Introduction : Les lettres de Cicéron
Il n'y a pas d'histoire qu'on étudie plus
volontiers aujourd'hui que celle des dernières
années de la république romaine. De savants
ouvrages ont été publiés
récemment sur ce sujet en France, en Angleterre, en
Allemagne (1), et
le public les a lus avec avidité. L'importance des
questions qui se débattaient alors, la vivacité
dramatique des événements, la grandeur des
personnages justifient cet intérêt ; mais ce qui
explique encore mieux l'attrait que nous éprouvons
pour cette curieuse époque, c'est qu'elle nous a
été racontée par les lettres de
Cicéron. Un contemporain disait de ces lettres que
celui qui les lirait ne serait pas tenté de chercher
ailleurs l'histoire de ce temps (2), et en effet, nous la
retrouvons là bien plus vivante et bien plus vraie que
dans des ouvrages suivis et composés tout
exprès pour nous l'enseigner. Que nous apprendraient
de plus Asinius Pollion, Tite-Live ou Cremutius Cordus, si
nous les avions conservés ? Ils nous donneraient leur
opinion personnelle ; mais cette opinion est, la plupart du
temps, suspecte : elle vient de gens qui n'ont pas pu dire
toute la vérité, qui écrivaient à
la cour des empereurs, comme Tite-Live, ou qui, comme
Pollion, espéraient se faire pardonner leur trahison
en disant le plus de mal qu'ils pouvaient de ceux qu'ils
avaient trahis. Il vaut donc mieux, au lieu de recevoir une
opinion toute faite, se la faire soi-même, et c'est ce
que nous rend possible la lecture des lettres de
Cicéron. Elle nous jette au milieu des
événements et nous les fait suivre jour par
jour. Malgré les dix-huit siècles qui nous en
séparent, il nous semble que nous les voyons se passer
sous nos yeux, et nous nous trouvons placés dans cette
position unique d'être assez près des faits pour
en voir la couleur véritable, et assez
éloignés d'eux pour les juger sans
passion.
L'importance de ces lettres
s'explique facilement. Les hommes politiques de ce temps
avaient bien plus besoin de s'écrire que ceux
d'aujourd'hui. Le proconsul qui parlait de Rome pour aller
gouverner quelque province lointaine sentait bien qu'il
s'éloignait tout à fait de la vie politique.
Pour des gens accoutumés aux mouvements des affaires,
aux agitations des partis, ou, comme ils disaient, au grand
jour du forum, c'était un grand ennui d'aller passer
plusieurs années dans ces contrées perdues,
où les bruits de la place publique de Ronie ne
parvenaient pas. A la vérité ils recevaient une
sorte de gazette officielle, acta diurna,
vénérable ancêtre de notre
Moniteur. Mais il semble que tout journal officiel
soit condamné par sa nature à être
quelque peu insignifiant. Celui de Rome contenait un
procès-verbal assez terne des assemblées du
peuple, le résumé succinct des causes
célèbres plaidées au forum, et aussi le
récit des cérémonies publiques avec la
mention exacte des phénomènes
atmosphériques ou des prodiges survenus dans la ville
et ses environs. Ce n'étaient pas tout à fait
des nouvelles de ce genre qu'un préteur ou un
proconsul désirait savoir. Aussi, pour combler les
lacunes du journal officiel, avait-il recours à des
correspondants payés qui faisaient des gazettes
à la main à l'usage des curieux de la province,
comme c'était la mode chez nous au siècle
dernier ; mais tandis qu'au dix-huitième siècle
on chargeait de ce soin des hommes de lettres en renom,
familiers des grands seigneurs et bien reçus des
ministres, les correspondants romains n'étaient que
des compilateurs obscurs, des manoeuvres, comme les appelle
quelque part Caelius, choisis d'ordinaire parmi ces Grecs
affamés que la misère rendait bons à
tous les métiers. Ils n'avaient pas accès dans
les grandes maisons ; ils n'approchaient pas des politiques.
Leur rôle consistait uniquement à courir la
ville et à recueillir par les rues ce qu'ils
entendaient dire ou ce qu'ils voyaient. Ils enregistraient
soigneusement les histoires de théâtres,
s'informaient des acteurs sifflés, des gladiateurs
vaincus, décrivaient le détail des beaux
enterrements, notaient les bruits et les malins propos, et
surtout les récits scandaleux qu'ils pouvaient
attraper (3). Tout
ce babil amusait un moment, mais ne satisfaisait pas ces
personnages politiques, qui voulaient, avant tout, être
tenus au courant des affaires. Pour les bien connaître,
ils s'adressaient naturellement à quelqu'un qui
pût les savoir. Ils faisaient choix de quelques amis
sûrs, importants, bien informés ; par eux, ils
connaissaient la raison et le caractère
véritable des faits que les journaux rapportaient
sèchement et sans commentaire ; et, tandis que leurs
correspondants payés les laissaient d'ordinaire dans
la rue, les autres les introduisaient dans les cabinets des
grands politiques, et leur faisaient écouter leurs
entretiens les plus secrets.
