reprit Socrate, c'est faire ce retour. Par là nous
convenons que les vivants ne naissent pas moins des morts,
que les morts des vivants, preuve incontestable que les
âmes des morts existent quelque part, d'où elles
reviennent à la vie.
- Il me semble, repartit Cébès, que c'est une
suite nécessaire des principes que nous avons
accordés.
- Et il me semble, Cébès, que nous ne les avons
pas accordés sans raison : vois-le toi-même : si
tous ces contraires ne s'engendraient pas
réciproquement, tournant, pour ainsi dire, en un
cercle, et qu'il n'y eût qu'une production directe de
l'un à l'autre contraire, sans aucun retour de ce
dernier au premier contraire qui l'aurait produit, tu vois
bien que toutes choses auraient à la fin la même
figure, seraient d'une même façon, et que toutes
choses cesseraient enfin de naître.
- Comment dis-tu, Socrate ?
- Il n'est pas bien difficile de comprendre ce que je dis.
S'il n'y avait que le sommeil, et qu'il n'y eût point
de réveil produit par lui, tu vois bien qu'enfin
toutes choses nous représenteraient
véritablement la fable d'Endymion, et n'en
différeraient nulle part, parce qu'il leur arriverait,
comme à Endymion, d'être plongées dans le
sommeil. Si tout était mêlé, sans que ce
mélange produisît jamais de séparation,
on verrait bientôt arriver ce qu'enseignait Anaxagore :
toutes choses seraient ensemble. De même, mon cher
Cébès, si tout ce qui a reçu la vie
venait à mourir, et qu'étant mort il
demeurât dans le même état, sans revivre,
n'arriverait-il pas nécessairement que toutes choses
finiraient enfin, et qu'il n'y aurait plus rien qui
vécût ? Car si des choses mortes il ne
naît pas des choses vivantes, et si les choses vivantes
viennent à mourir, n'est-il pas absolument
inévitable que toutes choses soient enfin
absorbées par la mort ?
- Inévitable, Socrate, repartit Cébès,
et tout ce que tu viens de dire me paraît
incontestable.
- Il me semble aussi, Cébès, qu'on ne peut rien
opposer à ces vérités, et que nous ne
nous sommes pas trompés quand nous les avons admises :
car il est certain qu'il y a un retour à la vie ; que
les vivants naissent des morts ; que les âmes des morts
existent, que les âmes justes sont mieux, et les
méchantes plus mal.
- Ce que tu dis là, Socrate, reprit
Cébès en l'interrompant, est encore une suite
nécessaire d'un autre principe que je t'ai entendu
souvent établir : que notre science n'est que
réminiscence. Si ce principe est vrai, il faut de
toute nécessité que nous ayons appris dans un
autre temps les choses dont nous nous ressouvenons dans
celui-ci ; et cela est impossible si notre âme n'existe
pas avant que de venir sous cette forme humaine. C'est une
nouvelle preuve que notre âme est immortelle.
- Mais, Cébès, dit Simmias en l'interrompant,
quelle démonstration a-t-on de ce principe ?
Rappelle-la-moi ; car je ne m'en souviens pas
présentement.
- Il y en a une démonstration très belle,
répondit Cébès : C'est que tous les
hommes, s'ils sont bien interrogés, trouvent tout
d'eux-mêmes, et c'est ce qu'ils ne feraient jamais,
s'ils n'avaient en eux les lumières de la droite
raison. Si quelqu'un les met tout d'un coup sur les figures
de géométrie et sur d'autres choses de cette
nature, il voit manifestement que cela est ainsi.
- Si tu ne veux te rendre à cette expérience,
Simmias, reprit Socrate, vois si par cette voie tu n'entreras
pas dans notre sentiment : as-tu de la peine à croire
qu'apprendre soit seulement se ressouvenir ?
- Pas beaucoup, répondit Simmias, mais je voudrais
justement arriver à ce ressouvenir dont nous parlons ;
sur ce que Cébès m'en a déjà dit,
je me ressouviens à peu près, et je commence
à y croire, mais cela ne m'empêchera pas
d'écouter avec plaisir les preuves que tu veux en
donner.
- Les voici, reprit Socrate : Nous convenons tous que pour se
ressouvenir il faut avoir su auparavant la chose dont on se
ressouvient.
- Assurément.
- Et convenons-nous aussi que lorsque la science vient d'une
certaine manière, c'est une réminiscence ?
Quand je dis d'une certaine manière, c'est, par
exemple, lorsqu'un homme en voyant ou en entendant quelque
chose, ou en la percevant par quelque autre de ses sens, ne
connaît pas seulement cette chose dont il est
frappé, mais en même temps pense à une
autre chose, qui ne dépend pas de la même
manière de connaître, mais d'une autre : ne
disons-nous pas avec raison que cet homme-là se
ressouvient de la chose qui lui est venue dans l'esprit
?
- Comment dis-tu ? demanda Simmias.
- Je dis, par exemple, qu'autre est la connaissance d'un
homme, et autre la connaissance d'une lyre.
- Assurément, dit Simmias.
- Eh bien ! continua Socrate, ne sais-tu pas ce qui arrive
aux amants, quand ils voient une lyre, un habit, ou quelque
autre chose dont leurs amours ont coutume de se servir ?
C'est qu'en reconnaissant cette lyre, ils se remettent dans
la pensée l'image de celui à qui elle a
appartenu. Voilà ce que c'est que la
réminiscence, comme en voyant Simmias on se rappelle
Cébès. Je pourrais te citer un million d'autres
exemples.
- A l'infini, dit Simmias.
- Voilà donc ce que c'est que la réminiscence,
surtout quand on vient à se ressouvenir de choses
qu'on avait oubliées par la longueur du temps, ou pour
les avoir perdues de vue.
- Cela est très certain, dit Simmias.
- Mais, reprit Socrate, en voyant un cheval ou une lyre en
peinture, ne peut-on pas se ressouvenir d'un homme ? Et en
voyant le portrait de Simmias, ne peut-on pas se ressouvenir
de Cébès ?
- Qui en doute ?
- A plus forte raison, en voyant le portrait de Simmias, se
ressouviendra-t-on de Simmias lui-même.
- Sans difficulté.
- Ne voit-on pas d'après cela que la
réminiscence se fait tantôt par des choses
semblables, tantôt par des choses dissemblables ?
- Cela arrive, en effet.
- Mais quand on se ressouvient de quelque chose par la
ressemblance, n'arrive-t-il pas nécessairement que
l'esprit voit tout d'un coup s'il manque quelque chose au
portrait pour la parfaite ressemblance avec l'original dont
il se souvient, ou s'il n'y manque rien du tout ?
- Cela est impossible autrement, dit Simmias.
- Prends donc bien garde si la chose te paraîtra comme
à moi. N'appelons-nous pas quelque chose
égalité ? Je ne parle pas de
l'égalité qui se trouve entre un arbre et un
arbre, entre une pierre et une autre pierre, et entre
plusieurs autres choses semblables. Je parle d'une
égalité en dehors de tout cela. Disons-nous que
c'est quelque chose, ou que ce n'est rien ?
- Nous disons certainement que c'est quelque chose. Oui, par
Jupiter !
- Mais la connaissons-nous, cette égalité
?
- Sans doute.
- D'où avons-nous tiré cette science, cette
connaissance ? N'est-ce pas des choses dont nous venons de
parler, c'est-à-dire qu'en voyant des arbres
égaux, des pierres égales, et plusieurs autres
choses de cette nature, nous nous sommes formé
l'idée de cette égalité, qui n'est ni
ces arbres, ni ces pierres, mais qui en est toute
différente ? Car ne te paraît-elle pas
différente ? prends bien garde à ceci : les
pierres, les arbres, qui sont souvent les mêmes, ne
nous paraissent-ils pas par comparaison tantôt
égaux, tantôt inégaux ?
- Assurément.
- Les choses égales paraissent quelquefois
inégales ; mais en soi l'égalité te
paraît-elle inégalité ?
- Jamais, Socrate.
- L'égalité, et ce qui est égal, ne sont
donc pas la même chose ?
- Non, certainement.
- Cependant c'est de ces choses égales, qui sont
différentes de l'égalité, que tu as
tiré l'idée de l'égalité.
- C'est la vérité, Socrate, repartit
Simmias.
- Et cela, que cette égalité soit semblable ou
dissemblable aux sujets qui t'en ont donné
l'idée ?
- Assurément.
- D'ailleurs, il n'importe, lorsqu'en voyant une chose tu en
imagines une autre, qu'elle soit semblable ou dissemblable,
il faut nécessairement que cc soit là une
réminiscence.
- Sans difficulté.
- Mais, reprit Socrate, que dirons-nous de ceci ? quand nous
voyons des arbres qui sont égaux, ou d'autres choses
égales, les trouvons-nous égales comme
l'égalité même dont nous avons
l'idée, ou s'en faut-il qu'elles soient égales
comme cette égalité ?
- Il s'en faut beaucoup.
- Nous convenons donc que lorsque quelqu'un, en voyant une
chose, pense que cette chose-là, comme celle que je
vois présentement devant moi, peut être
égale à une autre, mais qu'il s'en manque
beaucoup, et qu'elle ne lui peut être parfaitement
conforme, et lui reste inférieure, il faut
nécessairement que celui qui a cette pensée ait
vu et connu auparavant cette chose à laquelle il dit
que celle-là ressemble, et à laquelle il assure
qu'elle ne ressemble qu'imparfaitement ?
- Cela est d'une nécessité absolue.
- La même chose ne nous arrive-t-elle pas aussi
à nous sur les choses égales, quand nous
voulons les comparer avec l'égalité ?
- Assurément, Socrate.
- Il faut donc de toute nécessité que nous
ayons vu cette égalité, même avant le
temps où en voyant pour la première fois des
choses égales, nous avons pensé qu'elles
tendent toutes à être égales comme
l'égalité même, et qu'elles ne peuvent y
parvenir.
- Cela est certain.
- Mais nous convenons encore que nous n'avons tiré
cette pensée, et qu'il est impossible de l'avoir
d'ailleurs, que de quelqu'un de nos sens, pour avoir vu, ou
touché, ou enfin, pour avoir exercé quelque
autre de nos sens ; car je dis la même chose de
tous.
- C'est la même chose, Socrate, pour ce dont nous
parlons en ce moment.
- Il faut donc que ce soit des sens mêmes que nous
tirions cette pensée, que toutes les choses
égales qui sont l'objet de nos sens tendent à
cette égalité intelligible, et qu'elles
demeurent pourtant au-dessous. N'est-ce pas ?
- Oui, sans doute, Socrate.
- Or, Simmias, avant que nous ayons commencé à
voir, à entendre et à faire usage de nos autres
sens, il faut que nous ayons eu connaissance de cette
égalité intelligible, pour lui comparer, comme
nous faisons, les choses sensibles égales, et pour
voir qu'elles tendent toutes à être semblables
à cette égalité, et qu'elles lui sont
inférieures.
- C'est une conséquence nécessaire de ce qui a
été dit, Socrate.
- Mais n'est-il pas vrai que d'abord, après notre
naissance, nous avons vu, nous avons entendu, et que nous
avons fait usage de tous nos autres sens ?
- Très vrai.
- Il faut donc qu'avant ce temps-là nous ayons eu
connaissance de l'égalité ?
- Sans doute.
- Et, par conséquent, il faut de toute
nécessité que nous l'ayons eue avant notre
naissance ?
- Il me le semble.
- Si nous l'avons eue avant notre naissance, nous savons donc
avant que de naître, et d'abord après notre
naissance nous avons connu, non seulement ce qui est
égal, ce qui est plus grand, ce qui est plus petit,
mais aussi toutes les autres choses de cette nature : car ce
que nous disons ici n'est pas plus sur
l'égalité que sur la beauté même,
sur la bonté, sur la justice, sur la sainteté,
et, pour le dire en un mot, sur toutes les autres choses de
l'existence desquelles nous convenons en parlant, et dans nos
demandes et dans nos réponses. De sorte qu'il faut
nécessairement que nous en ayons eu connaissance avant
que de naître.
- Cela est certain.
- Et si, après avoir eu ces connaissances, nous ne
venions jamais à les oublier, non seulement nous
naîtrions avec elles, mais nous les conserverions toute
notre vie ; car savoir n'est autre chose que conserver la
science qu'on a reçue, et ne pas la perdre ; et
oublier, n'est-ce pas perdre la science que l'on avait
auparavant ?
- Sans difficulté, Socrate.
- Que si, après avoir eu ces connaissances avant de
naître, et les avoir perdues après être
nés, nous venons ensuite à rapprendre cette
science antérieure, en nous servant du
ministère de nos sens, ce que nous appelons apprendre,
n'est-ce pas ressaisir la science que nous avions, et
n'aurons-nous pas raison d'appeler cela se ressouvenir
?
- Très grande raison, Socrate.
- Car nous sommes convenus qu'il est très possible que
celui qui a senti une chose, c'est-à-dire qui l'a vue,
entendue, ou enfin perçue par quelqu'un de ses sens,
pense à propos de celle-là à une autre
qu'il a oubliée, et à laquelle celle qu'il a
perçue a eu quelque rapport, qu'elle lui ressemble, ou
qu'elle ne lui ressemble point. De manière qu'il faut
nécessairement de deux choses l'une, ou que nous
naissions avec ces connaissances, et que nous les conservions
toute notre vie, ou que ceux qui apprennent selon nous ne
fassent que se ressouvenir, et que la science ne soit qu'une
réminiscence.
- Il le faut nécessairement, Socrate.
- Que choisis-tu donc, Simmias ? Naissons-nous avec des
connaissances, ou nous ressouvenons-nous, après avoir
oublié ce que nous savions ?
- En vérité, Socrate, je ne sais
présentement que choisir.
- Mais que penseras-tu, et que choisiras-tu sur ceci ? Un
homme qui sait quelque chose peut-il rendre raison de ce
qu'il sait, ou ne le peut-il pas ?
- Il le peut sans doute, Socrate.
- Et tous les hommes te paraissent-ils pouvoir rendre raison
des choses dont nous venons de parler ?
- Je le voudrais bien, répondit Simmias, mais je
crains fort que demain nous ne trouvions plus un homme
capable d'en rendre raison.
- Il ne te paraît donc pas, Simmias, que tous les
hommes aient cette science ?
- Non, assurément.
- Ils ne font donc que se ressouvenir des choses qu'ils ont
sues autrefois ?
- Il le faut bien.
- Mais en quel temps nos âmes ont-elles acquis cette
science ? car ce n'est pas depuis que nous sommes
nés.
- Non, certainement.
- C'est donc avant ce temps-là ?
- Sans doute.
- Et par conséquent, Simmias, nos âmes
existaient avant ce temps, avant qu'elles parussent sous
cette forme humaine ; et pendant qu'elles étaient sans
corps, elles savaient.
- A moins que nous ne disions, Socrate, que nous avons acquis
toutes connaissances en naissant ; car voilà le seul
temps qui nous reste.
- Je le veux bien, mon cher Simmias, reprit Socrate ; mais en
quel autre temps les avons-nous perdues ? car nous ne les
avons plus aujourd'hui, comme nous venons d'en convenir. Les
avons-nous perdues dans le même temps que nous les
avons apprises ? ou peux-tu marquer un autre temps ?
- Non, Socrate, et je ne me suis pas aperçu que je ne
disais rien du tout.
- Il faut donc tenir pour constant, Simmias, que si toutes
ces choses, que nous avons toujours à la bouche, je
veux dire le beau, le juste, et toutes les essences de ce
genre existent véritablement ; et si nous rapportons
toutes les perceptions de nos sens à ces notions
primitives, comme à leur type que nous trouvons
d'abord en nous-mêmes, il faut nécessairement,
dis-je, que comme toutes ces choses-là existent, notre
âme ait existé aussi avant que nous naissions :
et si ces choses-là n'existent point, tous nos
discours sont inutiles. Cela n'est-il pas constant ? et
n'est-ce pas une égale nécessité, si ces
choses-là existent, que nos âmes existent aussi
avant notre naissance, et si ces choses-là ne sont
pas, que nos âmes ne soient pas non plus ?
- Cette nécessité, Socrate, me paraît
également sûre ; et de tout ce discours, il
résulte qu'avant notre naissance notre âme
existe, ainsi que ces essences dont tu viens de parler ; car,
pour moi, je ne trouve rien de si évident que
l'existence de toutes ces choses, le beau, le bon, le juste,
et tu me l'as suffisamment démontrée.
- Et Cébès ? dit Socrate ; car il faut que
Cébès soit aussi persuadé.
- Je pense aussi, dit Simmias, qu'il trouve tes preuves
très suffisantes, quoiqu'il soit de tous les hommes le
plus rebelle aux preuves. Cependant je le tiens pour
convaincu que notre âme existe avant notre naissance ;
mais qu'elle soit après notre mort, c'est ce qui ne me
paraît pas à moi-même assez prouvé
; car cette opinion du peuple dont Cébès te
parlait tout à l'heure subsiste encore dans toute sa
force, c'est qu'après la mort de l'homme, l'âme
se dissipe et cesse d'être. En effet, qu'est-ce qui
empêche que l'âme naisse, qu'elle existe quelque
part, qu'elle soit avant que de venir animer le corps, et
qu'après qu'elle est sortie de ce corps elle finisse
comme lui, et cesse d'être ?
