Cicéron et le camp de César dans les Gaules
Cicéron ne se trompait pas lorsqu'il disait un jour
à César : «Après nous, il y aura
de grands débats sur votre compte, comme il y en a eu
parmi nous-mêmes» (1). Il est certain que
c'est le personnage de l'histoire sur lequel on discute
encore avec le plus d'acharnement. Aucun n'a excité
plus de sympathies ni soulevé plus de colères,
et il faut reconnaître qu'il semble y avoir en lui de
quoi justifier les unes et les autres. On ne peut ni
l'admirer ni le blâmer sans quelques réserves,
et il attire toujours de quelque côté ceux qu'il
repousse d'un autre. Les gens même qui le
détestent le plus et qui ne peuvent pas lui pardonner
la révolution politique qu'il a accomplie, lorsqu'ils
viennent à songer à ses victoires ou quand ils
lisent ses écrits, se sentent saisis pour lui d'une
complaisance secrète.
Plus ce personnage est complexe et discuté, plus il
importe, pour se faire de lui une idée juste,
d'interroger ceux qui ont pu le connaître. Quoique
Cicéron ait été presque toute sa vie
séparé de César par des dissentiments
graves, deux fois il eut l'occasion d'entretenir avec lui des
relations intimes : pendant la guerre des Gaules, il fut son
allié politique et son correspondant assidu ;
après Pharsale, il redevint son ami et se fit
l'intermédiaire entre le vainqueur et ceux qu'il avait
condamnés à l'exil. Cherchons ce qu'il nous dit
de lui à ces deux moments de sa vie où il l'a
vu de plus près, et recueillons dans sa
correspondance, qui nous fait si bien connaître les
hommes importants de cette époque, les renseignements
qu'elle contient sur celui qui fut le plus grand de
tous.
I
Il faut d'abord que je rappelle par quels
événements Cicéron fut amené
à déserter le parti aristocratique, auquel il
s'était attaché depuis son consulat, pour
servir la fortune des triumvirs, et comment l'ami courageux
d'Hortensius et de Caton devint le complaisant de
Pompée et de César. Ce n'est pas une belle
époque de sa vie, et ses admirateurs les plus
résolus la dissimulent le plus qu'ils le peuvent.
Cependant il y a quelque intérêt,
peut-être même quelque profit, à s'y
arrêter un moment.
Quand Cicéron revint
de l'exil auquel Clodius l'avait fait condamner après
son consulat, son retour fut un véritable triomphe.
Brindes, où il débarqua, célébra
son arrivée par des fêtes publiques. Tous les
citoyens des municipes qui bordaient la voie Appienne
l'attendaient sur la route, et il arrivait de toutes les
fermes voisines des pères de famille avec leurs femmes
et leurs enfants pour le voir passer. A Rome, il fut
reçu par une multitude immense entassée sur les
places publiques ou rangée sur les degrés des
temples. «Il semblait, disait-il, que toute la ville se
fût arrachée de ses fondements pour venir saluer
son libérateur» (2). Chez son
frère, où il allait habiter, il trouva les plus
grands personnages du sénat qui l'attendaient, et en
même temps des adresses de félicitations de
toutes les sociétés populaires de la ville. Il
est probable que parmi ceux qui les avaient signées il
s'en trouvait qui, l'année précédente,
avaient voté avec le même empressement la loi
qui l'exilait, et que beaucoup battaient des mains à
son retour qui avaient applaudi à son départ ;
mais les peuples ont parfois de ces entraînements
étranges et généreux. Il leur arrive de
se dégager par un élan imprévu des
rancunes, des méfiances, des petitesses de l'esprit de
parti, et, au moment où les passions semblent le plus
ardentes et les divisions le plus vives, de s'unir tout
à coup pour rendre hommage à un grand talent ou
à un grand caractère qui, on ne sait comment,
les a vaincus. D'ordinaire, ces mouvements de reconnaissance
et d'admiration s'arrêtent vite ; mais n'eussent-ils
duré qu'un jour, ils sont un honneur immortel pour
celui qui en a été l'objet, et l'éclat
qu'ils laissent suffit à éclairer toute une
vie. Aussi faut-il pardonner à Cicéron d'avoir
parlé si souvent et avec tant d'effusion de ce beau
jour. Un peu d'orgueil était ici légitime et
naturel. Comment une âme aussi tendre aux
applaudissements populaires aurait-elle résisté
à l'ivresse d'un retour triomphal ? «Je ne crois
pas seulement revenir de l'exil, disait-il ; il me semble que
je monte au ciel» (3).
Mais il ne tarda pas à redescendre sur la terre. Quoi
qu'il eût pu croire au premier moment, il reconnut
bientôt que cette ville qui l'accueillait avec tant de
fêtes n'était pourtant pas changée, et
qu'il la retrouvait dans l'état où il l'avait
quittée. L'anarchie y régnait depuis trois ans,
mais une anarchie telle que malgré tous les exemples
que nous ont donnés nos révolutions, nous avons
peine à nous la figurer. Depuis que les triumvirs,
pour s'emparer de la république, avaient
déchaîné la démagogie, elle
était tout à fait maîtresse. Un hardi
tribun, transfuge de l'aristocratie, et qui portait le plus
beau nom de Rome, Clodius, s'était chargé de la
conduire, et, autant que c'était possible, de la
discipliner. Il avait déployé dans cette oeuvre
difficile beaucoup de talents et d'audace, et y avait assez
bien réussi pour mériter de devenir la terreur
des honnêtes gens. Quand nous parlons de la
démagogie romaine, il ne faut pas oublier qu'elle
était bien plus effrayante que la nôtre, et
qu'elle se recrutait d'éléments plus
redoutables. Quelque juste effroi que nous cause la populace
qui, au jour d'émeute, sort tout à coup des
bas-fonds de nos villes manufacturières,
souvenons-nous qu'à Rome ces couches
inférieures descendaient bien plus bas encore.
Au-dessous des étrangers sans aveu et des ouvriers
sans pain, instrument ordinaire des révolutions, il y
avait toute cette foule d'affranchis
démoralisés par la servitude, et à qui
la liberté n'avait donné qu'un moyen de plus de
mal faire ; il y avait ces gladiateurs dressés
à combattre la bête ou l'homme, et qui se
jouaient avec la mort des autres et avec la leur ; il y avait
surtout ces esclaves fugitifs, les pires de tous, qui,
après avoir volé ou assassiné chez eux
et vécu de pillage pendant la route, venaient de toute
l'Italie se réfugier et se perdre dans
l'obscurité des quartiers populaires de Rome,
multitude immonde et terrible de gens sans famille, sans
patrie, qui, placés par l'opinion
générale hors de la loi et de la
société, n'avaient rien à respecter
comme ils n'avaient rien à perdre. C'est parmi eux que
Clodius recrutait ses bandes. Les enrôlements se
faisaient au grand jour, dans un des endroits les plus
fréquentés de Rome, près des
degrés Auréliens. On organisait ensuite les
nouveaux soldats en décuries et en centuries, sous des
chefs énergiques. Ils se réunissaient par
quartiers dans des sociétés secrètes,
où ils allaient prendre le mot d'ordre, et avaient
leur centre et leur arsenal au temple de Castor. Le jour
venu, et quand on avait besoin d'une manifestation populaire,
les tribuns ordonnaient de fermer les boutiques ; alors, les
artisans rejetés sur la voie publique et toute
l'armée des sociétés secrètes
s'acheminaient ensemble vers le forum. Là, ils
rencontraient, non pas les honnêtes gens, qui, se
sentant inférieurs, restaient chez eux, mais des
gladiateurs et des pâtres que le sénat, pour se
défendre, faisait venir des contrées sauvages
du Picenum ou de la Gaule, et la bataille commençait.
«Figurez-vous Londres, dit M. Mommsen, avec la
population esclave de la Nouvelle-Orléans, la police
de Constantinople, l'industrie de Rome moderne, et songez
à l'état politique de Paris en 1848 : vous
aurez quelque idée de Rome républicaine
à ses derniers moments».
Il n'y avait plus de loi
qu'on respectât, plus de citoyen, plus de magistrat qui
fût à l'abri de la violence. Un jour on brisait
les faisceaux d'un consul, le lendemain on laissait pour mort
un tribun. Le sénat lui-même,
entraîné par l'exemple, avait fini par perdre
cette qualité qu'un Romain perdait la dernière,
la gravité. Dans cette assemblée de rois, comme
avait dit un Grec, on se disputait avec une brutalité
révoltante. Cicéron ne surprenait personne
lorsqu'il donnait à ses adversaires les noms de
pourceau, d'ordure et de chair pourrie. Quelquefois les
discussions devenaient si vives que le bruit en arrivait
jusqu'à cette foule émue qui remplissait les
portiques voisins de la curie. Elle y prenait part alors, et
avec tant de violence que les sénateurs
épouvantés s'empressaient de fuir (4). Au forum, on le
comprend, c'était bien pis encore. Cicéron
rapporte que, quand on était fatigué de
s'insulter, on se crachait au visage (5). Il fallait prendre
d'assaut la tribune lorsqu'on voulait parler au peuple, et on
risquait sa vie pour essayer de s'y maintenir. Les tribuns
avaient trouvé une nouvelle manière d'obtenir
l'unanimité des suffrages pour les lois qu'ils
proposaient : c'était de faire battre et de chasser
tous ceux qui s'avisaient de n'être pas de leur
opinion. Mais nulle part les luttes n'étaient plus
ardentes qu'au champ de Mars les jours d'élection. On
en était réduit à regretter
l'époque où l'on trafiquait publiquement de la
voix des électeurs. En ce moment, on ne se donnait
même plus la peine d'acheter les dignités
publiques : on trouvait plus commode de les prendre de force.
Chaque parti se rendait avant le jour au champ de Mars. Des
rencontres avaient lieu dans les chemins qui y conduisaient.