Ce besoin d'être
régulièrement informé de tout, et, pour
ainsi dire, de vivre encore au milieu de Rome après
qu'on l'avait quittée, personne ne l'éprouva
plus que Cicéron ; personne n'aima davantage ces
agitations de la vie publique, dont les hommes d'état
se plaignent quand ils en jouissent, et qu'ils ne cessent de
regretter lorsqu'ils les ont perdues. Il ne faut pas trop le
croire quand il vient nous dire qu'il est fatigué des
discussions orageuses du sénat ; qu'il cherche un pays
où l'on n'ait pas entendu parler de Vatinius ni de
César, et où l'on ne s'occupe pas des lois
agraires ; qu'il meurt d'envie d'aller oublier Rome sous les
beaux ombrages d'Arpinum, ou au milieu du site
enchanté de Formies. Aussitôt qu'il est
installé à Formies, à Arpinum, ou dans
quelque autre de ces belles villas qu'il appelait avec
fierté les ornements de l'Italie, ocellos
Italicae, sa pensée retourne naturellement
à Rome, et des courriers partent à chaque
moment, pour aller savoir ce qu'on y pense et ce qu'on y
fait. Jamais, quoi qu'il dise, il ne put détacher les
yeux du forum. De près ou de loin, il lui fallait ce
que Saint-Simon appelle ce petit fumet d'affaires dont les
politiques ne se peuvent passer. A toute force, il voulait
connaître la situation des partis, leurs accords
secrets, leurs discordes intimes, enfin tous ces
manéges cachés qui préparent les
événements et les expliquent. C'est là
ce qu'il réclamait sans relâche d'Atticus, de
Curion, de Caelius et de tant d'autres grands esprits,
mêlés à toutes ces intrigues comme
acteurs ou comme curieux ; c'est ce qu'il racontait
lui-même de la façon la plus piquante à
ses amis absents ; et voilà comment les lettres qu'il
a reçues ou envoyées contiennent, sans qu'il
l'ait voulu faire, toute l'histoire de son temps (4).
Les correspondances des hommes politiques de nos jours, quand
on les publie, sont loin d'avoir la même importance.
C'est que l'échange des sentiments et des
pensées ne se fait plus autant qu'alors au moyen des
lettres. Nous avons inventé des procédés
nouveaux. L'immense publicité de la presse a
remplacé avec avantage ces communications
discrètes qui ne pouvaient pas s'étendre au
delà de quelques personnes. Aujourd'hui, en quelque
lieu désert qu'un homme soit retiré, les
journaux viennent le tenir au courant de tout ce qui se fait
dans le monde. Comme il apprend les événements
presque en même temps qu'ils se passent, il en
reçoit non seulement la nouvelle, mais aussi
l'émotion. Il croit les voir et y assister, et il n'a
aucun besoin qu'un ami bien informé se donne la peine
de l'instruire. Ce serait une étude curieuse que de
chercher tout ce que les journaux ont détruit et
remplacé chez nous. Du temps de Cicéron, les
lettres en tenaient souvent lieu et rendaient les mêmes
services. On se les passait de main en main quand elles
contenaient quelque nouvelle qu'on avait intérêt
à savoir. On lisait, on commentait, on copiait celles
des grands personnages qui faisaient connaître leurs
sentiments. C'est par elles qu'un homme politique qu'on
attaquait se défendait auprès des gens dont il
tenait à conserver l'estime ; c'est par elles, quand
le forum était muet, comme au temps de César,
qu'on essayait de former une sorte d'opinion commune dans un
public restreint. Aujourd'hui les journaux se sont
emparés de ce rôle, la vie politique leur
appartient ; et, comme ils sont incomparablement plus
commodes, plus rapides, plus répandus, ils ont fait
perdre aux correspondances un de leurs principaux
aliments.
Il est vrai qu'il leur reste les affaires privées ; et
l'on est tenté de croire d'abord que cette
matière est inépuisable et qu'avec les
sentiments et les affections de mille natures qui remplissent
notre vie intérieure, elles seront toujours assez
riches. Je crois cependant que même ces correspondances
intimes, où il n'est question que de nos affections et
de nos sentiments, deviennent tous les jours plus courtes et
moins intéressantes. Ces commerces agréables et
assidus, qui tenaient tant de place dans la vie d'autrefois,
tendent presque à disparaître de la nôtre.
On dirait que, par un hasard étrange, la
facilité même et la rapidité des
relations, qui auraient dû leur donner plus
d'animation, leur aient nui. Autrefois, quand la poste
n'existait pas, ou qu'elle était
réservée, comme chez les Romains, à
porter les ordres de l'empereur, on était forcé
de profiter des occasions ou d'envoyer les lettres par un
esclave. C'était alors une affaire d'écrire. On
ne voulait pas que le messager fît un voyage inutile ;
on faisait les lettres plus longues, plus complètes,
pour n'être pas forcé de les recommencer trop
souvent ; sans y songer, on les soignait davantage, par cette
importance naturelle qu'on met aux choses qui coûtent
plus et qui sont moins faciles. Même au temps de Mme de
Sévigné, quand les ordinaires ne partaient
qu'une ou deux fois par semaine, écrire était
encore une chose grave, à laquelle on donnait tous ses
soins. La mère, éloignée de sa fille,
n'avait pas plus tôt fait partir sa lettre qu'elle
songeait à celle qu'elle enverrait quelques jours plus
tard. Les pensées, les souvenirs, les regrets
s'amassaient dans son esprit pendant cet intervalle, et quand
elle prenait la plume, «elle ne pouvait plus gouverner
ce torrent». Aujourd'hui qu'on sait qu'on peut
écrire quand on veut, on n'assemble plus des
matériaux, comme faisait Mme de Sévigné,
on n'écrit plus par provisions, «on ne cherche
plus à vider son sac», on ne se travaille plus
à ne rien oublier, de peur qu'un oubli ne rejette trop
loin le récit d'une nouvelle qui perdra sa
fraîcheur pour venir trop tard. Tandis que le retour
périodique de l'ordinaire amenait autrefois plus de
suite et de régularité dans les relations, la
facilité qu'on a maintenant de s'écrire quand
on veut fait qu'on s'écrit moins souvent. On attend
d'avoir quelque chose à se dire, ce qui est moins
fréquent qu'on ne le pense. On ne s'écrit plus
que le nécessaire ; c'est peu de chose pour un
commerce dont le principal agrément consiste dans le
superflu ; et ce peu de chose, on nous menace encore de le
réduire. Bientôt sans doute le
télégraphe aura remplacé la poste, nous
ne communiquerons plus que par cet instrument haletant, image
d'une société positive et pressée, et
qui, dans le style qu'il emploie, cherche à mettre un
peu moins que le nécessaire. Avec ce nouveau
progrès, l'agrément des correspondances
intimes, déjà très compromis, aura pour
jamais disparu.