- Tu dis fort bien, Simmias, ajouta Cébès ; il
me paraît que Socrate n'a prouvé que la
moitié de ce qu'il fallait prouver ; car il a bien
démontré que notre âme existait avant
notre naissance ; mais, pour achever sa démonstration,
il devait prouver aussi qu'après notre mort, notre
âme n'existe pas moins qu'elle a existé avant
cette vie.
- Mais je vous l'ai démontré, Simmias et
Cébès, reprit Socrate, et vous en conviendrez
si vous joignez cette dernière preuve à celle
que vous avez déjà reçue, que les
vivants naissent des morts ; car s'il est vrai que notre
âme existe avant notre naissance, et s'il faut de toute
nécessité qu'en venant à la vie elle
sorte, pour ainsi dire, du sein de la mort, comment n'y
aurait-il donc pas la même nécessité
qu'elle existe encore après la mort, puisqu'elle doit
retourner à la vie ? Ainsi, ce que vous demandez a
été démontré. Cependant, il me
paraît que vous souhaitez tous deux d'approfondir
davantage cette question, et que vous craignez, comme les
enfants, que quand l'âme sort du corps, les vents ne
l'emportent, surtout quand on meurt par un grand vent.
Sur quoi, Cébès se mettant à rire :
Suppose donc, Socrate, que nous le craignons, ou
plutôt, que ce n'est pas nous qui le craignons, mais
qu'il pourrait bien se faire qu'il y eût en nous un
enfant qui craignît cela ; tâchons donc de lui
apprendre à ne pas craindre la mort comme un
fantôme vain.
- Pour cela, reprit Socrate, il faut employer tous les jours
des enchantements, jusqu'à ce qu'il soit
guéri.
- Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon enchanteur,
puisque tu vas nous quitter ?
- La Grèce est grande, Cébès,
répondit Socrate, et l'on y trouve un grand nombre
d'habiles gens. D'ailleurs, il y a bien des pays
étrangers, il faut les parcourir tous, et les
interroger, pour trouver cet enchanteur, sans épargner
ni travail ni dépense ; car il n'y a rien à
quoi vous puissiez employer votre fortune plus utilement. Il
faut aussi que vous le cherchiez parmi vous les uns les
autres ; car peut-être ne trouverez-vous personne plus
capable de faire ces enchantements que
vous-mêmes.
- Nous ferons comme tu le dis, Socrate ; mais si cela t'est
agréable, reprenons le discours que nous avons
quitté.
- Cela m'est très agréable,
Cébès, et pourquoi non ?
- Tu as raison, Socrate, dit Cébès.
- La première chose que nous devons nous demander
à nous-mêmes, reprit Socrate, c'est à
quelle nature de choses il appartient de se dissoudre, pour
quelle sorte de choses nous devons craindre cet accident, et
à quelles choses cet accident n'arrive pas. Ensuite,
il faut examiner à laquelle de ces natures appartient
notre âme ; et sur cela, craindre ou espérer
pour elle.
- Cela est très vrai.
- Ne semble-t-il pas que c'est aux choses composées,
ou qui sont de nature à l'être, qu'il appartient
de se résoudre dans les éléments qui ont
fait leur composition, et que s'il y a des êtres qui ne
soient pas composés, il sont les seuls que cet
accident n'atteint pas ?
- Cela me parait très certain, dit
Cébès.
- Les choses qui sont toujours les mêmes, et de la
même manière, n'y a-L-il pas bien de l'apparence
qu'elles ne sont pas composées ? et celles qui
changent toujours, et qui ne sont jamais les mêmes, ne
paraissent-elles pas composées nécessairement
?
- Je le trouve comme toi, Socrate.
- Allons tout d'un coup à ces choses dont nous
parlions tout à l'heure, et de l'existence
véritable desquelles nous avons dit que nous
convenions toujours dans nos demandes et dans nos
réponses : ces choses-là sont-elles toujours
les mêmes, ou changent-elles quelquefois ?
l'égalité, la beauté, la bonté,
et toute existence essentielle reçoivent-elles jamais
aucun changement, si petit qu'il puisse être, ou
chacune d'elles, étant pure et simple, demeure-t-elle
ainsi toujours la même en soi, sans jamais recevoir la
moindre altération ni le moindre changement ?
- Il faut nécessairement, répondit
Cébès, qu'elles demeurent toujours les
mêmes, sans jamais changer.
- Et toutes ces autres choses, reprit Socrate, hommes,
chevaux, habits, meubles, et tant d'autres de même
nature, restent-elles toujours les mêmes, ou sont-elles
entièrement opposées aux premières, en
ce qu'elles ne demeurent jamais dans le même
état, ni par rapport à elles-rnémes, ni
par rapport aux autres ?
- Elles ne demeurent jamais les mêmes, répondit
Cébès.
- Or, ce sont des choses que tu peux voir, toucher, percevoir
par quelque sens ; au lieu que les premières, celles
qui sont toujours les mêmes, ne peuvent être
saisies que par la pensée ; car elles sont
immatérielles, et on ne les voit jamais.
- Cela est très vrai, Socrate, dit
Cébès.
- Veux-tu donc, continua Socrate, que nous posions deux
sortes de choses ?
- Volontiers, dit Cébès.
- L'une visible, et l'autre immatérielle ? celle-ci
toujours la même, celle-là dans un continuel
changement ?
- Je le veux encore, dit Cébès.
- Voyons donc : ne sommes-nous pas composés d'un corps
et d'une âme ? ou y a-t-il quelque autre chose en nous
?
- Non, sans doute, il n'y a que cela.
- A laquelle de ces deux espèces dirons-nous que notre
corps est plus conforme et plus ressemblant ?
- Il n'y a personne qui ne convienne que c'est à
l'espèce visible.
- Et notre âme, mon cher Cébès, est-elle
visible ou invisible ?
- Visible, pas aux hommes du moins.
- Mais quand nous parlons de choses visibles ou invisibles,
parlons-nous par rapport aux hommes, sans égard
à aucune autre nature ?
- Oui, par rapport à la nature humaine.
- Que dirons-nous donc de l'âme ? Peut-elle être
vue, ou ne le peut-elle pas ?
- Elle ne le peut pas.
- Elle est donc immatérielle ?
- Oui.
- Et par conséquent, notre âme est plus conforme
que le corps à la nature invisible, et le corps plus
conforme à la nature visible ?
- Cela est d'une nécessité absolue.
- Ne disions-nous pas tantôt que lorsque l'âme se
sert du corps pour considérer quelque objet, soit par
la vue, soit par l'ouïe, soit par quelque autre sens,
car la seule fonction du corps c'est de considérer les
objets par les sens, alors elle est attirée par le
corps vers les choses qui ne sont jamais les mêmes ;
elle s'égare, elle se trouble, elle chancelle, et elle
a des vertiges comme si elle était ivre, pour
s'être attachée à des choses de cette
nature ?
- Oui.
- Au lieu que, quand elle examine les choses par
elle-même sans y appeler le corps, elle se porte
à ce qui est pur, éternel, immortel, immuable ;
et comme étant de même nature, elle y reste
attachée, tout autant qu'elle est à
elle-même, et autant qu'elle le peut. Alors ses
égarements cessent, et elle est toujours la
même, parce qu'elle est unie à ce qui ne change
jamais, et participe de sa nature ; c'est là
l'état de l'âme qu'on appelle sagesse.
- Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et c'est une
grande vérité.
- A laquelle de ces deux espèces d'êtres,
l'âme te paraît-elle plus ressemblante et plus
conforme, après tout ce que nous avons
déjà posé, et tout ce que nous venons de
dire ?
- Il me semble, Socrate, qu'il n'y a point d'homme si dur et
si stupide, que la méthode que tu as suivie ne force
de convenir que l'âme ressemble plus et est plus
conforme à ce qui est toujours le même,
qu'à ce qui change toujours.
- Et le corps ?
- Il ressemble plus à ce qui change.
- Prenons encore un autre chemin. Quand l'âme et le
corps sont ensemble, la nature ordonne à l'un
d'obéir et d'être esclave, et à l'autre
d'avoir l'empire et de commander. Lequel est-ce donc des deux
qui te paraît semblable à ce qui est divin, et
lequel te paraît ressembler à ce qui est mortel
? Ne trouves-tu pas que ce qui est divin est seul capable de
commander et d'être le maître, et que ce qui est
mortel est propre à obéir et à
être esclave ?
- Assurément.
- Auquel est-ce donc que notre âme ressemble ?
- Il est évident, Socrate, que notre âme
ressemble à ce qui est divin, et notre corps à
ce qui est mortel.
- Vois donc, mon cher Cébès, si de tout ce que
nous venons de dire, il ne s'ensuit pas nécessairement
que notre âme est très semblable à ce qui
est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble,
toujours le même, et toujours semblable à
lui-même ; et que notre corps ressemble parfaitement
à ce qui est humain, mortel, sensible, composé,
dissoluble, toujours changeant, et jamais semblable à
lui-même, y a-t-il quelque raison que nous puissions
alléguer pour détruire ces conséquences,
et pour faire voir que cela n'est point ?
- Non sans doute, Socrate.
- Cela étant, ne convient-il pas au corps d'être
bientôt dissous, et à l'âme de demeurer
toujours indissoluble, ou dans un état peu
différent ?
- C'est une vérité constante.
- Tu vois donc qu'après que l'homme est mort, sa
partie visible, le corps, qui demeure exposé à
nos veux, et que nous appelons le cadavre, auquel il convient
d'être dissous, dissipé, ne souffre pourtant
d'abord aucun de ces accidents, mais demeure en son entier un
assez long espace de temps ; et qu'il se conserve même
très longtemps, si le mort était beau et dans
la fleur de son âge ; car les corps que l'on
réduit et que l'on embaume, comme en Egypte, durent
presque entiers un nombre incroyable d'années ; et
dans ceux mêmes qui se corrompent, il y a toujours des
parties, comme les os, les nerfs, et quelques autres de
même nature, qui demeurent, pour ainsi dire,
immortelles. Cela n'est-il pas vrai ?
- Très vrai.
- Et l'âme, cet être invisible, qui va dans un
autre lieu semblable à elle, excellent, pur,
invisible, c'est-à-dire dans les enfers, auprès
d'un Dieu plein de bonté et de sagesse, un lieu
où j'espère que mon âme ira dans un
moment, s'il plaît à Dieu, quoi ! une âme
telle et de cette nature n'aurait pas plutôt
quitté le corps, qu'elle serait dissipée et
anéantie, comme la plupart des hommes le croient ! Il
s'en faut de beaucoup, mon cher Simmias, mon cher
Cébès ; voici plutôt ce qui arrive : Si
l'âme se retire pure, sans conserver rien du corps,
comme celle qui pendant la vie n'a eu volontairement avec lui
aucun commerce, mais au contraire, l'ayant toujours fui, et
s'étant toujours recueillie en elle-même, en
méditant toujours, c'est-à-dire en bien
philosophant, et en apprenant effectivement à mourir ;
car n'est-ce pas là une préparation à la
mort ?
- Tout à fait.
- Si l'âme donc se retire en cet état, elle va
vers un être semblable à elle, divin, immortel,
plein de sagesse, près duquel elle jouit de la
félicité, délivrée de ses
erreurs, de son ignorance, de ses craintes, de ses amours
tyranniques, et de tous les autres maux attachés
à la nature humaine ; et comme on le dit des
initiés, elle passe véritablement avec les
dieux toute l'éternité. N'est-ce pas là
ce que nous devons dire, Cébès ?
- Oui, par Jupiter ! dit-il.
- Mais si elle se retire du corps, souillée, impure,
comme celle qui a été toujours
mêlée avec lui, occupée à le
servir, possédée de son amour, enivrée
de lui au point de croire qu'il n'y avait rien de réel
que ce qui est corporel, ce qu'on peut voir, toucher, boire
et manger, ou ce qui sert aux plaisirs de l'amour, tandis
qu'elle haïssait, craignait et fuyait habituellement
tout ce qui est obscur et invisible, tout ce qui est
intelligible, et dont la philosophie seule a le sens ;
penses-tu qu'une âme en cet état puisse sortir
du corps pure et libre ?
- Non, cela ne se peut.
- Au contraire, elle sort embarrassée des souillures
corporelles, que le commerce continuel et l'union trop
étroite qu'elle a eus avec le corps, pour n'avoir
jamais été qu'avec lui, et occupée de
lui seul, lui ont rendues comme naturelles.
- Très certainement.
- Ces souillures, mon cher Cébès, sont une
enveloppe lourde, pesante, terrestre et visible ; et
l'âme, chargée de ce poids, est
entraînée encore vers ce monde visible, par la
crainte qu'elle a du monde invisible, de l'enfer ; et elle
erre, comme on dit, dans les lieux de sépulture,
autour des tombeaux, où l'on a vu des fantômes
ténébreux, comme sont les spectres de ces
âmes, qui n'ont pas quitté le corps toutes
purifiées, mais retenant quelque chose de cette
matière visible, qui les rend visibles encore.
- Cela est très vraisemblable, Socrate.
- Oui, sans doute, Cébès, et il est
vraisemblable encore que ce ne sont pas les âmes des
bons, mais les âmes des méchants, qui sont
forcées d'errer dans ces lieux où elles portent
la peine de leur première vie qui a été
méchante, et où elles continuent d'errer
jusqu'à ce que, par l'amour qu'elles ont pour cette
masse corporelle qui les suit toujours, elles s'engagent de
nouveau dans un corps, et se plongent vraisemblablement dans
les mêmes moeurs qui ont fait l'occupation de leur
première vie.
- Comment dis-tu cela, Socrate ?
- Je dis, par exemple, Cébès, que ceux qui ont
fait leur Dieu de leur ventre, et qui n'ont aimé que
l'intempérance, sans aucune pudeur, sans aucune
retenue, entrent vraisemblablement dans des corps
d'ânes ou d'autres animaux semblables ; ne le penses-tu
pas ?
- Assurément.
- Et les âmes qui n'ont aimé que l'injustice, la
tyrannie et les rapines, vont animer des corps de loups,
d'éperviers, de faucons. Des âmes de cette
nature peuvent-elles aller ailleurs ?
- Non, sans doute.
- Il en est donc de même des autres, associées
à des corps analogues à leurs
goûts.
- Evidemment.
- Comment en serait-il autrement ? Et les plus heureux, ceux
dont les âmes vont dans le lieu le plus
agréable, ne sont-ce pas ceux qui ont toujours
exercé cette vertu sociale et civile, qu'on appelle
tempérance et justice, à laquelle ils ont
été formés par l'habitude seule et par
l'exercice, sans le secours de la philosophie et de la
réflexion ?
- Comment peuvent-ils être les plus heureux ?
- Parce qu'il est vraisemblable que leurs âmes
entreront dans des corps d'animaux pacifiques et doux, comme
les abeilles, les guêpes, les fourmis, ou qu'elles
retourneront même dans des corps humains, pour faire
des hommes de bien.
- Cela est probable.
- Mais pour ce qui est d'approcher de la nature des dieux,
c'est ce qui n'est nullement permis à ceux qui n'ont
pas philosophé toute leur vie, et dont les âmes
ne sont pas sorties de leur corps avec toute leur
pureté. Cela n'est réservé qu'au
véritable philosophe. Voilà pourquoi, mon cher
Simmias, mon cher Cébès, les véritables
philosophes renoncent à tous les désirs du
corps, se retiennent, et ne se livrent point à leurs
passions ; ils n'appréhendent ni la ruine de leur
maison, ni la pauvreté, comme le peuple qui est
attaché aux richesses, ni l'ignominie, ni l'opprobre,
comme ceux qui aiment les dignités et les
honneurs.
- Il ne conviendrait pas de faire autrement, repartit
Cébès.
- Non, sans doute, continua Socrate ; aussi tous ceux qui ont
souci de leur âme, et qui ne vivent pas pour le corps,
rompent avec toutes les habitudes, et ne tiennent pas le
même chemin que les autres qui ne savent où ils
vont ; mais persuadés qu'il ne faut rien faire qui
soit contraire à la philosophie, à
l'affranchissement et à la purification qu'elle
procure, ils s'abandonnent à sa conduite, et la
suivent partout où elle veut les mener.
- Comment, Socrate ?
- Je vais vous l'expliquer. Les philosophes voyant leur
âme liée véritablement et collée
à leur corps, et forcée de considérer
les objets par le moyen du corps, comme à travers une
prison obscure et non par elle-même, sentent bien que
la force de ce lien corporel consiste dans les passions qui
font que, l'âme enchaînée elle-même,
aide à serrer sa chaîne ; ils reconnaissent que
la philosophie, venant à s'emparer de leur âme
en cet état, la console doucement et travaille
à la délier, en lui faisant voir que les yeux
du corps sont pleins d'illusions comme ses oreilles, comme
tous ses autres sens, en l'avertissant de n'en faire aucun
usage qu'autant que la nécessité le demandera,
et en lui conseillant de se renfermer et de se recueillir en
elle-même, de ne croire à aucun autre
témoignage qu'au sien propre, quand elle aura bien
examiné au dedans d'elle-même ce que chaque
chose est en son essence, et d'être bien
persuadée que tout ce qu'elle examine par quelque
intermédiaire, changeant avec l'intermédiaire
lui-même, n'a rien de vrai. Or, ce qu'elle examine par
les sens, c'est ce qui est sensible et visible ; et ce
qu'elle voit par elle-même, c'est ce qui est invisible
et intelligible. L'âme du véritable philosophe,
persuadée qu'elle ne doit pas s'opposer à sa
liberté, renonce, autant qu'il lui est possible, aux
voluptés, aux désirs, aux tristesses, aux
craintes ; car elle sait qu'après de grands plaisirs,
de grandes craintes, et d'extrêmes tristesses, ou
d'extrêmes désirs, on n'éprouve pas
seulement les maux sensibles que tout le monde connaît,
comme les maladies ou la perte des biens, mais le plus grand
et le dernier de tous les maux, d'autant plus grand qu'il ne
se fait pas sentir.
