La vie privée de Cicéron
I
Ceux qui ont lu la correspondance de Cicéron avec
Atticus, et qui savent quelle place les questions d'argent
tiennent dans ces confidences intimes, ne seront pas surpris
que je commence l'étude de sa vie privée en
cherchant à me rendre compte de l'état de sa
fortune. La richesse était une des plus grandes
préoccupations des gens d'alors, comme de ceux
d'aujourd'hui, et c'est par là peut-être que ces
deux époques, qu'on a pris tant de fois plaisir
à comparer, se ressemblent le plus.
Il faudrait avoir conservé les registres d'Eros,
l'intendant de Cicéron, pour pouvoir dresser d'une
manière exacte le budget de son ménage. Tout ce
que nous savons avec certitude à ce sujet, c'est que
son père ne lui avait laissé qu'une fortune
très médiocre, et qu'il l'augmenta beaucoup,
sans pouvoir dire précisément à quelle
somme elle s'élevait. Ses ennemis avaient coutume de
l'exagérer, pour faire naître quelques
soupçons sur la façon dont il l'avait acquise,
et il est probable en effet que, si nous en savions le
chiffre, il nous paraîtrait considérable ; mais
il faut bien se garder de l'apprécier avec les
idées de notre temps. La richesse n'est pas quelque
chose d'absolu ; on est riche ou l'on est pauvre suivant le
milieu dans lequel on vit, et il est possible que ce qui
serait de l'opulence quelque part soit à peine de
l'aisance ailleurs. Or, on sait qu'à Rome la fortune
était loin d'être aussi également
répartie que chez nous. Quarante ans avant le consulat
de Cicérou, le tribun Philippe disait que, dans cette
immense ville, il n'y avait pas deux mille personnes qui
eussent un patrimoine (1) ; mais aussi
celles-là possédaient toute la fortune
publique. Crassus prétendait que, pour se dire riche,
il fallait qu'on pût nourrir une armée de ses
revenus, et nous savons qu'il était en état de
le faire sans se gêner. Milon trouvait moyen de
s'endetter en quelques années de plus de 70 millions
de sesterces (44 millions de francs). César, encore
simple particulier, dépensait d'un seul coup 120
millions de sesterces (24 millions de francs) pour faire
cadeau d'un nouveau forum au peuple romain. Ces profusions
insensées supposent des fortunes énormes. A
côté d'elles, on comprend que celle de
Cicéron, qui suffisait à peine à l'achat
d'une maison sur le Palatin, et qu'épuisaient presque
les embellissements de sa villa de Tusculum, quelque
considérable qu'elle nous semble aujourd'hui, devait
alors paraître assez ordinaire.
De quelle façon
l'avait-il gagnée ? Il n'est pas sans
intérêt de le savoir pour répondre aux
méchants bruits que ses ennemis faisaient courir. Il
dit quelque part que les moyens par lesquels on faisait
honnêtement fortune à Rome étaient le
commerce, les entreprises de travaux publics et la ferme des
impôts (2) ;
mais ces moyens, fort commodes pour les gens pressés
de s'enrichir, ne pouvaient être pratiqués que
de ceux qui n'avaient pas d'ambition politique ; ils
éloignaient des honneurs publics, et par
conséquent ils ne convenaient pas à un homme
qui aspirait à gouverner son pays. On ne voit pas non
plus qu'il ait fait comme Pompée, qui engageait ses
fonds dans une société de banque importante, et
qui prenait part à ses bénéfices ; au
moins ne reste-t-il aucune trace, dans ses lettres,
d'entreprises de cette nature. Il ne pouvait pas songer
davantage à tirer parti pour sa fortune des beaux
ouvrages qu'il composait. Ce n'était pas l'habitude
alors que l'auteur les vendît à un libraire, ou
plutôt l'industrie des libraires, comme nous
l'entendons aujourd'hui, existait à peine.
Ordinairement ceux qui voulaient lire ou posséder un
livre l'empruntaient à l'auteur ou à ses amis,
et le faisaient copier par leurs esclaves. Quand ils avaient
plus de copistes qu'il ne leur en fallait pour leur usage,
ils les faisaient travailler pour le public et vendaient les
exemplaires dont ils n'avaient pas besoin ; mais l'auteur
n'avait rien à voir aux profits qu'ils en tiraient.
Enfin ce n'étaient pas les fonctions publiques qui
pouvaient enrichir Cicéron ; on sait qu'elles
étaient moins un moyen de fortune qu'une occasion de
dépenses et de ruine, soit par le prix dont il fallait
quelquefois les payer, soit par les jeux et les fêtes
qu'on exigeait de ceux qui les avaient obtenues. Seule
l'administration des provinces donnait d'immenses
bénéfices. C'est sur ces
bénéfices que les grands ambitieux comptaient
d'ordinaire pour réparer les dommages que le luxe de
leur vie privée et les profusions de leur vie publique
avaient faits à leur fortune. Or, Cicéron s'en
priva lui-même en cédant à son
collègue Antoine la province que, selon l'usage, il
devait gouverner après son consulat. A la
vérité on soupçonne qu'il fit alors avec
lui quelque marché d'après lequel il se
réservait une part des beaux profits qu'il lui
abandonnait. Si ce marché exista, ce qui est douteux,
il est certain qu'il ne fut pas tenu. Antoine pilla sa
province, mais il la pilla pour lui seul, et Cicéron
n'en tira jamais rien. Douze ans plus tard, sans l'avoir
souhaité, il fut nommé proconsul de Cilicie.
Nous savons qu'il n'y resta qu'un an, et que, sans commettre
aucun acte illégal et en faisant le bonheur de ses
administrés, il trouva moyen d'en rapporter 2,200,000
sesterces (440,000 francs), ce qui nous donne une idée
de ce qu'on pouvait gagner dans les provinces quand on ne se
faisait pas scrupule de les piller. Du reste, cet argent ne
profita pas à Cicéron : il en prêta une
partie à Pompée, qui ne la lui rendit pas, et
il est probable que la guerre civile lui fit perdre le reste,
puisqu'il se trouvait tout à fait sans ressources
quand elle fut terminée.
C'est donc ailleurs qu'il
faut chercher l'origine de sa fortune. S'il avait vécu
de nos jours, nous ne serions pas en peine pour savoir
d'où elle lui est venue. Elle serait suffisamment
expliquée par son beau talent d'avocat. Avec une
éloquence comme la sienne, il ne manquerait pas
aujourd'hui de s'enrichir vite au barreau ; mais il y avait
alors une loi qui interdisait aux orateurs d'accepter aucun
salaire, aucun présent de ceux pour lesquels ils
avaient plaidé (lex Cincia,de donis et
muneribus). Quoiqu'elle fût l'oeuvre d'un tribun,
qui l'avait faite, dit Tite-live, dans l'intérêt
du peuple (3),
c'était au fond une loi aristocratique. En ne
permettant pas à l'avocat de tirer un profit
légitime de son talent, elle écartait du
barreau ceux qui n'avaient rien, et réservait
l'exercice de cette profession aux riches comme un
privilège, ou plutôt elle empêchait que ce
ne fût véritablement une profession. Je crois
seulement que cette loi fut toujours très
imparfaitement observée. Comme elle n'avait pas pu
tout prévoir, il ne lui était guère
possible d'empêcher la reconnaissance des clients de
trouver quelque forme ingénieuse qui
échappât à sa
sévérité. S'ils étaient bien
déterminés à payer de quelque
manière les services qu'on leur avait rendus, il me
semble difficile que la loi pût toujours les en
empêcher. Au temps de Cicéron, on ne se faisait
pas faute de la violer ouvertement. Verres disait à
ses amis qu'il avait fait trois parts de l'argent qu'il
rapportait de Sicile ; la plus considérable
était pour corrompre ses juges, l'autre pour payer ses
avocats, et il se contentait de la troisième (4). Cicéron, qui
à cette occasion se moquait de l'avocat de Verres,
Hortensius, et du sphynx qu'il avait reçu en acompte,
se gardait bien de l'imiter. Son frère affirme qu'au
moment où il briguait le consulat, il n'avait jamais
rien exigé de personne (5). Cependant, quelques
scrupules qu'on lui suppose, il est bien difficile d'admettre
qu'il n'ait jamais profité de la bonne volonté
de ses clients. Sans doute il refusa les présents que
les Siciliens voulaient lui faire quand il les eut
vengés de Verres : peut-être n'eût-il pas
été prudent de les accepter après une
cause si éclatante, qui avait attiré sur lui
tous les regards, et lui avait fait de puissants ennemis ;
mais quelques années après je vois qu'il se
laisse tenter par le cadeau que lui fait son ami Papirius
Poetus, pour lequel il vient de plaider (6). C'étaient de
beaux livres grecs et latins, et Cicéron n'aimait rien
tant que les livres. Je vois aussi que lorsqu'il avait besoin
d'argent, ce qui lui arrivait bien quelquefois, il
s'adressait de préférence aux gens riches qu'il
avait défendus. C'étaient pour lui des
créanciers moins rigoureux et plus patients que les
autres, et il était naturel qu'il profitât de
leur crédit après les avoir aidés de sa
parole. Il nous dit lui-même qu'il acheta la maison de
Crassus avec l'argent de ses amis. Parmi eux, P. Sylla, pour
lequel il venait de plaider, lui prêta à lui
seul 2 millions de sesterces (400,000 francs). Attaqué
pour ce fait dans le sénat, il s'en tira avec une
plaisanterie, ce qui prouve que la loi Cincia n'était
plus très respectée, et que ceux qui la
violaient n'avaient pas grand'peur d'être poursuivis
(7). Il est donc
bien possible que ces grands seigneurs dont il avait
sauvé l'honneur ou la fortune, que ces villes ou ces
provinces qu'il avait protégées contre des
gouverneurs avides, que ces princes étrangers dont il
défendait les intérêts dans le
sénat, surlout que ces riches compagnies de publicains
par lesquelles passait tout l'argent que l'univers envoyait
à Rome, et qu'il servait avec tant de
dévouement de son crédit ou de sa parole, aient
souvent cherché et quelquefois trouvé
l'occasion de lui témoigner leur reconnaissance. Cette
générosité nous paraît aujourd'hui
si naturelle que nous aurions quelque peine à
défendre Cicéron de ne l'avoir pas toujours
repoussée ; mais soyons sûrs que, s'il a cru
quelquefois pouvoir l'accepter, il l'a toujours fait avec
plus de modération et de retenue que la plupart de ses
contemporains.
Nous connaissons une des
formes les plus ordinaires et, à ce qu'il semble, les
plus légales par lesquelles cette
générosité s'exprimait. Il était
d'usage à Rome qu'on payât après sa mort
et par son testament toutes les dettes de reconnaissance et
d'affection qu'on avait contractées pendant sa vie.
