Acte II

Acte I Acte III

Scène 1
Brutus, Antoine, Dolabella

ANTOINE
Ce superbe refus, cette animosité,
Marquent moins de vertu que de férocité.
Les bontés de César, et surtout sa puissance,
Méritaient plus d'égards et plus de complaisance :
A lui parler du moins vous pourriez consentir.
Vous ne connaissez pas qui vous osez haïr ;
Et vous en frémiriez si vous pouviez apprendre...

BRUTUS
Ah ! je frémis déjà ; mais c'est de vous entendre.
Ennemi des Romains, que vous avez vendus,
Pensez-vous, ou tromper, ou corrompre Brutus ?
Allez ramper sans moi sous la main qui vous brave ;
Je sais tous vos desseins, vous brûlez d'être esclave ;
Vous voulez un monarque, et vous êtes Romain !

ANTOINE
Je suis ami, Brutus, et porte un coeur humain ;
Je ne recherche point une vertu plus rare.
Tu veux être un héros, va, tu n'es qu'un barbare ;
Et ton farouche orgueil, que rien ne peut fléchir,
Embrassa la vertu pour la faire haïr.

Scène 2
Brutus

BRUTUS
Quelle bassesse, ô ciel ! et quelle ignominie !
Voilà donc les soutiens de ma triste patrie !
Voilà vos successeurs, Horace, Décius,
Et toi vengeur des lois, toi, mon sang, toi, Brutus !
Quels restes, justes dieux, de la grandeur romaine !
Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaîne.
César nous a ravi jusques à nos vertus ;
Et je cherche ici Rome, et ne la trouve plus.
Vous que j'ai vus périr, vous, immortels courages,
Héros, dont en pleurant j'aperçois les images,
Famille de Pompée, et toi, divin Caton,
Toi, dernier des héros du sang de Scipion,
Vous ranimez en moi ces vives étincelles
Des vertus dont brillaient vos âmes immortelles ;
Vous vivez dans Brutus, vous mettez dans mon sein
Tout l'honneur qu'un tyran ravit au nom romain.
Que vois-je, grand Pompée, au pied de ta statue ?
Quel billet, sous mon nom, se présente à ma vue ?
Lisons : «Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers !»
Rome, mes yeux sur toi seront toujours ouverts ;
Ne me reproche point des chaînes que j'abhorre.
Mais quel autre billet à mes yeux s'offre encore ?
«Non, tu n'es pas Brutus !» Ah ! reproche cruel!
César ! tremble, tyran ! voilà ton coup mortel.
«Non, tu n'es pas Brutus !» Je le suis, je veux l'être.
Je périrai, Romains, ou vous serez sans maître.
Je vois que Rome encore a des coeurs vertueux :
On demande un vengeur, on a sur moi les yeux ;
On excite cette âme, et cette main trop lente ;
On demande du sang... Rome sera contente.

Scène 3
Brutus, Cassius, Cinna, Casca, Décime, Suite

CASSIUS
Je t'embrasse, Brutus, pour la dernière fois.
Amis, il faut tomber sous les débris des lois.
De César désormais je n'attends plus de grâce ;
Il sait mes sentiments, il connaît notre audace.
Notre âme incorruptible étonne ses desseins ;
Il va perdre dans nous les derniers des Romains.
C'en est fait, mes amis, il n'est plus de patrie,
Plus d'honneur, plus de lois ; Rome est anéantie :
De l'univers et d'elle il triomphe aujourd'hui ;
Nos imprudents aïeux n'ont vaincu que pour lui.
Ces dépouilles des rois, ce sceptre de la terre,
Six cents ans de vertus, de travaux, et de guerre
César jouit de tout, et dévore le fruit
Que six siècles de gloire à peine avaient produit.
Ah, Brutus ! es-tu né pour servir sous un maître ?
La liberté n'est plus.

BRUTUS
          Elle est prête à renaître.

CASSIUS
Que dis-tu ? Mais quel bruit vient frapper mes esprits ?

BRUTUS
Laisse là ce vil peuple, et ses indignes cris.

CASSIUS
La liberté, dis-tu ?... Mais quoi... le bruit redouble.

Scène 4
Brutus, Cassius, Cimber, Décime

CASSIUS
Ah ! Cimber, est-ce toi ? Parle, quel est ce trouble ?

DECIME
Trame-t-on contre Rome un nouvel attentat ?
Qu'a-t-on fait ? qu'as-tu vu ?