- Quel est-il, ce mal, Socrate ?
- C'est que l'âme, forcée de se réjouir
ou de s'affliger pour quelque sujet, est persuadée que
ce qui lui cause ce plaisir ou cette tristesse est
très véritable et très réel,
quoiqu'il ne le soit point du tout. Or, tel est l'effet de
toutes les choses visibles, n'est-ce pas ?
- Cela est certain, Socrate.
- N'est-ce pas dans ces sortes d'affections surtout, que
l'âme est particulièrement liée et
attachée au corps ?
- Comment cela ?
- C'est que chaque volupté, chaque tristesse, est
armée d'un clou, pour ainsi dire, avec lequel elle
fixe l'âme au corps, et la rend si matérielle
qu'elle pense qu'il n'y a d'objets réels que ceux que
le corps lui dit. De ce qu'elle a les mêmes opinions
que le corps, elle est nécessairement forcée
d'avoir les mêmes moeurs et les mêmes habitudes ;
ce qui l'empêche d'arriver jamais pure aux enfers :
mais sortant de cette vie, toute pleine encore des souillures
de ce corps qu'elle vient de quitter, elle rentre
bientôt après dans un autre corps, où
elle prend racine comme si elle y était semée,
et c'est ainsi qu'elle est privée de tout commerce
avec l'essence pure, simple et divine.
- Cela est très certain, Socrate, dit
Cébès.
- C'est pour ces raisons que les véritables
philosophes travaillent à acquérir la force et
la tempérance, et nullement pour toutes les autres
raisons que s'imagine le peuple. Penserais-tu comme lui
?
- Nullement.
- C'est ce qui conviendra toujours à l'âme d'un
véritable philosophe ; car elle ne croira jamais que
la philosophie doive la délier, pour qu'une fois
déliée, elle s'abandonne aux voluptés,
aux tristesses, qu'elle reprenne ses chaînes, et que ce
soit toujours à recommencer, comme la toile de
Pénélope. Au contraire, en retenant toutes ses
passions dans une parfaite tranquillité, en suivant
toujours la raison pour guide, sans jamais la quitter, elle
contemple incessamment ce qui est vrai, divin, immuable, et
au-dessus de l'opinion ; et nourrie par cette
vérité pure, elle est persuadée qu'elle
doit vivre toujours de même pendant qu'elle sera unie
au corps, et qu'après la mort, rendue à ce qui
est de même nature qu'elle, elle sera
délivrée de tous les maux qui affligent la
nature humaine. Avec ces principes, mon cher Simmias, mon
cher Cébès, et après une telle vie,
l'âme craindra-t-elle qu'au moment où elle
quittera le corps, les vents ne l'emportent et ne la
dissipent, et qu'entièrement anéantie elle
n'existe plus nulle part ?
Après que Socrate eut ainsi parlé, il se fit un
long silence ; Socrate paraissait tout occupé de ce
qu'il venait de dire. Nous l'étions aussi pour la
plupart, et Cébès et Simmias parlaient un peu
ensemble. Enfin, Socrate les apercevant : De quoi parlez-vous
? leur dit-il ; ne vous paraît-il point manquer quelque
chose à mes preuves ? Car il me semble qu'elles
donnent lieu à beaucoup de doutes et d'objections, si
l'on veut prendre la peine de les examiner en détail.
Si vous parlez d'autre chose, je n'ai rien à dire ;
mais pour peu que ce soit là-dessus que vous doutez,
ne faites pas difficulté de parler et de me dire
franchement si vous trouvez qu'on peut faire une meilleure
démonstration, et associez-moi à votre
recherche, si vous croyez en venir plus facilement à
bout avec moi.
- Je te dirai la vérité, Socrate,
répondit Simmias : il y a longtemps que nous avons des
doutes, Cébès et moi, et nous nous sommes
poussés l'un l'autre pour nous engager à te les
proposer, par l'envie que nous avons de te les voir
résoudre : Mais nous avons craint tous deux
d'être importuns, et de te faire des questions
désagréables dans la situation où tu
es.
- Eh ! mon cher Simmias, reprit Socrate, en souriant
doucement, à grand'peine persuaderais-je aux autres
hommes que je ne prends point pour un malheur l'état
où je me trouve, puisque je ne saurais vous le
persuader à vous-mêmes et que vous me croyez
plus difficile à vivre en ce moment qu'auparavant.
Vous me croyez donc, il paraît, bien inférieur
aux cygnes, pour ce qui regarde le pressentiment et la
divination. Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir,
chantent encore mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais
fait, dans la joie qu'ils ont d'aller trouver le Dieu qu'ils
servent. Mais les hommes, par la crainte qu'ils ont
eux-mêmes de la mort, calomnient les cygnes, en disant
qu'ils pleurent leur mort, et qu'ils chantent de tristesse.
Et ils ne font pas cette réflexion, qu'il n'y a point
d'oiseau qui chante quand il a faim ou froid, ou qu'il
souffre autrement, non pas même le rossignol,
l'hirondelle ou la huppe, dont on dit que le chant n'est
qu'un effet de la douleur. Mais ces oiseaux ne chantent
nullement de tristesse, et encore moins, je crois, les
cygnes, qui, appartenant à Apollon, sont devins ; et
comme ils prévoient les biens dont on jouit dans
l'autre vie, ils chantent et se réjouissent plus ce
jour-là qu'ils n'ont jamais fait. Et moi, je pense que
je sers Apollon aussi bien qu'eux, que je suis comme eux
consacré à ce Dieu, que je n'ai pas moins
reçu qu'eux de notre commun maître l'art de la
divination, et que je ne suis pas plus fâché de
sortir de cette vie ; c'est pourquoi, à cet
égard, vous n'avez qu'à parler tant qu'il vous
plaira, et à m'interroger aussi longtemps que les Onze
voudront le permettre.
- Fort bien, Socrate, repartit Simmias ; je te proposerai
donc mes doutes, et Cébès te fera ensuite ses
difficultés. Je pense comme toi que sur ces
matières il est impossible, ou du moins très
difficile, de savoir toute la vérité dans cette
vie, et je suis persuadé que ne pas examiner
très exactement ce qu'on en dit, et se lasser avant
que d'avoir fait tous ses efforts, c'est l'action d'un homme
mol et lâche : car il faut de deux choses l'une, ou
apprendre des autres ce qui en est, ou le trouver de
soi-même : que si l'une et l'autre voie sont
impossibles, parmi tous les raisonnements humains, il faut
choisir le meilleur et le plus fort, et s'abandonnant
à lui comme à une nacelle, traverser ainsi les
tempêtes de cette vie ; à moins qu'on ne puisse
trouver pour le voyage quelque vaisseau plus solide, quelque
raisonnement inébranlable qui nous mette hors de
danger. Je n'aurai donc pas de honte de te faire des
questions, puisque tu le permets, et je ne m'exposerai pas au
reproche que je pourrais me faire un jour de ne t'avoir pas
dit présentement ce que je pense. Quand j'examine avec
Cébès ce que tu as dit, Socrate, j'avoue que
tes preuves ne me paraissent pas suffisantes.
- Peut-être as-tu raison, mon cher Simmias ; mais en
quoi ne te paraissent-elles pas suffisantes ?
- En ce qu'on pourrait dire la même chose de l'harmonie
d'une lyre, de la lyre elle-même, et de ses cordes :
que l'harmonie d'une lyre est quelque chose d'invisible,
d'immatériel, de très beau, de divin ; et que
la lyre et les cordes sont des corps, de la matière,
des choses composées, terrestres et de nature
mortelle. Et après qu'on aurait mis en pièces
la lyre, ou rompu les cordes, quelqu'un ne pourrait-il pas
soutenir par des raisonnements semblables aux tiens, qu'il
faut nécessairement que cette harmonie subsiste, et ne
périsse point ? car il est impossible que la lyre
subsiste, une fois les cordes brisées, que les cordes,
qui sont choses mortelles, subsistent, après la lyre
rompue, et que l'harmonie, qui est de même nature que
l'être immortel et divin, périsse avant ce qui
est mortel et terrestre ; mais il faut de toute
nécessité, dirait-il, que l'harmonie existe
quelque part, et que le corps de la lyre et les cordes soient
corrompues et périssent entièrement avant
qu'elle reçoive la moindre atteinte. Et
toi-même, tu t'es sans doute aperçu, Socrate,
que nous pensons que l'âme est quelque chose de
semblable à ceci : notre corps étant
composé et tenu en équilibre par le chaud, le
froid, le sec et l'humide, notre âme n'est que
l'harmonie qui résulte du juste mélange de ces
qualités, quand elles sont combinées et bien
d'accord. Si notre âme n'est qu'une espèce
d'harmonie, il est évident que quand notre corps est
trop relâché ou trop tendu parles maladies, ou
par d'autres maux, c'est une nécessité que
notre âme, toute divine qu'elle est, périsse
comme les autres harmonies qui consistent dans les sons, ou
qui sont l'effet des instruments, tandis que les restes de
chaque corps durent encore assez longtemps, jusqu'à ce
qu'ils soient brûlés ou corrompus. Vois donc,
Socrate, ce que nous pourrons répondre à ces
raisons, si quelqu'un prétend que notre âme,
n'étant qu'un mélange des qualités du
corps, périt la première dans ce que nous
appelons la mort.
Socrate nous regardant alors l'un après l'autre, comme
il faisait souvent, et se mettant à sourire :
- Simmias a raison, dit-il ; si quelqu'un de vous a plus de
facilité que moi à répondre à ses
objections, que ne le fait-il ? car il me paraît avoir
bien attaqué les difficultés du sujet. Mais
avant de lui répondre, je voudrais entendre ce que
Cébès a aussi à nous objecter, afin que
pendant qu'il parlera, nous ayons le temps de penser à
ce que nous devons dire ; et qu'après que nous les
aurons entendus tous deux, nous leur cédions, si leurs
raisons sont bonnes ; sinon nous soutiendrons alors nos
principes de tout notre pouvoir. Dis-nous donc,
Cébès, qui t'empêche de te rendre
à ce que j'ai établi ?
- Je vais le dire, répondit Cébès. C'est
que la question me paraît au même point qu'avant,
et qu'elle appelle nos objections antérieures. Que
notre âme existe avant qu'elle vienne animer le corps,
je trouve cela admirablement prouvé, et, si cet aveu
ne t'offense pas, pleinement démontré ; mais
qu'elle existe encore après notre mort, voilà
ce qui n'est pas également démontré.
Cependant je ne me rends point du tout à l'objection
de Simmias, qui prétend que notre âme n'est ni
plus forte, ni plus durable que notre corps, car elle me
paraît infiniment supérieure à toute
chose corporelle. Pourquoi donc, me dira-t-on, doutes-tu
encore ? Puisque tu vois qu'après que l'homme est
mort, ce qu'il y a de plus faible en lui subsiste encore, ne
te semble-t-il pas d'une absolue nécessité que
ce qui est durable dure plus longtemps ? Vois, je te prie, si
je répondrai bien à cette objection : car, pour
me faire entendre, j'ai besoin d'une comparaison, comme
Simmias. Ce que l'on vient de dire est, à mon avis,
comme si après la mort d'un vieux tisserand, on disait
: Cet homme n'est pas mort, mais il existe encore quelque
part ; et la preuve, c'est que voilà l'habit qu'il
portait, et qu'il s'était fait lui-même, il est
encore tout entier et n'a pas péri : et si quelqu'un
refusait de se rendre à cette preuve, on lui
demanderait lequel est le plus durable, de l'homme ou de
l'habit qu'il porte et dont il se sert ? Il faudrait bien
nécessairement répondre que c'est l'homme ; et
sur cela on prétendrait lui avoir
démontré que, puisque ce que l'homme avait de
moins durable n'a pas péri, à plus forte raison
l'homme lui-méme subsiste encore. Mais il n'en va pas
ainsi, je crois, mon cher Simmias, et vois, je te prie, ce
que je réponds à cela. Il n'y a personne qui ne
sente d'abord que faire cette objection, c'est dire une
absurdité. Car ce tisserand, après avoir
usé plusieurs habits qu'il s'était faits, est
mort enfin après eux, mais il est mort avant le
dernier ; ce qui ne donne pas pourtant le droit de dire que
l'homme soit quelque chose de plus faible et de moins durable
que l'habit. Cette comparaison convient bien à
l'âme et au corps ; et quiconque la leur appliquera
dira fort sagement, selon moi, que l'âme est un
être fort durable, et que le corps est un être
plus faible, et qui dure moins longtemps. Il ajoutera que
chaque âme use plusieurs corps, surtout si elle vit un
grand nombre d'années ; car si le corps
s'écoule et se dissout pendant que l'homme vit encore,
et que l'âme renouvelle sans cesse son vêtement
périssable, il faut nécessairement que quand
elle vient à mourir, elle en soit à son dernier
habit, et que ce soit, là le seul avant lequel elle
meure ; tandis que quand l'âme est morte, le corps fait
bientôt paraître la faiblesse de sa nature, car
il se corrompt et périt promptement. Ainsi il ne faut
pas encore ajouter tant de foi à ta
démonstration, que nous ayons cette confiance
qu'après notre mort notre âme existe encore ;
car, si quelqu'un disait plus encore que tu ne dis, et qu'on
lui accordât non seulement que notre âme existe
dans le temps qui précède notre naissance, mais
encore que rien n'empêche qu'après notre mort
les âmes de quelques-uns existent, et renaissent
plusieurs fois pour mourir de nouveau, l'âme
étant assez forte pour user plusieurs corps l'un
après l'autre, comme l'homme use plusieurs habits ; si
en lui accordant cela, dis je, on ne niait pas pourtant
qu'elle s'use au milieu de toutes ces naissances
réitérées, et qu'enfin elle doit finir
par périr véritablement dans quelqu'une de ces
morts ; et si l'on ajoutait que personne ne peut discerner
laquelle de ces morts atteindra l'âme, car c'est ce
qu'il est impossible aux hommes de pressentir : alors tout
homme qui ne craint pas la mort, et a confiance, est un
insensé, à moins qu'il ne soit en état
de démontrer que l'âme est entièrement
immortelle et impérissable ; autrement, il faut de
toute nécessité que celui qui va mourir craigne
pour son âme, et redoute qu'elle ne périsse dans
celte séparation prochaine d'avec le corps.
Quand nous eûmes entendu ces objections, nous
fûmes très fâchés, comme nous nous
l'avouâmes ensuite, de ce qu'après avoir
été si bien persuadés par les
raisonnements antérieurs, ceux-ci venaient ensuite
nous troubler par leurs difficultés, et nous jeter
dans la défiance, non seulement pour tout ce qu'on
avait dit, mais encore pour tout ce qu'on pourrait nous dire
à l'avenir, parce que nous croirions toujours, ou que
nous ne serions pas bons juges sur ces matières, ou
qu'elles seraient d'elles-mêmes peu susceptibles
d'être connues.
ECHECRATE
Par les dieux, Phédon, je vous le pardonne ; car
moi-même en t'entendant, je me prends à me dire
: Que croirons-nous donc désormais, puisque les
raisons de Socrate, qui me paraissaient si capables de
persuader, deviennent douteuses ? En effet, l'objection de
Simmias, que notre âme n'est qu'une harmonie, me frappe
merveilleusement et m'a toujours frappé ; car elle m'a
fait ressouvenir que moi-même j'avais eu la même
pensée autrefois. Ainsi, c'est à recommencer
pour moi, et j'ai grand besoin de nouvelles preuves pour
être convaincu que notre âme ne meurt pas avec le
corps. C'est pourquoi, Phédon, dis-nous, par Jupiter !
de quelle manière Socrate continua la dispute, s'il
parut aussi fâché que vous, ou s'il soutint son
opinion avec douceur, et enfin s'il vous satisfit
entièrement ou non. Conte-nous, je t'en prie, tout ce
détail, sans en oublier rien.
PHEDON
Je t'assure, Echécrate, que si toute ma vie j'avais
admiré Socrate, en cette rencontre je l'admirai plus
que je n'avais fait ; car qu'il eût des réponses
toutes prêtes, cela n'est pas surprenant d'un homme
comme lui ; mais ce qui me parut le plus admirable, ce fut de
voir premièrement avec quelle douceur, avec quelle
bonté, avec quel air d'approbation, il reçut
les objections de ces jeunes gens, et ensuite avec quelle
sagacité il s'aperçut de l'impression qu'elles
avaient faites sur nous, enfin avec quelle habileté il
nous guérit, et, comme des gens vaincus et mis en
fuite, nous rappela, nous fit tourner tête, et nous
ramena à la discussion.
ECHECRATE
Comment cela ?