C'était un moyen qui s'offrait au client de se
libérer envers l'avocat qui l'avait défendu, et
il ne paraît pas que la loi Cincia y mît aucun
obstacle. Nous n'avons rien de semblable chez nous. A cette
époque, un père de famille qui avait des
héritiers naturels pouvait distraire la somme qu'il
voulait de sa fortune et donner à ses parents,
à ses amis, à tous ceux qui lui avaient
été utiles ou agréables, une bonne part
de son héritage. Cet usage était devenu un
abus. La mode et la vanité s'en étaient
mêlées. On voulait paraître avoir beaucoup
d'amis en inscrivant beaucoup de monde sur son testament, et
naturellement on inscrivait de préférence les
plus illustres. Quelquefois on y réunissait des gens
qui ne se rencontraient guère ensemble que là,
et qui devaient être surpris de s'y trouver. Cluvius,
un riche banquier de Pouzzoles, laissa son bien à
Cicéron et à César après Pharsale
(8). L'architecte
Cyrus plaça en même temps parmi ses
héritiers Clodius et Cicéron,
c'est-à-dire les deux personnes qui se
détestaient le plus cordialement à Rome
(9). Cet
architecte regardait sans doute comme une gloire d'avoir des
amis dans tous les camps. Il arrivait même qu'on
écrivait sur son testament des personnes qu'on n'avait
jamais vues. Lucullus augmenta son immense fortune par les
legs que lui firent des inconnus pendant qu'il gouvernait
l'Asie. Atticus recueillit un bon nombre d'héritages
de gens dont il n'avait jamais entendu parler, et qui ne
connaissaient de lui que sa réputation. A plus forte
raison un grand orateur comme Cicéron, qui avait tant
d'obligés, et dont tous les Romains étaient
fiers, devait-il être souvent l'objet de ces
libéralités posthumes. On voit dans ses lettres
qu'il lut l'héritier de beaucoup de personnes qui ne
semblent pas tenir une grande place dans sa vie. En
général, les sommes qu'on lui lègue ne
sont pas très importantes. Une des plus fortes est
celle dont il hérita de son ancien maître, le
stoïcien Diodote, qu'il avait gardé chez lui
jusqu'à sa mort (10). Pour
reconnaître cette longue affection, Diodote lui laissa
toutes ses économies de philosophe et de professeur.
Elles s'élevaient à 100,000 sesterces (20,000
francs). La réunion de tous ces petits legs ne laissa
pas de former une somme importante. Cicéron
lui-même l'évalue à plus de 20 millions
de sesterces ( 4 millions de francs) (11). Il ne me semble
donc pas douteux que ces héritages, avec les
présents qu'il a pu recevoir de la reconnaissance de
ses clients, n'aient été les sources
principales de sa fortune.
Cette fortune se composait
de biens de diverses sortes. Il possédait d'abord des
maisons à Rome. Outre celle qu'il habitait sur le
Palatin, et celle qu'il tenait de son père aux
Carènes, il en avait d'autres dans l'Argilète
et sur l'Aventin qui lui rapportaient 80,000 sesterces
(16,000 fr.) de revenu (12). Il possédait
de nombreuses villas dans l'Italie. Nous lui en connaissons
huit très importantes (13), sans compter ces
petites maisons (diversoria) que les grands seigneurs
achetaient sur les principales routes pour avoir où se
reposer quand ils allaient d'un domaine à l'autre. Il
avait aussi des sommes d'argent dont on voit dans sa
correspondance qu'il disposait de diverses manières.
Nous ne pouvons guère évaluer avec exactitude
cette partie de sa fortune ; mais d'après les
habitudes des riches Romains de ce temps on peut affirmer
qu'elle n'était pas moins considérable que ses
maisons ou ses terres. Un jour qu'il presse Atticus de lui
acheter des jardins dont il a envie, il lui dit d'un air de
négligence qu'il peut bien avoir 600,000 sesterces
(120,000 fr.) chez lui (14). Nous touchons
là peut-être à une des plus curieuses
différences qui séparent cet état social
du nôtre. Il n'y a guère aujourd'hui que les
banquiers de profession chez qui aient lieu des maniements de
fonds aussi considérables. Notre aristocratie a
toujours affecté de dédaigner les questions de
finance. Celle de Rome au contraire les connaissait bien et
s'en préoccupait beaucoup. Ces grandes fortunes
étaient mises au service de l'ambition politique. On
n'hésitait pas à en hasarder une partie pour se
faire des créatures. La bourse d'un candidat aux
honneurs publics était ouverte à tous ceux qui
pouvaient le servir. Il donnait aux plus pauvres, il
prêtait aux autres, et cherchait à nouer avec
eux des liens d'intérêt qui les asservissaient
à sa cause. Le succès appartenait d'ordinaire
à ceux qui avaient su obliger le plus de monde.
Cicéron, quoique moins riche que la plupart d'entre
eux, les imitait. Dans les lettres qu'il écrit
à Atticus, il est presque partout question de billets
et d'échéances, et l'on y voit que son argent
circule de tous les côtés. Il est en relations
suivies d'affaires, et, comme on dirait aujourd'hui, en
compte courant avec les plus grands personnages. Tantôt
il prête et tantôt il emprunte à
César. On trouve, parmi ses nombreux débiteurs,
des gens de toute condition et de toute fortune, depuis
Pompée jusqu'à Hermogène, qui a bien
l'air d'être un simple affranchi. Malheureusement, tout
compte fait, ses créanciers sont bien plus nombreux
encore. Malgré l'exemple et les conseils d'Atticus, il
s'entendait mal à gouverner sa fortune. Il avait sans
cesse des caprices coûteux. Il lui fallait à
tout prix des statues et des tableaux pour orner ses galeries
et leur donner l'air des gymnases de la Grèce. Il se
ruinait dans ses maisons de campagne pour les embellir.
Généreux à contre-temps, on le voit
prêter aux autres au moment où il est contraint
d'emprunter pour lui-même. C'est toujours lorsqu'il est le plus
endetté qu'il a le plus envie d'acheter quelque villa
nouvelle. Il n'hésite pas alors à s'adresser
à tous les banquiers de Rome ; il va trouver
Considius, Axius, Vectenus, Vestorius ; il essayerait
même d'attendrir Caecilius, l'oncle de son ami Atticus,
s'il ne le savait intraitable. Du reste, il supporte gaiement
sa détresse. Le sage Atticus a beau lui dire qu'il est
honteux d'avoir des dettes ; comme il partage cette honte
avec bien des gens, elle lui semble légère, et
il est le premier à en plaisanter. Il raconte un jour
à un de ses amis qu'il est tellement endetté
qu'il entrerait volontiers dans quelque conjuration, si l'on
voulait l'y recevoir, mais que depuis qu'il a puni celle de
Catilina, il n'inspire plus de confiance aux autres (15) ; et quand arrive le
1er du mois, jour des échéances, il se contente
de s'enfermer à Tusculum et laisse Eros ou Tiron
disputer avec les créanciers.
Ces embarras et ces misères, dont sa correspondance
est pleine, nous font songer presque malgré nous
à certains passages de ses oeuvres philosophiques qui
paraissent assez surprenants, lorsqu'on les compare à
la façon dont il vivait, et qu'on pourrait facilement
tourner contre lui. Est-ce bien cet insouciant et ce
prodigue, toujours prêt à dépenser sans
compter, qui s'écriait un jour avec un accent de
conviction dont nous sommes émus : «Dieux
immortels, quand donc les hommes comprendront-ils quels
trésors on trouve dans l'économie (16) !» Comment cet
ardent amateur d'objets d'art, cet ami passionné de la
magnificence et du luxe, a-t-il osé traiter de fous
les gens qui aiment trop les statues et les tableaux, ou qui
se construisent des maisons magnifiques ? Le voilà
condamné par lui-même, et je n'ai pas envie de
l'absoudre tout à fait ; mais au moment de porter sur
lui un jugement sévère, rappelons-nous en quel
temps il vivait, et songeons à ses contemporains. Je
ne veux pas le comparer aux plus méchants, son
triomphe serait trop facile ; mais entre ceux qu'on regarde
comme les plus honnêtes il tient encore une des
meilleures places. Il ne doit pas sa fortune à
l'usure, comme Brutus et ses amis, il ne l'a point
augmentée par cette avarice sordide qu'on reprochait
à Caton ; il n'a pas pillé les provinces, comme
Appius ou Cassius ; il n'a pas consenti, comme Hortensius,
à prendre sa part de ces pillages. Il faut donc bien
reconnaître que, malgré les reproches qu'on peut
lui faire, il était dans ces questions d'argent plus
délicat et plus désintéressé que
les autres. En somme, ses désordres n'ont fait de tort
qu'à lui-même (17), et s'il avait trop
le goût des prodigalités ruineuses, au moins
n'a-t-il pas eu recours, pour y suffire, à des profits
scandaleux. Ces scrupules l'honorent d'autant plus qu'ils
étaient alors plus rares, et que peu de gens ont
traversé sans quelque souillure la
société cupide et corrompue parmi laquelle il
vivait.
II
Il ne mérite pas moins d'éloges pour avoir
été honnête et rangé dans sa vie
de famille. C'étaient encore là des vertus dont
ses contemporains ne lui donnaient pas l'exemple.
Il est probable que sa jeunesse fut sévère
(18). Il voulait
résolument devenir un grand orateur, et on n'y
arrivait pas sans peine. Nous savons par lui combien
était dur alors l'apprentissage de l'éloquence.
«Pour y réussir, nous dit-il, il faut renoncer
à tous les plaisirs, fuir tous les amusements, dire
adieu aux distractions, aux jeux, aux festins, et presque au
commerce de ses amis (19)». C'est de ce
prix qu'il paya ses succès. L'ambition dont il
était dévoré le préserva des
autres passions, et lui suffit. L'étude occupa et
remplit sa jeunesse. Une fois ces premières
années passées, le péril était
moindre ; l'habitude du travail qu'il avait prise et les
grandes affaires dont il fut chargé pouvaient suffire
à le préserver de tout entraînement
dangereux. Les écrivains qui ne l'aiment pas ont
vainement essayé de trouver dans sa vie la trace de
quelqu'un de ces désordres qui étaient si
communs autour de lui. Les plus mal intentionnés,
comme Dion (20),
le plaisantent au sujet d'une femme d'esprit, nommée
Caerellia, qu'il appelle, quelque part son intime amie
(21). Elle
l'était en effet, et il paraît bien qu'elle ne
manquait pas d'influence sur lui. On avait conservé et
publié sa correspondance avec elle. Cette
correspondance était, à ce qu'on dit, d'un ton
assez libre, et semblait d'abord donner raison aux malins ;
mais il faut remarquer que Caerellia était beaucoup
plus âgée que lui, que, loin d'être une
cause de trouble dans son ménage, on ne la voit y
intervenir que pour le racommoder avec sa femme (22), enfin que leur
liaison semble avoir pris naissance dans une affection
commune pour la philosophie (23) : c'est une origine
calme et qui ne fait pas prévoir de suites bien
fâcheuses. Caerellia était une personne
instruite, dont la conversation devait plaire beaucoup
à Cicéron. Son âge, son éducation,
qui n'était pas celle des femmes ordinaires, le
mettaient à l'aise avec elle, et, comme il avait
naturellement la répartie vive, qu'une fois
excité par la verve de l'entretien il ne savait pas
toujours gouverner et retenir son esprit, et que d'ailleurs,
par patriotisme comme par goût, il ne mettait rien
au-dessus de cette gaieté libre et hardie dont Plaute
lui semblait le modèle, il a pu se faire qu'il lui ait
écrit sans se gêner de ces plaisanteries
«plus salées que celles des Attiques et vraiment
romaines» (24). Plus tard, quand
cette urbanité rustique et républicaine ne fut
plus à la mode, quand, sous l'influence d'une cour qui
se formait, la politesse se raffina et les manières
devinrent plus cérémonieuses, la liberté
de ces propos choqua sans doute quelques délicats et
put donner lieu à de méchants bruits. Quant
à nous, de toutes les parties aujourd'hui perdues de
la correspondance de Cicéron, les lettres qu'il avait
écrites à Caerellia sont peut-être celles
que nous regrettons le plus. Elles nous auraient mieux fait
connaître que tout le reste les relations de la
société et la vie du monde à ce
moment.