Mais, dans le temps même où l'on avait plus
d'occasions d'écrire des lettres, et où on les
écrivait mieux, tout le monde n'y réussissait
pas également. Il y a des tempéraments qui sont
plus propres à ce travail que les autres. Les gens qui
saisissent lentement, et qui ont besoin de beaucoup
réfléchir avant d'écrire, font des
mémoires et non des lettres. Les esprits sages
écrivent d'une manière régulière
et méthodique, mais ils manquent d'agrément et
de feu. Les logiciens et les raisonneurs ont l'habitude de
suivre trop leurs pensées : or, on doit savoir passer
légèrement d'un sujet à l'autre, afin
que l'intérêt se soutienne, et les quitter tous
avant qu'ils soient épuisés. Ceux qui sont
uniquement possédés d'une idée, qui se
concentrent en elle et n'en veulent pas sortir, ne sont
éloquents que toutes les fois qu'ils en parlent, ce
qui n'est pas assez. Pour être agréable à
toute heure et sur tous les sujets, ainsi que le demande une
correspondance suivie, il faut avoir surtout une imagination
vive et mobile, qui se laisse saisir par les impressions du
moment et change brusquement avec elles. C'est la
première qualité de ceux qui écrivent
bien les lettres ; j'y joindrai, si l'on veut, un peu de
coquetterie. Ecrire demande toujours un certain effort. Il
faut le vouloir pour y réussir ; il faut aimer
à plaire pour le vouloir. Il est assez naturel qu'on
tienne à plaire à ce grand public auquel
s'adressent les livres ; mais c'est la marque d'une
vanité plus délicate et plus exigeante que de
se mettre en dépense d'esprit pour une seule personne.
On s'est demandé souvent, depuis La Bruyère,
pourquoi les femmes vont plus loin que nous dans ce genre
d'écrire. N'est-ce pas parce qu'elles ont plus que
nous le goût de plaire et une vanité naturelle
qui, pour ainsi dire, est toujours sous les armes, qui ne
néglige aucune conquête et sent le besoin de
faire des frais pour tout le monde ?
Je ne crois pas que personne
ait jamais possédé ces qualités au
même degré que Cicéron. Cette insatiable
vanité, cette mobilité d'impressions, cette
facilité à se laisser saisir et dominer par les
événements, on les retrouve dans toute sa vie
et dans tous ses ouvrages. Au premier abord, il semble qu'il
y ait une grande différence entre ses lettres et ses
discours, et l'on est tenté de se demander comment le
même homme a pu réussir dans des genres si
opposés ; mais l'étonnement cesse dès
qu'on regarde de plus près. Quand on cherche quelles
sont les qualités vraiment originales de ses discours,
il se trouve que ce sont tout à fait les mêmes
qui nous charment dans ses lettres. Ses lieux communs ont
quelquefois vieilli, il arrive que son pathétique nous
laisse froids, et nous trouvons souvent qu'il y a trop
d'artifice dans sa rhétorique ; mais ce qui dans ses
plaidoyers est resté vivant, ce sont ses récits
et ses portraits. Il est difficile d'avoir plus de talent que
lui pour raconter ou pour dépeindre, et de
représenter plus au vif qu'il ne le fait les
événements et les hommes. S'il nous les fait si
bien voir, c'est qu'il les a lui-même devant les yeux.
Quand il nous montre le marchand Chéréa
«avec ses sourcils rasés et cette tête qui
sent la ruse et où respire la malice» (5) ou le préteur
Verrès se promenant dans une litière à
huit porteurs, comme un roi de Bithynie, mollement
couché sur des roses de Malte (6), ou Vatinius
s'élançant pour parler, «les yeux
saillants, le cou enflé, les muscles tendus»
(7), ou les
témoins gaulois qui parcourent le forum avec un air de
triomphe et la tête haute (8), ou les témoins
grecs qui bavardent sans trêve et «gesticulent
des épaules» (9), tous ces personnages
enfin, qu'on n'oublie plus quand on les a une fois
rencontrés chez lui, sa puissante et mobile
imagination se les figure avant de les peindre. Il
possède merveilleusement la faculté de se faire
le spectateur de ce qu'il raconte. Les choses le frappent,
les personnes l'attirent ou le repoussent avec une incroyable
vivacité, et il se met tout entier dans les peintures
qu'il en fait. Aussi quelle passion dans ses récits !
Quels emportements furieux dans ses attaques ! Quelle ivresse
de joie quand il décrit quelque mauvais succès
de ses ennemis ! Comme on sent qu'il en est
pénétré et inondé, qu'il en
jouit, qu'il s'en délecte et s'en repaît, selon
ses énergiques expressions : his ego rebus pascor,
his delector, his perfruor (10) ! C'est à peu
près dans les mêmes termes que s'exprime
Saint-Simon, ivre de haine et de bonheur, dans la fameuse
scène du lit de justice, quand il voit le duc du Maine
abattu et les bâtards découronnés.
