Le De petitione consulatus, ou Commentariolum
petitionis, est un essai précieux pour la
connaissance du fonctionnement des institutions romaines et
de la conjuration de Catilina ; il a été
écrit par le frère de Cicéron. Nous
donnons ici sa préface et sa traduction
effectuées par Eusèbe Salverte, dans la
collection des Auteurs latins supervisée par Charles
Nisart et éditée chez Firmin-Didot (Oeuvres
complètes de Cicéron, tome IV, 1868).
PREFACE de M. Eusèbe Salverte
«Nous ne connaissons qu'une traduction française
de l'opuscule de Q. Cicéron, imprimée
antérieurement à la nôtre. Elle a paru en
1583, in-18, à la suite des Offices et de
quelques autres ouvrages de Cicéron. Il ne nous a pas
été possible d'en faire usage.
Facciolati publia à Padoue, en 1731, in-8°, une
traduction italienne du traité de la Demande du
Consulat. Nous nous empressons de reconnaître
combien nous avons profité du travail de ce savant et
des notes qu'il a mises sous le texte latin. Ne peut-on pas
néanmoins lui appliquer le reproche qu'adressait le
traducteur français de Lucrèce au traducteur
italien de ce poète, Marchetti : «Leur langue
(des Italiens) se prête avec tant de docilité
à tous les tours de la langue latine, que les endroits
les plus difficiles rendus mot à mot, ne sont pas plus
intelligibles dans la traduction que dans l'original»
(Lagrange, Traduction de Lucrèce,
préface, p.6) ?
La difficulté a pu servir d'excuse à
Facciolati. Non seulement les manuscrits varient souvent, et
ont subi des altérations importantes et
multipliées ; mais la latinité de Quintus a un
caractère particulier que l'on ne retrouve dans aucun
auteur de son siècle, ni même, ce qui est
remarquable, dans le petit nombre de lettres qui nous restent
de lui.
Ces lettres, celles que son frère lui a
adressées, et le rôle qu'a joué Quintus
dans l'histoire de ce grand homme, font assez connaître
son caractère. Quant à son talent,
Cicéron lui attribue, à un degré
supérieur, la finesse et l'élégance.
L'Essai sur la Candidature ne dément point cet
éloge ; pour le prouver, il suffit de citer les
paragraphes XII et XIV. Dans le premier, un art d'autant plus
adroit qu'il se montre moins à découvert, met
dans la bouche de Cotta, citoyen généralement
respecté, la discussion et la confirmation d'un
précepte peu fait pour plaire à la
délicatesse de Cicéron ; dans le dernier,
quelques coups de pinceau, non moins vrais que brillants et
hardis, suffisent pour tracer de Roine une peinture
vivante.
Mais, quelque opinion que l'on se forme de l'auteur, ne
portera-t-on pas, sur le fond même de l'ouvrage, un
jugement sévère ? En voyant cet appareil de
soins, de sollicitations, de finesses, et presque de ruses,
employés pour arriver à une place qui n'aurait
dû être briguée que par les talents unis
aux vertus, n'est-il pas à craindre que l'on ne
qualifie durement l'Essai sur la Candidature de
Manuel de l'Intrigant ?
Cet arrêt précipité serait-il juste ?
Quand Tibère eut ravi au peuple Romain le droit, au
moins apparent, que lui avait laissé Auguste,
d'élire ses magistrats, «on ne saurait croire,
dit Montesquieu, combien cette décadence du pouvoir du
peuple avilit l'âme des grands. Lorsque le peuple
disposait des dignités, les magistrats qui les
briguaient faisaient bien des bassesses, mais elles
étaient jointes à une certaine magnificence qui
les cachait, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains
repas au peuple, soit qu'ils lui distribuassent de l'argent
ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen
avait quelque chose de noble, parce qu'il convient toujours
à un grand homme d'obtenir par des
libéralités la faveur du peuple. Mais lorsque
le peuple n'eut plus rien à donner, et que le prince,
au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les
demanda et on les obtint par des voies indignes ; la
flatterie, l'infamie, les crimes furent des arts
nécessaires pour y parvenir (Grandeur et
décadence des Romains, chap. XIV).