PHEDON
Je vais te le dire : J'étais assis à sa droite
près de son lit, sur un petit siège, et lui, il
était assis plus haut que moi : me passant donc la
main sur la tête, et prenant mes cheveux qui tombaient
sur mes épaules, comme c'était sa coutume de
jouer avec cheveux, il me dit : Phédon, n'est-ce pas
demain que tu feras couper ces beaux cheveux (13) ?
- Apparemment, Socrate, répondis-je.
- Non pas, si tu m'en crois.
- Comment ?
- C'est aujourd'hui,
dit-il, que je dois couper mes cheveux, et toi les tiens,
s'il est vrai que notre raisonnement soit mort, et que nous
ne puissions le ressusciter ; et si j'étais à
ta place, et que j'eusse été vaincu, je ferais
serment, comme ceux d'Argos (14), de ne pas laisser
pousser mes cheveux jusqu'à ce que j'eusse
remporté la victoire, à mon tour, sur les
raisons de Simmias et de Cébès.
- Mais, lui dis-je, tu as oublié le proverbe,
qu'Hercule même ne suffit pas contre deux.
- Eh ! dit-il, que ne m'appelles-tu à toi comme ton
Iolas, pendant qu'il est encore jour ?
- Je t'appelle aussi, lui répondis-je, non pas comme
Hercule appelle son Iolas, mais comme Iolas appelle son
Hercule.
- N'importe, reprit-il, cela est égal. Mais prenons
bien garde, avant toutes choses, que nous n'ayons un grand
défaut.
- Quel défaut ? lui dis-je.
C'est, continua-t-il,
d'être des misologues (15), comme il y a des
misanthropes ; car le plus grand de tous les malheurs c'est
de haïr la raison ; et cette misologie vient de la
même source que la misanthropie. D'où vient, en
effet, la misanthropie ? De ce qu'après s'être
fié à un homme, sans aucun examen, et
après l'avoir toujours cru sincère,
honnête et fidèle, on trouve enfin qu'il est
faux et méchant ; et après plusieurs
épreuves semblables, voyant qu'on a été
trompé par ceux qu'on croyait ses meilleurs et ses
plus intimes amis, las enfin d'être si longtemps dupe,
on hait tous les hommes également, et on reste
persuadé qu'il n'y en a pas un seul de sincère.
Ne t'es-tu pas aperçu que la misanthropie se forme
ainsi par degrés ?
- Assurément, lui dis-je.
- N'est-ce donc pas une honte, continua-t-il, et n'est-ce pas
le fait d'un homme qui veut traiter avec les hommes, sans
connaître les choses humaines ? car s'il en avait eu la
moindre expérience, il aurait vu les choses comme
elles sont, et reconnu que les bons et les méchants
sont très rares les uns et les autres, et que ceux qui
tiennent le milieu sont en très grand nombre.
- Comment dis-tu, Socrate ?
- Je dis, Phédon, qu'il en est de ces hommes-là
comme de ceux qui sont très grands ou très
petits. Ne trouves-tu pas qu'il n'y a rien de plus rare qu'un
homme fort grand ou qu'un homme fort petit, et ainsi des
chiens, et de toutes les autres choses, comme de ce qui est
vite et de ce qui est lent, de ce qui est beau et de ce qui
est laid, de ce qui est blanc et de ce qui est noir,
n'aperçois-tu pas que dans toutes ces choses les deux
extrêmes sont rares, et que le milieu est très
ordinaire et très commun ?
- Je m'en aperçois très bien, Socrate.
- Et si l'on proposait un combat de méchanceté,
n'y en aurait-il pas bien peu qui pussent prétendre au
premier prix ?
- Cela est vraisemblable.
- Assurément,
reprit-il ; mais ce n'est pas à cet
égard-là que les raisonnements ressemblent aux
hommes ; mais je me suis laissé entraîner
à te suivre : la seule ressemblance qu'il y ait, c'est
que quand on a admis un raisonnement comme vrai, sans savoir
l'art de raisonner, il arrive plus tard qu'il paraît
faux, qu'il le soit ou ne le soit pas, et tout
différent de lui-même ; et quand on a pris
l'habitude de disputer toujours pour et contre, on se croit
à la fin très habile, et l'on s'imagine
être le seul qui ait compris que ni dans les choses ni
dans les raisonnements, il n'y a rien de vrai ni de
sûr, que tout est dans un flux et un reflux continuel,
comme l'Euripe (16),
et que rien ne demeure un seul moment dans le même
état.
- C'est la vérité.
- Ne serait-ce donc pas un malheur déplorable,
Phédon, alors qu'il y a un raisonnement vrai, solide,
susceptible d'être compris, que pour avoir entendu de
ces raisonnements, où tout paraît tantôt
vrai, tantôt faux, au lieu de s'accuser soi-même
de ces doutes, ou d'en accuser son manque d'art, on en
rejetât enfin la faute sur la raison elle-même,
et qu'on passât sa vie à haïr et à
calomnier la raison, en se privant par là de la
vérité et de la science ?
- Oui, cela serait déplorable, par Jupiter,
m'écriai-je.
- Prenons donc bien garde, reprit-il, que ce malheur ne nous
arrive, et ne nous laissons pas préoccuper par cette
pensée, qu'il n'y a rien de sain dans le raisonnement.
Persuadons-nous plutôt que c'est nous-mêmes qui
n'avons encore rien de sain, et faisons courageusement tous
nos efforts pour recouvrer la santé. Vous y êtes
obligés, vous autres, parce que vous avez encore du
temps à vivre ; et moi, j'y suis obligé, parce
que je vais mourir ; et je crains bien qu'aujourd'hui, sur
cette matière, bien loin d'agir en vrai philosophe, je
ne me sois comporté en disputeur opiniâtre,
comme font tous ces ignorants qui, lorsqu'ils disputent, ne
se soucient nullement d'apprendre la vérité, et
dont l'unique bnt est d'entraîner dans leur opinion
tous ceux qui les écoutent. La seule différence
qu'il y ait entre eux et moi, c'est que je ne cherche pas
uniquement à persuader ce que je dirai à ceux
qui sont ici présents, quoique si cela arrive, j'en
serai ravi ; mais mon principal but est de m'en convaincre
moi-même. Car voici, mon cher ami, comme je raisonne,
et tu verras que ce raisonnement m'intéresse beaucoup
: si ce que je dis se trouve vrai, il est bon de le croire,
et si après la mort, il n'y a rien, j'en aurai
toujours retiré cet avantage de n'être pas
à charge par mes plaintes, pendant le temps qui me
reste à passer avec vous. Mais je ne serai pas
longtemps dans cette ignorance, je la regarderais comme un
mal : heureusement elle va se dissiper. Fortifié par
ces pensées, mon cher Simmias et mon cher
Cébès, je vais reprendre la discussion, et, si
vous m'en croyez, vous vous rendrez moins à
l'autorité de Socrate qu'à celle de la
vérité. Si vous trouvez que ce que je vous
dirai soit vrai, admettez-le ; sinon, combattez-le de tout
votre pouvoir, prenant bien garde que je ne me trompe
moi-même, et que je ne vous trompe aussi par trop de
bonne volonté, et que je ne vous quitte comme
l'abeille, qui laisse son aiguillon dans la plaie.
Commençons donc ; mais premièrement voyez, je
vous prie, si je me souviens bien de vos objections. Il me
semble que Simmias craint que l'âme, quoique plus
divine et plus excellente que le corps, ne périsse
avant lui, comme il l'a dit de l'harmonie ; et
Cébès a accordé, si je ne me trompe, que
l'âme est plus durable que le corps, mais qu'on ne peut
s'assurer, si après qu'elle a usé plusieurs
corps, elle ne périt pas en quittant le dernier, et si
ce n'est pas là une véritable mort de
l'âme, car pour le corps il ne cesse pas un seul moment
de périr. Ne sont-ce pas là les deux points que
nous avons à examiner, Simmias et Cébès
?
Ils en tombèrent d'accord.
- Rejetez-vous absolument tout ce que je vous ai dit
auparavant, continua-t-il, ou en admettez-vous une partie
?
Ils dirent qu'ils ne rejetaient pas tout.
- Mais, ajouta-t-il, que pensez-vous de ce que je vous ai
dit, qu'apprendre n'est que se ressouvenir ? et que, par
conséquent, c'est une nécessité que
notre âme ait existé quelque part avant qu'elle
ait été liée au corps ?
- Pour moi, dit Cébès, j'en ai d'abord reconnu
l'évidence, et je ne sache point de principe qui me
paraisse si vrai. - Je suis de même, dit Simmias, et je
serais bien étonné si je changeais jamais de
sentiment.
- Il faut pourtant bien, mon cher Thébain, que tu en
changes, reprit Socrate, si tu persistes dans cette opinion,
que l'harmonie est quelque chose de composé, et que
notre âme n'est qu'une harmonie qui résulte de
l'accord des qualités du corps ; car apparemment tu ne
t'en croirais pas toi-même, si tu disais que l'harmonie
existe avant les choses qui doivent la composer. Le dirais-tu
?
- Non, sans doute, Socrate, reprit Simmias.
- Vois-tu, reprit Socrate, que c'est là ce que tu dis,
quand tu soutiens que l'âme existe avant que de venir
animer le corps, et qu'elle est pourtant composée de
choses qui n'existent pas encore ? Car l'âme n'est pas
comme l'harmonie à laquelle tu la compares. Mais il
est évident que la lyre, les cordes, les sons
discordants sont avant l'harmonie, laquelle résulte de
toutes ces choses, et ensuite périt avant elles. Cette
dernière partie de ton discours s'accorde-t-elle avec
la première ?
- Nullement, Socrate, dit Simmias.
- Cependant, reprit Socrate, si un discours doit jamais
être d'accord, c'est celui où il est question de
l'harmonie.
- Tu as raison, dit Simmias.
- Celui-ci n'est pourtant pas d'accord, dit Socrate. Vois
donc laquelle de ces deux opinions tu préfères
: ou que la science est une réminiscence, ou que
l'âme est une harmonie.
- Je choisis la première, dit Simmias. Car j'ai admis
la seconde sans démonstration, sur cette apparence
vraisemblable qui suffit au vulgaire. Mais, pour moi, je suis
persuadé que tous les discours qui ne s'appuient que
sur des vraisemblances sont pleins de vanité, et que
si on n'y prend bien garde, ils égarent et ils
trompent, soit en géométrie, soit en quelque
autre science. Mais la doctrine que la science n'est qu'une
réminiscence est fondée sur une preuve solide :
c'est, nous l'avons dit, que notre âme, avant que de
venir animer le corps, existe comme l'essence même,
l'essence, c'est-à-dire ce qui est réellement.
Voilà pourquoi, convaincu que je dois me rendre
à cette preuve, il faut que je ne m'écoute pas
moi, nême, et que je n'écoute pas non plus ceux
qui voudront me dire que l'âme est une harmonie.
- Et maintenant, Simmias, reprit Socrate, te paraît-il
qu'il convienne à l'harmonie, ou à quelque
autre composition, d'être différente des choses
mêmes dont elle est composée ?
- Nullement.
- Ni de rien faire, ni de rien souffrir que ce que souffrent
ou font les choses qui la composent ?
Simmias en tomba d'accord.
- Il ne convient donc pas à l'harmonie de
précéder les choses qui la composent, mais de
les suivre ?
Il en convint.
- Il s'en faut donc bien que l'harmonie ait des sons, des
mouvements, ou d'autres choses contraires aux choses dont
elle se compose ?
- Assurément, dit Simmias.
- Mais quoi ? toute harmonie n'est-elle pas dans l'accord
?
- Je ne t'entends pas bien, dit Simmias.
- Je demande si, selon que ses éléments sont
plus ou moins d'accord, l'harmonie n'existe pas aussi plus ou
moins ?
- Assurément.
- Et peut-on dire de l'âme, qu'une âme soit plus
ou moins âme qu'une autre ?
- Non, sans doute.
- Voyons donc, par Jupiter ! ne dit-on pas que telle
âme a de l'intelligence et de la vertu, est bonne, et
que telle autre a de la folie et de la
méchanceté, est méchante ? Ne le dit-on
pas avec raison ?
- Oui, sans doute.
- Mais ceux qui tiennent que l'âme est une harmonie,
que diront-ils que sont ces qualités de l'âme,
ce vice et cette vertu ? Diront-ils que l'une est une
harmonie, et l'autre une dissonance ? que l'âme
vertueuse étant harmonie par sa nature, elle a encore
avec elle une autre harmonie ? et que l'autre, étant
une dissonance, ne produit point d'harmonie ?
- Je ne saurais te le dire, répondit Simmias ; il y a
pourtant bien de l'apparence que les partisans de cette
opinion diraient quelque chose de semblable.
- Mais nous sommes demeurés d'accord, dit Socrate,
qu'une âme n'est pas plus ou moins âme qu'une
autre, c'est-à-dire, que nous avons posé
qu'elle n'est pas plus ou moins harmonie qu'une autre
harmonie. N'est-ce pas ?
- Je l'avoue, dit Simmias.
- Et que, n'étant pas plus ou moins harmonie, elle
n'est donc pas plus ou moins d'accord dans ses
éléments. N'est-ce pas ?
- Oui, sans doute.
- Et, n'étant pas plus ou moins d'accord dans ses
éléments, peut-elle avoir plus d'harmonie ou
moins d'harmonie ? ou faut-il qu'elle en ait également
?
- Egalement.
- Ainsi, puisqu'une âme ne peut être plus ou
moins âme qu'une autre, elle ne peut être plus ou
moins d'accord qu'une autre ?
- Cela est vrai.
- Il s'ensuit de là, nécessairement, qu'une
âme ne saurait avoir ni plus d'harmonie, ni plus de
dissonance qu'une autre ?
- J'en conviens.
- Et, par conséquent, une âme peut-elle avoir
plus de vertu ou de vice qu'une autre, s'il est vrai que le
vice soit une dissonance et la vertu une harmonie ?
- Nullement.
- Ou plutôt la raison veut qu'on dise que le vice ne
saurait se trouver dans aucune âme, si l'âme est
une harmonie ; car l'harmonie, si elle est parfaitement
harmonie, ne saurait recevoir de dissonance ?
- Sans difficulté.
- De même l'âme, si elle est parfaitement
âme, ne saurait être susceptible de vice.
- Comment le pourrait-elle être d'après ies
principes dont nous sommes convenus ?
- Par les mêmes principes, les âmes de tous les
animaux sont également bonnes, si elles sont toutes
également âmes ?
- Il me semble, Socrate.
- Et te semble-t-il que cela soit bien dit, et que cela
fût conséquent si cette hypothèse que
l'âme est une harmonie était vraie ?
- Non, sans doute, Socrate.
- Mais je te le demande, Simmias, de toutes les choses qui
composent l'homme, trouves-tu qu'il y en ait quelque autre
qui commande que l'âme seule, surtout quand elle est
sage ?
- Non, il n'y a qu'elle.
- Commande-t-elle en lâchant la bride aux passions du
corps, ou en leur résistant ? Par exemple, quand le
corps a soif, l'âme ne l'empêche-t-elle pas de
boire ? ou quand il a faim, ne l'empêche-t-elle pas de
manger, et mille autres choses semblables, où nous
voyons manifestement que l'âme combat les passions du
corps ? N'est-ce pas ?
- Sans contredit.
- Mais ne sommes-nous pas convenus plus haut que l'âme,
étant une harmonie, ne peut jamais avoir d'autre ton
que celui des éléments qui la tendent, qui la
lâchent et qui l'ébranlent, ni subir d'autres
modifications que celles des éléments qui la
composent ; qu'elle doit nécessairement leur
obéir et ne peut jamais leur commander ?
- Nous en sommes convenus, sans doute, dit Simmias. Le moyen
de s'en empêcher ?
- Mais, dit Socrate, ne
voyons-nous pas présentement que l'âme fait tout
le contraire ? qu'elle gouverne et conduit les choses
mêmes dont on prétend qu'elle est
composée, leur résiste, pendant presque toute
sa vie, réprimant les unes plus durement par les
douleurs, comme dans la gymnastique et la médecine,
traitant les autres avec plus de douceur, en se contentant de
menacer ou de gourmander les désirs, les
colères, les craintes, comme des choses d'une autre
nature qu'elle ? et c'est ce qu'Homère a fort bien
représenté, lorsque dans
l'Odyssée (17), il dit qu'Ulysse, Se
frappant la poitrine, gourmanda ainsi son coeur : Supporte
ceci, mon coeur ; tu as supporté des choses plus
dures. Crois-tu qu'Homère eût dit cela s'il
eût pensé que l'âme est une harmonie qui
doit être gouvernée par les passions du corps ?
et ne crois-tu pas plutôt qu'il a cru que l'âme
doit les guider et les maîtriser, et qu'elle est d'une
nature plus divine que l'harmonie ?
- Oui, par Jupiter! je le crois, dit-il.
- Et, par conséquent, mon cher Simmias, reprit
Socrate, nous ne pouvons jamais dire avec la moindre
apparence de raison, que l'âme est une espèce
d'harmonie ; car nous ne serions jamais d'accord, il
paraît, ni avec Homère, ce poète divin,
ni avec nous-mêmes.
Simmias en convint.
Il me semble, reprit
Socrate, que nous avons assez bien adouci cette harmonie
thébaine (18)
; mais, Cébès, comment ferons-nous pour apaiser
ce Cadmus (19) ? de
quel discours nous servirons-nous ?