CIMBER
          La honte de l'Etat.
César était au temple, et cette fière idole
Semblait être le dieu qui tonne au Capitole.
C'est là qu'il annonçait son superbe dessein
D'aller joindre la Perse à l'empire romain.
On lui donnait les noms de Foudre de la guerre,
De Vengeur des Romains, de Vainqueur de la terre :
Mais, parmi tant d'éclat, son orgueil imprudent
Voulait un autre titre, et n'était pas content.
Enfin, parmi ces cris et ces chants d'allégresse,
Du peuple qui l'entoure Antoine fend la presse :
Il entre : ô honte ! ô crime indigne d'un Romain !
Il entre, la couronne et le sceptre à la main.
On se tait, on frémit ; lui, sans que rien l'étonne,
Sur le front de César attache la couronne,
Et soudain, devant lui se mettant à genoux :
«César, règne, dit-il, sur la terre et sur nous».
Des Romains, à ces mots, les visages palissent ;
De leurs cris douloureux les voûtes retentissent ;
J'ai vu des citoyens s'enfuir avec horreur,
D'autres rougir de honte et pleurer de douleur.
César, qui cependant lisait sur leur visage
De l'indignation l'éclatant témoignage,
Feignant des sentiments longtemps étudiés,
Jette et sceptre et couronne, et les foule à ses pieds.
Alors tout se croit libre, alors tout est en proie
Au fol enivrement d'une indiscrète joie.
Antoine est alarmé ; César feint et rougit ;
Plus il cèle son trouble, et plus on l'applaudit ;
La modération sert de voile à son crime ;
Il affecte à regret un refus magnanime.
Mais, malgré ses efforts, il frémissait tout bas
Qu'on applaudît en lui les vertus qu'il n'a pas.
Enfin, ne pouvant plus retenir sa colère,
Il sort du Capitole avec un front sévère ;
Il veut que dans une heure on s'assemble au sénat.
Dans une heure, Brutus, César change l'Etat.
De ce sénat sacré la moitié corrompue,
Ayant acheté Rome, à César l'a vendue ;
Plus lâche que ce peuple à qui, dans son malheur,
Le nom de roi du moins fait toujours quelque horreur.
César, déjà trop roi, veut encor la couronne :
Le peuple la refuse, et le sénat la donne.
Que faut-il faire enfin, héros qui m'écoutez ?

CASSIUS
Mourir, finir des jours dans l'opprobre comptés.
J'ai traîné les liens de mon indigne vie
Tant qu'un peu d'espérance a flatté ma patrie ;
Voici son dernier jour, et du moins Cassius
Ne doit plus respirer lorsque l'Etat n'est plus.
Pleure qui voudra Rome, et lui reste fidèle ;
Je ne peux la venger, mais j'expire avec elle.
Je vais où sont nos dieux...
(En regardant leurs statues.)
          Pompée et Scipion,
Il est temps de vous suivre, et d'imiter Caton.

BRUTUS
Non, n'imitons personne, et servons tous d'exemple ;
C'est nous, braves amis, que l'univers contemple ;
C'est à nous de répondre à l'admiration
Que Rome en expirant conserve à notre nom.
Si Caton m'avait cru, plus juste en sa furie,
Sur César expirant il eût perdu la vie ;
Mais il tourna sur soi ses innocentes mains ;
Sa mort fut inutile au bonheur des humains.
Faisant tout pour la gloire, il ne fit rien pour Rome ;
Et c'est la seule faute où tomba ce grand homme.

CASSIUS
Que veux-tu donc qu'on fasse en un tel désespoir ?

BRUTUS, montrant le billet
Voilà ce qu'on m'écrit, voilà notre devoir.

CASSIUS
On m'en écrit autant, j'ai reçu ce reproche.

BRUTUS
C'est trop le mériter.

CIMBER
          L'heure fatale approche.
Dans une heure un tyran détruit le nom romain.

BRUTUS
Dans une heure à César il faut percer le sein.

CASSIUS
Ah ! je te reconnais à cette noble audace.

DECIME
Ennemi des tyrans, et digne de ta race,
Voilà les sentiments que j'avais dans mon coeur.

CASSIUS
Tu me rends à moi-même, et je t'en dois l'honneur ;
C'est là ce qu'attendaient ma haine et ma colère
De la mâle vertu qui fait ton caractère.
C'est Rome qui t'inspire en des desseins si grands :
Ton nom seul est l'arrêt de la mort des tyrans.
Lavons, mon cher Brutus, l'opprobre de la terre ;
Vengeons ce Capitole, au défaut du tonnerre.
Toi, Cimber ; toi, Cinna ; vous, Romains indomptés,
Avez-vous une autre âme et d'autres volontés ?