On pense qu'il avait
près de trente ans quand il se maria. C'était
vers la fin de la domination de Sylla, à
l'époque de ses premiers succès oratoires. Sa
femme Térentia appartenait à une famille
distinguée et riche. Elle lui apportait en dot, selon
Plutarque (25),
120,000 drachmes (114,000 francs), et nous voyons que de plus
elle possédait des maisons à Rome et une
forêt près de Tusculum (26). C'était un
mariage avantageux pour un jeune homme qui débutait
dans la vie politique avec plus de talent que de fortune. La
correspondance de Cicéron ne donne pas une très
bonne idée de Térentia. Nous nous la figurons
comme une femme de ménage économe et
rangée, mais aigre et désagréable. La
vie était difficile avec elle. Elle s'entendait peu
avec son beau-frère Quintus et encore moins avec
Pomponia, sa belle-soeur, qui, du reste, ne s'entendait avec
personne. Elle avait sur son mari cette influence que prend
toujours une femme volontaire et obstinée sur un
esprit irrésolu et indifférent. Cicéron
la laissa longtemps maîtresse absolue dans son
ménage ; il était bien aise de se
décharger sur quelqu'un de ces occupations qui ne lui
convenaient pas. Elle ne fut pas sans avoir quelque action
sur sa vie politique. Elle lui conseilla des mesures
énergiques à l'époque du grand consulat,
et plus tard elle le brouilla avec Clodius en haine de
Clodia, qu'elle soupçonnait de vouloir lui plaire.
Comme tous les profits lui étaient bons, elle parvint
à l'engager dans quelques affaires de finance
qu'Atticus lui-même, qui n'était pourtant pas
scrupuleux, ne trouvait pas très honnêtes ; mais
là s'arrêtait son pouvoir. Il semble qu'elle
demeura étrangère et peut-être
indifférente à la gloire littéraire de
son mari. Dans aucun des beaux ouvrages de Cicéron,
où le nom de sa fille, de son frère et de son
fils reviennent si fréquemment, il n'est question de
sa femme. Térentia n'eut point d'influence sur son
esprit. Il ne lui confia jamais sa pensée intime sur
les choses les plus sérieuses de la vie ; il ne
l'associa point à ses convictions et à ses
croyances. Nous en avons dans sa correspondance une preuve
curieuse. Térentia était dévote, et
dévote à l'excès. Elle consultait les
devins, elle croyait aux prodiges. Cicéron ne se donna
pas la peine de la guérir de ce travers. Il semble
même quelque part faire un singulier partage
d'attributions entre elle et lui ; il la montre servant
respectueusement les dieux, tandis que lui s'occupe à
cultiver les hommes (27). Non seulement il ne
gênait pas sa dévotion, mais il avait pour elle
des complaisances qui nous surprennent. Voici ce qu'il lui
écrivait au moment où il allait partir pour le
camp de Pompée : «Je suis enfin
délivré de ce malaise et de ces souffrances que
j'éprouvais et qui vous causaient beaucoup de chagrin.
Le lendemain de mon départ, j'en ai reconnu la cause.
J'ai rejeté,
pendant la nuit, de la bile toute pure, et je me suis senti
soulagé, comme si quelque dieu m'avait servi de
médecin. C'est évidemment Apollon et Esculape.
Je vous prie de leur en rendre grâces avec votre
piété et votre zèle ordinaires»
(28). Ce langage
est étrange dans la bouche de ce sceptique qui a
écrit le traité sur la Nature des dieux
; mais Cicéron était sans doute de ces gens
comme Varron et beaucoup d'autres qui, tout en faisant
eux-mêmes peu d'usage des pratiques religieuses,
trouvaient qu'elles ne sont pas mauvaises pour le peuple et
pour les femmes.
Il nous reste tout un livre de lettres de Cicéron
à Térentia ; ce livre contient l'histoire de
son ménage. Ce qui frappe, dès qu'on l'ouvre,
c'est qu'à mesure qu'on avance, les lettres se
raccourcissent ; les dernières ne sont plus que de
très courts billets. Et non seulement la longueur des
lettres diminue, mais le ton n'en est plus le même, et
les marques de tendresse y deviennent de plus en plus rares.
On en peut tout d'abord conclure que cette affection ne fut
pas de celles que le temps augmente : l'habitude de vivre
ensemble, qui entre pour une si grande part dans les
liaisons, affaiblit celle-là. Au lieu de se fortifier,
elle s'usa en durant. Les premières lettres sont d'une
passion incroyable. Il y avait pourtant près de vingt
ans que Cicéron était marié ; mais il
était alors bien malheureux, et il semble que le
malheur rende les gens plus tendres, et que les familles
éprouvent le besoin de se rapprocher davantage quand
de grands coups les frappent. Cicéron venait
d'être condamné a l'exil. Il s'éloignait
bien tristement de Rome, où il savait qu'on
brûlait sa maison, qu'on poursuivait ses amis, qu'on
outrageait sa famille. Térentia s'était
très énergiquement conduite ; elle avait
souffert pour son mari, et souffert avec courage. En
apprenant la façon dont on l'avait traitée,
Cicéron lui écrivait avec désespoir :
«Que je suis malheureux ! Et faut-il qu'une femme si
vertueuse, si honnête, si douce, si
dévouée, soit ainsi tourmentée à
cause de moi !» (29).
«Persuadez-vous, lui disait-il ailleurs, que je n'ai
rien de plus cher que vous. En ce moment, je crois vous voir,
et je ne puis retenir mes pleurs (30) !» Il ajoutait
avec plus d'effusion encore ! «0 ma vie, je voudrais
vous revoir et mourir dans vos bras (31) !» La
correspondance s'arrête ensuite pendant six ans. Elle
reprend à l'époque où Cicéron
quitta Rome pour aller gouverner la Cilicie, mais le ton en
est fort changé. Dans la seule lettre qui nous reste
de ce moment, les tendresses sont remplacées par les
affaires. Il y est question d'un héritage qui
était survenu fort à propos pour la fortune de
Cicéron et des moyens d'en tirer le meilleur parti
possible. A la vérité il appelle encore
Térentia sa femme très chérie et
très souhaitée, suavissima atque
optatissima, mais ces mots n'ont plus l'air que de
formules de politesse. Cependant il témoigne un grand
désir de la revoir, et il lui demande de venir
l'attendre le plus loin qu'elle le pourra (32). Elle alla
jusqu'à Brindes, et, par un hasard favorable, elle
entrait dans la ville au moment même où son mari
arrivait au port ; ils se réunirent et
s'embrassèrent sur le forum. C'était un moment
heureux pour Cicéron. Il revenait avec le titre
d'imperator et l'espoir du triomphe ; il retrouvait sa
famille unie et joyeuse. Malheureusement la guerre civile
était près d'éclater. Les partis avaient
achevé de rompre pendant son absence ; ils allaient en
venir aux mains, et le lendemain de son arrivée,
Cicéron était contraint de faire un choix entre
eux et de se déclarer.
Cette guerre ne nuisit pas
seulement à sa situation politique, elle fut fatale
à son bonheur privé. Quand la correspondance
reprend, après Pharsale, elle devient d'une
extrême sécheresse. Cicéron retourne en
Italie et débarque encore à Brindes, non plus
triomphant et heureux, mais vaincu et
désespéré. Cette fois il ne souhaite
plus de revoir sa femme, quoiqu'il n'ait jamais eu plus
besoin d'être consolé. Il l'éloigne de
lui, et sans y mettre beaucoup de façons. «Je ne
vois pas, si vous venez, lui dit-il, à quoi vous
pouvez m'être utile» (33). Ce qui rendait
cette réponse plus cruelle, c'est qu'au même
moment, il faisait venir sa fille, et se consolait dans son
entretien. Quant à sa femme, elle n'obtient plus de
lui que de billets de quelques lignes, et il a le courage de
lui avouer qu'il ne les fait pas plus longs parce qu'il n'a
rien à lui dire (34). En même temps
il la renvoie, pour savoir les décisions qu'il a
prises, à Lepta, à Trebatius, à Atticus,
à Sicca. C'est montrer assez clairement qu'elle n'a
plus sa confiance. La seule marque d'intérêt
qu'il lui donne encore, c'est de lui demander de temps en
temps de soigner sa santé, recommandation assez
superflue, puisqu'elle vécut plus de cent ans ! La
dernière lettre qu'il lui adressa est tout à
fait celle qu'on écrirait à un intendant pour
lui intimer un ordre. «Je compte être à
Tusculum le 7 ou le 8 du mois, lui dit-il ; ayez soin de tout
préparer. J'aurai peut-être avec moi plusieurs
personnes, et vraisemblablement nous y serons quelque temps.
Que le bain soit prêt et qu'il ne manque rien des
choses qui sont nécessaires à la vie et
à la santé» (35). A quelques mois de
là, une séparation que ce ton fait
prévoir eut lieu entre les deux époux.
Cicéron répudia Térentia après
plus de trente ans de mariage, et quand ils avaient des
enfants et des petits-enfants.
Quels furent les motifs
qui le poussèrent à cette fâcheuse
extrémité ? Il est probable que nous ne les
savons pas tous. L'humeur désagréable de
Térentia a dû amener souvent dans le
ménage de ces petites querelles qui, en revenant sans
cesse, finissent par user les affections les plus solides.
Vers l'époque où Cicéron fut
rappelé de l'exil, quelques mois à peine
après qu'il avait écrit ces lettres
passionnées dont j'ai parlé, il disait à
Atticus : «J'ai quelques chagrins domestiques que je ne
puis pas vous écrire». Et il ajoutait, pour
être compris : «Ma fille et mon frère
m'aiment toujours» (36). Il faut croire
qu'il avait bien lieu de se plaindre de sa femme pour
l'omettre ainsi de la liste des personnes dont il se croyait
aimé. On soupçonne aussi que Térentia a
pu être jalouse de l'affection que Cicéron
témoignait à sa fille. Cette affection avait
des excès et des préférences qui
pouvaient la blesser, et elle n'était pas femme
à en souffrir sans se plaindre. Il est à croire
que ces discussions ont préparé et amené
de loin le divorce, mais elles ne le décidèrent
pas. Le motif en fut plus prosaïque et plus vulgaire.