- Tu le trouveras, Socrate, répondit
Cébès. Pour celui dont tu viens de te servir
contre l'harmonie, il m'a frappé plus que je ne m'y
attendais ; car pendant que Simmias te proposait ses doutes,
je regardais comme impossible que quelqu'un pût les
réfuter, et j'ai été bien
étonné d'abord, quand j'ai vu qu'il n'a pu
soutenir seulement ta première attaque ; après
cela je ne serais nullement surpris que Cadmus ait le
même sort.
- Mon cher
Cébès, reprit Socrate, n'en dis pas trop, de
peur que l'envie ne renverse ce que j'ai à dire, mais
c'est ce qui est entre les mains de Dieu. Pour nous, en
nous joignant de près, comme dit Homère
(20),
éprouvons ton argument. Ce que tu cherches se
réduit à ce point : Tu veux qu'on
démontre que l'âme est immortelle et
impérissable, afin qu'un philosophe qui va mourir et
qui meurt avec courage, dans l'espérance qu'il sera
infiniment plus heureux dans les enfers que s'il avait
vécu autrement qu'il a fait, n'ait pas une confiance
insensée. Car que l'âme soit quelque chose de
fort et de divin, et qu'elle ait existé avant notre
naissance, cela ne prouve rien, dis-tu, pour son
immortalité ; et tout ce qu'on en peut inférer,
c'est qu'elle peut durer fort longtemps, et quelle
était quelque part avant nous pendant des
siècles presque infinis ; que pendant ce temps elle a
pu connaître et faire plusieurs choses, sans en
être pour cela plus immortelle : qu'au contraire, le
premier moment de sa venue dans le corps a été
peut-être le commencement de sa perte, et comme une
maladie, qui se prolonge dans les angoisses et les langueurs
de cette vie, et finit par ce que nous appelons la mort. Tu
ajoutes qu'il importe peu que l'âme ne vienne qu'une
fois animer le corps ou qu'elle y revienne plusieurs fois, et
que cela ne change rien à nos justes sujets de crainte
; car, à moins qu'un homme ne soit fou, il doit
toujours craindre la mort, tant qu'il ne saura pas
certainement, et qu'il ne pourra pas démontrer que
l'âme est immortelle. Voilà, ce me semble, tout
ce que tu dis, Cébès, et je le
répète exprès fort souvent, afin que
rien ne nous échappe, et que tu puisses encore y
ajouter ou en retrancher si tu veux.
- Pour l'heure, répondit Cébès, je n'ai
rien à y changer, c'est là tout ce que je dis
encore.
Socrate, après avoir gardé assez longtemps le
silence, se tournant enfin de son côté :
- En vérité, Cébès, dit-il, tu ne
demandes pas là une petite chose ; car, pour
l'expliquer, il faut examiner à fond la question de la
naissance et de la mort. Si tu le veux donc, je te dirai ce
qui m'est arrivé à moi-même sur cette
matière ; et si ce que je te dirai te paraît
utile, tu t'en serviras pour appuyer tes sentiments.
- Je le veux de tout mon coeur, dit
Cébès.
- Ecoute-moi donc. Pendant
ma jeunesse, j'étais enflammé d'un désir
incroyable d'apprendre cette science qu'on appelle la
physique ; car je trouvais admirable de savoir les causes de
chaque chose, ce qui la fait naître, ce qui la fait
mourir, ce qui la fait être ; et il n'y a point de
peine que je n'aie prise, pour examiner premièrement,
si c'est du chaud et du froid, après qu'ils ont subi
une sorte de corruption, comme quelques-uns le
prétendent (21), que les animaux
viennent à naître ; si c'est le sang qui fait la
pensée (22),
ou si c'est l'air (23), ou le feu (24), ou si ce n'est aucune
de ces choses, mais seulement le cerveau (25) qui est la cause de nos
sens, de la vue, de l'ouïe, de l'odorat ; si de ces sens
résultent la mémoire et l'opinion ; et si de la
mémoire et de l'opinion reposées naît
enfin la science. Je voulais connaître ensuite les
causes de leur corruption ; je portais ma curiosité
jusqu'aux cieux et jusqu'aux abîmes de la terre, pour
savoir ce qui produit tous les phénomènes ; et
à la fin, je me trouvai aussi malhabile qu'on le
puisse être en ces recherches. Je vais t'en donner une
preuve bien sensible. C'est que cette belle étude m'a
rendu si aveugle dans les choses mêmes que je savais
auparavant avec le plus d'évidence, comme cela me
paraissait à moi et aux autres, que j'ai oublié
tout ce que je savais sur plusieurs matières, comme
celle-ci : d'où vient que l'homme grandit. Je pensais
qu'il était clair pour tout le monde que l'homme ne
grandit que parce qu'il boit et qu'il mange ; car par la
nourriture les chairs étant ajoutées aux
chairs, les os aux os, et toutes les autres parties à
leurs parties similaires, ce qui n'était d'abord qu'un
petit volume s'augmente et croît, et de cette
manière, un homme, de petit devient fort grand ;
voilà ce que je pensais. Ne trouves-tu pas que j'avais
raison ?
- Assurément, dit Cébès.
- Ecoute la suite. Je pensais de même savoir pourquoi
un homme était plus grand qu'un autre homme, ayant de
plus toute la tête, et un cheval plus grand qu'un autre
cheval ; et sur des choses encore plus claires, je pensais,
par exemple, que dix étaient plus que huit, parce
qu'on y en avait ajouté deux, et que deux
coudées étaient plus grandes qu'une
coudée, parce qu'elles la surpassaient de
moitié.
- Et qu'en penses-tu présentement ? dit
Cébès.
- Par Jupiter, je suis si éloigné de penser
connaître les causes d'aucune de ces choses, que je ne
crois pas même savoir, quand on a ajouté un
à un, si c'est cet un auquel on en a ajouté un
autre qui devient deux, ou si c'est celui qui est
ajouté et celui auquel il est ajouté, qui
ensemble deviennent deux, à cause de cette addition de
l'un à l'autre. Car ce qui me surprend, c'est que
pendant qu'ils étaient séparés, chacun
d'eux était un, et n'était pas deux, et
qu'après qu'ils sont rapprochés ils sont
devenus deux, parce qu'on les a mis l'un près de
l'autre. Je ne vois pas non plus pourquoi, quand on partage
une chose, ce partage fait que cette chose, qui était
une avant que d'être séparée, devient
deux dès le moment de cette séparation ; car
voilà une cause toute contraire à celle qui
fait qu'un et un font deux. Là, cet un et cet un
deviennent deux, parce qu'on les rapproche et qu'on les
ajoute l'un à l'autre ; et ici, cette chose qui est
une devient deux, parce qu'on la divise et qu'on la
sépare. Bien plus, je ne crois pas même savoir
pourquoi un est un ; ni enfin, du moins par les raisons
physiques, comment la moindre chose naît, périt
ou existe. Mais j'ai résolu de prendre une autre
méthode, puisque celle-là ne m'a pas satisfait
du tout. Enfin, ayant entendu quelqu'un lire dans un livre
qu'il disait être d'Anaxagore, que l'intelligence est
la règle et la cause de tous les êtres, je fus
ravi ; il me parut admirable que l'intelligence fût la
cause de tout ; car je pensai que l'intelligence ayant
disposé toutes choses, elle les avait arrangées
pour le mieux. Si quelqu'un donc veut savoir la cause de
chaque chose, ce qui fait qu'elle naît et qu'elle
périt, il doit chercher la meilleure manière
dont elle peut être ; et il me parut qu'il s'ensuivait
de ce principe, que la seule chose que l'homme doit chercher,
tant pour lui que pour les autres, c'est ce qui est le
meilleur et le plus parfait ; car dès qu'il l'aura
trouvé, il connaîtra nécessairement ce
qui est le plus mauvais, attendu qu'il n'y a qu'une science
pour l'un et pour l'autre.
Dans cette pensée, j'avais une extrême joie
d'avoir trouvé un maître comme Anaxagore, qui
m'expliquerait, selon mes désirs, la cause de toutes
choses, et qui, après m'avoir dit, par exemple, si la
terre est plate ou ronde, m'expliquerait la cause et la
nécessité de ce qu'elle est, et me dirait ce
que c'est ici que le mieux, et pourquoi cela est pour le
mieux. De même s'il pensait qu'elle est au centre du
monde, j'espérais qu'il m'éclaircirait pourquoi
elle est pour le mieux au milieu ; et après avoir
reçu de lui tous ces éclaircissements,
j'étais tout disposé à ne jamais
chercher aucune autre sorte de cause. Je me proposais de
l'interroger de même sur le Soleil, sur la Lune, et sur
les autres astres, pour connaître les raisons de leurs
révolutions, de leurs mouvements, et de tout ce qui
leur arrive, et pour savoir pourquoi c'est pour le mieux que
chacun d'eux fait ce qu'il fait ; car je ne pouvais
m'imaginer qu'après avoir dit que l'intelligence les
avait disposés, il pût me donner d'autre cause
de leur disposition que celle-ci, que cela est là le
meilleur. Et je me flattais qu'après avoir
assigné cette cause, et en général et en
particulier, il me ferait connaître en quoi consiste le
bien de chaque chose en particulier, et le bien de toutes en
commun. Je n'aurais pas donné mes
espérânces pour beaucoup.
Je pris donc ces livres avec un très grand
empressement, et je me mis à les lire le plus
tôt qu'il me fut possible, pour savoir plus promptement
le bon et le mauvais de toutes choses ; mais je me trouvai
bientôt déchu de ces espérances ; car
dès que je fus un peu avancé dans cette
lecture, je vis un homme qui ne faisait intervenir en rien
l'intelligence, et qui ne donnait aucune raison de l'ordre
des choses, mais qui, à la place de l'intelligence
substituait l'air, l'éther, l'eau et d'autres choses
aussi absurdes.
Il me parut faire comme un homme qui dirait : Socrate fait
par l'intelligence tout ce qu'il fait ; et qui ensuite,
voulant rendre raison de chaque chose que je fais, dirait
qu'aujourd'hui, par exemple, je suis ici assis sur mon lit,
parce que mon corps est composé d'os et de nerfs ; que
les os étant durs et solides sont
séparés par des jointures, et que les nerfs
capables de s'étendre et de se retirer, lient les os
avec les chairs et la peau, qui les renferme et les embrasse
les uns et les autres ; que les os étant libres dans
leurs emboîtures, les nerfs qui peuvent
s'étendre et se retirer, font que je puis plier les
jambes comme vous voyez, et que c'est la cause pour laquelle
je suis ici assis de cette manière. Ou encore, c'est
comme si, pour vous expliquer la cause de l'entretien que
j'ai ici avec vous, il ne vous assignait que des causes
telles que la voix, l'air, l'ouïe, et autres choses
semblables, et ne vous disait pas un seul mot de la
véritable cause, qui est que les Athéniens ont
trouvé que c'était le meilleur pour eux de me
condamner à la mort ; et que par la même raison,
j'ai trouvé qu'il était aussi meilleur pour moi
d'être assis sur ce lit, et d'attendre tranquillement
la peine qu'ils m'ont imposée. Car je vous jure, par
le Chien, que ces nerfs que voici, et ces os, seraient, il y
a déjà longtemps, à Mégare ou en
Béotie, si j'avais pensé que ce fût le
meilleur pour eux, et si je n'avais pas été
persuadé qu'il était de beaucoup meilleur et
plus juste de rester ici pour souffrir le supplice auquel ma
patrie m'a condamné, plutôt que de
m'échapper et de m'enfuir. Mais de donner de ces
raisons-là, voilà ce qui me paraît
très ridicule. Que l'on dise que si je n'avais ni os,
ni nerfs, et autres choses semblables, je ne pourrais faire
ce que je jugerais à propos, à la bonne heure ;
mais dire que ces os et ces nerfs sont la cause de ce que je
fais, et non pas le choix de ce qui est meilleur, et qu'en
cela je me sers de l'intelligence, voilà qui est de la
dernière absurdité ; car c'est ne pouvoir pas
faire cette différence, qu'autre est la cause, et
autre la chose sans laquelle la cause ne serait jamais cause
; et c'est pourtant cette chose-là que le peuple, qui
va toujours à tâtons comme dans
d'épaisses ténèbres, prend pour la
véritable cause, et à tort lui en donne le nom.
Voilà pourquoi les
uns (26), environnant
la terre d'un tourbillon, la supposent fixe au centre du
monde ; les autres (27) la conçoivent
comme une large huche, qui a l'air pour base : mais quant
à la puissance qui l'a disposée comme elle
devait être pour être le mieux, ils ne la
cherchent point ; et ils ne croient pas qu'il y ait aucune
puissance divine, mais ils s'imaginent avoir trouvé un
Atlas plus fort, plus immortel, et plus capable de soutenir
toutes choses ; et ce bien, seul capable de lier et
d'embrasser tout, ils le tiennent pour vain.
Pour moi, je serais devenu bien volontiers le disciple de
tout homme qui aurait pu m'enseigner cette cause ; mais comme
je ne pus parvenir à la connaître, ni par
moi-même ni par les autres, veux-tu,
Cébès, que je te dise la seconde tentative que
je fis pour la trouver ?
- Je le veux de tout mon coeur, dit
Cébès.
- Après m'être bien lassé à
examiner toutes choses, je crus que je devais prendre garde
qu'il ne m'arrivât ce qui arrive à ceux qui
regardent une éclipse de soleil ; car il y en a qui
perdent la vue, s'ils, n'ont la précaution de regarder
dans l'eau, ou dans quelque autre milieu, l'image de cet
astre. Il me vint quelque chose de semblable dans l'esprit,
et je craignis de perdre les yeux de l'âme, si je
regardais les objets avec les yeux du corps, et si je me
servais de mes sens pour les toucher et pour les
connaître. Je trouvai donc que je devais avoir recours
à la raison et regarder en elle la
vérité de toutes choses. Peut-être
l'image dont je me sers pour m'expliquer n'est pas
entièrement juste ; car je ne tombe pas d'accord
moi-même que celui qui regarde les choses dans la
raison, les regarde plutôt dans un milieu, que celui
qui les voit dans leurs phénomènes ; mais, quoi
qu'il en soit, voilà le chemin que je pris, et depuis
ce temps-là, supposant toujours pour fondement ce qui
me semble le meilleur, tout ce qui me paraît le
meilleur, je le prends pour vrai, soit dans les choses, soit
dans les causes ; et ce qui ne lui est pas conforme, je le
rejette comme faux. Mais je vais m'expliquer plus clairement,
car je pense que tu ne m'entends pas encore.
- Non, par Jupiter, Socrate, dit Cébès, je ne
t'entends pas trop bien.
- Cependant, reprit Socrate, je ne dis rien de nouveau ; je
ne dis que ce que j'ai dit en mille occasions, et ce que je
viens de redire dans la discussion précédente.
Pour t'expliquer la méthode qui m'a servi dans la
recherche des causes, je reviens d'abord à ce que j'ai
tant rebattu, je vais commencer, en le prenant pour
fondement. Je dis donc qu'il y a quelque chose de bon, de
beau, de grand par soi-même. Si tu m'accordes ce
principe, j'espère que je te démontrerai par ce
moyen pourquoi l'âme est immortelle.
- Je te l'accorde, dit Cébès, tu ne saurais
achever trop promptement ta démonstration.
- Prends bien garde à ce qui va suivre, et vois si tu
en tombes d'accord avec moi. Il me semble que s'il y a
quelque chose de beau, outre le beau en soi, il ne peut
être beau que parce qu'il participe à ce beau
même ; et ainsi de toutes les autres choses.
M'accordes-tu cette cause ? - Oui, je l'accorde.
- Alors, je n'entends plus, et je ne saurais comprendre
toutes ces autres causes si savantes qu'on nous donne. Mais
si quelqu'un vient me dire que ce qui fait qu'une chose est
belle, c'est la vivacité des couleurs ou la proportion
de ses parties, et d'autres choses semblables, je laisse
là toutes ces raisons, qui ne font que me troubler, et
je réponds sans façon et sans art, et
peut-être trop simplement, que rien ne la rend belle
que la présence ou la communication de cette
beauté première, de quelque manière que
cette communication se fasse ; car je n'assure rien
là-dessus ; j'assure seulement que toutes les belles
choses sont belles par la présence du beau même.
Tant que je m'en tiendrai à ce principe, je ne crois
pas pouvoir me tromper, et je suis persuadé que je
puis répondre en toute sûreté, que les
belles choses sont belles par la présence du beau. Ne
te le semble-t-il pas aussi ?
- Parfaitement.
- De même les choses grandes ne sont-elles pas grandes
par la grandeur, et les petites par la petitesse ?
- Oui.
- Et si quelqu'un te disait qu'un tel est plus grand ou plus
petit de toute la tête qu'un autre, tu ne serais pas de
son avis ; et tu soutiendrais que tu penses que toutes les
choses qui sont plus grandes que d'autres, ne sont plus
grandes que par la grandeur, que c'est la grandeur seule qui
les rend grandes, et que celles qui sont plus petites ne le
sont que par la petitesse ? Car si tu disais qu'un tel est
plus grand ou plus petit qu'un autre de toute la tête,
tu craindrais, je pense, qu'on ne t'objectât,
premièrement, que c'est par la même chose que ce
qui est plus grand est plus grand, et que ce qui est plus
petit est plus petit ; et ensuite que selon toi, la
tête, qui est en elle-même petite, fait la
grandeur de celui qui est plus grand, ce qui est absurde :
quoi de plus absurde, en effet, que de dire que quelqu'un est
grand par quelque chose de petit ? Ne craindrais-tu pas ces
objections ?