«Moi, cependant, dit-il, je me mourais de joie ; j'en
étais à craindre la défaillance. Mon
coeur, dilaté à l'excès, ne trouvait
plus d'espace à s'étendre.... Je triomphais, je
me vengeais, je nageais dans ma vengeance». Saint-Simon
a souhaité ardemment le pouvoir, et deux fois il a cru
le tenir ; «mais les eaux, ainsi qu'à Tantale,
se sont retirées du bord de ses lèvres toutes
les fois qu'il croyait y toucher». Je ne pense pas
cependant qu'on doive le plaindre. Il aurait mal rempli la
place de Colbert et de Louvois, et ses qualités
mêmes lui auraient peut-être été
nuisibles. Passionné, irritable, il ressent vivement
les plus légères atteintes et s'emporte
à tout propos. Les moindres événements
l'animent, et l'on sent, quand il les raconte, qu'il y met
toute son âme. Cette vivacité d'impression,
échauffant tous ses récits, a fait de lui un
peintre incomparable ; mais comme elle aurait sans cesse
troublé son jugement, elle en eût fait un
médiocre politique. L'exemple de Cicéron le
montre bien.
Il est donc vrai de dire
qu'on trouve les mêmes qualités dans les
discours de Cicéron que dans ses lettres ; seulement
dans ses lettres elles se montrent mieux, parce qu'il y est
plus libre et s'abandonne plus franchement à sa
nature. Quand il écrit à quelqu'un de ses amis,
il ne réfléchit pas aussi longtemps que
lorsqu'il doit parler au peuple ; c'est sa première
impression qu'il lui donne, et il la donne vive et
passionnée, comme elle naît chez lui. Il ne
prend pas la peine de travailler son style ; tout ce qu'il
écrit a d'ordinaire un air si aisé, quelque
chose de si facile et de si simple, qu'on ne peut pas y
soupçonner l'apprêt ni l'artifice. Un de ses
correspondants qui croyait lui faire plaisir, lui ayant un
jour parlé des foudres de ses expressions, fulmina
verborum, il lui répond : «Que pensez-vous
donc de mes lettres ? Ne trouvez-vous pas que je vous
écris avec le style de tout le monde ? On ne doit pas
garder toujours le même ton. Une lettre ne peut pas
ressembler à un plaidoyer ou à un discours
politique.... On se sert pour elle des expressions de tous
les jours» (11). Quand il aurait
voulu les soigner davantage, il n'en aurait pas trouvé
le loisir. Il en avait tant à écrire pour
contenter tout le monde ! Atticus, à lui seul, en a
quelquefois reçu trois dans la même
journée. Aussi les écrivait-il où il
pouvait, pendant les séances du sénat, dans son
jardin, lorsqu'il se promène, sur la grande route,
quand il voyage. Il les date quelquefois de sa salle à
manger, où il les dicte à ses
secrétaires entre deux services. Quand il les
écrit de sa main, il ne se laisse pas davantage le
temps de réfléchir. «Je prends, dit-il
à son frère, la première plume que je
trouve, et je m'en sers comme si elle était
bonne» (12). Aussi
n'était-il pas toujours facile de le
déchiffrer. Quand on s'en plaint, il ne manque pas de
bonnes raisons pour s'excuser. C'est la faute des messagers
envoyés par ses amis, et qui ne veulent pas attendre.
«Ils viennent, dit-il, tout prêts à partir
et couverts de leurs chapeaux de voyage ; ils disent que
leurs camarades les attendent à la porte»
(13). Pour ne pas
les retarder, il faut écrire au hasard tout ce qui
vient à l'esprit.
Remercions ces amis
impatients, ces messagers si pressés qui n'ont pas
laissé à Cicéron le temps de faire des
pièces d'éloquence. Ce qui plaît dans ses
lettres, c'est précisément qu'elles contiennent
le premier jet de ses sentiments, qu'elles sont pleines
d'abandon et de naturel. Comme il ne prend pas le temps de se
déguiser, il se montre à nous tel qu'il est.
Aussi son frère lui disait-il un jour : «Je vous
ai vu tout entier dans votre lettre» (14). C'est ce que nous
sommes tentés de lui dire nous-mêmes toutes les
fois que nous le lisons. S'il est si vif, si pressant, si
animé, lorsqu'il cause avec ses amis, c'est que son
imagination se transporte sans peine aux lieux où ils
sont. «Il me semble que je vous parle» (15), écrit-il
à l'un. «Je ne sais comment il se fait, dit-il
à l'autre, que je crois être près de vous
en vous écrivant» (16). Bien plus encore
que dans ses discours, il est, dans ses lettres, tout entier
aux émotions du moment. Vient-il d'arriver dans
quelqu'une de ses belles maisons de campagne qu'il aime tant,
il se livre à la joie de la revoir; elle ne lui a
jamais semblé si belle. Il visite ses portiques, ses
gymnases, ses exèdres ; il court à ses livres,
honteux de les avoir quittés. L'amour de la solitude
s'empare de lui au point qu'il ne se trouve jamais assez
seul. Sa maison de Formies elle-même finit par lui
déplaire, parce qu'il y vient trop d'importuns.
«C'est une promenade publique, dit-il, ce n'est pas une
villa» (17). Il y retrouve les
gens les plus ennuyeux du monde, son ami Sebosus et son ami
Arrius, qui s'obstine à ne pas retourner à
Rome, quelque prière qu'il lui en fasse, pour lui
tenir compagnie et philosopher tout le jour avec lui.
«Au moment où je vous écris, dit-il
à Atticus, on m'annonce Sebosus. Je n'ai pas
achevé d'en gémir, que j'entends Arrius qui me
salue. Est-ce là quitter Rome ? A quoi me sert de fuir
les autres, si c'est pour tomber entre les mains de ceux-ci ?
Je veux, ajoute-t-il en citant un beau vers emprunté
peut-être à ses propres ouvrages, je veux
m'enfuir vers les montagnes de ma patrie, au berceau de mon
enfance.