CIMBER
Nous pensons comme toi, nous méprisons la vie :
Nous détestons César, nous aimons la patrie ;
Nous la vengerons tous : Brutus et Cassius
De quiconque est Romain raniment les vertus.

DECIME
Nés juges de l'Etat, nés les vengeurs du crime,
C'est souffrir trop longtemps la main qui nous opprime ;
Et quand sur un tyran nous suspendons nos coups,
Chaque instant qu'il respire est un crime pour nous.

CIMBER
Admettons-nous quelque autre à ces honneurs suprêmes ?

BRUTUS
Pour venger la patrie il suffit de nous-mêmes.
Dolabella, Lépide, Emile, Bibulus,
Ou tremblent sous César, ou bien lui sont vendus.
Cicéron, qui d'un traître a puni l'insolence,
Ne sert la liberté que par son éloquence :
Hardi dans le sénat, faible dans le danger,
Fait pour haranguer Rome, et non pour la venger,
Laissons à l'orateur qui charme sa patrie
Le soin de nous louer quand nous l'aurons servie.
Non, ce n'est qu'avec vous que je veux partager
Cet immortel honneur et ce pressant danger.
Dans une heure au sénat le tyran doit se rendre :
Là, je le punirai ; là, je le veux surprendre ;
Là, je veux que ce fer, enfoncé dans son sein,
Venge Caton, Pompée, et le peuple romain.
C'est hasarder beaucoup. Ses ardents satellites
Partout du Capitole occupent les limites ;
Ce peuple mou, volage, et facile à fléchir,
Ne sait s'il doit encor l'aimer ou le haïr.
Notre mort, mes amis, paraît inévitable ;
Mais qu'une telle mort est noble et désirable !
Qu'il est beau de périr dans des desseins si grands !
De voir couler son sang dans le sang des tyrans !
Qu'avec plaisir alors on voit sa dernière heure !
Mourons, braves amis, pourvu que César meure,
Et que la liberté, qu'oppriment ses forfaits,
Renaisse de sa cendre, et revive à jamais.

CASSIUS
Ne balançons donc plus, courons au Capitole :
C'est là qu'il nous opprime, et qu'il faut qu'on l'immole.
Ne craignons rien du peuple, il semble encor douter ;
Mais si l'idole tombe, il va la détester.

BRUTUS
Jurez donc avec moi, jurez sur cette épée,
Par le sang de Caton, par celui de Pompée,
Par les mânes sacrés de tous ces vrais Romains
Qui dans les champs d'Afrique ont fini leurs destins ;
Jurez par tous les dieux, vengeurs de la patrie,
Que César sous vos coups va terminer sa vie.

CASSIUS
Faisons plus, mes amis ; jurons d'exterminer
Quiconque ainsi que lui prétendra gouverner :
Fussent nos propres fils, nos frères ou nos pères ;
S'ils sont tyrans, Brutus, ils sont nos adversaires.
Un vrai républicain n'a pour père et pour fils
Que la vertu, les dieux, les lois, et son pays.

BRUTUS
Oui, j'unis pour jamais mon sang avec le vôtre,
Tous dès ce moment même adoptés l'un par l'autre,
Le salut de l'Etat nous a rendus parents.
Scellons notre union du sang de nos tyrans.
(Il s'avance vers la statue de Pompée.)
Nous le jurons par vous, héros, dont les images
A ce pressant devoir excitent nos courages ;
Nous promettons, Pompée, à tes sacrés genoux,
De faire tout pour Rome, et jamais rien pour nous ;
D'être unis pour l'Etat, qui dans nous se rassemble ;
De vivre, de combattre, et de mourir ensemble.
Allons, préparons-nous : c'est trop nous arrêter.

Scène 5
César, Brutus

CESAR
Demeure, c'est ici que tu dois m'écouter.
Où vas-tu, malheureux ?

BRUTUS
          Loin de la tyrannie.

CESAR
Licteurs, qu'on le retienne.

BRUTUS
          Achève, et prends ma vie.

CESAR
Brutus, si ma colère en voulait à tes jours,
Je n'aurais qu'à parler, j'aurais fini leur cours.
Tu l'as trop mérité. Ta fière ingratitude
Se fait de m'offenser une farouche étude.
Je te retrouve encore avec ceux des Romains
Dont j'ai plus soupçonné les perfides desseins ;
Avec ceux qui tantôt ont osé me déplaire,
Ont blâmé ma conduite, ont bravé ma colère.