Cicéron le justifie par les gaspillages et les
détournements de sa femme, et il l'accuse plusieurs
fois de l'avoir ruiné à son profit. Un des
caractères les plus curieux de cette époque,
c'est que les femmes y paraissent aussi occupées
d'affaires, aussi avides de spéculations que les
hommes. L'argent est leur premier souci. Elles font valoir
leurs biens, elles placent leurs fonds, elles prêtent
et elles empruntent. Nous en trouvons une parmi les
créanciers de Cicéron, et deux parmi ses
débiteurs. Seulement, comme elles ne pouvaient pas
toujours paraître elles-mêmes dans ces
entreprises de finance, elles avaient recours à
quelque affranchi complaisant ou à quelque homme
d'affaires suspect qui surveillait leurs
intérêts et profitait de leurs
bénéfices. Dans son discours pour Caecina,
Cicéron, rencontrant sur son chemin un personnage de
cette espèce, dont c'était le métier de
s'attacher à la fortune des femmes et souvent de faire
la sienne à leurs dépens, le dépeint en
ces termes : «Il n'y a pas d'homme que l'on trouve
davantage dans la vie ordinaire. Il est le flatteur des dames, l'avocat des
veuves, un chicaneur de profession, amoureux de querelles,
grand coureur de procès, ignorant et sot parmi les
hommes, habile et savant jurisconsulte avec les femmes,
adroit à séduire par les apparences d'un faux
zèle et d'une amitié hypocrite, empressé
à rendre des services quelquefois utiles, rarement
fidèles» (37). C'était un
guide merveilleux à l'usage des femmes
tourmentées du désir de faire fortune ; aussi
Térentia en avait-elle un auprès d'elle, son
affranchi Philotimus, homme d'affaires habile, mais peu
scrupuleux, à qui ce métier avait
réussi, puisqu'il était riche et qu'il avait
lui-même des esclaves et des affranchis. Dans les
premiers temps, Cicéron se servait souvent de lui,
sans doute à la prière de Térentia.
C'est lui qui lui fit acheter à bas prix une partie
des biens de Milon, quand Milon fut exilé. L'affaire
était bonne, mais peu délicate, et
Cicéron, qui le sentait bien, n'en parle qu'en
rougissant. A son départ pour la Cilicie, il laissa
à Philotimus l'administration d'une partie de sa
fortune, mais il ne tarda pas à s'en repentir.
Philotimus, en intendant de grande maison, s'occupa moins des
intérêts de son maître que des siens. Il
garda pour lui les profits qu'il avait faits sur les biens de
Milon, et au retour de Cicéron il lui présenta
un mémoire par lequel il était son
créancier d'une somme importante. «C'est un
merveilleux voleur (38) !» disait
Cicéron furieux. A ce moment, ses soupçons
n'allaient pas plus loin que Philotimus ; lorsqu'il revint de
Pharsale, il s'aperçut bien que Térentia
était sa complice. «J'ai trouvé les
affaires de ma maison, disait-il à un ami, dans un
état aussi mauvais que celles de la
république» (39). La détresse
dans laquelle il se voyait à Brindes le rendit
méfiant. Il regarda ses comptes de plus près,
ce qui ne lui était pas ordinaire, et il ne lui fut
pas difficile de reconnaître que Térentia
l'avait souvent trompé. En une seule fois, elle avait
retenu 60,000 sesterces (42,000 francs) sur la dot de sa
fille (40).
C'était un beau bénéfice ; mais elle ne
négligeait pas non plus les petits profits. Son mari
la surprit un jour détournant 2,000 sesterces (400
francs/ sur une somme qu'il lui demandait (41). Cette
rapacité acheva d'irriter Cicéron, que d'autres
motifs sans doute avaient aigri et blessé depuis
longtemps. Il se résigna au divorce, mais il ne s'y
résigna pas sans douleur. On ne brise pas
impunément des liens que l'habitude, à
défaut de l'affection, aurait dû resserrer. Il
semble qu'au moment de se séparer, après tant
de jours heureux passés ensemble, tant de maux
supportés en commun, il doit toujours y avoir quelque
souvenir qui se réveille et qui réclame. Ce qui
ajoute à la tristesse de ces pénibles moments,
c'est que lorsqu'on voudrait se recueillir et s'isoler dans
sa douleur, les gens d'affaires arrivent ; il faut
défendre ses intérêts, compter et
discuter avec eux. Ces débats, qui n'avaient jamais
convenu à Cicéron, le faisaient alors souffrir
plus qu'à l'ordinaire. Il disait à l'obligeant
Atticus, en le priant de s'en charger pour lui : «Ce
sont des blessures trop fraîches ; je n'y saurais
toucher sans les faire saigner» (42). Et comme
Térentia chicanait toujours, il voulut qu'on mit fin
à la discussion en lui accordant tout ce qu'elle
demandait. «J'aime mieux, écrivait-il, avoir
à me plaindre d'elle que si je devais être
mécontent de moi-même» (43).
On comprend que les malins
ne manquèrent pas de se divertir à propos de ce
divorce. C'étaient après tout de justes
représailles, et Cicéron s'était trop
souvent moqué des autres pour exiger qu'on
l'épargnât lui-même. Malheureusement il
leur donna peu de temps après une occasion nouvelle de
s'égayer à ses dépens. Malgré ses
soixante-trois ans il songea à se remarier, et il alla
choisir une très jeune fille, Publilia, que son
père en mourant avait confiée à sa
tutelle. Un mariage de tuteur avec sa pupille est un vrai
mariage de comédie, et il est assez ordinaire que le
tuteur s'en trouve mal. Comment se fait-il que
Cicéron, avec son expérience de la vie et du
monde, se soit laissé entraîner à cette
imprudence ? Térentia, qui avait à se venger,
répétait partout qu'il s'était
épris pour cette jeune fille d'un amour extravagant ;
mais Tiron, son secrétaire, prétend qu'il ne
l'avait épousée que pour payer ses dettes avec
sa fortune, et je pense qu'il faut croire Tiron, quoique ce
ne soit pas l'habitude que, dans ces sortes de mariages, le
plus âgé soit aussi le plus pauvre. Comme on
pouvait le prévoir, le trouble ne tarda pas à
se mettre dans le ménage. Publilia, qui se trouvait
plus jeune que sa belle-fille, ne s'entendit pas avec elle,
et il paraît qu'elle ne sut pas cacher sa joie quand
elle mourut. C'était un crime impardonnable pour
Cicéron ; il ne voulut plus la revoir. Ce qui est
étrange, c'est que cette jeune femme, loin d'accepter
avec plaisir la liberté qu'on voulait lui rendre, fit
de grands efforts pour rentrer dans la maison de ce vieillard
qui la répudiait (44), mais il fut
inflexible. Cette fois il avait assez du mariage, et l'on
raconte que, comme son ami Hirtius venait lui offrir la main
de sa soeur, il la refusa, sous prétexte qu'il est
malaisé de s'occuper à la fois d'une femme et
de la philosophie. La réponse était sage, mais
il aurait bien dû s'en aviser un peu plus
tôt.
III
Cicéron eut deux enfants de Térentia. Sa
fille Tullia était l'aînée. Il l'avait
élevée à sa façon, l'initiant
à ses études et lui communiquant le goût
des choses de l'esprit qu'il aimait tant lui-même, et
dont il semble que sa femme ne se souciait pas. «Je
retrouve en elle, disait-il, mes traits, ma parole, mon
âme» (45) ; aussi l'aimait-il
tendrement. Elle était bien jeune encore que
déjà son père ne pouvait
s'empêcher, dans un de ses plaidoyers, de faire une
allusion à l'affection qu'il avait pour elle (46). Cette affection, la
plus profonde assurément qu'il ait
éprouvée, a fait le tourment de sa vie. Il est
impossible d'imaginer une destinée plus triste que
celle de cette jeune femme. Mariée à treize ans
à Pison, puis à Crassipès, et
séparée d'eux par la mort et le divorce, elle
se remaria pour la troisième fois pendant que son
père était absent et gouvernait la Cilicie. Les
prétendants étaient nombreux, même parmi
les jeunes gens d'illustre maison, et ce n'était pas
seulement, comme on pourrait le croire, la gloire du
beau-père qui les attirait. Il nous dit qu'on
supposait qu'il reviendrait très riche de son
gouvernement. En épousant sa fille, ces jeunes gens
pensaient faire un mariage avantageux qui leur permettrait de
payer leurs dettes (47). Parmi eux se
trouvaient le fils du consul Sulpicius et Tibérius
Néro, qui fut le père de Tibère et de
Drusus. Cicéron penchait pour ce dernier, qui
était allé chercher son aveu jusqu'en Cilicie,
quand sa femme et sa fille, à qui il avait
laissé en partant le droit de choisir, se
décidèrent sans lui pour Cornélius
Dolabella. C'était un jeune homme de grande famille,
un ami de Curion, de Cselius et d'Antoine, qui avait
jusque-là vécu comme eux, c'est-à-dire
en hasardant sa réputation et en dépensant sa
fortune, du reste homme d'esprit et personnage à la
mode. Ce mari n'était guère du goût
d'Atticus ; mais Térentia, à ce qu'il semble,
s'était laissé gagner par son grand nom, et
peut-être Tullia n'était-elle pas restée
insensible à ses belles manières. Les
débuts de ce mariage semblèrent heureux.
Dolabella charmait sa
belle-mère et sa femme par son obligeance et sa
bonté. Cicéron lui-même, qui avait
été d'abord surpris de la façon rapide
dont on avait mené l'affaire, trouvait que son gendre
avait beaucoup d'esprit et de politesse. «Pour le
reste, ajoutait-il, il faut s'y résigner»
(48). Il voulait
parler des habitudes légères et
dissipées auxquelles Dolabella, malgré son
mariage, ne renonçait pas. Il avait promis de se
ranger, mais il tenait peu sa promesse, et quelque bonne
volonté qu'eût Cicéron de fermer les yeux
sur ses désordres, il finit par lui rendre la
résignation bien difficile. Il continuait à
vivre comme la jeunesse d'alors, faisant du bruit, la nuit,
dans les rues, sous les fenêtres des femmes à la
mode, et ses débauches semblaient scandaleuses dans
une ville habituée au scandale. Il s'attacha à
une femme du monde, célèbre par ses aventures
galantes, Caecilia Métella, l'épouse du
consulaire Lentulus Sphinther. C'est la même qui ruina
plus tard le fils du grand acteur tragique Aesopus, ce fou
qui, ne sachant qu'inventer pour arriver plus vite à
sa perte, eut la singulière vanité, dans un
dîner qu'il donnait à sa maîtresse, de
faire dissoudre une perle d'un million de sesterces (200,000
francs) et de l'avaler (49). Avec une personne
comme Métella, Dolabella eut bientôt
achevé de dévorer sa fortune. Il dissipa
ensuite celle de sa femme, et non content de la trahir et de
la ruiner, il la menaçait de la renvoyer quand elle
osait se plaindre. Il semble que Tullia l'aimait beaucoup et
qu'elle résista longtemps à ceux qui lui
conseillaient le divorce : Cicéron accuse quelque part
ce qu'il appelle la folie de sa fille (50) ; mais il lui fallut
enfin se décider après de nouveaux outrages, et
quitter la maison de son mari pour retourner chez son
père. Elle était enceinte. Une couche qui
survint dans ces circonstances pénibles l'emporta
à Tusculum à l'âge de trente et un ans.