In montes patrios et ad incunabula nostra». (18)
Il va en effet à Arpinum ; il pousse même
jusqu'à Antium, le sauvage Antium, où il passe
son temps à compter les vagues. Cette obscure
tranquillité lui plaît tant, qu'il regrette de
n'avoir pas été duumvir dans cette petite ville
plutôt que consul à Rome. Il n'a plus d'autre
ambition que d'être rejoint par son ami Atticus, de
faire avec lui quelques promenades au soleil, ou de causer
philosophie «assis sur ce petit siège qui est
au-dessous de la statue d'Aristote». En ce moment, il
paraît plein de dégoût pour la vie
publique ; il n'en veut pas entendre parler. «Je suis
résolu, dit-il, à n'y plus songer»
(19). Mais on
sait comment il tient ces sortes de promesses. Aussitôt
qu'il est de retour à Rome, il se plonge de plus fort
dans la politique ; les champs et leurs plaisirs sont
oubliés. A peine surprend-on par moments quelques
regrets passagers d'une vie plus calme. «Quand donc
vivrons-nous ? quando vivemus ?» dit-il
tristement au milieu de ce tourbillon d'affaires qui
l'entraîne (20). Mais ces
réclamations timides sont bientôt
étouffées par le bruit et le mouvement du
combat. Il s'y engage et il y prend part avec plus d'ardeur
que personne. Il en est encore tout animé lorsqu'il
écrit à Atticus. Ses lettres en contiennent
toutes les émotions, et nous les communiquent. On
croit assister à ces scènes incroyables qui se
passent au sénat, lorsqu'il attaque Clodius
tantôt par des discours suivis, tantôt dans des
interpellations fougueuses, employant tour à tour
contre lui les plus grosses armes de la rhétorique et
les traits les plus légers de la raillerie. Il est
plus vif encore quand il décrit les assemblées
populaires et raconte les scandales des élections.
«Suivez-moi au champ de Mars, dit-il, la brigue est en
feu, sequere me in Campum ; ardet ambitus» (21). Et il nous montre
les candidats aux prises, la bourse à la main, ou les
juges qui, sur le forum, se vendent honteusement à qui
les paye, judices quos fames magis quam fama
commovit.
Comme il a l'habitude de
céder à ses impressions et de changer avec
elles, le ton n'est plus le même d'une lettre à
l'autre. Il n'y a rien de plus abattu que celles qu'il
écrit de l'exil ; c'est un gémissement
éternel. Le lendemain de son retour, sa phrase devient
sans transition majestueuse et triomphante. Elle est toute
pleine de ces superlatifs de complaisance qu'il distribuait
si libéralement alors à tous ceux qui l'avaient
servi, fortissimus, prudentissimus, exoptatissimus,
etc., il y célèbre en termes magnifiques les
marques d'estime que lui donnent les honnêtes gens,
l'autorité dont il jouit dans la curie, le
crédit qu'il a si glorieusement reconquis au forum,
splendorem illum forensem, et in senatu auctoritatem et
apud viros bonos gratiam (22). Quoiqu'il ne
s'adresse qu'au fidèle Atticus, on croit entendre un
écho des harangues solennelles qu'il vient de
prononcer au sénat et devant le peuple. Quelquefois il
lui arrive, au milieu des situations les plus graves, de
sourire et de plaisanter avec un ami qui l'égaye.
C'est au plus fort de sa lutte contre Antoine, qu'il
écrit à Papirius Poetus cette lettre charmante
où il l'engage d'une façon si amusante à
fréquenter de nouveau les bonnes tables et à
donner de bons dîners à ses amis (23). Il ne brave pas les
dangers, il les oublie. Mais qu'il rencontre alors quelque
personnage effrayé, il a bientôt gagné
son épouvante ; aussitôt son style change : il
s'anime, il s'échauffe ; la tristesse, l'effroi,
l'émotion, l'élèvent sans effort
à la plus haute éloquence. Quand César
menace Rome et qu'il pose insolemment ses dernières
conditions au sénat, le coeur de Cicéron se
soulève, et il trouve, en écrivant à une
seule personne, de ces figures véhémentes qui
ne seraient pas déplacées dans un discours
adressé au peuple. «Quel destin est le
nôtre ? Il faudra donc céder à ses
demandes impudentes ! C'est ainsi que Pompée les
appelle. Et en effet a-t-on jamais vu une plus impudente
audace ? - Vous occupez depuis dix ans une province que le
sénat ne vous a pas donnée, mais que vous avez
prise vous-même par la brigue et la violence. Le terme
est venu que votre caprice seul, et non pas la loi, avait
fixé à votre pouvoir. - Supposons que ce soit
la loi. - Le temps arrivé, nous vous nommons un
successeur ; mais vous vous y opposez et nous dites :
«Respectez mes droits !» Et vous, que faites-vous
des nôtres ? Quel prétexte avez-vous à
garder votre armée au delà des limites
même que le peuple a fixées, malgré le
sénat ? - Il faut me céder, ou vous battre. -
Eh bien ! battons-nous, répond Pompée ; nous
avons au moins l'espérance de vaincre ou de mourir
libres» (24).
Si je voulais trouver un autre exemple de cette
agréable variété, et de ces brusques
changements de ton, ce n'est pas à Pline, ni à
ceux qui, comme lui, ont écrit leurs lettres pour le
public, que je m'adresserais. Il me faudrait descendre
jusqu'à Mme de Sévigné. Comme
Cicéron, Mme de Sévigné a l'imagination
très vive et très mobile ; elle se livre, sans
réfléchir, à ses premières
émotions ; elle se laisse prendre aux choses, et le
plaisir qu'elle goûte lui semble toujours le plus grand
de tous. On a remarqué qu'elle se plaisait partout,
non par cette indolence d'esprit qui fait qu'on s'attache aux
lieux où l'on se trouve pour n'avoir pas la peine d'en
changer, mais par la vivacité de son caractère,
qui la livrait tout entière aux impressions du moment.