- Sans doute, reprit Cébès en souriant.
- Ne craindrais-tu pas, par la même raison, de dire que
dix sont plus que huit, parce qu'ils les surpassent de deux ?
et ne dirais-tu pas plutôt que c'est par la
quantité ? De même sur les deux coudées,
ne dirais-tu pas qu'elles sont plus grandes qu'une
coudée par la grandeur, plutôt que de dire
qu'elles le sont par une coudée en sus ? Car il y a
même sujet de crainte.
- Tu as raison.
- Mais quoi ? quand on ajoute un à un, ou qu'on coupe
un en deux, ne ferais-tu pas difficulté de dire que
dans le premier cas, c'est l'addition qui fait qu'un et un
font deux, et que dans le dernier c'est la division qui fait
qu'un devient deux ? Et n'affirmerais-tu pas plutôt que
tu ne sais d'autre cause de l'existence des choses, que leur
participation de l'essence propre à chaque sujet, et
que par conséquent tu ne sais d'autre raison de ce
qu'un et un font deux, que la participation à la
duité et de ce qu'un est un, que la
participation à l'unité. N'abandonnerais-tu pas
ces additions, ces divisions et toutes ces autres belles
réponses ? Ne les laisserais-tu pas à de plus
savants ; et ayant peur, comme on dit, de ton ombre, ou
plutôt de ton ignorance, ne t'en tiendrais-tu pas
fermement au principe que nous avons posé ? Et si
quelqu'un l'attaquait, le laisserais-tu là sans
réponse, jusqu'à ce que tu eusses bien
examiné toutes les conséquences de ce principe,
pour voir si elles s'accordent ou ne s'accordent pas entre
elles ? Et quand tu serais obligé d'en rendre raison,
ne le ferais-tu pas encore en prenant quelque autre principe
plus élevé, jusqu'à ce qu'enfin tu
eusses trouvé quelque chose de sûr qui te
satisfît ? En même temps, tu éviterais de
brouiller toutes choses, comme ces disputeurs, et de
confondre ton principe avec ceux qui en dérivent pour
trouver la vérité des choses. Il est vrai que
peut-être ces disputeurs se mettent peu en peine de la
vérité, et qu'en mêlant ainsi toutes
choses par un effet de leur profond savoir ils se contentent
de se plaire à eux-mêmes ; mais pour toi, si tu
es véritablement philosophe, tu feras ce que je t'ai
dit.
- Tu as raison, dirent en même temps Simmias et
Cébès.
ECHECRATE
Par Jupiter, Phédon, cela était bien juste. Car
il m'a semblé que Socrate s'expliquait avec une
netteté merveilleuse, même pour ceux qui
auraient eu le moins d'intelligence.
PHEDON
Cela parut de même à tous ceux qui
étaient là présents.
ECHECRATE
Et pour nous, qui n'y étions pas, nous le trouvons
aussi, sur le récit que tu en fais ; mais que fut-il
dit après cela ?
PHEDON
Il me semble, si je m'en souviens bien, qu'après qu'on
lui eut accordé que toute idée existe en soi,
et que les choses qui participent à cette idée
tirent d'elle leur dénomination, il continua de cette
manière.
- Si ce principe est vrai, quand tu dis que Simmias est plus
grand que Socrate, et plus petit que Phédon, ne dis-tu
pas que dans Simmias se trouvent en même temps la
grandeur et la petitesse ?
- Oui, dit Cébès.
- Mais ne conviens-tu pas que si tu dis : Simmias est plus
grand que Socrate, ce n'est pas une proposition
véritable en elle-même ; car il n'est pas vrai
que Simmias soit plus grand parce qu'il est Simmias ; mais il
est plus grand parce qu'il a la grandeur. Il n'est pas vrai
non plus qu'il soit plus grand que Socrate parce que Socrate
est Socrate, mais parce que Socrate participe à la
petitesse par comparaison à la grandeur de
Simmias.
- Cela est vrai.
- Simmias non plus n'est pas plus petit que Phédon
parce que Phédon est Phédon, mais parce que
Phédon est grand, quand on le compare à Simmias
qui est petit.
- C'est cela.
- Ainsi, Simmias est à la fois appelé grand et
petit parce qu'il est entre deux, il est plus grand que l'un
par la supériorité de sa grandeur,
cédant par sa petitesse à la grandeur de
l'autre. Et, se mettant à rire en même temps :
Il me semble, dit-il, que je me suis trop arrêté
sur ces expressions, mais enfin cela est comme je dis.
Cébès en convint.
- J'ai insisté pour vous mieux persuader mon principe
; car il me semble que non seulement la grandeur ne peut
jamais être en même temps grande et petite, mais
encore que la grandeur qui est en nous n'admet point la
petitesse et ne peut point être surpassée ; car
de deux choses l'une, ou la grandeur s'enfuit et cède
la place, quand elle voit paraître son contraire, qui
est la petitesse, ou elle périt entièrement.
Mais jamais, si elle reçoit la petitesse, elle ne peut
être autre chose que ce qu'elle est ; comme moi, par
exemple, après avoir reçu la petitesse, je
reste tel que je suis, mais de plus petit. Ce qui est grand
ne peut jamais être petit ; de même la petitesse
qui est en nous n'empiète jamais sur la grandeur ; en
un mot, aucun des contraires, pendant qu'il est ce qu'il est,
ne peut jamais devenir ou être son contraire, mais ou
il se retire, ou il périt quand l'autre arrive.
Cébès en convint, mais quelque autre de la
compagnie, je ne me souviens pas bien qui c'était,
s'adressant à Socrate : Eh ? par les Dieux, lui
dit-il, n'as-tu pas déjà admis le contraire de
ce que tu dis ? Car, n'es-tu pas convenu que le plus grand
naît du plus petit, et le plus petit du plus grand ; en
un mot, que les contraires naissent toujours de leurs
contraires ? et présentement, il me semble que je
t'entends dire que cela ne peut jamais arriver.
Socrate avançant un peu la tête pour entendre
:
- Fort bien, dit-il, tu as raison de nous avoir fait souvenir
de ce que nous avons établi ; mais tu ne vois pas la
différence qu'il y a entre ce que nous avons dit
alors, et ce que nous disons à présent. Nous
avons dit qu'une chose naît toujours de son contraire,
et ici nous disons qu'un contraire ne devient jamais son
contraire à lui-même, ni en nous, ni dans la
nature. Alors nous parlions des choses qui ont leurs
contraires, que nous pouvions nommer chacune par leur nom, et
ici nous parlons des essences mêmes, qui, par leur
présence, donnent leur nom aux choses où elles
se trouvent ; et c'est de ces dernières que nous
disons qu'elles ne peuvent jamais naître l'une de
l'autre. Et en même temps, regardant
Cébès : Ce qu'on vient de nous objecter,
dit-il, ne t'a-t-il pas troublé ?
- Non, Socrate, je ne suis pas si faible, bien qu'il y ait
des choses capables de me troubler.
- Nous sommes donc convenus unanimement et absolument, reprit
Socrate, que jamais un contraire ne peut devenir son
contraire à lui-même.
- Cela est vrai, dit Cébès.
- Vois encore si tu conviendras de ceci : Y a-t-il quelque
chose que tu appelles le froid et quelque chose que tu
appelles le chaud ?
- Assurément.
- La même chose que la neige et le feu ?
- Non, par Jupiter.
- Le chaud est donc différent de la neige ?
- Sans difficulté.
- Tu conviendras aussi, je pense, que la neige, quand elle a
reçu le chaud, comme nous le disions tout à
l'heure, ne sera plus ce qu'elle était ; mais,
dès que le chaud approchera, elle lui cédera la
place ou disparaîtra entièrement.
- Sans doute.
- Il en est de même du feu, dès que le froid le
gagnera, il se retirera, ou périra ; car, après
avoir reçu le froid, il ne pourra plus être ce
qu'il était, et il ne sera pas feu et froid tout
ensemble.
- Très vrai, dit Cébès.
- Il y a donc des choses dont l'idée garde toujours le
même nom qui se communique à d'autres choses,
qui ne sont pas ce qu'elle est elle-même, mais qui en
conservent la forme, pendant qu'elles existent. Des exemples
éclairciront ce que je dis : L'impair doit toujours
avoir le même nom, n'est-ce pas ?
- Oui, sans doute.
- Or, est-ce la seule chose qui ait ce nom ? je te le demande
; où y a-t-il quelque autre chose qui ne soit pas
l'impair, et que cependant il faille désigner du
même nom, parce qu'elle est d'une nature à
n'être jamais sans l'impair ? comme, par exemple, le
nombre trois, et plusieurs autres : arrêtons-nous sur
le trois. Ne trouves-tu pas que le nombre trois doit
être toujours appelé de son nom, et en
même temps du nom d'impair, quoique l'impair ne soit
pas la même chose que le nombre trois ? Cependant telle
est la nature du trois, du cinq, et de toute la moitié
des nombres que, quoique chacun d'eux ne soit pas ce qu'est
l'impair, il est pourtant toujours impair. Il en est de
même de l'autre moitié des nombres, comme deux,
quatre ; quoiqu'ils ne soient pas ce qu'est le pair, chacun
d'eux est pourtant toujours pair. N'en demeures-tu pas
d'accord ?
- Le moyen de s'en empêcher ?
- Prends-bien garde à ce que je veux montrer par
là ; le voici : c'est qu'il me paraît que non
seulement ces contraires, qui ne reçoivent jamais
leurs contraires, mais encore toutes les autres choses qui,
n'étant pas contraires entre elles, ont pourtant
toujours leurs contraires, ne semblent pas pouvoir recevoir
l'essence contraire à celle qu'elles ont ; mais
dès que cette essence paraît, elles
disparaissent, ou périssent. Le nombre trois, par
exemple, ne périra-t-il pas plutôt que de
devenir jamais nombre pair en demeurant trois ?
- Assurément, dit Cébès.
- Cependant, dit Socrate, le deux n'est pas contraire au
trois.
- Non, sans doute.
- Donc, les contraires ne sont pas les seules choses qui ne
reçoivent pas leurs contraires, mais il y a d'autres
choses incompatibles.
- Cela est certain.
- Veux-tu que nous les déterminions, autant qu'il nous
sera possible ?
- Oui.
- Ne faut-il pas, Cébès, que ce soient les
choses qui, où qu'elles se trouvent, sont telles
qu'elles retiennent non seulement l'idée de leur
essence, mais de plus ne souffrent pas l'idée de
l'essence contraire ?
- Comment dis-tu ?
- Ce que nous disions tout à l'heure : Tout ce
où se trouvera l'idée de trois, doit de toute
nécessité, non seulement demeurer trois, mais
demeurer aussi impair.
- Qui en doute ?
- Et par conséquent il est impossible que
l'idée contraire à celle qui le constitue tel
en approche jamais.
- Cela est impossible.
- L'idée qui le constitue, n'est-ce pas l'impair
?
- Oui.
- Et l'idée contraire à l'impair, n'est-ce pas
l'idée du pair ?
- Oui.
- L'idée du pair ne se trouve donc jamais dans le
trois ?
- Non, sans doute.
- Le trois est donc incapable du pair ?
- Incapable.
- Car le trois est impair.
- Assurément.
- Voilà donc ce que nous voulions déterminer.,
qu'il y a de certaines choses qui, n'étant pas
contraires à une autre, excluent pourtant cette autre,
non plus que si elle lui était contraire ; comme le
trois, qui, bien qu'il ne soit pas contraire au nombre pair,
ne l'en reçoit pas davantage ; comme le deux qui
apporte toujours quelque chose de contraire au nombre impair,
comme le feu au froid, et plusieurs autres. Vois donc si tu
ne voudrais pas faire ainsi la définition : Non
seulement le contraire ne reçoit pas son contraire,
mais tout ce qui apporte avec soi un contraire, en se
communiquant à autre chose, ne reçoit rien de
contraire à ce qu'il apporte en soi.
Penses-y bien encore ; car il n'est pas inutile de l'entendre
plusieurs fois. Le cinq ne recevra jamais l'idée du
pair ; comme le dix, qui est le double, ne recevra jamais
l'idée de l'impair ; et ce double, quoique son
contraire ne soit pas l'impair, ne recevra pourtant pas
l'idée de l'impair, non plus que ni les trois quarts,
ni le tiers, ni toutes les autres parties ne recevront jamais
l'idée de l'entier, si tu m'entends et en demeures
d'accord avec moi.
- Je te suis à merveille, et j'en demeure
d'accord.
- Maintenant, je vais reprendre mes premières
questions, et toi, réponds-moi, non pas identiquement
à mes demandes, mais différemment, en suivant
l'exemple que je vais te donner. Car, outre la manière
de répondre dont nous avons parlé, qui est
sûre, j'en vois encore une autre, qui ne l'est pas
moins. Car si tu me demandais ce qui dans le corps fait qu'il
est chaud, je ne te ferais pas cette réponse
ignorante, quoique sûre, que c'est la chaleur ; mais de
ce que nous venons de dire, j'en tirerais une réponse
plus savante, et je te dirais que c'est le feu ; et si tu me
demandes ce qui fait que le corps est malade, je ne te
répondrai pas que c'est la maladie, mais la
fièvre. Si tu me demandes ce qui fait le nombre
impair, je ne te répondrai pas l'imparité, mais
l'unité ; et ainsi des autres choses. Vois si tu
entends suffisamment ce que je veux dire.
- Je t'entends parfaitement.
- Réponds-moi donc, continua Socrate : Qui fait que le
corps est vivant ?
- C'est l'âme.
- En est-il toujours ainsi ?
- Comment ne le serait-il pas ? dit
Cébès.
- L'âme apporte donc avec elle la vie partout où
elle entre ?
- Cela est certain.
- Y a-t-il quelque chose de contraire à la vie, ou n'y
a-t-il rien ?
- Oui, il y a quelque chose.
- Qu'est-ce ?
- La mort.
- L'âme ne recevra donc jamais ce qui est contraire
à ce qu'elle apporte toujours avec elle ; cela
s'ensuit nécessairement de nos principes.
- La conséquence est sûre, dit
Cébès.
- Mais comment appelons-nous ce qui ne reçoit jamais
l'idée du pair ?
- L'impair.
- Comment appelons-nous ce qui ne reçoit jamais la
justice, et ce qui ne reçoit jamais l'ordre ?
- L'injustice et le désordre.
- Soit. Et ce qui ne reçoit jamais la mort, comment
l'appelons-nous ?
- L'immortel.
- L'âme ne reçoit point la mort ?
- Non.
- L'âme est donc immortelle ?
- Immortelle.
- Dirons-nous que cela est démontré, ou
trouvons-nous qu'il manque quelque chose à la
démonstration ?
- Cela est très suffisamment démontré,
Socrate.
- Quoi donc, Cébès, si c'était une
nécessité que l'impair fût
impérissable, le trois ne le serait-il pas aussi
?
- Qui en doute ?
- Si ce qui est sans chaleur était
nécessairement impérissable, toutes les fois
que quelqu'un approcherait le feu de la neige, la neige ne
subsisterait-elle pas saine et sauve ? car elle ne
périrait point, et l'on aurait beau l'exposer au feu,
elle ne recevrait jamais la chaleur.
- Très vrai.
- Tout de même, si ce qui n'est point susceptible de
froid était nécessairement exempt de
périr, on aurait beau jeter sur le feu quelque chose
de froid, jamais le feu ne s'éteindrait, jamais il ne
périrait ; au contraire, il sortirait de là
avec toute sa force.
- Cela est d'une nécessité absolue.
- Il faut donc nécessairement dire la même chose
de ce qui est immortel. Si ce qui est immortel ne peut jamais
périr, la mort a beau approcher de l'âme, il est
absolument impossible que l'âme meure ; car, selon ce
que nous venons de dire, l'âme ne recevra jamais la
mort, elle ne sera jamais morte, comme le trois, ni aucun
autre nombre impair ne peut jamais être pair ; comme le
feu ne peut jamais être froid, ni la chaleur du feu
devenir froideur. Quelqu'un me dira peut-être : Que
l'impair ne puisse devenir pair par l'arrivée du pair,
nous en sommes convenus ; mais qui empêche que l'impair
venant à périr, le pair ne prenne sa place ? A
cette objection je ne pourrais pas répondre que
l'impair ne périt point, si l'impair n'est pas
impérissable. Mais si nous l'avions
déclaré impérissable, nous soutiendrions
avec raison que le pair aurait beau survenir, le trois et
l'impair se tireraient toujours d'affaire, et ne
périraient nullement ; et nous soutiendrions la
même chose du feu, du chaud, et des autres choses
semblables. N'est-ce pas ?
- Assurément, dit Cébès.
- Et par conséquent, sur l'immortel, dont il s'agit
présentement, si nous convenons que tout ce qui est
immortel est impérissable, il faut
nécessairement que l'âme soit non seulement
immortelle, mais absolument impérissable ; si nous
n'en convenons pas, il faut chercher d'autres preuves.
- Cela n'est pas nécessaire, dit Cébès ;
car qui serait impérissable, si ce qui est immortel et
éternel était sujet à périr
?