On se pressait d'y arriver avant ses adversaires, ou, s'ils y
étaient déjà établis, on les
attaquait pour les déloger : naturellement les
dignités appartenaient à ceux qui restaient
maîtres de la place. Au milieu de toutes ces bandes
armées, il n'y avait de sécurité pour
personne. On était réduit à se fortifier
dans sa maison de peur d'y être surpris. On ne pouvait
plus sortir qu'avec un cortège de gladiateurs et
d'esclaves. Pour aller d'un quartier à l'autre on
prenait autant de précautions que si l'on avait eu
à traverser une contrée déserte, et l'on
se rencontrait au détour d'une rue avec la même
frayeur qu'on aurait eue au coin d'un bois. Au milieu de
Rome, il y avait des batailles véritables et des
sièges en règle. C'était une manoeuvre
ordinaire que de mettre le feu à la maison de ses
ennemis, au risque d'incendier tout un quartier, et vers la
fin il ne se passait pas d'élection ou
d'assemblée populaire sans que le sang coulât,
«Le Tibre, dit Cicéron en parlant d'un de ces
combats, fut rempli des corps des citoyens, les égouts
publics en furent comblés, et l'on fut forcé
d'étancher avec des éponges le sang qui
ruisselait du forum» (6).
Voilà dans quelles
obscures convulsions périssait la république
romaine et quels désordres honteux usaient ses
dernières forces. Cicéron connaissait bien
cette anarchie sanglante et les dangers qu'il allait y
courir. Aussi avait-il pris, avant de rentrer à Rome,
la résolution d'être prudent pour ne plus
s'exposer à en sortir. Ce n'était pas une de
ces âmes que le malheur rend plus fortes, et qui
trouvent une sorte de plaisir à lutter avec la
mauvaise fortune. L'exil l'avait découragé.
Pendant les longs ennuis de son séjour en Thessalie,
il avait fait un triste retour sur le passé. Il
s'était reproché comme des crimes ses
velléités de courage et d'indépendance,
l'audace qu il avait eue de combattre les puissants, et la
faute qu'il avait commise de se lier trop étroitement
au parti qu'il jugeait le meilleur, mais qui était
évidemment le plus faible. Il revenait bien
décidé à s'engager le moins qu'il
pourrait avec personne, à désarmer ses ennemis
par ses complaisances et à ménager tout le
monde. C'est la conduite qu'il tint à son
arrivée, et ses premiers discours sont des
chefs-d'oeuvre de politique. Il est visible qu'il penche
encore vers l'aristocratie, qui avait pris une part
très active à son retour, et il a pour la louer
de beaux accents de patriotisme et de reconnaissance ; mais
déjà il commence à caresser
César, et il appelle Pompée «le plus
vertueux, le plus sage, le plus grand des hommes de son
siècle et de tous les siècles» (7). En même temps,
il nous dit lui-même qu'il se gardait bien de
paraître au sénat quand on devait y traiter des
questions irritantes, et qu'il avait grand soin de se sauver
du forum dès que la discussion y devenait trop vive.
«Plus de remèdes énergiques,
répondait-il à ceux qui essayaient de le
pousser à quelque action d'éclat ; je veux me
traiter par le régime» (8).
Cependant il s'aperçut bientôt que cette adroite
réserve ne suffisait pas à écarter de
lui tout danger. Tandis qu'il faisait rebâtir sa maison
du Palatin, qui avait été détruite
après son départ, les bandes de Clodius se
jetèrent sur les ouvriers, les dispersèrent,
et, enhardis par ce succès, mirent le feu à
celle de son frère Quintus, qui était voisine.
Quelques jours plus tard, comme il se promenait sur la voie
Sacrée, il entendit tout à coup un grand bruit,
et vit en se retournant des bâtons levés et des
épées nues. C'étaient les mêmes
gens qui venaient l'assaillir. Il eut grand'peine à se
sauver dans le vestibule d'une maison amie pendant que ses
esclaves se battaient bravement devant la porte pour lui
donner le temps de s'échapper. Caton n'aurait pas
été ému de ces violences ;
Cicéron dut en être très effrayé :
elles lui firent surtout comprendre que son système de
ménagements habiles n'assurait pas suffisamment sa
sécurité. Il était probable en effet
qu'aucun parti ne s'exposerait pour le défendre tant
qu'il n'aurait à lui donner que des compliments, et
comme il ne pouvait pas rester seul et sans secours au milieu
de toutes ces factions armées, il fallait bien que,
pour trouver l'appui dont il avait besoin, il consentît
à s'engager davantage avec l'une d'elles.
Mais laquelle devait-il choisir ? C'était une question
grave, qui allait mettre son intérêt aux prises
avec ses sympathies. Toutes ses préférences
étaient évidemment pour l'aristocratie. Il
s'était étroitement attaché à
elle vers l'époque de son consulat, et depuis ce temps
il faisait profession de la servir : c'était pour elle
qu'il venait de braver la colère du peuple et de
s'exposer à l'exil. Mais cet exil même lui avait
appris combien le parti le plus honnête était
aussi le moins sûr. Au dernier moment, le sénat
n'avait pas trouvé de moyen plus efficace pour le
sauver que de faire des décrets inutiles, de prendre
des vêtements de deuil et d'aller se jeter en corps aux
pieds des consuls. Cicéron jugeait que ce
n'était pas assez. En se voyant si mal défendu,
il avait soupçonné que des gens qui ne
prenaient pas plus résolument ses
intérêts n'étaient pas
fâchés de sa disgrâce ; et peut-être
ne se trompait-il pas. L'aristocratie romaine, quoi qu'il
eût fait pour elle, ne pouvait pas oublier qu'il
était un homme nouveau. Les Claudius, les
Cornélius, les Manlius, regardaient toujours avec
quelque déplaisir ce petit bourgeois d'Arpinum que les
suffrages populaires avaient fait leur égal. Encore
aurait-on pu lui pardonner sa fortune, s'il l'avait
supportée lui-même avec plus de modestie ; mais
on connaît sa vanité : elle n'était que
ridicule, l'aristocratie, qu'elle blessait, la trouvait
criminelle. Elle ne pouvait pas souffrir la fierté
légitime avec laquelle il rappelait sans cesse qu'il
n'était qu'un parvenu. Elle trouvait étrange
qu'attaqué par des insolences, il osât
répondre par des railleries ; et récemment
encore elle s'était montrée scandalisée
qu'il se fût oublié lui-même au point
d'acheter la villa de Catulus à Tusculum et d'aller
loger au Palatin dans la maison de Crassus. Cicéron,
avec sa finesse ordinaire, démêlait très
bien tous ces sentiments de l'aristocratie, et même il
les exagérait. Depuis
qu'il était revenu de l'exil, il avait encore contre
elle d'autres griefs. Elle s'était donné
beaucoup de peine pour le faire rappeler ; mais elle n'avait
pas prévu l'éclat de son retour, et il ne
semble pas qu'elle en ait été contente.
«Ceux qui m'ont coupé les ailes, dit
Cicéron, sont fâchés de voir qu'elles
repoussent» (9). Depuis ce moment, ses
bons amis du sénat ne voulurent plus rien faire pour
lui. Il avait trouvé sa fortune très
compromise, sa maison du Palatin brûlée, ses
villas de Tusculum et de Formies pillées et
détruites, et l'on se décidait avec peine
à l'indemniser de ces pertes. Ce qui l'irritait encore
davantage, c'est qu'il voyait bien qu'on ne partageait pas sa
colère contre Clodius. A ses emportements furieux, on
se montrait froid, on restait muet. Quelques-uns même,
les plus habiles, affectaient de ne parler qu'avec estime de
ce tribun factieux, et ne rougissaient pas de lui tendre la
main en public. D'où pouvaient venir leurs
ménagements pour un homme qui les avait si peu
ménagés ! C'est qu'ils espéraient s'en
servir, et qu'ils nourrissaient en secret la pensée
d'appeler la démagogie au secours de l'aristocratie en
péril. Cette alliance, quoique moins ordinaire que
celle de la démagogie avec le despotisme,
n'était pas cependant impossible, et les bandes de
Clodius, si l'on parvenait à se l'attacher, auraient
permis au sénat de tenir les triumvirs en respect.
Cicéron, qui s'apercevait de cette politique,
craignait d'en être la victime ; il regrettait alors
amèrement les services qu'il avait essayé de
rendre au sénat, et qui lui avaient coûté
si cher. En se rappelant les dangers auxquels il
s'était exposé pour le défendre, les
luttes opiniâtres et malheureuses qu'il avait soutenues
pendant quatre ans, la ruine de sa fortune politique et les
désastres de sa fortune privée, il disait avec
tristesse : «Je le vois bien maintenant, je
n'étais qu'un sot (scio me asinum germanum
fuisse)» (10). Il ne lui restait
donc qu'à se tourner vers les triumvirs. C'est le
conseil que lui donnaient le sage Atticus son ami et son
frère Quintus, que l'incendie de sa maison avait
contre son habitude rendu prudent ; c'est le parti qu'il
était lui-même tenté de prendre toutes
les fois qu'il venait de courir quelque danger nouveau.
Cependant il éprouvait quelque peine à se
décider. Les triumvirs avaient été
jusque-là ses ennemis les plus cruels. Sans parler de
Crassus, dans lequel il détestait un complice de
Catilina, il savait bien que c'était César qui
avait lâché Clodius contre lui, et il ne pouvait
pas oublier que Pompée, qui avait juré de le
défendre, l'avait lâchement abandonné
à la vengeance de ses deux amis ; mais il n'avait pas
le choix des alliances, et puisqu'il n'osait plus se fier au
parti aristocratique, il était bien forcé de se
mettre sous la protection des autres. Il lui fallut donc se
résigner. Il autorisa son frère à
s'engager pour lui auprès de César et de
Pompée, et se mit en mesure de servir leur ambition.