Cicéron fut inconsolable de sa mort, et le chagrin de
l'avoir perdue a été certainement la plus
grande douleur de sa vie. Comme on connaissait son affection
pour sa fille, il lui arriva de tous côtés de
ces lettres qui ne consolent ordinairement que ceux qui n'ont
pas besoin d'être consolés. Les philosophes,
dont il était l'honneur, essayèrent par leurs
exhortations de lui faire supporter plus courageusement cette
perte. César lui écrivit d'Espagne, où
il achevait de vaincre les fils de Pompée. Les plus
grands personnages de tous les partis, Brutus, Lucceius,
Dolabella lui-même, s'associèrent à sa
douleur ; mais aucune de ces lettres ne dut le toucher plus
vivement que celle qu'il reçut d'un de ses vieux amis,
de Sulpicius, le grand jurisconsulte, qui gouvernait alors la
Grèce. Nous l'avons
heureusement conservée. Elle est tout à fait
digne du grand esprit qui l'écrivait et de celui
à qui elle était adressée. On en a
souvent cité le passage suivant : «Il faut que
je vous dise une réflexion qui m'a consolé,
peut-être parviendra-t-elle à diminuer votre
affliction. A mon retour d'Asie, comme je faisais voile
d'Egine vers Mégare, je me mis à regarder le
pays qui m'entourait. Mégare était devant moi,
Egine derrière, le Pirée sur la droite,
à gauche Corinthe. C'étaient autrefois des
villes très florissantes, ce ne sont plus que des
ruines éparses sur le sol. A cette vue je me suis dit
à moi-même : Comment osons-nous, chétifs
mortels que nous sommes, nous plaindre à la mort d'un
des nôtres, nous dont la nature a fait la vie si
courte, quand nous voyons d'un seul coup d'oeil les cadavres
gisants de tant de grandes cités ?» (51) La pensée est
grande et nouvelle. Cette leçon tirée des
ruines, cette manière d'interpréter la nature
au profit des idées morales, cette mélancolie
sérieuse mêlée à la contemplation
d'un beau paysage, ce sont là des sentiments que
l'antiquité païenne a peu connus. Ce passage
semble vraiment animé d'un souffle chrétien. On
dirait qu'il a été écrit par un homme
à qui les livres saints étaient familiers et
«qui déjà s'était assis, avec le
prophète, sur les ruines des villes
désolées». Cela est si vrai que saint
Ambroise, voulant écrire une lettre de consolation, a
imité celle-ci, et qu'elle s'est trouvée tout
naturellement chrétienne. La réponse de
Cicéron n'est guère moins belle. On y trouve la
peinture la plus touchante de sa tristesse et de son
isolement. Après avoir décrit la douleur qu'il
a ressentie à la chute de la république, il
ajoute : «Ma fille au moins me restait. J'avais
où me retirer et me reposer. Le charme de son
entretien me faisait oublier tous mes soucis et tous mes
chagrins ; mais l'affreuse blessure que j'ai reçue en
la perdant a rouvert dans mon coeur toutes celles que j'y
croyais fermées. Autrefois je me réfugiais dans
ma famille pour oublier les malheurs de l'Etat, mais
aujourd'hui l'Etat a-t-il quelque remède à
m'offrir pour me faire oublier les malheurs de ma famille ?
Je suis obligé de fuir à la fois ma maison et
le forum, car ma maison ne me console plus des peines que me
cause la république, et la république ne peut
pas remplir le vide que je trouve dans ma maison»
(52).
Cette triste
destinée de Tuilia et la douleur que sa mort causa
à son père nous attirent vers elle. En la
voyant tant regrettée, nous souhaiterions la mieux
connaître. Malheureusement il ne reste plus une seule
lettre d'elle dans la correspondance de Cicéron ;
quand il lui prodigue des compliments sur son esprit, nous
sommes réduits à le croire sur parole, et les
compliments d'un père sont toujours un peu suspects.
D'après ce qu'on en sait, on n'a pas trop de peine
à admettre que ce fut une femme distinguée,
lectissima femina, c'est l'éloge que lui
accordait Antoine, qui n'aimait pas sa famille (53). On voudrait
pourtant savoir comment elle avait supporté
l'éducation que son père lui avait
donnée. Cette éducation nous tient
malgré nous en défiance, et nous ne pouvons
nous empêcher de craindre que Tullia n'en ait un peu
souffert. La façon même dont son père l'a
pleurée nuit pour nous à son souvenir.
Peut-être ne lui a-t-il pas rendu service en composant
à sa mort ce traité de la Consolation qui
était rempli de son éloge. Une jeune femme si
malheureuse méritait une élégie ; un
traité philosophique semble lourd à sa
mémoire. N'est-il pas possible que son père
l'ait un peu gâtée en voulant la rendre trop
savante ? C'était assez l'habitude à ce moment.
Hortensius avait fait de sa fille un orateur, et l'on
prétend qu'elle plaida un jour une cause importante
mieux qu'un bon avocat. Je soupçonne que
Cicéron avait voulu faire de la sienne un philosophe,
et je crains qu'il n'y ait trop bien réussi. La
philosophie présente bien des dangers pour une femme,
et Mme de Sévigné n'eut pas beaucoup à
se louer d'avoir mis sa fille au régime de Descartes.
Cette figure pédante et sèche n'est pas propre
à nous faire aimer les femmes philosophes.
La philosophie réussit moins bien encore au fils de
Cicéron, Marcus, qu'à sa fille. Son père
se trompa complètement sur ses goûts et ses
aptitudes, ce qui n'est pas très extraordinaire, car
la tendresse paternelle est souvent plus vive
qu'éclairée. Marcus n'avait en lui que les
instincts d'un soldat, Cicéron voulut en faire un
philosophe et un orateur ; il y perdit sa peine. Ces
instincts, un moment comprimés, reparaissaient
toujours avec plus de violence. A dix-huit ans, Marcus vivait
comme tous les jeunes gens de cette époque, et l'on
était forcé de lui faire des
représentations sur ses dépenses. Il s'ennuyait
des leçons de son maître Dionysius et de la
rhétorique que son père essayait de lui
apprendre. Il voulait partir pour faire la guerre d'Espagne
avec César. Au lieu de l'écouter,
Cicéron l'envoya à Athènes pour y
achever son éducation. On lui fit une maison comme au
fils d'un grand seigneur. On lui donna des affranchis et des
esclaves, afin qu'il pût paraître avec autant
d'éclat que les jeunes Bibulus, Acidinus et Messala,
qui étudiaient avec lui. On lui attribua pour sa
dépense annuelle à peu près 100,000
sesterces (20,000 francs), ce qui semble une pension
raisonnable pour un étudiant en philosophie ; mais
Marcus était parti de mauvaise grâce, et le
séjour d'Athènes n'eut pas pour lui les
résultats que se promettait Cicéron. Loin des
yeux de son père, il se livra à ses goûts
sans retenue. Au lieu de suivre les cours des rhéteurs
et des philosophes, il s'occupa de bons dîners et de
fêtes bruyantes. Sa vie fut d'autant plus
dissipée qu'à ce qu'il paraît il
était encouragé dans ses désordres par
son maître lui-même, le rhéteur Gorgias.
Ce rhéteur était un Grec accompli,
c'est-à-dire un homme prêt à tout faire
pour sa fortune. En étudiant son élève,
il vit qu'il gagnerait plus à flatter ses vices
qu'à cultiver ses qualités, et il flatta ses
vices. A cette école, Marcus, au lieu de s'attacher
à Platon et à Aristote, comme son père
le lui avait recommandé, prit le goût du falerne
et du vin de Chio, et ce goût lui resta. La seule
renommée dont il se montra fier dans la suite fut
d'être le plus grand buveur de son temps ; il rechercha
et il obtint la gloire de vaincre le triumvir Antoine, qui
jouissait en ce genre d'une grande réputation et qui
en était très fier. C'était sa
manière de venger son père, qu'Antoine avait
fait tuer. Plus tard
Auguste, qui voulait payer au fils la dette qu'il avait
contractée envers le père, en fit un consul,
mais il ne parvint pas à l'arracher à ses
habitudes de débauches, car le seul exploit qu'on cite
de lui, c'est d'avoir jeté son verre à la
tête d'Agrippa un jour qu'il était ivre (54).
On comprend quelle douleur dut ressentir Cicéron quand
il apprit les premiers désordres de son fils. Je
suppose qu'il hésita longtemps à y ajouter foi,
car il aimait à s'abuser sur ses enfants. Aussi,
lorsque Marcus, sermonné par toute la famille, eut
congédié Gorgias et promis d'être plus
sage, son père qui ne demandait pas mieux que
d'être trompé, s'empressa-t-il de le croire. On
ne le voit plus occupé, à partir de ce moment,
qu'à supplier Atticus de ne laisser manquer son fils
de rien, et à étudier les lettres qu'il
reçoit de lui pour essayer d'y découvrir
quelques progrès. Il nous reste justement une de ces
lettres de Marcus du temps où il semblait revenir
à de meilleures habitudes. Elle est adressée
à Tiron et pleine de protestations et de repentir. Il
se déclara si humilié, si tourmenté de
toutes ses erreurs, «que non seulement son âme
les déteste, mais que ses oreilles n'en peuvent plus
entendre parler». Pour achever de le convaincre de sa
sincérité, il lui fait le tableau de sa vie ;
il est impossible d'en voir une mieux occupée. Il
passe les jours et presque les nuits avec le philosophe
Cratippe, qui le traite comme un fils. Il le garde à
dîner pour s'en priver le moins possible. Il est si
ravi des doctes entretiens de Bruttius qu'il a voulu l'avoir
tout près de lui, et qu'il lui paye le couvert et le
vivre. Il déclame en latin, il déclame en grec
avec les plus savants rhéteurs. Il ne fréquente
plus que des hommes instruits ; il ne voit que de doctes
vieillards, le sage Epicrate, le vénérable
Léonidas, tout l'aréopage enfin, et ce
récit édifiant se termine par ces mots :
«Surtout ayez grand soin de vous bien porter pour que
nous puissions ensemble causer science et philosophie»
(55). La lettre
est fort agréable, mais en la lisant il vient à
l'esprit quelques défiances. Ces protestations sont
tellement exagérées qu'on soupçonne que
Marcus avait quelque intérêt secret à les
faire, surtout quand on se souvient que Tiron
possédait la confiance de son maître, et qu'il
disposait de toutes ses libéralités. Qui sait
si ces regrets et ces promesses bruyantes n'ont pas
précédé et excusé quelque appel
de fonds ?
Il faut dire à la décharge de Marcus
qu'après avoir attristé son père par ses
désordres, il a au moins consolé ses derniers
moments. Quand Brutus traversa Athènes, appelant aux
armes les jeunes Romains qui s'y trouvaient, Marcus sentit se
ranimer en lui ses instincts de soldat. Il se souvint
qu'à dix-sept ans il avait commandé avec
succès un corps de cavalerie à Pharsale, et il
répondit un des premiers à l'appel de Brutus.
Il fut un de ses lieutenants les plus habiles, les plus
dévoués, les plus courageux, et mérita
souvent ses éloges. «Je suis si content,
écrivait Brutus à Cicéron, de la valeur,
de l'activité et de l'énergie de Marcus, qu'il
me semble se rappeler toujours de quel père il a
l'honneur d'être fils» (56). On comprend combien
Cicéron devait être heureux de ce
témoignage. C'est dans la joie que lui causait ce
réveil de son fils qu'il écrivit et lui
dédia son traité des Devoirs, qui est
peut-être son pius bel ouvrage, et qui fut son dernier
adieu à sa famille et à sa patrie.