- Que Dieu, reprit Socrate, que l'essence et l'idée de
la vie, et s'il y a quelque autre chose d'immortel, que tout
cela ne périsse point, il n'y a personne qui n'en
convienne.
- Par Jupiter ! cela sera avoué au moins de tous les
hommes, dit Cébès ; et des Dieux, je pense,
plus encore.
- Or, s'il est vrai que tout ce qui est immortel est
impérissable, l'âme, qui est immortelle,
n'est-elle pas exempte de périr ?
- Cela est nécessaire.
- Ainsi, quand 1a mort arrive à l'homme, ce qu'il y a
en lui de mortel meurt, et ce qu'il y a d'immortel se retire
sain et incorruptible, cédant la place à la
mort.
- Cela est évident.
- Si donc, il y a quelque chose d'immortel et
d'impérissable, mon cher Cébès,
l'âme doit l'être, et par conséquent nos
âmes existeront dans l'autre monde.
- Je n'ai rien à opposer à cela, Socrate, dit
Cébès, et je ne puis que me rendre à tes
raisons ; mais si Simmias ou les autres ont quelque chose
à objecter, ils feront fort bien de ne pas se taire ;
car quel autre temps pourront-ils jamais trouver pour
s'entretenir et pour s'éclairer sur ces
matières ?
- Pour moi, dit Simmias, je n'ai rien non plus à
opposer à Socrate ; mais j'avoue que la grandeur du
sujet et la faiblesse naturelle à l'homme me jettent
dans une sorte de défiance, malgré moi.
- Non seulement, ce que tu dis là est fort bien dit,
Simmias, reprit Socrate, mais quelque sûrs que nous
paraissent nos premiers principes, il faut encore les
reprendre pour les examiner avec plus de soin. Quand tu les
auras suffisamment compris, tu entendras sans peine mes
raisons, autant que cela est possible à l'homme, et
quand tu en seras convaincu, tu ne chercheras pas d'autres
preuves.
- Fort bien, dit Cébès.
- Mes amis, une chose qu'il est juste de penser, c'est que si
l'âme est immortelle, elle a besoin qu'on ait soin
d'elle, non seulement pour ce temps que nous appelons le
temps de la vie, mais encore pour le temps qui la suit ; car
si vous y pensez bien, vous trouverez qu'il est très
grave de la négliger. Si la mort était la
dissolution de toute existence, ce serait un grand gain pour
les méchants après leur mort, d'être
délivrés en même temps de leur corps, de
leur âme et de leurs vices ; mais puisque l'âme
est immortelle, elle n'a d'autre moyen de se délivrer
de ses maux, et il n'y a de salut pour elle que de devenir
très bonne et très sage. Car elle n'emporte
avec elle que ses moeurs et ses habitudes, qui sont, dit-on,
la cause de son bonheur ou de son malheur dès le
premier moment de son arrivée. On dit qu'après
que quelqu'un est mort, le génie qui l'a conduit
pendant la vie le mène dans un certain lieu où
tous les morts s'assemblent pour y être jugés,
afin que de là ils aillent dans les enfers avec le
guide, auquel il est ordonné de les conduire d'ici
là ; et après qu'ils ont reçu là
les biens ou les maux qu'ils méritent, et qu'ils y ont
demeuré tout le temps marqué, un autre
conducteur les ramène dans cette vie après
plusieurs révolutions de siècles. Ce chemin
n'est pas comme Télèphe dit dans Eschyle :
Un chemin simple mène dans les Enfers. Il n'est
ni unique ni simple ; s'il l'était, on n'aurait pas
besoin de guide, personne ne pouvant s'égarer, je
pense, lorsqu'il n'y a qu'un chemin, mais il a plusieurs
détours et plusieurs traverses, comme je le conjecture
de ce qui se pratique dans nos sacrifices et dans nos
cérémonies religieuses. L'âme
tempérante et sage suit son guide volontiers, et
n'ignore pas le sort qui l'attend ; mais celle qui est
clouée à son corps par ses passions, comme je
le disais avant, y reste longtemps attachée ainsi
qu'à ce monde visible, et ce n'est qu'après
qu'elle a beaucoup résisté et souffert qu'elle
est enfin entraînée par force et malgré
elle par le génie qui lui a été
assigné. Quand elle arrive à ce rendez-vous de
toutes les âmes, si elle est impure, si elle s'est
souillée de quelque meurtre, ou de quelqu'un de ces
autres crimes atroces, qui sont les actions semblables
à elle, toutes les autres âmes la fuient et
l'ont en horreur ; elle ne trouve ni compagnon ni guide, et
elle erre dans un complet abandon, jusqu'à ce
qu'après un certain temps, la nécessité
l'entraîne dans le séjour qu'elle mérite.
Mais celle qui a passé sa vie dans la
tempérance et dans la pureté, celle-là a
les Dieux eux-mêmes pour compagnons et pour guides, et
va habiter le lieu qui lui est préparé ; car il
y a des lieux divers et merveilleux dans la terre ; et
elle-même n'est point telle que se la figurent ceux qui
ont coutume de vous en faire des descriptions, comme je l'ai
appris de quelqu'un.
Sur cela, Simmias : Comment dis-tu, Socrate ? J'ai entendu
dire plusieurs choses de la terre ; mais ce ne sont pas les
mêmes qu'on t'a apprises : Je t'écouterais
volontiers là-dessus.
- Pour t'en faire le
récit, mon cher Simmias, je ne crois pas qu'on ait
besoin de l'art de Glaucus (28). Mais t'en prouver la
vérité, est plus difficile, et je ne sais si
tout l'art de Glaucus y suffirait. Non seulement cette
entreprise est peut-être au-dessus de mes forces, mais
quand elle ne le serait pas, le peu de temps qui me reste
à vivre ne souffre pas que nous entamions un si long
discours. Tout ce que je puis faire c'est de te donner une
idée générale de cette terre et des
lieux différents qu'elle renferme, tels que je me les
figure.
- Cela nous suffira, dit Simmias.
- Premièrement, reprit Socrate, je suis
persuadé que si la terre est au milieu du ciel et de
forme sphérique, elle n'a besoin ni de l'air, ni
d'aucun autre appui pour s'empêcher de tomber ; mais
que le ciel même, qui l'environne également, et
son propre équilibre suffisent pour la soutenir ; car
tout ce qui est en équilibre, au milieu d'une chose
qui le presse également, ne saurait pencher d'aucun
côté, et par conséquent, demeure fixe et
immobile ; voilà de quoi je suis
persuadé.
- Et avec raison, dit Simmias.
De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande et
que nous n'en habitons que cette partie qui s'étend
depuis le Phase jusqu'aux colonnes d'Hercule, répandus
autour de la mer comme des fourmis et des grenouilles autour
d'un marais. Il y a, je le crois, d'autres peuples qui
habitent d'autres parties qui nous sont inconnues ; car
partout sur la terre il y a des creux de toutes sortes de
grandeur et de figure, toujours remplis d'un air grossier,
d'épais nuages, et des eaux qui s'y rendent de tous
côtés. Mais la terre elle-même est
au-dessus, dans ce ciel pur où sont les astres, et que
la plupart de ceux qui en parlent appellent 1'Ether, dont ce
qui afflue dans les cavités que nous habitons n'est
proprement que le sédiment. Enfoncés dans ces
cavernes, sans nous en douter, nous croyons habiter le haut
de la terre, à peu près comme quelqu'un qui,
faisant son habitation dans les profondeurs de
l'Océan, s'imaginerait habiter au-dessus de la mer ;
qui, voyant au travers de l'eau le soleil et les autres
astres, prendrait la mer pour le ciel, et qui, à cause
de sa pesanteur et de sa faiblesse, n'étant jamais
monté au-dessus, et n'ayant de sa vie seulement
avancé la tête hors de l'eau, n'aurait jamais vu
combien ce lieu que nous habitons est plus pur et plus beau
que celui qu'il habite, et jamais trouvé personne qui
pût l'en informer. Voilà justement l'état
où nous sommes. Confinés dans quelques creux de
la terre, nous croyons en habiter le haut ; nous prenons
l'air pour le ciel, et nous croyons que c'est là le
véritable ciel dans lequel tous les astres font leur
cours. Et la cause de notre erreur, c'est que notre pesanteur
et notre faiblesse nous empêchent de nous élever
au-dessus de l'air ; car, si quelqu'un allait jusqu'au haut,
et pouvait s'y élever avec des ailes, il n'aurait pas
plutôt mis la tête hors de notre air grossier,
qu'il verrait ce qui se passe dans cet heureux séjour,
comme les poissons en s'élevant au-dessus de la
surface des mers voient ce qui se passe dans l'air que nous
respirons : et s'il se trouvait d'une nature propre à
une longue contemplation, il connaîtrait que c'est le
véritable ciel, la véritable lumière, la
véritable terre. Car cette terre que nous foulons, ces
pierres, et tous ces lieux que nous habitons, sont
entièrement corrompus et rongés, comme ce qui
est dans la mer est rongé par l'âcreté
des sels. Aussi dans la mer il ne naît rien de parfait
ni d'aucun prix, il n'y a que des cavernes, du sable et de la
vase ; et partout où il y a de la terre, ce n'est que
fange ; on n'y trouve rien qui puisse être
comparé à ce que nous voyons ici. Mais ce qu'on
trouve dans l'autre séjour est encore plus au-dessus
de ce que nous voyons dans celui-ci, et peur vous faire
connaître la beauté de cette terre pure, qui est
au milieu du ciel, je vous dirai, si vous voulez, une belle
fable qui mérite d'être
écoutée.
- Nous l'écouterons avec un très grand plaisir,
Socrate, dit Simmias.
- Premièrement, mon cher Simmias, on dit qu'à
regarder cette terre d'un lieu élevé, elle
paraît comme un de nos ballons couverte de douze bandes
de différentes couleurs, dont celles que les peintres
emploient ne sont que les reflets ; car les couleurs de cette
terre sont infiniment plus brillantes et plus pures. L'une
est d'un pourpre merveilleux ; l'autre de couleur d'or ;
celle-là d'un blanc plus brillant que la neige et le
gypse, et ainsi de ses autres couleurs, qui sont d'une
quantité et d'une beauté dont celles que nous
voyons ici n'approchent en aucune manière. Les creux
même de cette terre, remplis d'eau et d'air, ont leurs
nuances, remarquables entre toutes ; de sorte que l'aspect de
la terre présente une infinité de nuances
merveilleuses, admirablement diversifiées. Dans cette
terre si parfaite, tout est d'une perfection
proportionnée à elle, les arbres, les fleurs,
les fruits ; les montagnes et les pierres y sont d'un poli,
d'une netteté et d'un éclat dont rien
n'approche ; celles que nous estimons tant ici, nos
émeraudes, nos jaspes, nos saphirs, n'en sont que de
petites parcelles. Il n'y en a pas une seule dans cette
heureuse terre, qui ne soit infiniment plus belle que les
nôtres ; et la cause en est que toutes ces pierres
précieuses sont pures, qu'elles ne sont ni
rongées, ni gâtées comme les nôtres
par l'âcreté des sels, et par la corruption des
sédiments, qui de là descendent dans notre
terre inférieure, où ils s'accumulent et
infectent, non seulement les pierres et la terre, mais les
plantes et les animaux. Outre toutes ces beautés,
cette heureuse terre est riche d'or et d'argent et d'autres
métaux, qui étant répandus en tous lieux
en abondance, jettent de tous côtés un
éclat qui charme la vue ; de sorte que la vue de cette
terre est un spectacle de bienheureux. Elle est
habitée par toutes sortes d'animaux, et par des
hommes, dont les uns sont répandus au milieu des
terres, et les autres autour de l'air, comme nous autour de
la mer. Il y en a aussi qui habitent dans des îles que
l'air forme près du continent ; car l'air est
là ce que sont ici l'eau et la mer pour notre usage ;
et ce que l'air est pour nous, pour eux c'est l'éther.
Leurs saisons sont si bien tempérées, qu'ils
vivent beaucoup plus que nous, toujours exempts de maladies ;
et pour la vue, l'ouïe, l'odorat et tous les autres
sens, et pour l'intelligence même, ils sont autant
au-dessus de nous que l'air surpasse l'eau et l'éther
que nous respirons. Ils ont des bois sacrés, et des
temples véritablement habités par les dieux,
qui y donnent des marques de leur présence par les
oracles, les prophéties, les inspirations, et par tous
les autres signes d'un commerce avec eux. Ils voient aussi le
soleil et la lune, tels qu'ils sont ; et tout le reste de
leur félicité suit à proportion.
Voilà quelle est cette terre avec tout ce qui
l'environne. Tout autour d'elle, dans ses cavités, il
y a plusieurs lieux, dont les uns sont plus profonds et plus
ouverts que le pays que nous habitons, les autres plus
profonds, mais moins ouverts, et il y en a qui ont moins de
profondeur et plus d'étendue. Tous ces lieux sont
percés par-dessous en plusieurs endroits, et
communiquent entre eux par des conduits, à travers
lesquels coulent, comme dans des bassins, une quantité
immense d'eau, des fictives souterrains inépuisables,
des sources d'eaux froides et d'eaux chaudes, des fleuves de
feu, et d'autres de boue, les uns plus liquides, les autres
plus bourbeux, comme ces torrents de boue et de feu qui, en
Sicile, précèdent la lave. Ces lieux se
remplissent de l'une ou de l'autre matière, suivant la
direction que prennent les courants à mesure qu'ils se
répandent. Toutes ces sources se meuvent en bas et en
haut, comme un balancier suspendu dans l'intérieur de
la terre. Voici comment se fait ce mouvement. Parmi les
ouvertures de la terre, il y en a une, et c'est même la
plus grande, qui passe tout au travers de la terre. Homère en parle, lorsqu'il
dit : Bien loin, dans l'abîme le plus profond qui
soit sous la terre (29). Homère et la
plupart des poêles appellent ce lieu le Tartare.
C'est là que se rendent tous ces fleuves, c'est de
là qu'ils sortent ensuite. Chacun d'eux tient de la
nature de la terre sur laquelle il coule. Ce qui fait que ces
fleuves reviennent sur leur cours, c'est qu'ils ne trouvent
point de fond ; mais ils roulent leurs eaux suspendues dans
le vide, et bouillonnent sens dessus dessous. L'air et le
vent qui les environnent font de même ; ils les suivent
lorsqu'ils s'élèvent et lorsqu'ils descendent ;
et comme l'on voit que dans les animaux l'air entre et sort
incessamment par la respiration, de même l'air qui se
mêle avec ces eaux entre et sort avec elles, et excite
des vents furieux. Quand donc ces eaux tombent avec violence
dans cet abîme dont j'ai parlé,
elles forment des courants qui se rendent à travers la
terre dans les lits des fleuves qu'ils rencontrent, et qu'ils
remplissent comme on remplit avec une pompe. Quand ces eaux
ressortent de là, et reviennent sur les lieux que nous
habitons, elles les remplissent de la même
manière, et de là se répandant de tous
côtés sous la terre, elles alimentent nos mers,
nos rivières, nos étangs et nos fontaines.
Elles disparaissent ensuite, et s'enfonçant dans la
terre, les unes par de grands détours, et les autres
par de moindres circuits, elles se rendent dans le Tartare,
où elles rentrent les unes beaucoup plus bas qu'elles
n'en sont sorties, les autres moins, mais toutes plus bas.
Les unes ressortent et rentrent dans le Tartare par le
même côté, et les autres par le
côté opposé à leur issue, et il y
en a qui coulent en cercle, et qui après avoir fait
une ou plusieurs fois le tour de la terre, comme des serpents
qui se replient, s'y jetant le plus bas qu'elles peuvent,
vont jusqu'à la moitié de l'abîme, mais
pas plus avant, car l'autre moitié est plus haute que
leur niveau. Elles forment plusieurs courants fort grands ;
mais il y en a quatre principaux, dont le plus grand est
celui qui coule le plus extérieurement tout autour.
C'est celui qu'on appelle Océan. Celui qui lui
fait face, c'est l'Achéron, qui coule à
l'opposite à travers des lieux déserts, et se
plongeant dans la terre, se jette dans le marais
Achérusiade, où les âmes pour la plupart
se rendent en sortant de la vie ; et après y avoir
demeuré le temps ordonné, les unes plus, les
autres moins, elles sont envoyées dans ce monde pour y
animer des corps nouveaux. Entre l'Achéron et
l'Océan, coule un troisième fleuve qui, non
loin de sa source, tombe dans un lieu vaste, plein de feu ;
là, il forme un lac plus grand que notre mer,
où l'on voit bouillonner l'eau mêlée avec
la boue ; et sortant de là noir et bourbeux, il
parcourt la terre, et se rend à
l'extrémité du marais Achérusiade, sans
se mêler avec ses eaux ; et après avoir fait
plusieurs tours sous terre, il se jette au plus bas du
Tartare : c'est ce fleuve qu'on appelle le
Puriphlégéton, dont on voit des ruisseaux de
flammes saillir sur la terre par plusieurs issues. A
l'opposite, le quatrième fleuve tombe
premièrement dans un lieu affreux et sauvage, qui est,
dit-on, d'une couleur bleuâtre, et qu'on appelle
Stygien : là, il forme le marais du Styx ; et
après avoir pris dans les eaux de ce marais des vertus
horribles, il se plonge dans la terre, où il fait
plusieurs tours, et dirigeant son cours vis-à-vis du
Puriphlégéton, il le rencontre enfin dans le
marais de l'Achéron par l'extrémité
opposée. Il ne mêle pas ses eaux avec les eaux
des autres fleuves ; mais après avoir fait le tour de
la terre, il se jette comme eux dans le Tartare, par
l'endroit opposé au Puriphlégéton. Ce
quatrième fleuve, comme le disent les poëtes, est
le Cocyte.