Son premier acte, après son retour, avait
été de demander pour Pompée un de ces
pouvoirs extraordinaires dont il était si avide : il
lui avait fait confier pour six ans le soin de pourvoir
à la subsistance de Rome, et à cette occasion
on l'avait revêtu d'une autorité presque sans
limites. Peu de temps après, quoique le trésor
public fût épuisé, il fit accorder une
somme d'argent à César pour payer ses
légions et la permission d'avoir dix lieutenants sous
ses ordres. Lorsque l'aristocratie, qui comprenait dans quel
dessein il faisait la conquête des Gaules, voulut
l'empêcher de la poursuivre, ce fut encore
Cicéron qui demanda et qui obtint qu'on lui
laissât achever son oeuvre. C'est ainsi que l'ancien
ennemi des triumvirs devint leur défenseur ordinaire
devant le sénat. L'appui qu'il consentit à leur
donner ne leur fut pas inutile. Son grand nom et sa parole
éloquente attiraient à lui les
modérés de tous les partis, ceux dont l'opinion
était chancelante et les convictions indécises,
ceux surtout qui, fatigués d'une liberté trop
orageuse, cherchaient partout une main ferme qui leur
donnât le repos ; et tous ceux-là, joints aux
amis personnels de César et de Pompée, aux
créatures que le riche Crassus s'était faites
en les payant et aux ambitieux de toute sorte qui
pressentaient l'avènement du régime monarchique
et voulaient être les premiers à le saluer,
formaient dans le sénat une sorte de majorité
dont Cicéron était l'orateur et le chef, et qui
rendait aux triumvirs l'important service de donner une
sanction légale à ce pouvoir qu'ils avaient
conquis par la violence et qu'ils exerçaient par
l'illégalité.
Cicéron avait enfin obtenu le repos. Ses ennemis le
craignaient, Clodius n'osait plus se risquer à
l'attaquer, on l'enviait d'être entré si avant
dans la familiarité des nouveaux maîtres, et
cependant cette conduite habile, qui lui valait les
remerciements des triumvirs et les félicitations
d'Atticus, ne laissait pas quelquefois de lui peser. Il avait beau se dire que
«sa vie avait repris son éclat», il n'en
éprouvait pas moins des remords de servir des gens
dont il connaissait l'ambition et qu'il savait redoutables
à la liberté de son pays. Au milieu des efforts
qu'il faisait pour les satisfaire, il avait des
réveils subits de patriotisme qui le faisaient rougir.
Sa correspondance intime porte à chaque instant la
trace des alternatives par lesquelles il passait. Un jour il
écrivait à Atticus d'un ton léger et
résolu : «Laissons là l'honneur, la
justice et les belles maximes !... Puisque ceux qui ne
peuvent rien ne veulent pas m'aimer, essayons de nous faire
aimer de ceux qui peuvent tout» (11). Mais la honte le
prenait le lendemain, et il ne pouvait s'empêcher de
dire à son ami : «Est-il rien de plus triste que
notre vie, la mienne surtout ? Si je parle d'après mes
convictions, je passe pour fou ; si j'écoute mes
intérêts, on m'accuse d'être esclave ; si
je me tais, on dit que j'ai peur» (12). Même dans ses
discours publics, malgré la réserve qu'il
s'impose, on sent percer ses déplaisirs secrets. Il me
semble qu'on les découvre surtout dans ce ton
incroyable d'amertume et de violence qui lui est alors
familier. Jamais, peut-être, il n'a prononcé
d'invectives plus passionnées. Or, ces excès
d'emportement contre les autres viennent souvent d'une
âme qui n'est pas contente de soi. Ce qui rendait
à ce moment son éloquence si amère,
c'était ce sentiment de malaise intérieur qu'on
éprouve quand on est dans une mauvaise voie et qu'on
n'a pas le courage d'en sortir. Il ne pardonnait pas à
ses anciens amis leurs railleries et aux nouveaux leurs
exigences, il se reprochait secrètement ses
lâches concessions, il en voulait aux autres et
à lui-même, et Vatinius ou Pison payait pour
tout le monde. Dans cette situation d'esprit, il ne pouvait
être un ami sûr pour personne. Il lui arrivait de
se retourner brusquement contre ses nouveaux alliés,
et de leur porter des coups d'autant plus
désagréables qu'ils étaient moins
attendus. Quelquefois il se donnait le plaisir d'attaquer
leurs meilleurs amis pour montrer aux autres et se prouver
à lui-même qu'il n'avait pas entièrement
perdu sa liberté. On avait été fort
surpris de l'entendre, dans un discours où il
défendait les intérêts de César,
vanter avec excès Bibulus, que César
détestait. Un jour même il parut tout à
fait prêt à revenir vers ceux qu'avant de les
abandonner il appelait les honnêtes gens. L'occasion
lui semblait bonne pour rompre d'une façon solennelle
avec son nouveau parti. L'amitié des triumvirs
s'était fort refroidie. Pompée n'était
pas content des succès de cette guerre des Gaules, qui
menaçait de faire oublier ses anciennes victoires.
Cicéron, qui l'entendait parler sans
ménagements de son rival, jugea qu'il pouvait sans
danger donner quelque satisfaction à sa conscience
irritée, et voulut par un coup d'éclat
mériter le pardon de ses anciens amis. Profitant de
quelque embarras qu'on suscitait à l'exécution
de la loi agraire de César, il annonça
pompeusement qu'aux ides de mai il parlerait sur la vente des
terres de Campanie, qui par cette loi étaient
distribuées au peuple. L'effet de sa
déclaration fut très grand. Les alliés
des triumvirs étaient aussi scandalisés que
surpris, et le parti aristocratique s'empressa d'accueillir
avec des transports de joie l'éloquent transfuge qui
lui revenait ; mais en quelques jours tout se tourna contre
lui. Au moment même où il se décidait
à ce coup d'éclat, l'alliance qu'on croyait
rompue entre les triumvirs se renouait à Lucques, et
au milieu d'une cour de flatteurs ils se partageaient encore
une fois le monde. Cicéron allait donc se trouver de
nouveau seul et sans appui en présence d'un ennemi
irrité et tout puissant qui menaçait de le
livrer encore à la vengeance de Clodius. Atticus
grondait, Quintus, qui s'était engagé pour son
frère, se plaignait rudement qu'on le fît
manquer de parole ; Pompée, quoiqu'il eût
secrètement encouragé la défection,
affectait de s'en fâcher plus que personne. Le
malheureux Cicéron, attaqué de tous les
côtés et tremblant d'avoir soulevé tant
de colères, s'empressa de se soumettre et promit tout
ce qu'on voulut. C'est ainsi que cette tentative
d'indépendance ne fit que rendre son esclavage plus
lourd.
A partir de ce moment, il
semble avoir plus résolûment accepté sa
situation nouvelle, par le sentiment qu'il avait qu'il ne
pouvait pas la changer. Il se résigna à combler
d'éloges de plus en plus hyperboliques le vaniteux
Pompée, qui n'en avait jamais assez. Il consentit
à devenir, avec Oppius et Balbus, l'homme d'affaires
de César et à surveiller les monuments qu'il
faisait construire. Il alla plus loin, et voulut bien,
à la prière de ses puissants protecteurs,
tendre la main à des gens qu'il regardait comme ses
plus grands ennemis. Pour un homme qui avait les haines si
violentes, ce n'était pas un petit sacrifice ; mais du
moment qu'il entrait si résolument dans leur parti, il
fallait bien qu'il acceptât leurs amitiés comme
il défendait leurs desseins. On commença pour
le réconcilier avec Crassus. Ce fut une grande
affaire, et qui ne s'acheva pas en un jour, car lorsqu'on
croyait leur vieille inimitié apaisée, elle se
ranima tout d'un coup dans une discussion du sénat, et
Cicéron maltraita son nouvel allié avec une
violence qui le surprit lui-même. «Je croyais ma
haine épuisée, disait-il naïvement, et je
ne pensais pas qu'il m'en restât dans le coeur»
(13). On lui
demanda ensuite de prendre la défense de Vatinius ; il
y consentit d'assez bonne grâce, quoiqu'il eût
prononcé contre lui l'année
précédente une invective furieuse. Les avocats
à Rome étaient assez accoutumés à
ces brusques revirements, et Cicéron en avait
donné déjà plus d'un exemple. Lorsque
Gabinius revint d'Egypte, après avoir rétabli
le roi Ptolémée contre l'ordre formel du
sénat, Cicéron, qui ne pouvait pas le souffrir,
trouvant l'occasion bonne pour le perdre, se préparait
à l'attaquer ; mais Pompée vint le prier
instamment de le défendre. Il n'osa pas
résister, changea de rôle, et se résigna
à parler pour un homme qu'il détestait, dans
une cause qu'il jugeait mauvaise. Il eut au moins la
consolation de perdre son procès, et quoique en toute
occasion il tînt beaucoup au succès, il est
probable que cet échec ne lui causa pas de
peine.