IV
Cette étude sur la vie intérieure de
Cicéron n'est pas complète encore, et il reste
quelques détails à y ajouter. On sait que la
famille romaine ne se composait pas seulement des personnes
libres unies par la parenté, mais qu'elle comprenait
aussi les esclaves. Le serviteur et le maître avaient
alors entre eux des rapports plus étroits
qu'aujourd'hui, et leur vie se mêlait davantage. Aussi,
pour achever de connaître Cicéron dans sa
famille, convient-il de dire quelques mots de ses relations
avec ses esclaves.
En théorie, il
n'avait pas sur l'esclavage des opinions différentes
de celles de son temps. Comme Aristote, il en acceptait
l'institution et la trouvait légitime. Tout en
proclamant qu'on a des devoirs à remplir envers ses
esclaves, il n'hésitait pas à admettre qu'il
faut les contenir par la cruauté, lorsqu'on n'a pas
d'autre moyen d'en être les maîtres (57) ; mais dans la
pratique il les traitait avec beaucoup de douceur. Il
s'attachait à eux jusqu'à les pleurer, quand il
avait le malheur de les perdre. Ce n'était
probablement pas l'usage, car nous voyons qu'il en demandait
presque pardon à son ami Atticus. «J'ai
l'âme toute troublée, lui écrivait-il ;
j'ai perdu un jeune homme nommé Sosithée, qui
me servait de lecteur, et j'en suis plus affligé qu'on
ne devrait l'être, ce semble, ie la mort d'un
esclave» (58). Je n'en vois qu'un,
dans toute sa correspondance, contre lequel il ait l'air
d'être très irrité : c'est un certain
Dionysius, qu'il fait chercher jusqu'au fond de l'Illyrie et
qu'il veut ravoir à tout prix (59) ; mais Dionysius lui
avait volé des livres, et c'était un crime que
Cicéron ne pardonnait pas. Ses esclaves aussi
l'aimaient beaucoup. Il se loue de la fidélité
qu'ils lui ont témoignée dans ses malheurs, et
nous savons qu'au dernier moment ils voulaient se faire tuer
pour lui, s'il ne les en avait empêchés.
Parmi eux, il en est un que
nous connaissons mieux que les autres et qui a eu plus de
part à son affection : c'est Tiron. Le nom qu'il porte
est latin, ce qui fait soupçonner qu'il était
un de ces esclaves nés dans la maison du maître
(vernae), qu'on regardait encore plus que les autres
comme de la famille, parce qu'ils ne l'avaient jamais
quittée. Cicéron s'attacha de bonne heure
à lui et le fît instruire avec soin.
Peut-être prit-il la peine d'achever lui-même son
éducation. Il s'appelle quelque part son professeur,
et il aime à le chicaner sur sa façon
d'écrire. Il avait pour lui une très vive
affection, et finit par ne plus pouvoir s'en passer. Son
rôle était grand dans la maison de
Cicéron, et ses attributions très
variées. Il y représentait l'ordre et
l'économie, qui n'étaient pas des
qualités ordinaires à son maître.
C'était l'homme de confiance par les mains duquel
passaient toutes les affaires de finance. Il se chargeait le
1er du mois de gronder les débiteurs en retard ou de
faire prendre patience aux créanciers trop
pressés ; il révisait les comptes de
l'intendant Eros, qui n'étaient pas toujours en
règle ; il allait voir les banquiers obligeants dont
le crédit soutenait Cicéron dans les moments
difficiles. Toutes les
fois qu'il y avait quelque commission délicate
à faire, on s'adressait à lui, comme par
exemple quand il s'agissait de réclamer quelque argent
de Dolabella sans trop le désobliger. Le soin qu'il
donnait aux affaires les plus importantes ne
l'empêchait pas d'être employé aussi aux
plus petites. On l'envoie surveiller les jardins, exciter les
ouvriers, visiter les bâtisses : la salle à
manger même est dans ses attributions, et je vois qu'on
le charge de faire les invitations d'un dîner, ce qui
n'est pas toujours sans difficultés, car il ne faut
réunir ensemble que des convives qui se conviennent,
«et Tertia ne veut pas venir, si Publius est
invité» (60). Mais c'est surtout
comme secrétaire qu'il rendait à Cicéron
les plus grands services. Il écrivait presque aussi
vite que la parole, et lui seul pouvait lire
l'écriture de son maître que les copistes
ordinaires ne déchiffraient pas. C'était plus
qu'un secrétaire pour lui, c'était un confident
et même un collaborateur. Aulu-Gelle prétend
qu'il l'a aidé dans la composition de ses ouvrages
(61), et la
correspondance ne dément pas cette opinion. Un jour
que Tiron était resté malade dans quelque
maison de campagne, Cicéron lui écrivait que
Pompée, qui était alors en visite chez lui, lui
avait demandé de lui lire quelque chose, et qu'il lui
avait répondu que tout était muet dans sa
maison quand Tiron n'y était pas. «Ma
littérature, ajoutait-il, ou plutôt la
nôtre, languit de votre absence. Revenez au plus vite
ranimer nos muses» (62). En ce moment, Tiron
était encore esclave. Ce n'est qu'assez tard, vers
l'an 700, qu'il fut affranchi. Tout le monde, dans
l'entourage de Cicéron, applaudit à cette juste
récompense de tant de fidèles services.
Quintus, qui était alors en Gaule, écrivit tout
exprès à son frère pour le remercier de
lui avoir fait un nouvel ami. Dans la suite, Tiron acheta un
petit champ, sans doute avec les libéralités de
son maître, et Marcus, dans la lettre qu'il lui
écrit d'Athènes, le raille agréablement
des goûts nouveaux que cette acquisition va
développer en lui. «Vous voilà donc
propriétaire, lui dit-il ; il vous faut quitter les
élégances de la ville et devenir tout à
fait paysan romain. Que plaisir j'ai à vous contempler
d'ici sous votre nouvel aspect ! Il me semble que je vous
vois acheter des instruments rustiques, causer avec le
fermier, ou garder au dessert, dans un pan de voire robe, des
semences pour votre jardin !» (63). Mais,
propriétaire et affranchi, Tiron n'était pas
moins au service de son maître que lorsqu'il
était son esclave.
Sa santé
était mauvaise, et on ne la ménageait
guère. Tout le monde l'aimait, mais, sous ce
prétexte, tout le monde aussi le faisait travailler.
On s'entendait pour abuser de sa complaisance, qu'on savait
inépuisable. Quintus, Atticus, Marcus, exigeaient
qu'il leur donnât sans cesse des nouvelles de Rome et
de Cicéron. A chaque surcroît d'occupation qui
survenait à son maître, Tiron en prenait si bien
sa part qu'il finissait par tomber malade. Il se fatigua tant
pendant le gouvernement de Cilicie que Cicéron fut
contraint à son retour de le laisser à Patras.
C'était bien à regret qu'il se séparait
de lui, et, pour lui témoigner la douleur qu'il avait
de le quitter, il lui écrivait jusqu'à trois
fois dans le même jour. Les soins qu'en toute occasion
Cicéron prenait de cette santé délicate
et précieuse étaient infinis : il se faisait
médecin pour le guérir. Un jour qu'il l'avait
laissé mal disposé à Tusculum, il lui
écrivait : «Occupez-vous donc de votre
santé, que vous avez négligée jusqu'ici
pour me servir. Vous savez ce qu'elle demande : une bonne
digestion, point de fatigue, un exercice
modéré, de l'amusement, et le ventre libre.
Revenez joli garçon ; je vous en aimerai mieux, vous
et Tusculum» (64). Quand le mal
était plus grave, les recommandations étaient
plus longues. Toute la famille se réunissait pour
écrire, et Cicéron, qui tenait la plume, lui
disait, au nom de sa femme et de ses enfants : «Si vous
nous aimez tous, et moi particulièrement, qui vous ai
élevé, vous ne songerez qu'à vous
rétablir... Je vous demande en grâce de ne pas
regarder à la dépense. J'ai écrit
à Curius de vous donner tout ce que vous demanderiez,
de traiter généreusement le médecin pour
le rendre plus soigneux. Vous m'avez rendu des services
innombrables chez moi, au forum, à Rome, dans ma
province, dans mes affaires publiques et privées, dans
mes études et pour mes lettres ; mais vous y mettrez
le comble, si, comme je l'espère, je vous revois en
bonne santé» (65). Tiron paya cette
affection par un dévouement qui ne se fatigua jamais.
Avec sa santé chancelante, il vécut plus de
cent ans, et l'on peut dire que toute cette longue vie fut
employée au service de son maître. Son
zèle ne se ralentit pas lorsqu'il l'eut perdu, et il
s'occupa de lui jusqu'à son dernier moment. Il écrivit son histoire, il
publia ses ouvrages inédits ; pour ne laisser rien
perdre, il recueillit jusqu'à ses moindres notes et
à ses bons mots, dont il avait fait, dit-on, une
collection un peu trop longue, car son admiration ne
choisissait pas. Enfin il donna de ses discours d'excellentes
éditions qui étaient encore consultées
du temps d'Aulu-Gelle (66). C'étaient
assurément les services dont Cicéron, qui
tenait tant à sa gloire littéraire, aurait su
le plus de gré à son fidèle
affranchi.
Il y a une réflexion qu'on ne peut s'empêcher de
faire quand on étudie les rapports de Tiron avec son
maître, c'est que l'esclavage antique, vu de ce
côté et dans la maison d'un homme comme
Cicéron, paraît moins rebutant. Evidemment il
s'était fort adouci à cette époque, et
les lettres sont pour beaucoup dans ce progrès. Elles
avaient répandu parmi ceux qui les aimaient une vertu
nouvelle, dont le nom revient souvent dans les ouvrages
philosophiques de Cicéron, l'humanité,
c'est-à-dire cette culture de l'esprit qui rend les
âmes plus douces. C'est par son influence que
l'esclavage, sans être attaqué dans son
principe, fut profondément modifié dans ses
conséquences. Ce changement se fit sans bruit. On ne
chercha pas à heurter de front les
préjugés dominants : jusqu'à
Sénèque, on n'insista pas pour établir
les droits de l'esclave à être compté
parmi les hommes, et on continua à l'exclure des
grandes théories qu'on faisait sur la
fraternité humaine ; mais en réalité
personne ne profita plus que lui de l'adoucissement des
moeurs. On vient de voir comment Cicéron traitait les
siens, et il n'était pas une exception. Atticus se
conduisait comme lui, et cette humanité était
devenue une sorte de point d'honneur dont on se piquait dans
ce monde de gens polis et lettrés. Quelques
années plus tard, Pline le Jeune, qui en était
aussi, parle avec une tristesse qui nous touche des maladies
et de la mort de ses esclaves. «Je n'ignore pas,
dit-il, que beaucoup d'autres ne regardent ces sortes de
malheurs que comme une simple perte de bien, et qu'en pensant
ainsi ils se croient de grands hommes et des hommes sages.