BRUTUS
Ils parlaient en Romains, César ; et leurs avis,
Si les dieux t'inspiraient, seraient encor suivis.

CESAR
Je souffre ton audace, et consens à t'entendre :
De mon rang avec toi je me plais à descendre.
Que me reproches-tu ?

BRUTUS
          Le monde ravagé,
Le sang des nations, ton pays saccagé ;
Ton pouvoir, tes vertus, qui font tes injustices,
Qui de tes attentats sont en toi les complices ;
Ta funeste bonté, qui fait aimer tes fers,
Et qui n'est qu'un appât pour tromper l'univers.

CESAR
Ah ! c'est ce qu'il fallait reprocher à Pompée :
Par sa feinte vertu la tienne fut trompée.
Ce citoyen superbe, à Rome plus fatal,
N'a pas même voulu César pour son égal.
Crois-tu, s'il m'eût vaincu, que cette âme hautaine
Eût laissé respirer la liberté romaine ?
Sous un joug despotique il t'aurait accablé.
Qu'eût fait Brutus alors ?

BRUTUS
          Brutus l'eût immolé.

CESAR
Voilà donc ce qu'enfin ton grand coeur me destine !
Tu ne t'en défends point. Tu vis pour ma ruine,
Brutus !

BRUTUS
          Si tu le crois, préviens donc ma fureur.
Qui peut te retenir ?

CESAR, lui présentant la lettre de Servilie
          La nature et mon coeur.
Lis, ingrat, lis ; connais le sang que tu m'opposes ;
Vois qui tu peux haïr, et poursuis si tu l'oses.

BRUTUS
Où suis-je ? qu'ai-je lu ? Me trompez-vous, mes yeux ?

CESAR
Eh bien ! Brutus, mon fils !

BRUTUS
          Lui, mon père ! grands dieux !

CESAR
Oui, je le suis, ingrat ! Quel silence farouche !
Que dis-je ? quels sanglots échappent de ta bouche ?
Mon fils... Quoi ! je te tiens muet entre mes bras !
La nature t'étonne, et ne t'attendrit pas !

BRUTUS
O sort épouvantable, et qui me désespère !
O serments ! ô patrie ! ô Rome toujours chère !
César !... Ah, malheureux ! j'ai trop longtemps vécu.

CESAR
Parle. Quoi ! d'un remords ton coeur est combattu !
Ne me déguise rien. Tu gardes le silence !
Tu crains d'être mon fils ; ce nom sacré t'offense :
Tu crains de me chérir, de partager mon rang ;
C'est un malheur pour toi d'être né de mon sang !
Ah ! ce sceptre du monde, et ce pouvoir suprême,
Ce César, que tu hais, les voulait pour toi-même.
Je voulais partager, avec Octave et toi,
Le prix de cent combats, et le titre de roi.

BRUTUS
Ah, dieux !

CESAR
          Tu veux parler, et te retiens à peine !
Ces transports sont-ils donc de tendresse ou de haine ?
Quel est donc le secret qui semble t'accabler ?

BRUTUS
César...

CESAR
          Eh bien ! mon fils ?

BRUTUS
                    Je ne puis lui parler.

CESAR
Tu n'oses me nommer du tendre nom de père ?

BRUTUS
Si tu l'es, je te fais une unique prière.

CESAR
Parle : en te l'accordant, je croirai tout gagner.

BRUTUS
Fais-moi mourir sur l'heure, ou cesse de régner.

CESAR
Ah ! barbare ennemi, tigre que je caresse !
Ah ! coeur dénaturé qu'endurcit ma tendresse !
Va, tu n'es plus mon fils. Va, cruel citoyen,
Mon coeur désespéré prend l'exemple du tien :
Ce coeur, à qui tu fais cette effroyable injure,
Saura bien comme toi vaincre enfin la nature.
Va, César n'est pas fait pour te prier en vain ;
J'apprendrai de Brutus à cesser d'être humain :
Je ne te connais plus. Libre dans ma puissance,
Je n'écouterai plus une injuste clémence.
Tranquille, à mon courroux je vais m'abandonner ;
Mon coeur trop indulgent est las de pardonner.
J'imiterai Sylla, mais dans ses violences ;
Vous tremblerez, ingrats, au bruit de mes vengeances.
Va, cruel, va trouver tes indignes amis :
Tous m'ont osé déplaire, ils seront tous punis.
On sait ce que je puis, on verra ce que j'ose :
Je deviendrai barbare, et toi seul en es cause.

BRUTUS
Ah ! ne le quittons point dans ses cruels desseins,
Et sauvons, s'il se peut, César et les Romains.


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