Mais il comprenait bien que tant de complaisance et de
soumission, et tous ces démentis éclatants
qu'il était forcé de se donner à
lui-même, finiraient par soulever contre lui l'opinion
publique. Aussi s'avisa-t-il d'écrire vers cette
époque à son ami Lentulus, l'un des chefs de
l'aristocratie, une lettre importante, qu'il destinait
probablement à être répandue, et
où il expliquait sa conduite (14). Dans cette lettre,
après avoir raconté les faits à sa
façon et assez maltraité ceux dont il
abandonnait le parti, ce qui est un moyen commode et
généralement employé pour
prévenir leurs plaintes et les rendre responsables du
mal qu'on va leur faire, il se hasarde à
présenter, avec une étrange franchise, une
sorte d'apologie de la versatilité politique. Les
raisons qu'il donne pour la justifier ne sont pas toujours
très bonnes ; mais il faut croire qu'on n'en peut pas
trouver de meilleures, puisqu'on n'a pas cessé de s'en
servir. Sous prétexte que Platon a dit quelque part
«qu'il ne faut pas faire plus violence à sa
patrie qu'à son père», Cicéron
pose en principe qu'un homme politique ne doit pas s'obstiner
à vouloir ce que ses concitoyens ne veulent plus, ni
perdre sa peine à tenter des oppositions inutiles. Les
circonstances changent, il faut changer avec elles, et
s'accommoder au vent qui souffle pour ne pas se briser sur
l'écueil. Est-ce là, d'ailleurs,
véritablement changer ? Ne peut-on pas vouloir au fond
la même chose et servir son pays sous des drapeaux
différents ? On n'est pas inconstant pour
défendre, selon les circonstances, des opinions qui
semblent contradictoires, si par des routes opposées
on marche au même but, et ne sait-on pas «qu'il
faut souvent changer la direction des voiles, quand on veut
arriver au port ?» Ce ne sont là que de ces
maximes générales qu'un politique inventif
imagine pour couvrir ses faiblesses, et il n'y a pas à
les discuter. La meilleure manière de défendre
Cicéron, c'est de rappeler en quel temps il a
vécu, et comme il était peu fait pour ce temps.
Ce littérateur élégant, cet artiste
ingénieux, cet ami des arts tranquilles, avait
été placé, par un caprice du sort, dans
une des époques les plus violentes et les plus
troublées de l'histoire. Que pouvait faire, parmi ces
luttes sanglantes où la force était
maîtresse, un homme de loisir et d'étude, qui
n'avait d'autre arme que sa parole et qui rêvait
toujours les plaisirs de la toge et les lauriers pacifiques
de l'éloquence ? Il fallait une âme plus virile
que la sienne pour tenir tête à ces assauts. Les
événements, plus forts que lui, confondaient
à chaque instant ses desseins et se jouaient de sa
volonté hésitante. A son entrée dans la
vie politique, il avait pris pour devise le repos et
l'honneur, otium cum dignitate ; mais ce ne sont pas
deux choses qu'il soit facile d'unir ensemble en des temps de
révolution, et presque toujours on perd l'une des deux
quand on veut trop conserver l'autre. Les caractères
résolus, qui le savent bien, font tout d'abord leur
choix entre elles, et, selon qu'on est Caton ou Atticus, on
se décide dès le premier jour pour le repos ou
pour l'honneur. Les indécis, comme Cicéron,
passent de l'un à l'autre, selon les circonstances, et
les compromettent à la fois tous les deux. Nous sommes
arrivés, dans l'histoire de sa vie, à l'un de
ces moments pénibles où il sacrifie l'honneur
au repos ; ne lui soyons pas trop sévères, et
souvenons-nous que plus tard il a sacrifié non
seulement son repos, mais même sa vie, pour sauver son
honneur.
II
Un des résultats de la nouvelle politique de
Cicéron fut de lui donner l'occasion de bien
connaître César. Ce n'est pas qu'ils eussent
été jusque-là étrangers l'un
à l'autre. Le goût qu'ils avaient tous deux pour
les lettres, la communauté de leurs études les
avaient réunis dans leur jeunesse, et de ces premiers
rapports, qui ne s'oublient jamais, il leur était
resté un fonds de sympathie et de bienveillance
mutuelles. Mais, comme dans la suite ils s'étaient
attachés à des partis contraires, les
événements n'avaient pas tardé à
les séparer. Au forum, au sénat, ils avaient
pris l'habitude d'être toujours d'un avis
opposé, et naturellement leur amilié avait
souffert de la vivacité de leurs discussions.
Cependant Cicéron nous dit que, même quand ils
étaient le plus animés l'un contre l'autre,
César n'avait jamais pu le haïr (15).
La politique les avait désunis, la politique les
rapprocha. Quand Cicéron se fut tourné vers le
parti des triumvirs, leurs relations intimes
recommencèrent ; mais cette fois leur situation
était différente, et leur liaison ne pouvait
plus avoir le même caractère. L'ancien
condisciple de Cicéron était devenu pour lui un
protecteur. Ce n'était plus un attrait mutuel ou des
études communes, c'était l'intérêt
et la nécessité qui les unissaient ensemble, et
leurs liens nouveaux étaient formés par une
sorte d'accord réciproque dans lequel l'un des deux
livrait son talent et un peu de son honneur afin que l'autre
lui garantît le repos. Ce ne sont pas là, il
faut l'avouer, des circonstances bien favorables pour faire
naître une amitié sincère. Cependant,
lorsqu'on lit la correspondance intime de Cicéron,
où il parle à coeur ouvert, on ne peut douter
qu'il n'ait trouvé beaucoup de charmes dans ces
rapports avec César qui lui semblaient d'abord devoir
être si difficiles. C'est probablement qu'il les
comparait à ceux qu'il lui fallait, à la
même époque, entretenir avec Pompée.
César au moins était toujours affable et poli.
Quoiqu'il eût les plus graves affaires sur les bras, il
trouvait le temps de songer à ses amis et de
plaisanter avec eux. Tout victorieux qu'il était, il
souffrait qu'on lui écrivît
«familièrement et sans bassesse» (16). Il répondait
lui-même des lettres aimables, «pleines de
politesse, de prévenance et d'agrément»
(17), qui
ravissaient Cicéron. Pompée au contraire
semblait prendre plaisir à le blesser par ses grands
airs. Ce vaniteux solennel, qu'avaient gâté les
adorations des peuples de l'Orient, et qui ne pouvait
s'empêcher de prendre des allures de triomphateur rien
que pour aller de sa maison d'Albe à Rome, affectait
un ton impérieux et hautain qui lui aliénait
tout le monde. Ce qui déplaisait encore plus que son
insolence, c'était sa dissimulation. Il avait une
sorte de répugnance à communiquer ses projets
aux autres ; il les cachait même à ses amis les
plus dévoués, qui avaient intérêt
à les connaître pour les soutenir.
Cicéron s'est plaint plus d'une fois qu'on ne pouvait
jamais savoir ce qu'il voulait ; il lui est même
arrivé de se tromper complètement sur ses
intentions véritables et de le fâcher en croyant
le servir. Cette dissimulation obstinée passait sans
doute, aux yeux du plus grand nombre, pour une profonde
politique ; mais les habiles n'avaient pas de peine à
en démêler le motif. S'il ne disait son opinion
à personne, c'est que le plus souvent il n'avait pas
d'opinion, et comme il arrive assez ordinairement, le silence
ne servait chez lui qu'à couvrir le vide. Il marchait
à l'aventure, sans principes fixes ni système
arrêté, et ne portait jamais les yeux au
delà des circonstances présentes. Les
événements l'ont toujours surpris, et il a bien
montré qu'il n'était pas plus capable de les
diriger que de les prévoir. Son ambition
elle-même, qui était sa passion dominante,
n'avait pas des vues précises et des
prétentions décidées. Quelques
dignités qu'on lui offrît pour la satisfaire, on
voyait bien qu'elle souhaitait toujours autre chose ; on le
voyait sans qu'il le dît, car il cherchait assez
gauchement à le cacher. C'était sa tactique
ordinaire de faire le dégoûté, et il
voulait qu'on le forçât à accepter ce
qu'il souhaitait le plus obtenir. On comprend que cette
comédie trop répétée ne trompait
plus personne. En somme, comme il a successsivement
attaqué et défeudu tous les partis, et
qu'après avoir paru souvent désirer une
autorité presque royale, il n'a pas essayé de
détruire la république quand il en avait le
pouvoir, il nous est impossible de savoir aujourd'hui quels
projets il avait conçus, ou même s'il avait
conçu quelque projet.
Il n'en est pas ainsi de
César. Celui-là se rendait compte au moins de
son ambition, et il savait nettement ce qu'il voulait faire.
Ses projets étaient arrêtés avant
même qu'il fût entré dans la vie publique
(18) ; il avait
formé dans sa jeunesse le dessein de se faire le
maître. Le spectacle des révolutions auxquelles
il assistait lui en avait fait naître la pensée,
le sentiment qu'il avait de sa valeur et de la
médiocrité de ses ennemis lui donna la force de
l'entreprendre, et une sorte de croyance superstitieuse en sa
destinée, assez ordinaire chez les gens qui tentent
ces grandes aventurés, l'assurait d'avance du
succès. Aussi marchait-il résolument vers son
but, sans témoigner pour l'atteindre une ardeur
précipitée, mais sans le perdre jamais de vue.
Bien savoir ce qu'on veut n'est pas une qualité
commune, surtout à ces époques troublées
où le bien et le mal se mêlent, et pourtant le
triomphe n'appartient qu'à ceux qui la
pos-sèdent. Ce qui fit surtout la
supériorité de César, c'est qu'au milieu
de ces politiques irrésolus qui n'avaient que des
projets incertains, des convictions hésitantes et des
velléités d'ambition, il avait seul une
ambition réfléchie et un dessein
arrêté. On ne l'abordait pas sans subir
l'ascendant de cette volonté puissante et tranquille,
qui avait la pleine vue de ses projets, la conscience de ses
forces et la certitude de la victoire. Cicéron le
subit comme les autres malgré ses préventions.
En présence de tant de suite et de fermeté, il
ne put s'empêcher de faire des comparaisons
fâcheuses avec le trouble et l'inconsistance de son
ancien ami. «Je suis de votre avis sur Pompée,
écrivait-il à demi-mot à son
frère, ou plutôt vous êtes du mien, car
voilà longtemps que je ne cesse de chanter
César» (19). C'est qu'en effet
il suffisait d'approcher un véritable homme de
génie pour reconnaître tout ce qu'il y avait de
vide dans cette apparence de grand homme que des
succès faciles et un air de majesté bouffie
avaient imposé si longtemps à l'admiration des
sots.