Pour moi, je ne sais s'ils sont aussi grands et aussi sages
qu'ils se l'imaginent, mais je sais bien qu'ils ne sont pas
des hommes» (67). Ces sentiments
étaient ceux de toute la société
distinguée de cette époque. L'esclavage avait
donc beaucoup perdu de ses rigueurs vers la fin de la
république romaine et dans les premiers temps de
l'empire. Ce progrès qu'on rapporte ordinairement au
christianisme, était plus ancien que lui, et il faut
bien en accorder la gloire à la philosophie et aux
lettres.
En dehors des affranchis
et des esclaves, qui faisaient partie de la famille d'un
riche Romain, d'autres personnes s'y rattachaient encore,
quoique d'une façon moins étroite,
c'étaient les clients. Sans doute l'antique
institution de la clientèle avait beaucoup perdu de
son caractère grave et sacré. Le temps
n'était plus où Caton disait que les clients
doivent passer dans la maison avant les parents et les
proches, et que le titre de patron vient immédiatement
après celui de père. Ces liens s'étaient
fort relâchés (68), et les obligations
qu'ils imposaient étaient devenues bien moins
sévères. La seule à peu près
qu'on respectât encore était la
nécessité pour les clients de venir saluer leur
patron de grand matin. Quintus, dans la lettre si curieuse
qu'il adresse à son frère à propos de sa
candidature au consulat, les divise en trois classes :
d'abord ceux qui se contentent de la visite du matin ; ce
sont en général des amis tièdes ou des
observateurs curieux qui viennent savoir des nouvelles, ou
qui même visitent quelquefois tous les candidats pour
se donner le plaisir de voir sur leurs figures où ils
en sont de leurs espérances ; - puis ceux qui
accompagnent leur patron au forum et lui font cortège,
pendant qu'il fait deux ou trois tours dans la basilique,
afin que tout le monde s'aperçoive que c'est un homme
d'importance qui arrive ; - enfin ceux qui ne le quittent pas
pendant tout le temps qu'il est hors de chez lui, et qui le
ramènent à sa maison, comme ils sont
allés l'y prendre. Ceux-là sont les
fidèles et les dévoués, qui ne
marchandent pas le temps qu'ils vous donnent, et dont le
zèle à toute épreuve fait obtenir
à un candidat les dignités qu'il souhaite
(69).
Quand on avait le bonheur
d'appartenir à une grande maison, on possédait
par héritage une clientèle toute formée.
Un Claudius ou un Cornélius, avant même de
s'être donné la peine d'obliger personne,
était sûr de trouver toujours le matin son
vestibule rempli de gens que la reconnaissance attachait
à sa famille, et il faisait sensation au forum par le
nombre de ceux qui l'accompagnaient le jour où il
venait y plaider sa première cause. Cicéron
n'eut pas cet avantage ; mais, quoiqu'il ne dût ses
clients qu'à lui-même, ils n'en étaient
pas moins très nombreux. Dans ce temps de luttes
passionnées, où les citoyens les plus calmes
étaient tous les jours exposés aux accusations
les plus déraisonnables, beaucoup de gens
étaient forcés de recourir à son talent
pour les défendre. Il le faisait volontiers, car il
n'avait pas d'autre moyen pour se faire une clientèle
que de rendre service à beaucoup de monde. C'est
peut-être ce qui lui fit accepter tant de mauvaises
causes. Comme il était arrivé presque seul au
forum, sans ce cortège d'obligés qui donnait la
considération publique, il lui avait fallu ne pas se
montrer trop difficile pour le former et pour
l'accroître. Quelque répugnance que son esprit
honnête éprouvât à se charger d'un
procès douteux, sa vanité ne résistait
pas au plaisir d'ajouter une personne de plus à la
foule de ceux qui l'accompagnaient. Dans cette foule, il y
avait, au dire de son frère, des citoyens de tout
âge, de toute condition et de toute fortune.
D'importants personnages s'y mêlaient sans doute
à ces petites gens dont se composaient d'ordinaire ces
sortes de cortèges. En parlant d'un tribun du peuple,
Memmius Gemellus, celui qui fut le protecteur de
Lucrèce, il l'appelle son client (70).
Ce n'est pas seulement à Rome qu'il avait des clients
et des obligés ; on voit par sa correspondance que sa
protection s'étendait beaucoup plus loin, et qu'on lui
écrivait de tous les côtés pour lui
demander quelques services. Les Romains étaient alors
répandus dans le monde entier ; après l'avoir
conquis, ils s'occupaient à l'exploiter. A la suite
des légions, et presque sur leurs pas, une foule
d'hommes habiles et entreprenants s'était abattue sur
les provinces qu'on venait de soumettre pour y chercher
fortune ; ils savaient accommoder leur industrie aux
ressources et aux besoins de chaque pays. En Sicile et en
Gaule, ils cultivaient de vastes domaines et
spéculaient sur les vins et sur les blés ; en
Asie, où se trouvaient tant de villes opulentes et
obérées, ils se faisaient banquiers,
c'est-à-dire ils leur fournissaient par leurs usures
un moyen prompt et sûr de se ruiner. En
général, ils songeaient à rentrer
à Rome dès que leur fortune serait faite, et
pour y revenir plus tôt ils cherchaient à
s'enrichir plus vite. Comme ils étaient campés
et non vraiment établis dans les pays vaincus, qu'ils
s'y trouvaient sans affection et sans racines, ils les
traitaient sans miséricorde et s'y faisaient
détester. On les poursuivait souvent devant les
tribunaux, et ils avaient grand besoin d'être bien
défendus. Aussi cherchaient-ils à se procurer
l'appui des meilleurs avocats, surtout celui de
Cicéron, le plus grand orateur de son temps. Ce
n'était pas trop de son talent et de son crédit
pour les tirer des méchantes affaires où ils
s'engageaient.
Si l'on voulait bien
connaître l'un de ces grands négociants de Rome,
qui, par leur caractère et leur destinée,
ressemblaient quelquefois aux spéculateurs
d'aujourd'hui,il faudrait lire le discours que Cicéron
prononça pour défendre Rabirius Postumus. Il y
raconte toute l'histoire de son client. Cette histoire est
piquante, et il n'est pas sans intérêt de la
résumer pour savoir ce qu'étaient ces gens
d'affaires de Rome qui avaient si souvent recours à
son obligeante parole. Rabirius, fils d'un publicain riche et
habile, était né avec l'esprit d'entreprise. Il
ne s'était pas borné à un seul genre de
commerce, car il était de ceux dont Cicéron dit
qu'ils connaissaient tous les chemins par où l'argent
peut arriver, omnes vias pecuniae norunt (71). Il faisait toutes
sortes d'affaires et avec un égal bonheur ; il
entreprenait beaucoup lui-même et s'associait souvent
aux entreprises des autres. Il prenait à ferme les
impôts publics ; il prêtait aux particuliers, aux
provinces et aux rois. Généreux autant que
riche, il faisait profiter ses amis de sa fortune. Il
créait des emplois pour eux, les intéressait
dans ses affaires et leur donnait une part de ses
bénéfices. Aussi sa popularité
était-elle très grande à Rome ; mais,
comme il arrive, sa prospérité le perdit. Il
avait prêté beaucoup d'argent au roi d'Egypte,
Ptolémée Aulète, qui probablement lui
payait de bons intérêts. Ce roi s'étant
fait chasser par ses sujets, Rabirius fut
entraîné à lui faire des avances
nouvelles pour rattraper son argent compromis. Il engagea sa
fortune et même celle de ses amis pour fournir à
ses dépenses ; il défraya les magnificences du
cortège royal quand Ptolémée vint
à Rome demander l'appui du sénat, et, ce qui
dut lui coûter plus cher encore, il lui donna les
moyens de gagner les sénateurs les plus influents.
L'affaire de Ptolémée paraissait sûre.
Comme on espérait beaucoup de la reconnaissance du
roi, les personnages les plus importants se disputaient
l'honneur ou plutôt le profit de le rétablir.
Lentulus, alors proconsul de Cilicie, prétendait qu'on
ne pouvait pas le lui refuser ; mais en même temps
Pompée, qui recevait le jeune prince dans sa maison
d'Albe, le réclamait pour lui. Ces rivalités
firent tout manquer. Les intérêts opposés
se contrarièrent, et, pour ne pas faire de jaloux en
laissant quelqu'un profiter de cette heureuse occasion, le
sénat ne voulut l'accorder à personne. On dit
qu'alors Rabirius, qui connaissait bien les Romains, donna au
roi le conseil hardi de s'adresser à l'un de ces
aventuriers dont Rome était pleine, et qui ne
reculaient devant rien pour de l'argent. L'ancien tribun
Gabinius gouvernait la Syrie. On lui promit 10,000 talents
(55 millions), s'il voulait désobéir
ouvertement au décret du sénat. La somme
était forte. Gabinius accepta le marché, et ses
troupes ramenèrent Ptolémée dans
Alexandrie.
Dès que Rabirius le sut rétabli, il s'empressa
de venir le retrouver. Pour être plus sûr de
rentrer dans ses fonds, il consentit à se faire son
intendant général (dioecetes), ou, comme
on dirait aujourd'hui, son ministre des finances. Il prit le
manteau grec, au grand scandale des Romains
sévères, et revêtit les insignes de sa
charge. Il ne l'avait acceptée que dans la
pensée qu'il ne serait jamais mieux payé que
s'il se payait de ses mains. C'est ce qu'il essaya de faire,
et il paraît qu'en levant l'argent promis à
Gabinius il prenait aussi discrètement de quoi se
rembourser lui-même ; mais les peuples qu'on ruinait se
plaignirent, et le roi, à qui Rabirius était
insupportable depuis qu'il n'avait plus besoin de lui, et qui
était sans doute enchanté de trouver un moyen
commode pour se débarrasser d'un créancier, le
fit jeter en prison, et menaça même sa vie.
Rabirius se sauva d'Egypte dès qu'il le put, heureux
de n'y laisser que sa fortune. Il ne lui restait plus qu'une
ressource. En même temps qu'il administrait les
finances du roi, il avait acheté pour son compte des
marchandises égyptiennes, du papier, du lin, du verre,
et il en avait chargé plusieurs vaisseaux qui
débarquèrent avec un certain éclat
à Pouzzoles. Le bruit en vint jusqu'à Rome, et,
comme on était habitué aux aventures heureuses
de Rabirius, la renommée prit plaisir à
exagérer le nombre des vaisseaux et la valeur du
chargement. On disait même tout bas que parmi ces
navires il y en avait un plus petit qu'on ne montrait pas,
sans doute parce qu'il était plein d'or et d'objets
précieux. Malheureusement pour Rabirius il n'y avait
rien de vrai dans tous ces récits. Le petit navire
n'existait que dans l'imagination des nouvellistes, et les
marchandises que portaient les autres s'étant mal
vendues, il fut tout à fait ruiné. Sa
catastrophe fit sensation à Rome, et l'on s'en occupa
toute une saison. Les amis qu'il avait si
généreusement obligés
l'abandonnèrent ; l'opinion publique, qui lui avait
été jusque-là si favorable, se
déchaîna contre lui. Les plus indulgents
l'appelaient un sot, les plus emportés l'accusaient de
feindre la misère et de soustraire à ses
créanciers une partie de sa fortune. Il est certain
cependant qu'il n'avait plus rien et qu'il ne vivait que des
libéralités de César, un de ceux en
petit nombre qui lui restèrent fidèles dans son
malheur. Cicéron non plus ne l'oublia pas. Il se
souvint qu'à l'époque de son exil Rabirius
avait mis sa fortune à sa disposition et payé
des hommes pour l'accompagner. Aussi s'empressa-t-il de
plaider pour lui quand on voulut l'envelopper dans le
procès de Gabinius, et il parvint au moins à
lui conserver l'honneur et la liberté.