Avant de lire l'Essai sur la Candidature, nous
invitons l'homme impartial à méditer ces
paroles d'un philosophe que les exagérés de
tous les partis ont décrié, et que respectent
les sages de toutes les opinions. Nos habitudes nous ont si
rarement conduits à réfléchir sur le
sujet approfondi par Quintus ; notre façon de sentir,
notre éducation et nos usages nous exposent à
l'apprécier avec si peu de justesse, qu'une telle
précaution est commandée impérieusement
à quiconque ne veut pas mettre un
préjugé à la place d'un jugement
raisonné.
Il est dans la nature des hommes réunis en
société, il importe à la vie et à
l'action du corps politique, qu'une noble ambition fasse
désirer les places et les honneurs. Quel que soit le
pouvoir qui les dispense, rarement suffira-t-il de les
mériter pour les obtenir de lui. Sa faveur sera donc
captée par tous les moyens imaginables, et l'art d'y
atteindre deviendra une partie essentielle de l'instruction
pour quiconque se dévoue aux affaires de
l'état.
Cet art fut porté à Rome plus loin
peut-être qu'ailleurs. Cela devait arriver chez un
peuple dont les moeurs privées étaient en
harmonie parfaite avec ses moeurs politiques. Cette
conformité, dont on n'a généralement
qu'une idée confuse, parce qu'elle se rencontre peu
chez les peuples modernes, rendait moins pénibles
qu'ils ne nous le semblent la plupart des soins que
s'imposait un candidat habile : sur beaucoup de points,
celui-ci ne faisait guère qu'ajouter plus de
régularité et d'exactitude aux devoirs que
pratiquaient à Rome les citoyens même
éloignés des affaires.
Ce premier aperçu simplifie beaucoup les travaux
infinis que prescrit l'Essai sur la Candidature, et
fait ainsi disparaître l'apparence révoltante de
manoeuvres et d'intrigues poursuivies sans relâche. Si
l'on passe ensuite à l'examen de quelques pratiques de
détail, on leur reconnaît une utilité
réelle et savamment calculée :
l'assiduité quotidienne du candidat au forum, en lui
rendant l'habitude des affaires de la cité, qu'il
pouvait avoir perdue dans des emplois lointains, mettait
aussi son caractère à l'épreuve et
à découvert, à tous les moments du jour
et dans toutes les positions de la vie. La
nomenclation, le soin d'interpeller chaque citoyen par
son nom, cesse de paraître une politesse vaine, une
formalité superflue ; et l'on conçoit l'estime
accordée aux candidats dont la mémoire, sur ce
point, n'avait pas besoin de secours étrangers.
Faut-il expliquer combien il importe à un magistrat de
connaître de nom et de figure le plus grand nombre de
ceux qui lui seront soumis ; combien de renseignements
intéressants il peut ainsi recevoir ou mettre en
oeuvre, qui, autrement, lui parviendraient sans fruit ou ne
lui parviendraient pas ; et comment, avec cet avantage, une
remontrance, une insinuation, un mot, donneront souvent plus
de poids à son autorité que l'appareil de la
force et le nom même de la loi ?
Mais on peut considérer de plus haut encore, et sous
un point de vue plus vaste, l'effet moral et politique de la
candidature.
Partout où existent des institutions et des lois,
existe aussi une puissance au-dessus des lois et des
institutions, et qui imprime à chacune d'elles, quels
que soient son but, son excellence ou son imperfection, une
tendance uniforme et commune à toutes. De là
naissent et la diversité fréquente des effets
de la même institution dans des pays différents,
et l'erreur où l'on tombe à coup sûr en
jugeant une institution hors du système auquel elle
appartient, ou même en la supposant transplantée
dans un système contraire. Partout où cette
tendance se trouve en opposition avec les moeurs, les
lumières, les opinions, l'état intérieur
ou extérieur du corps social, une révolution
devient inévitable, pour la changer ou renverser ce
qui la contrarie : et les causes secondaires que les hommes
passionnés et le vulgaire des observateurs accuseront
ensuite de l'explosion n'auront fait qu'en hâter ou en
reculer un peu l'instant , et en modifier quelques
détails. Vérité importante, dont la
preuve se trouve dans les annales de presque tous les peuples
; vérité rarement aperçue, si du moins
on en juge par les décisions absolues que l'on entend
chaque jour porter sur l'histoire politique.