Il ne faudrait pas croire cependant que César
fût un de ces opiniâtres qui s'obstinent contre
les événements et ne consentent jamais à
rien changer aux plans qu'ils ont une fois conçus.
Personne au contraire ne savait mieux que lui se plier aux
nécessités. Son but restait le même, mais
il n'hésitait pas, quand il le fallait, à
prendre les moyens les plus différents pour
l'atteindre. Précisément à
l'époque qui nous occupe, une de ces modifications
importantes eut lieu dans sa politique. M. Mommsen a fort
bien établi que ce qui distingue César des
hommes qu'on lui compare d'ordinaire, Alexandre et
Napoléon, c'est qu'à l'origine il était
plus un homme d'Etat qu'un général. Il n'est
pas sorti des camps comme eux, et il n'avait fait encore que
les traverser lorsque, par occasion et presque malgré
lui, il est devenu un conquérant.
Toute sa jeunesse s'est écoulée à Rome
dans les agitations de la vie politique, et il n'est parti
pour la Gaule qu'à l'âge où Alexandre
était mort et Napoléon vaincu. Evidemment il
avait conçu le dessein de se faire le maître
sans employer les armes ; il comptait détruire la
république par une révolution intérieure
et lente, et en conservant autant que possible, dans une
oeuvre aussi illégale, les dehors de la
légalité. Il voyait que le parti populaire
avait plus de goût pour les réformes sociales
que pour les libertés politiques, et il pensait avec
raison qu'une monarchie,démocratique ne lui
répugnerait pas. En multipliant les troubles, en se
faisant le complice secret de Catilina et de Clodius, il
fatiguait les républicains timides d'une
liberté trop remuante et les préparait à
la sacrifier volontiers au repos. Il espérait de cette
façon que la république, ébranlée
par ces assauts journaliers qui épuisaient et
lassaient ses défenseurs les plus intrépides,
finirait par tomber un jour sans violence, et sans bruit.
Mais, à notre grande surprise, au moment où ce
dessein si habilement concerté semblait près de
réussir, nous voyons que César y renonce tout
d'un coup. Après ce consulat où il avait
gouverné tout seul, réduisant son
collègue à l'inaction et le sénat au
silence, il s'éloigne de Rome pour dix ans et va
tenter la conquête d'un pays inconnu. Quel motif le
décidait à ce changement inattendu ? On
aimerait à croire qu'il éprouvait quelque
dégoût pour cette vie de basses intrigues qu'il
menait à Rome, et qu'il voulait se retremper dans des
travaux plus dignes de lui mais il est bien plus probable
qu'après avoir reconnu que la république
tomberait d'elle-même, il comprit qu'il fallait une
armée et un renom militaire pour avoir raison de
Pompée. Ce fut donc
sans entraînement, sans passion, de propos
délibéré et par calcul, qu'il se
décida à partir pour la Gaule. Quand il prit
cette résolution importante et qui a tant servi
à sa grandeur, il avait quarante-quatre ans (20). Pascal trouve que
c'était commencer bien tard, et qu'il était
trop vieux pour s'amuser à conquérir le monde.
C'est au contraire, à ce qu'il semble, un des efforts
les plus admirables de cette énergique volonté
qu'à l'âge où les habitudes sont
irrémédiablement prises, et où l'on est
entré sans retour dans la voie qu'on doit suivre
jusqu'à la fin, il ait brusquement commencé une
vie nouvelle, et que, quittant tout d'un coup ce
métier d'agitateur populaire qu'il avait fait
vingt-cinq ans, il se soit mis à gouverner des
provinces et à diriger des armées. A la
vérité, ce spectacle est plus surprenant pour
nous qu'il ne l'était alors. Ce n'est guère
l'habitude aujourd'hui qu'on s'improvise administrateur ou
général à cinquante ans, et ces choses
nous semblent demander une vocation spéciale et un
long apprentissage ; l'histoire nous prouve qu'il en
était autrement à Rome. Ne venait-on pas de
voir le voluptueux Lucullus, qui allait commander
l'armée d'Asie, se faire enseigner l'art de la guerre
pendant le voyage et vaincre Mithridate à son
arrivée ? Quant à l'administration, un riche
Romain l'apprenait chez lui. Ces vastes domaines, ces
légions d'esclaves qu'il possédait, ce
maniement d'une immense fortune qui souvent dépassait
celle de plusieurs royaumes de nos jours, le familiarisaient
par avance avec l'art de gouverner. C'est ainsi que
César, qui n'avait encore pu s'exercer au gouvernement
des provinces et au commandement des armées que
pendant l'année de sa préture en Espagne, n'eut
pas besoin de plus d'études pour vaincre les
Helvètes et organiser les pays vaincus, et qu'il se
trouva être du premier coup un admirable
général et un administrateur de
génie.
C'est à cette
époque que recommencèrent ses liaisons intimes
avec Cicéron, et elles durèrent autant que la
guerre des Gaules. Cicéron avait souvent l'occasion de
lui écrire pour lui recommander des gens qui voulaient
servir sous ses ordres. C'était l'ambition de la
jeunesse à ce moment de partir pour le camp de
César. Outre le désir de prendre part à
de grandes choses sous un tel général, on avait
aussi l'espoir secret de s'enrichir dans ces contrées
lointaines. On sait de quel charme se pare ordinairement
l'inconnu, et comme il est facile de lui prêter tous
les agréments qu'on souhaite. La Gaule était
pour les imaginations de ce temps ce que fut
l'Amérique au XVIe siècle. On supposa que dans
ces pays qui n'avaient été visités par
personne on trouverait des trésors amoncelés,
et tous ceux qui avaient leur fortune à faire se
hâtaient d'aller trouver César pour avoir leur
part du butin. Cet empressement ne lui déplaisait pas
; il témoignait du prestige qu'exerçaient ses
conquêtes et servait à ses desseins. Aussi
invitait-il volontiers les gens à venir avec lui. Il
écrivait gaiement à Cicéron, qui lui
avait demandé un grade pour un Romain inconnu :
«Vous m'avez recommandé M. Offius ; si vous
voulez, je le ferai roi de la Gaule, à moins qu'il
n'aime mieux être lieutenant de Lepta. Envoyez-moi qui
vous voudrez, afin que je l'enrichisse» (21). Justement
Cicéron avait auprès de lui à ce moment
deux personnes qu'il aimait beaucoup et qui avaient grand
besoin d'être enrichies, le jurisconsulte
Trébatius Testa et son frère Quintus.
L'occasion était bonne ; il en profita pour les
envoyer tous les deux à César.
Trébatius
était un jeune homme de beaucoup de talent et d'une
grande ardeur pour l'étude, qui s'était
attaché à Cicéron et ne le quittait pas.
Il avait abandonné de bonne heure, pour venir à
Rome, sa pauvre petite ville d'Ulubres, située au
milieu des marais Pontins, Ulubres la déserte,
vacuae Ulubrae, dont on appelait les habitants les
grenouilles d'Ulubres. Il avait appris le droit, et comme il
y était devenu très fort, il rendait sans doute
beaucoup de services à Cicéron, qui ne
paraît pas avoir jamais bien su la jurisprudence, et
qui trouvait plus commode de s'en moquer que de l'apprendre.
Malheureusement, les consultations étant gratuites,
les jurisconsultes ne faisaient pas fortune à Rome.
Aussi Trébatius était-il très pauvre,
malgré sa science. Cicéron, qui l'aimait sans
égoïsme, consentit à se priver de
l'agrément et de l'utilité qu'il trouvait dans
son commerce, et il l'envoya à César avec une
de ces lettres charmantes de recommandation qu'il savait si
bien écrire et dans lesquelles il déployait
tant de grâce et d'esprit. «Ce n'est pas, lui
disait-il, le commandement d'une légion ou un
gouvernement que je vous demande pour lui. Je ne
détermine rien. Accordez-lui votre amitié, et
si vous voulez ensuite faire quelque chose pour sa fortune et
pour sa gloire, je ne m'y opposerai pas. Enfin je vous
l'abandonne tout entier ; je vous le livre de la main
à la main, comme on dit, et j'espère qu'il se
trouvera bien entre ces mains fidèles et
victorieuses» (22). César
remercia Cicéron du cadeau qu'il lui faisait et qui ne
pouvait manquer de lui être très
précieux, «car, faisait-il spirituellement
remarquer, parmi cette multitude d'hommes qui m'entoure, il
n'y en a pas un qui sût présenter une
requête» (23).
Trébatius
n'était parti de Rome qu'à contre-coeur ;
Cicéron dit qu'il fallut le mettre à la porte
(24). Le premier
aspect de la Gaule, qui ressemblait si peu à la France
d'aujourd'hui, n'était pas fait pour l'égayer.
Il traversa des contrées sauvages, des peuples mal
soumis et menaçants, et au milieu de cette barbarie
qui lui serrait le coeur, il songeait toujours aux plaisirs
de cette ville élégante qu'il venait de
quitter. Les lettres qu'il écrivait étaient si
désolées que Cicéron, oubliant qu'il
avait éprouvé les mêmes regrets pendant
son exil, lui reprochait doucement ce qu'il appelait ses
sottises. Quand il fut arrivé au camp, sa mauvaise
humeur redoubla. Trébatius n'était pas
guerrier, et il est probable que les Nerviens et les
Atrébates lui faisaient grand'peur. Il arriva juste au
moment où César allait partir pour
l'expédition de Bretagne, et refusa, on ne sait sous
quel prétexte, de l'accompagner : peut-être
allégua-t-il, comme Dumnorix, qu'il craignait la mer ;
mais, même en restant en Gaule, on ne manquait pas de
dangers et d'ennuis. L'hiver, on n'avait pas ses aises dans
les quartiers ; on souffrait du froid et de la pluie sous ce
ciel rigoureux. L'été, il fallait entrer en
campagne, et les frayeurs recommençaient.