La nature ayant ainsi disposé toutes ces choses, quand
les morts sont arrivés dans le lieu où le
génie les conduit, on juge d'abord s'ils ont
mené une vie sainte et juste, ou non. Ceux qui se
trouvent avoir vécu de manière à
n'être ni entièrement criminels, ni absolumennt
innocents, sont envoyés à l'Achéron :
là, ils s'embarquent sur des nacelles, et sont
portés jusqu'au marais Achérusiade, où
ils habitent ; ils y souffrent des peines
proportionnées à leurs fautes, et
délivrés ensuite, ils reçoivent la
récompense de leurs bonnes actions. Ceux qui se
trouvent incurables, à cause de la grandeur de leurs
fautes, et qui ont commis des sacrilèges grands et
nombreux, des meurtres iniques et contre les lois, ou
d'autres crimes semblables, la fatale destinée, leur
rendant justice, les précipite dans le Tartare,
d'où ils ne sortent jamais. Mais ceux qui n'ont commis
que des fautes expiables, quoique fort grandes, comme de
s'être emportés à des violences contre
leur père ou leur mère, ou d'avoir tué
quelqu'un dans l'emportement de la colère, et qui en
ont fait pénitence toute leur vie, c'est une
nécessité qu'ils soient aussi
précipités dans le Tartare ; mais après
qu'ils y ont demeuré un an, le flot les rejette, et
renvoie les homicides dans le Cocyte, et les parricides dans
le Puriphlégéton, qui les entraîne
près du marais Achérusiade : là, ils
jettent de grands cris, et appellent ceux qu'ils ont
tués et ceux contre lesquels ils ont commis des
violences, et les conjurent de leur permettre de passer le
marais et de les recevoir. S'ils les fléchissent, ils
passent et sont délivrés de leurs maux ; sinon,
ils sont encore précipités dans le Tartare, qui
les rejette dans les autres fleuves, et cela jusqu'à
ce qu'ils aient fléchi ceux qu'ils ont
maltraités ; car tel est l'arrêt qui a
été prononcé contre eux par les juges.
Mais ceux qui sont reconnus avoir passé leur vie dans
la sainteté, ceux-là sont
délivrés de ces lieux terrestres comme d'une
prison, et sont reçus là-haut dans cette terre
pure, où ils habitent. Et même ceux d'entre eux
que la philosophie a entièrement purifiés,
vivent pendant toute l'éternité sans corps, et
sont reçus dans des demeures encore plus admirables il
n'est pas facile de vous les décrire, et le peu de
temps qui me reste ne me le permet pas. Mais ce que je viens
de vous dire suffit, mon cher Simmias, pour nous faire voir
que nous devons travailler toute notre vie à
acquérir de la vertu et de la sagesse ; car le prix en
est beau et l'espérance grande.
Soutenir que toutes ces choses soient comme je vous les ai
décrites, c'est ce qu'un homme de sens ne doit pas
faire ; mais, que tout ce que je vous ai dit de l'état
des âmes, et de leurs demeures, soit comme je vous l'ai
dit ou d'une manière approchante, s'il est certain que
l'âme est immortelle, on peut, je crois, l'assurer
convenablement, et la chose vaut bien la peine qu'on coure le
risque d'y croire. C'est un hasard qu'il est beau de courir,
et dont il faut s'enchanter soi-même : voilà
pourquoi je me suis tant arrêté sur ce discours.
Tout homme donc qui, pendant sa vie, a renoncé aux
voluptés et aux biens du corps, et les a
regardés comme étrangers et malfaisants, qui
n'a recherché que les voluptés que donne la
science, et a orné son âme, non d'ornements
étrangers, mais des ornements qui lui sont propres,
comme la tempérance, la justice, la force, la
liberté, la vérité, celui-là doit
attendre tranquillement l'heure de son départ pour les
enfers, comme étant toujours prêt pour ce
voyage, quand la destinée l'appellera. Pour vous,
Simmias et Cébès, et vous autres, vous ferez ce
voyage, quand le temps seravenu. Pour moi, le sort m'appelle
aujourd'hui, comme dirait un poète tragique ; et il
est à peu près temps que j'aille au bain ; car
il me semble qu'il est mieux de ne boire le poison
qu'après m'être baigné, et
d'épargner aux femmes la peine de laver un
cadavre.
Quand Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la
parole : A la bonne heure, Socrate, dit-il, mais n'as-tu rien
à nous recommander, à moi et aux autres, sur
tes enfants ou sur toute autre affaire où nous
pourrions te rendre service ?
- Rien autre chose, Criton, reprit Socrate, que ce que je
vous ai toujours recommandé : c'est d'avoir soin de
vous ; et vous rendrez service à moi, à ma
famille et à vous-mêmes, quand vous ne me
promettriez rien présentement ; au lieu que si vous
vous négligez vous-mêmes et ne voulez pas suivre
à la trace ce que nous venons de dire, toutes les
promesses et les protestations que vous pourriez me faire
aujourd'hui, tout cela servirait de peu.
- Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour
nous conduire ainsi ; mais comment t'ensevelirons-nous
?
- Tout comme il vous plaira, dit Socrate, si vous pouvez
toutefois me saisir, et si je n'échappe pas de vos
mains. Et en même temps, nous regardant avec un petit
sourire : Je ne saurais venir à bout, dit-il, de
persuader à Criton que je suis le Socrate qui
s'entretient avec vous, et qui arrange toutes les parties de
son discours : il s'imagine toujours que je suis celui qu'il
va voir mort tout à l'heure et il me demande comment
il m'ensevelira. Et tout ce long discours que je viens de
faire pour vous prouver que dès que j'aurai
avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais
que je vous quitterai, et irai jouir de la
félicité des bienheureux, il me semble que j'ai
dit tout cela en vain pour Criton, comme si je n'avais
parlé que pour votre consolation et pour la mienne. Je
vous prie donc d'être mes cautions auprès de
Criton, mais d'une manière toute contraire à
celle dont il a voulu être ma caution auprès des
Juges : car il a répondu pour moi que je ne m'en irais
point. Vous autres, répondez, je vous prie, pour moi,
que je ne serai pas plutôt mort, que je m'en irai, afin
que le pauvre Criton supporte plus doucement ma mort, et
qu'en voyant brûler mon corps, ou le mettre en terre,
il ne se désespère pas comme si je souffrais de
grands maux, et ne dise pas à mes funérailles :
Qu'il expose Socrate, qu'il emporte Socrate, qu'il ensevelit
Socrate ; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui
dit-il, que parler improprement, ce n'est pas seulement faire
une faute en ce qu'on dit, mais c'est faire mal aux
âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est
mon corps que tu ensevelis, et ensevelis-le comme il te
plaira, et de la manière que tu jugeras la plus
conforme aux lois.
En finissant ces mots, il se leva, et passa dans une chambre
voisine pour se baigner. Criton le suivit, et Socrate nous
pria de l'attendre. Nous l'attendîmes donc,
tantôt nous entretenant de tout ce qu'il nous avait
dit, et l'examinant encore, tantôt parlant du
malheureux état où nous allions nous trouver ;
nous regardant comme des enfants privés de leur
père et condamnés à passer le reste de
notre vie comme des orphelins.
Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses
enfants, car il en avait trois, deux tous jeunes, et un qui
était déjà assez grand, et on fit entrer
les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en
présence de Criton, et leur donna ses ordres ; puis il
fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous
trouver. Déjà le coucher du soleil approchait,
car il était resté longtemps dans la chambre.
En rentrant, il s'assit sur son lit, sans avoir le temps de
nous dire grand'chose, car le serviteur des Onze entra
presque en même temps, et s'approchant de lui :
Socrate, dit-il, je n'aurai pas à te faire le
même reproche qu'aux autres : dès que je viens
les avertir, par l'ordre des Magistrats, qu'il faut boire le
poison, ils s'emportent contre moi, et me maudissent ; mais
pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai toujours
trouvé le plus ferme, le plus doux et le meilleur de
ceux qui sont jamais entrés dans cette prison, et je
suis bien assuré à l'heure qu'il est que tu
n'es pas fâché contre moi ; tu ne l'es sans
doute que contre ceux qui sont la cause de ton malheur et que
tu connais bien. Présentement, Socrate, tu sais ce que
je viens t'annoncer ; adieu ! tâche de supporter avec
constance ce qui est inévitable. Et en même
temps, il se détourna en versant des larmes, et se
retira.
Socrate, le regardant, lui dit : Et toi aussi, je te dis
adieu, mon ami, je ferai ce que tu dis. Voyez, nous dit-il en
même temps, quelle honnêteté dans cet
homme ; pendant tout le temps que j'ai passé ici, il
m'est venu voir souvent : c'était le meilleur des
hommes, et à présent comme il me pleure de bon
coeur ! Mais, allons, Criton, obéissons-lui de bonne
grâce, et qu'on m'apporte le poison, s'il est
broyé ; sinon, qu'il le broie lui-même.
- Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est
encore sur les montagnes, et qu'il n'est pas couché ;
et je sais que beaucoup d'autres n'ont bu le poison que
longtemps après que l'ordre leur en a
été donné ; qu'ils ont mangé et
bu à leur gré, et que quelques-uns même
ont pu jouir de leurs amours : c'est pourquoi, ne te presse
pas, tu as encore du temps.
- Ceux qui font ce que tu
dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils
croient que c'est autant de gagné ; et moi, j'ai aussi
les miennes pour ne pas le faire : car la seule chose que je
croie gagner en buvant un peu plus tard, c'est de me rendre
ridicule â moi-même, en me trouvant si amoureux
de la vie, que je veuille l'épargner lorsqu'il n'y en
a plus (30). Ainsi
donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me
tourmente pas davantage.
Là-dessus, Criton fit signe à l'esclave qui se
tenait tout auprès. L'esclave sortit, et après
être resté quelque temps, il revint avec celui
qui devait donner le poison, et qui le portait tout
broyé dans une coupe. Socrate, le voyant entrer : Fort
bien, mou ami, lui dit-il ; mais que faut-il que je fasse ?
car c'est à toi de m'en instruire.
- Rien autre chose, lui dit cet homme, sinon quand tu auras
bu, de te promener jusqu'à ce que tu sentes tes jambes
appesanties, et alors de te coucher sur ton lit. Et en
même temps, il lui tendit la coupe. Socrate la prit,
Echécrate, avec le plus grand calme, sans aucune
émotion, sans changer de couleur ni de visage ; mais
regardant cet homme d'un oeil ferme et assuré comme
à son ordinaire :
Dis-moi, est-il permis de faire une libation avec un peu de
ce breuvage ?
- Socrate, lui répondit cet homme, nous n'en broyons
qu'autant qu'il faut qu'on en boive.
- J'entends, dit Socrate ; mais au moins il est permis et il
est juste de faire ses prières aux Dieux, afin qu'ils
bénissent notre voyage et qu'ils le rendent heureux :
c'est ce que je leur demande ; qu'ils exaucent mon voeu !
Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses
lèvres, et la but avec une tranquillité et une
douceur merveilleuses.
Jusque-là nous avions eu presque tous la force de
retenir nos larmes ; mais, en le voyant boire, et
après qu'il eut bu, nous n'en fûmes plus les
maîtres. Pour moi, mes larmes
s'échappèrent avec abondance, et malgré
tous mes efforts, il fallut que je me couvrisse de mon
manteau pour pleurer en liberté sur moi-même ;
car ce n'était pas le malheur de Socrate que je
pleurais, mais le mien, en pensant quel ami j'allais perdre.
Criton, avant moi, n'avait pu retenir ses larmes, et
était sorti ; et Apollodore, qui n'avait presque pas
cessé de pleurer auparavant, se mit alors à
crier, à hurler, et à sangloter de telle sorte
qu'il n'y eut personne à qui il ne fît fendre le
coeur, excepté Socrate.
- Que faites-vous, mes amis ? nous dit-il. N'était-ce
pas pour cela que j'avais renvoyé les femmes, de peur
de ces faiblesses inconvenantes, car j'ai toujours ouï
dire qu'il faut mourir avec de bonnes paroles ? Tenez-vous
donc en repos, et témoignez plus de
fermeté.
Ces paroles nous remplirent de confusion, et nous
retînmes nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se
promenait, dit qu'il sentait ses jambes s'apesantir, et il se
coucha sur le dos, comme l'homme l'avait ordonné. En
même temps, ce même homme qui lui avait
donné le poison, s'approcha, et après avoir
examiné un moment ses pieds et ses jambes, il lui
serra le pied avec force, et lui demanda s'il le sentait ; il
dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et portant ses
mains plus haut, il nous fit voir que le corps se
glaçait et se roidissait ; et le touchant
lui-même, il nous dit que dès que le froid
gagnerait le coeur, alors Socrate nous quitterait.
Déjà tout le bas-ventre était
glacé ; et alors se découvrant, car il
était couvert : Criton, dit-il, et ce furent ses
dernières paroles : Nous devons un coq à
Esculape, n'oublie pas d'acquitter cette dette (31).
- Cela sera fait, répondit Criton ; mais vois si tu as
encore quelque chose à nous dire.
Il ne répondit rien, et un peu de temps après
il fit un mouvement. L'homme alors l'ayant découvert
tout à fait, ses regards étaient fixes. Criton,
voyant cela, lui ferma la bouche et les yeux.
Voilà, Echécrate, quelle fut la fin de notre
ami, de l'homme, nous pouvons le dire, qui a
été le meilleur des hommes que nous avons
connus de notre temps, le plus sage d'ailleurs et le plus
juste des hommes.
(1) Il était de
Phlionte, en Sicyonie, qui est le lieu de l'entretien.
(2) Phédon avait de
grandes obligations à Socrate ; car ayant
été fait prisonnier de guerre et vendu à
un marchand d'esclaves, Socrate, charmé de son esprit,
avait obligé Alcibiade ou Criton à le racheter,
et l'avait reçu au nombre de ses amis et de ses
disciples.
(3) Chef de l'Ecole Cynique.
Voir Diogène Laërce, liv. VI.
(4) Chef de l'Ecole
Mégarique. Voir Diogène Laërce, liv.
II.
(5) Chef de la secte
Cyrénaïque.
(6) Comme l'île d'Egine
était tout près d'Athènes, il y a dans
cette phrase un reproche de négligence auquel
Cléombrote fut, dit-on, si sensible, qu'il se jeta
dans la mer, de désespoir, après avoir lu le
Phédon.
(7) Magistrats chargés
de la police des prisons et du soin de faire exécuter
les sentences des juges.
(8) Poète
élégiaque. Il était de l'île de
Paros.
(9) C'est le sens
général du mousikê des
Grecs.
(10) Philosophe
pythagoricien de Crotone.
(11) Il y a sur cela un beau
passage dans le deuxième livre de la
République : «Ils disent que par le moyen
de ces purifications et de ces sacrifices, nous sommes
délivrés des peines qui nous attendaient dans
les enfers ; au lieu que, si nous négligeons de les
faire, nous serons exposés à ce que l'enfer a
de plus terrible».
(12) C'est la
métempsycose de Pythagore ; vers 500 av. JC.
(13) Les Grecs se faisaient
couper les cheveux à la mort de leurs amis, et les
déposaient sur leur tombeau.
(14) Les Argiens,
étant en guerre avec les Spartiates pour la ville de
Thyrée, dont ces derniers s'étaient
emparés, et ayant été défaits, se
firent couper les cheveux et jurèrent solennellement
qu'ils ne les laisseraient jamais croître qu'ils
n'eussent repris la ville. Voir Hérodot., liv I.
(15) Ennemis de la
raison.
(16) L'Euripe, qui
sépare l'Eubée de la Béotie,
était dans un mouvement continuel de flux et de reflux
sept fois le jour, et autant de fois la nuit.
(17) Livre XX, v. 17.
(18)Il appelle l'opinion de
Simmias, qui était de Thèbes, l'harmonie
thébaine, par allusion à la fable
d'Amphion, qui bâtit les murs de la ville avec
l'harmonie de sa lyre.
(19) Allusion à
l'autre fondateur de Thèbes, où
Cébès était né.
(20) Iliade, liv. IV,
v. 496.
(21) Sentiment des Ioniens,
Anaxagore, Archélaüs. Voir Diogène
Laërce, II, 9, 16.
(22) Sentiment
d'Empédocle.
(23) Sentiment
d'Anaximène.
(24) Sentiment
d'Héraclite.
(25) Opinion ancienne. Diog.
Laërce, III, 30.
(26) Empédocle.
(27) Anaximène.
(28) C'était un
proverbe pour dire qu'une chose était très
difficile, Glaucus ayant été un ouvrier
très habile dans l'art difficile de travailler le
fer.
(29) Iliade, liv.
VIII, v. 14.
(30) Allusion à un
vers d'Hésiode (les Oeuvres et les Jours, v.
367).
(31) C'était un
sacrifice d'actions de grâces au dieu de la
médecine, qui le délivrait par la mort de tous
les maux de la vie.
Traduction de Dacier et Grou, notes d'E. Chauvet et A. Saisset - Charpentier, Paris (1873)