Paris ne la captive pas tellement qu'elle n'aime aussi la
campagne, et personne en ce siècle n'a mieux
parlé de la nature que cette femme du monde qui se
trouvait si à l'aise dans les salons et semblait
uniquement faite pour s'y plaire. Elle court à Livry
aux premiers beaux jours pour y jouir «du triomphe du
mois de mai», pour y entendre «le rossignol, le
coucou et la fauvette qui ouvrent le printemps dans les
forêts». Mais Livry est trop mondain encore ; il
lui faut une solitude plus complète, et elle va
gaiement s'enfermer sous ses grands arbres de Bretagne. Pour
le coup, ses amis de Paris croient qu'elle va mourir d'ennui,
n'ayant plus de nouvelles à répéter,
plus de beaux esprits à entretenir. Mais elle a
emporté avec elle quelque sérieuse morale de
Nicole ; elle a retrouvé parmi les livres
délaissés, dont on sait que la campagne est le
dernier asile, ainsi que des vieux meubles, quelque roman de
sa jeunesse qu'elle relit en se cachant et où elle est
étonnée de se plaire encore. Elle cause avec
ses gens, et de même que Cicéron
préférait la société des paysans
à celle des élégants de province, elle
aime mieux entretenir Pilois, son jardinier, que
«plusieurs qui ont conservé le titre de
chevaliers au parlement de Rennes». Elle se
promène dans son mail, sous ces allées
solitaires où les arbres couverts de belles devises
semblent se parler l'un à l'autre ; elle trouve enfin
tant d'agrément dans son désert qu'elle ne peut
pas se décider à le quitter ; et cependant il
n'y a pas de femme qui aime plus Paris. Une fois qu'elle y
est revenue, elle est tout entière aux charmes de la
vie mondaine. Ses lettres en sont pleines. Elle se livre si
facilement aux impressions qu'elle reçoit qu'on peut
presque dire, en les lisant, quelles lectures elle vient de
faire, à quels entretiens elle vient d'assister, et de
quels salons elle sort. On voit bien, lorsqu'elle
répète si agréablement à sa fille
les commérages de la cour, qu'elle vient d'entretenir
la gracieuse, la spirituelle Mme de Coulanges, qui les lui a
racontés. Quand elle parle d'une façon si
attendrissante de Turenne, c'est qu'elle quitte l'hôtel
de Bouillon où la famille du prince pleure avec sa
mort sa fortune ébranlée. Elle se prêche,
elle se sermonne elle-même avec Nicole, mais ce n'est
pas pour longtemps. Que son fils survienne et lui raconte
quelqu'une de ces aventures galantes dont il a
été le héros ou la victime, la
voilà qui se jette hardiment dans les récits
les plus scabreux, sauf à dire un peu plus loin :
«Monsieur Nicole, ayez pitié de nous !»
Tout se tourne en morale, quand elle vient de visiter La
Rochefoucault ; elle fait des leçons à propos
de tout, elle voit partout quelque image de la vie et du
coeur humain, jusque dans ce bouillon de vipère qu'on
va servir à Mme de La Fayette souffrante. Cette
vipère qu'on ouvre, qu'on écorche, et qui remue
toujours, ne ressemble-t-elle pas aux vieilles passions ?
«Que ne leur fait-on pas ? On leur dit des injures, des
rudesses, des cruautés, des mépris, des
querelles, des plaintes, des rages, et toujours elles
remuent. On ne saurait en voir la fin. On croit que quand on
leur arrache le coeur, c'en est fait, et qu'on n'en entendra
plus parler. Pas du tout : elles sont toujours en vie; elles
remuent toujours». Cette facilité qu'elle a
d'être émue, qui lui fait adopter si vite les
sentiments des gens qu'elle fréquente, lui fait sentir
aussi le contre-coup des grands événements
auxquels elle assiste. Le style de ses lettres
s'élève quand elle les raconte, et, comme
Cicéron, elle devient éloquente, sans y songer.
Quelque admiration que me causent la grandeur des
pensées et la vivacité des tours dans ce beau
morceau de Cicéron sur César que je citais tout
à l'heure, je suis encore plus touché, je
l'avoue, de la lettre de Mme de Sévigné sur la
mort de Louvois, et je trouve plus de hardiesse et
d'éclat dans ce dialogue terrible qu'elle
établit entre le ministre qui demande grâce et
Dieu qui refuse.
Ce sont là
d'admirables qualités, mais elles amènent aussi
quelques inconvénients avec elles. Les impressions si
rapides sont quelquefois un peu légères. Quand
on se laisse emporter par une imagination trop vive, on ne se
donne pas le temps de réfléchir avant de
parler, et l'on s'expose à changer souvent d'opinion.
C'est ainsi que Mme de Sévigné s'est plus d'une
fois contredite. Seulement comme elle n'est qu'une femme du
monde, ses contradictions ont peu de gravité, et nous
ne songeons pas à lui en faire un crime. Que nous
importe en effet qu'elle ait varié dans ses jugements
sur Fléchier et sur Mascaron, qu'après avoir
admiré sans réserve la Princesse de
Clèves, quand elle la lit toute seule, elle
s'empresse d'y trouver mille défauts dès que
son cousin Bussy la condamne ? Mais Cicéron est un
homme politique, et il est tenu d'être plus grave. On
exige surtout de lui qu'il ait de la suite dans ses opinions
; or, c'est précisément ce que la
vivacité de son imagination lui permet le moins. Il ne
s'est jamais piqué d'être fidèle à
lui-même. Quand il apprécie les
événements ou les hommes, il lui arrive de
passer sans scrupule en quelques jours d'un extrême
à l'autre. Dans une lettre de de la fin d'octobre,
Caton est traité d'excellent ami (amicissimus),
et on se déclare très satisfait de la
façon dont il s'est conduit. Au commencement de
novembre, on l'accuse d'avoir été honteusement
malveillant dans la même affaire (25). C'est que
Cicéron ne juge guère que par ses impressions,
et dans une âme mobile comme la sienne, les impressions
se succèdent vite, aussi vives, mais très
différentes.