Trébatius se plaignait toujours. Ce qui ajoutait
à son mécontentement, c'est qu'il n'avait pas
trouvé tout de suite les avantages qu'il
s'était promis. Il n'était pas parti
volontiers, et voulait revenir le plus vite possible.
Cicéron dit qu'il avait regardé la lettre de
recommandation qu'il lui avait donnée pour
César comme une lettre de change payable au porteur
(25). Il
s'imaginait qu'il n'avait qu'à se présenter
pour toucher l'argent et partir. Ce n'était pas
seulement de l'argent qu'il était venu chercher en
Gaule ; il croyait y trouver de la considération et de
l'importance. Il voulait approcher César et s'en faire
apprécier. «Vous aimeriez mieux encore, lui
écrit Cicéron, être consulté que
couvert d'or» (26). Or, César
était si occupé qu'on ne l'abordait qu'avec
peine, et il ne fit pas d'abord grande attention à ce
savant jurisconsulte qui lui arrivait de Rome. Il se contenta
de lui faire offrir le titre et les avantages d'un tribun
militaire, sans les fonctions, bien entendu. Trébalius
ne jugeait pas que ce fût un prix suffisant pour la
longueur du voyage et les dangers du séjour, et il
songeait à revenir. Cicéron eut beaucoup de mal
à l'empêcher de faire un coup de tête. Je
ne crois pas qu'il y ait dans sa correspondance rien de plus
agréable et de plus piquant que les lettres qu'il
écrit à Trébatius pour l'engager
à rester. Avec ce jeune homme obscur, pour lequel il
avait une si vive affection, Cicéron se mettait
à l'aise. Il osait rire librement, ce qui ne lui
arrivait pas avec tout le monde, et il riait d'autant plus
volontiers qu'il le savait triste et qu'il désirait le
consoler. Il me semble que cette peine qu'il se donne pour
égayer un ami malheureux rend ses plaisanteries
presque touchantes, et que le coeur ici prête un charme
de plus à l'esprit. Il lui arrive de se moquer doucement de lui
pour le faire sourire, et de le plaisanter de choses dont il
savait que le bon Trébatius souffrait volontiers
d'être raillé. Par exemple, il lui demande un
jour de lui envoyer tous les détails de la campagne.
«En faits de récits de bataille, lui dit-il, je
me fie surtout aux plus peureux» (27) ; probablement parce
que, s'étant tenus loin du combat, ils en ont mieux pu
voir l'ensemble. Une autre fois, après avoir
témoigné quelque frayeur de le voir
exposé à tant de périls, il ajoute :
«Heureusement je connais votre prudence ; vous
êtes beaucoup plus hardi à présenter des
assignations qu'à harceler l'ennemi, et je me souviens
que, quoique vous soyez bon nageur, vous n'avez pas voulu
passer en Bretagne de peur de prendre un bain dans
l'Océan» (28). Pour calmer ses
impatiences, il lui fait peur des mauvais plaisants. N'est-il
pas à craindre, s'il revient, que Labérius ne
le fasse entrer dans quelqu'un de ses mimes ? Ce serait une
assez plaisante figure de comédie que celle d'un
jurisconsulte effrayé qui voyage à la suite
d'une armée et exerce son art parmi les barbares ;
mais, pour imposer silence aux mauvais plaisants, il n'a
qu'à faire fortune. Qu'il revienne plus tard, il
reviendra plus riche : Balbus l'a promis. Or, Balbus est un
banquier ; il ne parle pas au sens des stoïciens qui
prétendent qu'on est toujours assez riche quand on
peut jouir du spectacle du ciel et de la terre ; il parle en
Romain et veut dire qu'il reviendra bien garni d'écus,
more romano bene nummatum. Trébatius resta, et
il fit bien. César ne tarda pas à le remarquer
et se plut dans son amitié. Il s'habitua
lui-même à la vie des camps, et finit par
devenir un peu moins peureux qu'il ne l'était à
son arrivée. Il est probable qu'il revint riche, comme
Balbus l'avait prédit, car si l'on ne trouvait pas en
Gaule tous les trésors qu'on allait y chercher, la
libéralité de César était une
mine inépuisable qui enrichissait tous ses amis. Dans
la suite, Trébatius traversa des temps difficiles en
conservant la réputation d'être un honnête
homme ; c'est une justice que lui rendent tous les partis,
quoiqu'ils n'aient guère l'habitude de rendre justice.
Il eut la chance heureuse et rare d'échapper à
tous les périls des guerres civiles, et il vivait
encore au temps d'Horace, qui lui adressa une de ses plus
agréables satires. On y voit que c'était alors
un vieillard aimable et indulgent qui riait volontiers et se
plaisait avec la jeunesse. Il l'entretenait sans doute de
cette grande époque dont il était un des
derniers survivants, de la guerre des Gaules, à
laquelle il avait assisté, de César et de ses
capitaines, qu'il avait connus. Par un privilège de
son âge, il pouvait parler de Lucrèce à
Virgile, de Cicéron à Tite-Live, de Catulle
à Properce, et formait une sorte de transition et de
lien vivant entre les deux plus illustres époques de
la littérature latine.
L'autre personnage que
Cicéron envoyait à César était
son frère Quintus. Comme il tient une très
grande place dans sa vie et qu'il a joué un rôle
assez important dans la guerre des Gaules, il convient, je
crois, de dire quelques mots de lui. Quoiqu'il eût
suivi les mêmes leçons que son frère et
écouté les mêmes maîtres, il ne
s'était jamais senti aucun goût pour
l'éloquence, et avait toujours refusé de parler
en public. «C'est bien assez, disait-il, d'un orateur
dans une famille, et même dans une cité»
(29). Il
était d'un caractère difficile et changeant et
entrait sans motif dans des colères insensées.
Avec toutes les apparences d'une grande énergie, il se
décourageait vite, et quoiqu'il affectât de
paraître toujours le maître, tout son entourage
le menait. Ces défauts, dont Cicéron
gémissait tout bas, quoiqu'il essaye de les excuser,
empêchèrent Quintus de réussir dans sa
vie publique et troublèrent sa vie
privée.
On l'avait marié de bonne heure à Pomponia, la
soeur d'Atticus. Ce mariage, que les deux amis avaient
imaginé pour resserrer leur liaison, faillit la
rompre. Les époux se trouvaient avoir des
caractères beaucoup trop assortis : ils étaient
violents et emportés tous les deux et ne purent jamais
s'entendre. Ce qui acheva de troubler le ménage, ce
fut l'empire sans bornes que prit un esclave, Statius, sur
l'esprit de son maître. A ce propos, il nous serait
facile de montrer, avec les lettres de Cicéron, quelle
domination exerçait souvent l'esclave dans les
familles anciennes : elle était plus grande encore
qu'on ne le suppose. Aujourd'hui que le serviteur est libre,
il semblerait naturel, qu'il eût pris dans nos maisons
une place plus importante. C'est le contraire qui est
arrivé, et il a perdu en influence tout ce qu'il
gagnait en dignité. En devenant indépendant, il
a fait compter son maître avec lui. Ils vivent ensemble
liés par un contrat temporaire qui, imposant des
obligations réciproques, paraît gênant des
deux côtés. Comme ce traité fragile peut
se rompre d'un moment à l'autre, et que ces
alliés d'un jour sont exposés à devenir
le lendemain des indifférents ou des ennemis, il n'y a
plus d'abandon ni de confiance entre eux, et tout le temps
que le hasard les rassemble, ils le passent à se
défendre et à s'observer. Il en était
bien autrement dans l'antiquité, quand florissait
l'esclavage. Ce n'était pas alors pour un moment,
c'était pour toute la vie qu'on était
réunis ; aussi s'arrangeait-on pour se connaître
et s'accommoder l'un à l'autre. Gagner la faveur du
maître était tout l'avenir de l'esclave, et il
se donnait de la peine pour y arriver. Comme il n'avait pas
de position à défendre ni de dignité
à conserver, il se livrait à lui tout entier.
Il flattait et servait sans scrupule ses passions les plus
mauvaises, et finissait par lui devenir nécessaire.
Une fois assis dans son intimité par ces complaisances
de tous les moments, par ces services intérieurs et
secrets qu'on ne craignait pas de lui demander, et qu'il ne
se refusait jamais à rendre, il dominait la famille,
en sorte qu'il est vrai de dire, quelque étrange que
cela paraisse au premier abord, que jamais le serviteur n'a
été plus près d'être le
maître qu'à l'époque où il
était esclave. C'est ce qui était arrivé
à Statius. Par la connaissance qu'il avait des
défauts de Quintus, il s'était si bien
insinué dans sa confiance que toute la maison pliait
sous lui. Pomponia seule résistait, et les
contrariétés qu'elle éprouva dans son
ménage à cette occasion la rendirent plus
insupportable encore. Elle harcelait sans cesse son mari de
mots désobligeants ; elle refusait de paraître
aux dîners qu'il donnait sous prétexte qu'elle
n'était plus qu'une étrangère chez elle,
ou si elle consentait à y venir, c'était pour
rendre les convives témoins des scènes les plus
fâcheuses. C'est sans doute un jour qu'elle avait
été plus revêche et plus acariâtre
encore qu'à l'ordinaire que Quintus composa ces deux
épigrammes, seul échantillon qui nous reste de
son talent poétique :
«Confiez votre navire aux vents, mais ne livrez pas
votre âme à une femme. Il y a moins de
sûreté dans la parole d'une femme que dans les
caprices des flots».
«Il n'y a point de femme qui soit bonne ; ou s'il s'en
trouve quelqu'une par hasard, je ne sais par quel destin une
chose mauvaise a pu devenir bonne un moment».
Ces deux épigrammes sont assez peu galantes, mais il
faut les pardonner au mari malheureux de l'aigre
Pomponia.