L'esprit général des institutions romaines les
faisait tendre surtout à concilier, par les affections
de l'homme et malgré les prétentions du
citoyen, les deux éléments de la
souveraineté nationale, le sénat et le peuple.
Et cela seul explique ce qui semble inexpliquable dans
l'histoire, comment, pendant quatre siècles, à
des assemblées orageuses où la
véhémence et l'âpreté des
invectives ne nous montrent que deux partis prêts
à s'entr'égorger, succédèrent
presque toujours des concessions réciproques, des
mesures de paix et de conciliation, des résolutions et
des élections dictées par
l'intérêt de la commune patrie.
L'institution du patronage et de la clientèle tendait
directement à ce but. La puissance que nous avons
signalée dirigeait dans le même sens, quoique
moins visiblement, les devoirs de la candidature.
Les soins si nombreux, si variés, si empressés,
si humbles, auxquels l'ambition astreignait, envers les
derniers même des plébéiens, ces fiers
patriciens, ces nobles altiers, comblaient, dans la
pensée de tous, l'intervalle immense qui
séparait les uns des autres ; ils les égalaient
tous comme des anneaux de la même chaîne sociale.
Leur effet nécessaire était, ici, de
tempérer l'orgueil, de corriger l'arrogance, de
réprimer le penchant au mépris ; là, de
consoler l'abaissement, d'adoucir la jalousie,
d'éteindre le sentiment de la haine. Dans les
promesses, les offres, les démarches d'un candidat,
tout d'ailleurs n'était point, tout ne pouvait
être imposture. Des services et des bienfaits, des
liaisons de protection, de bienveillance et d'amitié,
en devenaient les conséquences honorables, et
resserraient, entre les individus, le lien sacré qui
unissait les deux ordres de l'état.
L'esprit des institutions, aux premiers siècles de la
république, subjugua les prétentions exclusives
de la classe patricienne, qui lui était directement
opposée, et détermina la création du
tribunat et l'admission des plébéiens aux
magistratures curules. Il succomba dans les derniers temps,
se trouvant en contradiction avec l'état politique de
la cité entière. L'excès de richesse
auquel étaient parvenus les nobles dominants leur
avait assuré une prépondérance trop bien
sentie par les autres et par eux-mêmes, et accrue
encore par le repos momentané que fit succéder
Sylla aux troubles populaires. Dès lors, à la
place des deux ordres, il n'y eut plus dans Rome, à
proprement parler, que deux classes : ceux qui voulaient
dominer, et ceux qui, par vénalité, par
égoïsme, par pusillanimité, par ignorance,
étaient tout prêts à livrer aux premiers
et la patrie et leurs droits personnels.
La candidature subit sa part de cette altération
générale. Déjà, et en proportion
de la corruption des moeurs, s'était introduit l'usage
de manoeuvres peu délicates, dont on rencontrera plus
d'une indication dans l'Essai de Quintus. Mais,
à cette époque, la candidature même, la
sujétion qu'elle imposait, l'esprit qui devait la
diriger, pesaient à l'ambition d'hommes turbulents,
à qui s'offraient d'autres moyens de succès. La
corruption, puis la violence, les dispensèrent du soin
de mériter et de gagner des suffrages. Telle
était pourtant l'énergie de cet esprit public
près d'expirer, que des moyens honnêtes, luttant
contre l'intrigue et les largesses, suffisaient encore pour
l'élévation de l'homme habile et vertueux.
L'élection de Cicéron en fut une preuve
brillante : malheureusement ce fut presque la
dernière.
Les idées que nous indiquons ici comporteraient un
développement beaucoup plus étendu : mais nous
croyons en avoir dit assez pour ceux qui veulent
réfléchir avant de juger.»