Un autre danger, plus grand encore, de cette
intempérance d'imagination qui ne sait pas se
gouverner, c'est qu'elle peut donner de ceux qui s'y livrent
l'opinion la plus mauvaise et la plus fausse. Il n'y a de
gens parfaits que dans les romans. Le bien et le mal sont
tellement mêlés ensemble dans notre nature qu'on
les rencontre rarement l'un sans l'autre. Les
caractères les plus fermes ont leurs
défaillances ; il entre dans les plus belles actions
des motifs qui ne sont pas toujours très honorables ;
nos meilleures affections ne sont pas entièrement
exemptes d'égoïsme ; des doutes, des
soupçons injurieux troublent parfois les
amitiés les plus solides ; il peut se faire
qu'à certains moments des convoitises, des jalousies,
dont on rougit le lendemain, traversent rapidement
l'âme des plus honnêtes gens. Les prudents et les
habiles renferment soigneusement en eux tous ces sentiments
qui ne méritent pas de voir le jour ; ceux comme
Cicéron qu'emporte la vivacité de leurs
impressions parlent, et ils ont grand tort. La parole ou la
plume donne plus de force et de consistance à ces
pensées fugitives. Ce n'étaient que des
éclairs ; on les précise, on les accuse en les
écrivant ; elles prennent une netteté, un
relief, une importance qu elles n'avaient pas dans la
réalité. Ces faiblesses d'un moment, ces
soupçons ridicules qui naissent d'une blessure
d'amour-propre, ces courtes violences qui se calment
dès qu'on réfléchit, ces injustices
qu'arrache le dépit, ces bouffées d'ambition
que la raison s'empresse de désavouer, une fois qu'on
les a confiées à un ami, ne périssent
plus. Un jour, un commentateur curieux étudiera ces
confidences trop sincères, et il s'en servira pour
tracer de l'imprudent qui les a faites un portrait à
effrayer la postérité. Il prouvera, par des
citations exactes et irréfutables, qu'il était
mauvais citoyen et méchant ami, qu'il n'aimait ni son
pays ni sa famille, qu'il était jaloux des
honnêtes gens et qu'il a trahi tous les partis. Il n'en
est rien cependant, et un esprit sage ne se laisse pas abuser
par l'artifice de ces citations perfides. Il sait bien qu'on
ne doit pas prendre à la lettre ces gens
emportés ni croire trop à ce qu'ils disent. Il
faut les défendre contre eux-mêmes, refuser de
les écouter quand la passion les égare, et
distinguer surtout leurs sentiments véritables et
persistants de toutes ces exagérations qui ne durent
pas. Voilà pourquoi tout le monde n'est pas propre
à bien comprendre les lettres ; tout le monde ne sait
pas les lire comme il faut. Je me défie de ces savants
qui, sans aucune habitude des hommes, sans aucune
expérience de la vie, prétendent juger
Cicéron d'après sa correspondance. Le plus
souvent ils le jugent mal. Ils cherchent l'expression de sa
pensée dans ces politesses banales que la
société exige et qui n'engagent pas plus ceux
qui les font qu'elles ne trompent ceux qui les
reçoivent. Ils traitent de lâches compromis ces
concessions qu'il faut bien se faire quand on veut vivre
ensemble. Ils voient des contradictions manifestes dans ces
coulèurs différentes qu'on donne à son
opinion suivant les personnes auxquelles on parle. Ils
triomphent de l'imprudence de certains aveux ou de la
fatuité de certains éloges, parce qu'ils ne
saisissent pas la fine ironie qui les tempère. Pour
bien apprécier toutes ces nuances, pour rendre aux
choses leur importance véritable, pour être bon
juge de la portée de ces phrases qui se disent avec un
demi-sourire et ne signifient pas toujours tout ce qu'elles
semblent dire, il faut avoir plus d'habitude de la vie qu'on
n'en prend d'ordinaire dans une université
d'Allemagne. S'il faut dire ce que je pense, dans cette
appréciation délicate, je me fierais
peut-être encore plus à un homme du monde
qu'à un savant.
Cicéron n'est pas le seul que cette correspondance
nous fasse connaître. Elle est pleine de détails
curieux sur tous ceux qui furent avec lui en relations
d'affaires ou d'amitié. C'étaient les plus
illustres personnages de ce temps, ceux qui ont joué
les premiers rôles dans la révolution qui mit
fin à la république romaine. Personne ne
mérite plus qu'eux d'être étudié.