La vie politique de
Quintus ne fut pas plus brillante que sa vie privée
n'était heureuse. Les positions qu'il occupa, il les
dut au grand nom de son frère plus qu'à son
mérite, et il ne fit rien pour s'en rendre digne.
Après qu'il eut été édile et
préteur, il fut nommé gouverneur de l'Asie.
C'était une épreuve difficile, pour un
caractère comme le sien, que d'être revêtu
d'une autorité sans limites. Le pouvoir absolu lui
troubla la tête ; ses violences, que rien ne contenait,
n'eurent plus de bornes ; comme un despote de l'Orient, il ne
parlait plus que de faire brûler et pendre. Il voulait
surtout mériter la gloire d'être un grand
justicier. Comme il avait eu l'occasion de faire coudre dans
un sac et de jeter à l'eau deux parricides dans le bas
de sa province, en visitant l'autre partie, il souhaitait lui
donner le même spectacle, afin qu'il n'y eût
point de jaloux. Il cherchait donc à se saisir d'un
certain Zeuxis, personnage important, qui avait
été accusé d'avoir tué sa
mère et que les tribunaux avaient absous. A
l'arrivée du gouverneur, Zeuxis, qui pressentait ses
dispositions, s'était sauvé, et Quintus,
désolé d'avoir perdu son parricide, lui
écrivait les lettres les plus tendres pour l'engager
à revenir. D'ordinaire cependant il était moins
dissimulé et parlait plus ouvertement. Il mandait
à l'un de ses lieutenants de prendre et de
brûler vifs un certain Licinius et son fils, qui
avaient malversé. Il écrivait à un
chevalier romain nommé Catienus «qu'il
espérait bien le faire étouffer un jour dans la
fumée, aux applaudissements de la province»
(30). A la
vérité, quand on lui reprochait d'avoir
écrit ces lettres furieuses, il répondait que
c'étaient de simples plaisanteries et qu'il avait
voulu rire un moment. Etrange façon de plaisanter, qui
dénote une nature barbare ! Et Quintus n'en
était pas moins un esprit éclairé, il
avait lu Platon et Xénophon, il parlait le grec
à merveille, il faisait même des
tragédies à ses heures de loisir. Il avait donc
toute l'apparence d'un homme poli et civilisé, mais ce
n'était qu'une apparence. Chez les Romains les mieux
élevés, la civilisation n'est souvent
qu'à la surface, et sous ces dehors
élégants on retrouve l'âme rude et
sauvage de cette race impitoyable de soldats.
Quintus revint de sa province avec une assez mauvaise
réputation ; mais ce qui est plus surprenant, c'est
qu'il ne revint pas riche. Il avait apparemment moins
malversé que ses collègues, et il ne sut pas en
rapporter assez d'argent pour réparer les
brèches qu'il avait faites à sa fortune ; elle
était fort compromise par ses prodigalités, car
il aimait, comme son frère, à acheter et
à bâtir ; il avait le goût des livres
rares, et probablement aussi il ne savait rien refuser
à ses esclaves favoris. L'exil de Cicéron
acheva de mettre le désordre dans ses affaires, et, au
retour de son frère, Quintus était tout
à fait ruiné. Cela ne l'empêchait pas, au
moment de sa plus grande misère, de faire relever sa
maison de Rome, d'acheter une maison de campagne à
Arpinum et une autre dans les faubourgs, de construire dans
sa villa d'Arcé des bains, des portiques, des viviers
et une si belle route qu'on la prenait pour un ouvrage de
l'Etat. Il est vrai que la misère d'un Romain de ce
temps serait la fortune de beaucoup de nos grands seigneurs.
Cependant il arriva un jour où Quintus fut tout
à fait entre les mains des créanciers et
où il ne trouva plus de crédit. C'est alors
qu'il s'avisa de la dernière ressource qui restait aux
débiteurs embarrassés : il alla trouver
César.
Ce n'était donc pas
seulement l'amour de la gloire qui attirait Quintus en Gaule
; il y allait, comme tant d'autres, pour s'enrichir.
Jusque-là les résultats n'avaient pas tout
à fait répondu aux espérances, et l'on
n'avait pas trouvé chez des peuples comme les Belges
et les Germains tous les trésors qu'on allait y
chercher ; mais on ne se décourageait pas encore :
plutôt que de renoncer à cette brillante
chimère qu'on s'était faite, on reculait
toujours, après chaque mécompte, ce lieu
enchanté où l'on devait trouver la richesse.
Comme on allait en ce moment attaquer la Bretagne, c'est en
Bretagne qu'on le plaçait. Tout le monde comptait y
faire fortune, et César lui-même, à ce
que dit Suétone, espérait en rapporter beaucoup
de perles (31).
Ces espérances furent encore une fois trompées
: il n'y avait en Bretagne ni perles ni mines d'or. On se
donna beaucoup de mal pour prendre quelques esclaves qui
n'avaient pas grande valeur, car il ne fallait pas songer
à en faire des littérateurs et des musiciens.
Pour toute fortune, ce peuple ne possédait que de
lourds chariots du haut desquels il combattait avec courage.
Aussi Cicéron écrivait-il plaisamment à
Trébatius, qui lui mandait cette déconvenue de
l'armée : «Puisque vous ne trouvez là-bas
ni or ni argent, mon avis est que vous enleviez quelqu'un de
ces chariots bretons, et que vous nous arriviez à Rome
sans débrider» (32). Quintus
était assez de cette opinion. Quoiqu'il eût
été bien accueilli de César, qui l'avait
nommé son lieutenant, quand il vit que la fortune
n'arrivait pas aussi vite qu'il l'avait espéré,
il perdit courage, et, comme Trébatius, il eut un
moment la pensée de revenir ; mais Cicéron, qui
cette fois ne plaisantait plus, l'en empêcha.
Il lui rendit un très grand service, car c'est
précisément pendant l'hiver qui suivit la
guerre de Bretagne que Quintus eut l'occasion d'accomplir
l'action héroïque qu recommande son nom à
l'estime des gens de guerre. Quoiqu'il lût Sophocle
avec passion et qu'il eût fait des tragédies, ce
n'était au fond qu'un soldat. En présence de
l'ennemi, il se retrouva lui-même et déploya une
énergie qu'on ne lui soupçonnait pas. Au milieu
de populations révoltées dans des
retranchements élevés à la hâte et
en une nuit, il sut, avec une seule légion,
défendre le camp dont César lui avait
confié la garde et tenir tête à des
ennemis innombrables qui venaient de détruire une
armée romaine. Il répondit par un ferme langage
à leurs bravades insolentes. Bien qu'il fût
malade, il déploya une incroyable activité, et
il fallut une sédition de ses soldats pour le forcer
à se ménager. Je n'ai pas à revenir sur
les détails de cette affaire que César a si
bien racontée dans ses Commentaires, et qui est
une des plus glorieuses de la guerre des Gaules. Ce beau fait
d'armes relève Quintus ; il efface les petitesses de
son caractère et l'aide à soutenir avec un peu
plus d'honneur le rôle ingrat et difficile de
frère cadet d'un grand homme.
III
Cicéron avait bien prévu que, quoique
César en écrivant ses Commentaires
n'annonçât d'autre prétention que de
préparer des matériaux pour l'histoire, la
perfection de cet ouvrage empêcherait les gens
sensés de le recommencer. Aussi Plutarque et Dion se
sont-ils bien gardés de le refaire ; il leur a suffi
de l'abréger et aujourd'hui nous ne connaissons plus
la guerre des Gaules que par le récit de celui qui en
a été le héros. Quelque parfait que soit
ce récit, ou plutôt à cause de sa
perfection même, nous avons beaucoup de peine à
nous en contenter. C'est le propre de ces beaux ouvrages, qui
sembleraient devoir épuiser la curiosité
publique, de la rendre au contraire plus vive. En nous
intéressant davantage aux faits qu'ils racontent, ils
excitent en nous le désir de les mieux
connaître, et l'un des signes les plus certains du
succès qu'ils obtiennent, c'est de ne pas suffire aux
lecteurs et de leur faire souhaiter d'en savoir plus qu'ils
ne disent. Ce besoin d'avoir des détails nouveaux sur
un des événements les plus importants de
l'histoire est ce qui rend si précieuses pour nous les
lettres que Cicéron écrit à
Trébatius et à son frère. Quoiqu'elles
soient plus rares et plus courtes que nous ne le voudrions,
elles ont le mérite d'ajouter quelques lumières
à celles que César donne sur ses campagnes.
Comme elles sont plus familières qu'un récit
composé pour le public, elles nous introduisent
davantage dans la vie privée du vainqueur des Gaules ;
elles nous font pénétrer sous sa tente,
à ses heures de loisir et de repos, dont il n'a pas
songé à nous parler lui-même. C'est
assurément un spectacle curieux, c'est le
complément naturel des Commentaires, et nous
n'avons rien de mieux à faire, pour bien
connaître César et son entourage, que de
recueillir avec soin les détails épars qu'elles
contiennent.