Il manque un trait à celte peinture. Cicéron
nous dit, dans son discours, que Rabirius était
médiocrement savant. Il avait tant fait de choses en
sa vie qu'il n'avait pas eu le temps de songer à
s'instruire ; mais ce n'était pas l'ordinaire : on
sait que beaucoup de ses collègues, malgré
leurs occupations peu littéraires, n'en étaient
pas moins des gens spirituels et lettrés. Cicéron, en recommandant
à Sulpicius un négociant de Thespies, lui
disait : «Il a du goût pour nos
études» (72). Il regardait Curius
de Patras comme un de ceux qui avaient le mieux
conservé le tour de l'ancienne plaisanterie romaine.
««Hâtez-vous de revenir à Rome, lui
écrivait-il, de peur que la graine de
l'urbanité ne se perde» (73). C'étaient
des gens d'esprit aussi, des hommes du meilleur monde que ces
chevaliers qui se réunissaient en compagnies
puissantes et prenaient à ferme les impôts
publics. Cicéron, qui était sorti de leurs
rangs, avait des relations presque avec tous ; mais il semble
qu'il était particulièrement lié avec la
compagnie qui avait la ferme des pâturages de l'Asie,
et il dit qu'elle s'était mise sous sa protection.
Cette protection s'étendait aussi sur des gens qui
n'étaient pas Romains de naissance. Les
étrangers, on le comprend, regardaient comme un grand
honneur et une grande sûreté pour eux
d'être en rapport de quelque manière avec un
personnage illustre de Rome. Ils ne pouvaient pas être
ses clients, ils souhaitaient de devenir ses hôtes. En
un temps où il y avait si peu d'hôtelleries
convenables dans les pays qu'on traversait, il fallait bien,
quand on voulait voyager, se pourvoir d'amis complaisants qui
consentissent à vous recevoir. En Italie, les gens
riches achetaient de petites maisons où ils passaient
la nuit sur toutes les routes qu'ils avaient coutume de
parcourir ; mais ailleurs on voyageait d'un hôte
à l'autre. C'était souvent une lourde charge
que d'héberger ainsi un riche Romain. Il avait
toujours avec lui un grand équipage. Cicéron
nous dit qu'il avait rencontré dans le fond de l'Asie
P. Vedius «avec deux chariots, une voiture, une
litière, des chevaux, de nombreux esclaves, et de plus
un singe sur un petit char et une quantité
d'ânes sauvages» (74). Vedius
n'était qu'un Romain assez obscur. Qu'on juge de la
suite que traînaient après eux un proconsul, un
préteur, quand ils allaient prendre possession de leur
province ! Cependant, quoique leur passage
épuisât la maison qui les recevait, on briguait
cet honneur ruineux, parce qu'on trouvait mille avantages
à s'assurer leur appui. Cicûron avait des
hôtes dans toutes les grandes villes de la Grèce
et de l'Asie, et c'étaient presque toujours les
premiers citoyens. Des rois eux-mêmes, comme Dejotarus
et Ariobarzane, s'honoraient de ce titre. Des villes
importantes, Volaterrae, Atella, Sparte, Paphos
réclamaient à chaque instant sa protection et
la payaient par des honneurs publics. Il comptait des
provinces entières, presque des nations, dans sa
clientèle, et depuis l'affaire de Verres, par exemple,
il était le défenseur et le patron de la
Sicile. Cet usage survécut à la
république, et au temps de Tacite les orateurs en
renom avaient encore parmi leurs clients des provinces et des
royaumes. C'était la seule grandeur qui restât
à l'éloquence.
Il me semble que ces détails achèvent de nous
faire connaître ce qu'était la vie d'un
personnage important de cette époque. Tant qu'on se
contente d'étudier les quelques personnes qui
composent ce qu'on appelle aujourd'hui sa famille, et qu'on
ne le voit qu'entre sa femme et ses enfants, son existence
ressemble assez à la nôtre. Les sentiments qui
sont le fond de la nature humaine n'ont pas changé, et
ils amènent toujours à peu près les
mêmes conséquences. Les soucis qui troublaient
le foyer de Cicéron, ses joies ei ses malheurs ne nous
sont pas inconnus ; mais dès qu'on sort de ce cercle
borné, quand on replace le Romain parmi la foule de
ses serviteurs et de ses familiers, les différences
entre cette société et la nôtre se
montrent. Aujourd'hui la vie est devenue plus unie et plus
simple. Nous n'avons plus ces richosses immenses, ni ces
vastes relations, ni cette multitude de gens attachés
à notre fortune. Ce que nous appelons un grand train
de maison aurait à peine suffi à l'un de ces
commis de traitants qui allaient recueillir l'impôt
public dans quelque ville de province. Un grand seigneur ou
même un riche chevalier romain ne se contentait point
de si peu. Quand on songe à ces nations d'esclaves
qu'ils entassaient dans leurs maisons et dans leurs terres,
à ces affranchis qui formaient une sorte de cour
autour d'eux, à cette multitude de clients qui
encombraient les rues de Rome par lesquelles ils passaient,
à ces hôtes qu'ils avaient dans le monde entier,
à ces villes et à ces royaumes qui imploraient
leur protection, on s'explique mieux l'autorité de
leur parole, la fierté de leur attitude, l'ampleur de
leur éloquence, la gravité de leur maintien, le
sentiment de leur importance personnelle qu'ils mettaient
dans toutes leurs actions et tous leurs discours. C'est en
cela surtout que la lecture des lettres de Cicéron
nous rend un grand service. En nous donnant quelque
idée de ces grandes existences que nous ne connaissons
plus, elles nous font mieux comprendre la
société de ce temps.
(1) De
offic, II, 21 : Les choses n'étaient pas
changées au temps où Cicéron fut
consul. Nous voyons que son frère, dans la lettre
qu'il lui adresse alors, dit qu'il y a dans Rome peu de
chevaliers, pauci equites, c'est-à-dire peu
de gens possédant plus de 80,000 francs. |
|
(2) Parad.
6. Qui honeste rem quaerunt mercaturis faciendis
operis dandis, publicis sumendis etc. |
|
(3) Hist.,
XXXIV, 4. |
|
(4) In
Verrem, act. prim., 14. |
|
(5) De
petit. cons., 5 et 9. |
|
(6) Ad
Att., I, 20. |
|
(7) A.
Gell., XII, 12. |
|
(8) Ad
Att., XIII, 45 et seq. - |
|
(9) Pro
Mil., 18. |
|
(10) Ad
Att., II, 20. |
|
(11) Philipp.,
II, 16. |
|
(12) Ad
Att., XVI, 1. |
|
(13) Sa
villa de Tusculum notamment lui avait coûté
très cher. Ce qui prouve qu'elle devait avoir une
très grande valeur, c'est qu'à son retour
de l'exil le sénat lui alloua 500,000 sesterces
(100,000 fr.) pour réparer les dommages qu'elle
avait soufferts pendant son absence, et qu'il trouva
qu'on était loin de lui avoir donné
assez. |
|
(14) Ad
Att., XII, 25. |
|
(15) Ad
fam., V, 6. |
|
(16) Parad.,
6. |
|
(17) Il
n'est pas probable que Cicéron ait fait tort
à ses créanciers comme Milon, qui ne leur
donna que 4 p. 400. Au moment de quitter Rome,
après la mort de César, Cicéron
écrivait à Atticus que l'argent qu'on lui
devait suffirait à payer les dettes qu'il avait
faites ; mais, comme en ce moment l'argent était
rare et comme les débiteurs se faisaient prier, il
lui donnait l'ordre de vendre ses biens, s'il en
était besoin, et il ajoutait : «Ne consultez
là-dessus que ma réputation» (Ad
Att, XVI, 2.) |
|
(18) Ad
fam., IX, 26 : Me nihil istorum ne juvenem quidem
movit unquam. |
|
(19) Pro
Coelio, 19. |
|
(20) Dio
Cass., XLVI, 18. |
|
(21) Ad
fam., XIII, 72. |
|
(22) Ad
Att., XIV, 19. - |
|
(23) Ad
Att., XIII, 21. |
|
(24) Ad
fam., IX, 15 : Non attici, sed salsiores quam illi
Atticorum romani veteres atque urbani sales. |
|
(25) Plut.,
Cic, 8. |
|
(26) Ad.
Att., II, 4. |
|
(27) Ad
fam., XIV, 4 : Neque Dii, quos tu castissime
coluisti, neque homines, quibus ego semper servivi,
etc. - |
|
(28) Ad
fam., XIV, 7. |
|
(29) Ad
fam., XIV, 1. |
|
(30) Ad
fam., XIV, 3. |
|
(31) Ad
fam, XIV, 4. |
|
(32) Ad
fam., XIV, 5. |
|
(33) Ad
fam., XIV, 42. |
|
(34) Ad
fam., XIV, 17. |
|
(35) Ad
fam., XIV, 20. |
|
(36) Ad
Att. IV, 1. |
|
(37) Pro
Caecin., 5. |
|
(38) Ad
Att., VII, 1 et 3. |
|
(39) Ad
fam., IV, 14. |
|
(40) Ad
Att., XI, 2. |
|
(41) Ad
Att., XI, 24. |
|
(42) Ad
Att, XII, 22. |
|
(43) Ad
Att., XII, 21. |
|
(44) Ad
Att., XII, 32. |
|
(45) Ad
Quint., I, 3. |
|
(46) In
Verr, act. sec., I, 44. |
|
(47) Ad
Att., VII, 4. |
|
(48) Ad
Att., VII, 3. |
|
(49) Horace,
Sat., II, 3, 239. |
|
(50) Ad
Att., XI, 25. |
|
(51) Ad
fam., IV, 5. |
|
(52) Ad
fam., IV, 6. |
|
(53) Ad
Att., X, 8. |
|
(54) Plin.,
Hist. nat., XIV, 22. |
|
(55) Ad
fam., XVI, 21. |
|
(56) Brut.
ad Cic, II, 3. |
|
(57) De
offic, II, 7. |
|
(58) Ad
Att., I, 12. |
|
(59) Ad
fam., XIII, 77. |
|
(60) Ad
fam., XVI, 22. |
|
(61) A.
Gell., VII, 3. |
|
(62) Ad
fam., XVI, 40. |
|
(63) Ad
fam., XVI, 21. |
|
(64) Ad
fam., XVI, 18. |
|
(65) Ad
fam., XVI, 3 et 4. |
|
(66) A.
Gell., XIII, 20. |
|
(67) Plin.,
Epist., VIII, 16. |
|
(68) Cependant
Virgile, toujours fidèle aux anciennes traditions,
place dans le Tartare le patron qui a trompé son
client à côté du fils qui a
frappé son père. |
|
(69) De
petit. cons. 9. |
|
(70) Ad
fam., XIII, 19. |
|
(71) Ad
Quint., I, 1. |
|
(72) Ad
fam., XIII, 22. |
|
(73) Ad
fam., VII, 31. - |
|
(74) Ad
Att., VI, 1. |