Il faut remarquer ici, qu'un défaut de Cicéron
a grandement servi la postérité. S'il
s'agissait de quelque autre, par exemple de Caton, que de
gens dont les lettres manqueraient dans cette correspondance
! Les vertueux seuls y tiendraient quelque place, et Dieu
sait que le nombre n'en était pas alors bien
considérable. Mais, par bonheur, Cicéron
était beaucoup plus traitable et n'apportait pas, dans
le choix de ses amitiés, les scrupules rigoureux de
Caton. Une sorte de bienveillance naturelle le rendait
accessible aux gens de toute opinion ; sa vanité lui
faisait chercher partout des hommages. Il avait un pied dans
tous les partis ; c'est un grand défaut pour un
politique, et les ma1ins de son temps le lui ont
amèrement reproché, mais un défaut dont
nous profitons : de là vient que tous les partis sont
représentés dans sa correspondance. Cette
humeur complaisante l'a quelquefois rapproché des gens
dont les opinions lui étaient le plus contraires. Il
s'est trouvé à certains moments en relation
étroite avec les plus mauvais citoyens, avec ceux
qu'à une autre époque il a flétris de
ses invectives. Il nous reste encore des lettres qu'il a
reçues d'Antoine, de Dolabella, de Curion, et ces
lettres sont pleines de témoignages de respect et
d'amitié. Si la correspondance remontait plus haut, il
est probable que nous en aurions aussi de Catilina ; et,
franchement, je les regrette ; car, si l'on veut bien juger
de l'état d'une société comme du
tempérament d'un homme, il ne suffit pas d'examiner
les parties saines, il faut manier et sonder jusqu'au fond
les parties impures et gâtées. Ainsi tous les
hommes importants de cette époque, quelque conduite
qu'ils aient tenue, de quelque parti qu'ils soient, ont
fréquenté Cicéron. Le souvenir de tous
se retrouve dans sa correspondance. Quelques-unes de leurs
lettres existent encore ; on a une grande partie de celles
que Cicéron leur a écrites. Les détails
intimes qu'il nous donne sur eux, ce qu'il nous dit de leurs
opinions, de leurs habitudes, de leur caractère nous
permet d'entrer familièrement dans leur vie.
Grâce à lui, tous ces personnages que l'histoire
nous dépeint confusément reprennent leur figure
originale ; il semble les rapprocher de nous, il nous fait
faire connaissance avec eux ; et quand nous avons lu sa
correspondance, nous pouvons dire que nous venons de visiter
toute la société romaine de son temps.
Le but qu'on se propose dans ce livre est d'étudier de
près quelques-uns de ces personnages, ceux surtout qui
ont été le plus mêlés aux grands
événements politiques de cette époque.
Mais avant de commencer cette étude, il est une ferme
résolution qu'il convient de prendre : c'est de n'y
pas trop apporter les préoccupations de notre temps.
Il est assez d'usage aujourd'hui d'aller demander à
l'histoire du passé des armes pour les luttes du
présent. Le succès est aux allusions piquantes,
aux rapprochements ingénieux. Peut-être
l'antiquité romaine n'est-elle tant à la mode
que parce qu'elle fournit aux partis politiques un champ de
bataille commode, et surtout moins dangereux, où sous
des costumes anciens combattent les passions du jour. Si l'on
cite à tout propos les noms de César et de
Pompée, de Caton et de Brutus, il ne faut pas que ces
grands hommes soient trop fiers de cet honneur. La
curiosité qu'ils excitent n'est pas tout à fait
désintéressée, et quand on parle d'eux,
c'est presque toujours pour aiguiser une épigramme ou
assaisonner une flatterie. Je veux me garder de ce travers.
Ces illustres morts me semblent mériter mieux que de
servir d'instruments aux querelles qui nous divisent, et je
respecte assez leur mémoire et leur repos pour ne pas
les traîner dans l'arène de nos discussions
journalières. Il ne faut jamais oublier que c'est
outrager l'histoire que de la mettre au service des
intérêts changeants des partis, et qu'elle doit
être, suivant la belle expression de Thucydide, une
oeuvre faite pour l'éternité.
Une fois ces précautions prises,
pénétrons, avec les lettres de Cicéron,
dans la société romaine de cette grande
époque, et commençons par étudier celui
qui s'offre, de si bonne grâce, à nous en faire
les honneurs.
(1) La suite de ce
travail montrera que je me suis beaucoup servi des
ouvrages publiés en Allemagne, et surtout de la
belle Histoire romaine de M. Mommsen, si savante
et si vivante à la fois. Je ne partage pas
toujours les opinions de M. Mommsen, mais on
reconnaîtra, même dans les endroits où
je me sépare de lui, l'influence de ses
idées. C'est le maître aujourd'hui de tous
ceux qui étudient Rome et son histoire. |
|
(2) Corn. Nepos,
Att. 16. |
|
(3) Voir
Cic., Epist. ad Fam., II, 8, et VIII, 1. Je
citerai, dans le cours de cet ouvrage, les oeuvres de
Cicéron d'après l'édition
d'Orelli. |
|
(4) J'ai
essayé d'éclaircir quelques-unes des
questions auxquelles donne lieu la publication des
lettres de Cicéron dans un mémoire
intitulé : Recherches sur la manière
dont furent recueillies et publiées les lettres de
Cicéron, Paris, Durand, 1863. |
|
(5) Pro
Rosc. com., 7. |
|
(6) In
Verrem. act. sec., V, 11. |
|
(7) In
Vatin., 2. |
|
(8) Pro
Font., 11. |
|
(9) Pro
Rabir. post., 13. |
|
(10) In
Pison, 20. |
|
(11) Ad
fam. IX, 21. |
|
(12) Ad
Quint., II, 15, 6. |
|
(13) Ad
fam., XV, 17. |
|
(14) Ad
fam., XVI, 16. |
|
(15) Ad
Att., XIII,18. |
|
(16) Ad
Fam., XV, 16. |
|
(17) Ad
Att.,II,14. |
|
(18) Ad
Att., II, 15. - |
|
(19) Ad
Att., II, 4. |
|
(20) Ad
Quint., III, 1, 4. |
|
(21) Ad
Att. IV, 15. |
|
(22) Ad
Att. IV, 1. |
|
(23) Ad
fam. IX, 24 |
|
(24) Ad
Att. VII, 9. |
|
(25) Ad
Att., VII, 1 et 2. |