Je me figure que
l'armée de César ne ressemblait pas à
ces vieilles armées romaines qu'on nous dépeint
graves et sobres, tremblant toujours sous la verge des
licteurs et soumises en tout temps à une discipline
inflexible. Elle était sans doute
sévèrement tenue au moment du danger, et ne
s'en plaignit jamais. Aucune autre n'a supporté plus
de fatigues et exécuté de plus grands ouvrages
; mais quand le péril était passé, la
discipline se détendait. César permettait
à ses soldats le repos et quelquefois le plaisir. Il
les laissait se couvrir d'armes brillantes et même se
parer avec recherche. «Qu'importe qu'ils se parfument ?
disait-il. Ils sauront bien se battre» (33). Et en effet ces
soldats, que les pompéiens appelaient des
efféminés, sont les mêmes qui, mourant de
faim à Dyrrhachium, déclaraient qu'ils
mangeraient l'écorce des arbres plutôt que de
laisser échapper Pompée. Ils étaient
recrutés en grande partie parmi ces Gaulois cisalpins
auxquels la civilisation romaine n'avait pas ôté
les qualités qu'ils tenaient de leur origine, race
aimable et brillante qui aimait la guerre et la faisait
gaiement. Les chefs ressemblaient beaucoup aux soldats ; ils
étaient vifs et ardents, pleins de ressources dans les
moments critiques, et se fiant plus à l'inspiration
qu'à la routine. Il est à remarquer qu'aucun
d'eux n'avait acquis sa réputation dans des guerres
antérieures. César semble avoir voulu que leur
gloire militaire ne datât que de lui. Quelques-uns, et
parmi eux le plus grand peut-être, Labiénus,
étaient ses amis politiques, d'anciens conspirateurs
comme lui, qui d'agitateurs populaires étaient
devenus, à son exemple et sans plus d'étude,
d'excellents généraux. D'autres au contraire,
comme Fabius Maximus et Servius Galba, portaient des noms
illustres ; c'étaient des partisans qu'il se faisait
par avance dans l'aristocratie ou des otages qu'il prenait
sur elle. Les plus nombreux, Crassus, Plancus, Volcatius
Tullus, Décimus Brutus, et plus tard Pollion,
étaient des jeunes gens qu'il traitait avec une
préférence marquée, et auxquels il se
fiait volontiers pour les entreprises hasardeuses. Il aimait
la jeunesse par une sorte de goût naturel, et aussi par
politique : comme elle n'était encore engagée
dans aucun parti et qu'elle n'avait pas eu le temps de
s'attacher à la république en la servant, il
espérait qu'elle aurait moins de peine à se
façonner au régime nouveau qu'il voulait
établir.
Ces lieutenants, dont le nombre variait, ne formaient pas
seuls le cortège ordinaire d'un proconsul. Il faut y
joindre cette foule de jeunes Romains, enfants d'illustres
maisons, désignés d'avance aux honneurs par
leur naissance, qui venaient faire sous lui l'apprentissage
de la guerre. On les appelait ses camarades de tente,
contubernales. Soldats comme les autres et payant de
leur personne les jours de bataille, ils redevenaient
après le combat les amis, les compagnons du chef,
qu'ils suivaient dans toutes ses expéditions, comme
les clients accompagnaient leur patron dans la ville. Ils
assistaient à ses entretiens, ils étaient de
toutes ses récréations et de tous ses plaisirs,
ils s'asseyaient à sa table, ils l'entouraient quand
il siégeait sur son tribunal, ils formaient enfin ce
qu'on appelait la cohorte, nous dirions presque la cour, du
préteur (praetoria cohors). C'était,
disait-on, Scipion l'Africain qui avait imaginé ce
moyen de relever l'apparence du pouvoir suprême aux
yeux des peuples soumis, et après lui les gouverneurs
avaient eu grand soin de conserver tout cet appareil qui
ajoutait à leur prestige. Ce n'était pas tout,
et à côté de ces hommes de guerre il y
avait place pour des gens d'aptitudes et de conditions
très diverses. Des financiers habiles, des
secrétaires intelligents, et même de savants
jurisconsultes pouvaient être nécessaires pour
l'administration de ces vastes pays que gouvernait un
proconsul. C'est ainsi que Trébatius lui-même,
le pacifique Trébatius, n'était pas
déplacé à la suite d'une armée,
et qu'il avait l'occasion d'exercer son art jusque chez les
Nerviens et les Belges. Si l'on ajoute à ces gens,
à qui des fonctions plus relevées donnaient une
certaine importance, une foule d'officiers inférieurs
ou de serviteurs subalternes, comme les licteurs, les
huissiers, les scribes, les interprètes, les
appariteurs, les médecins, les valets de chambre, et
même les aruspices, on aura quelque idée de ce
cortège vraiment royal qu'un proconsul traînait
toujours après lui.
Celui de César
devait être plus somptueux encore que les autres. Les
dix légions qu'il commandait, l'étendue des
pays qu'il avait à conquérir et à
gouverner, expliquent ce grand nombre d'officiers et de
personnages de toute sorte dont il s'entourait. D'ailleurs il
aimait naturellement la magnificence. Il accueillait
volontiers tous ceux qui venaient le voir et trouvait
toujours quelque fonction à leur donner pour les
retenir. Jusque dans ces contrées sauvages, il se
plaisait à les frapper par son accueil. Suétone
raconte qu'il faisait porter partout avec lui des parquets de
marqueterie ou de mosaïque, et qu'il avait toujours deux
tables servies où les riches Romains qui le visitaient
et les provinciaux de distinction prenaient place (34). Ses lieutenants
l'imitaient, et Pinarius écrivait à
Cicéron qu'il était ravi des dîners que
lui donnait son frère (35). Ce n'est pas que
César tînt beaucoup pour lui à ces repas
somptueux et à ces riches demeures. On sait qu'il
était sobre, qu'à l'occasion il était
capable de bien dormir en plein air et de manger de l'huile
rance sans sourciller ; mais il avait du goût pour la
représentation et le luxe. Quoique la
république durât encore, c'était
déjà presque un roi ; jusque dans ses camps de
Bretagne et de Germanie, il avait des empressés et des
courtisans. On ne l'abordait qu'avec peine ; Trébatius
en fit l'épreuve, et nous savons qu'il fut longtemps
avant de pouvoir arriver jusqu'à lui. Sans doute
César n'accueillait pas les gens avec cette
majesté raide et solennelle qui rebutait dans
Pompée ; mais, quelque gracieux qu'il voulût
être, il y avait toujours quelque chose en lui qui
inspirait le respect, et on sentait que cette aisance de
manières qu'il affectait avec tout le monde venait
d'une supériorité sûre d'elle-même.
Ce défenseur de la démocratie n'en était
pas moins un aristocrate qui n'oubliait jamais sa naissance
et parlait volontiers de ses aïeux. Ne l'avait-on pas
entendu, au début de sa vie politique, lorsqu'il
attaquait avec le plus de vivacité les institutions de
Sylla et qu'il essayait de faire rendre aux tribuns leur
ancien pouvoir, prononcer pour sa tante une oraison
funèbre toute pleine de mensonges
généalogiques, et dans laquelle il racontait
avec complaisance que sa famille descendait à la fois
des rois et des dieux ? Au reste, il suivait en cela les
traditions des Gracques, ses illustres
prédécesseurs. Eux aussi défendaient
avec ardeur les intérêts populaires, mais ils
rappelaient l'aristocratie dont ils étaient sortis par
l'élégance hautaine de leurs manières.
On sait qu'ils avaient une cour de clients à leur
lever, et que les premiers ils imaginèrent de faire
entre eux des distinctions qui ressemblent aux grandes et aux
petites entrées de Louis XIV.
Ce qui était remarquable surtout dans cet entourage de
César, c'est l'amour qu'on y avait pour les lettres.
Certes on n'était plus au temps où les
généraux romains faisaient brûler des
chefs-d'oeuvre ou se glorifiaient d'être ignorants.
Depuis Mummius et Marius, les lettres avaient fini par
pénétrer dans les camps, qui, comme on sait, ne
sont pas leur demeure ordinaire. Cependant je ne crois pas
qu'on ait jamais vu réunis dans aucune armée
autant de littérateurs éclairés, autant
de gens d'esprit et d'hommes du monde que dans
celle-là. Presque tous les lieutenants de César
étaient des amis particuliers de Cicéron, et
ils se plaisaient à entretenir des rapports assidus
avec celui qu'on regardait comme le patron officiel de la
littérature à Rome. Crassus et Plancus avaient
appris l'éloquence en plaidant à ses
côtés, et dans ce qui nous reste des lettres de
Plancus on reconnaît à une certaine abondance
oratoire qu'il avait bien profité de ses
leçons. Trébonius, le vainqueur de Marseille,
faisait profession de goûter beaucoup ses bons mots, et
il en publia même un recueil. Cicéron, à
qui cette admiration ne déplaisait pas, trouvait
cependant que son éditeur avait mis trop du sien dans
les préambules, sous prétexte de
préparer l'effet des plaisanteries et de les mieux
faire comprendre. «Le rire est épuisé,
disait-il, quand on arrive à moi». Hirtius
était un historien distingué, qui se chargea
plus tard d'achever les Commentaires de son chef.
Matius, un ami dévoué de César, et qui
se montra digne de cette amitié en y restant
fidèle, traduisait l'Iliade en vers latins.
Quintus était poète aussi, mais poète
tragique. Pendant l'hiver où il eut à combattre
les Nerviens, il fut saisi d'une telle ardeur de
poésie qu'il composa quatre pièces en seize
jours : c'était mener la tragédie un peu
militairement. Il avait
envoyé celle qu'il jugeait la meilleure,
l'Erigone, à son frère ; mais elle se
perdit en chemin. «Depuis que César commande en
Gaule, dirait Cicéron, il n'y a que l'Erigone
qui n'ait pu faire la route en sûreté (36) !» Il est
surprenant sans doute de rencontrer à la fois tant de
généraux hommes de lettres ; mais ce qui l'est
encore davantage, c'est que tous ces chevaliers romains qui
suivaient l'armée et dont César faisait des
intendants et des fournisseurs, des collecteurs de vivres et
des fermiers d'impôts, semblent avoir plus aimé
la littérature que ne le comportent d'ordinaire leurs
habitudes et leurs fonctions. Nous voyons l'un de ceux qu'il
employait à des services de ce genre, Lepta, remercier
Cicéron de l'envoi d'un traité de
rhétorique en homme capable d'apprécier ce
cadeau. L'Espagnol Balbus, ce banquier intelligent, cet
administrateur habile qui sut mettre un si bel ordre dans les
finances de Rome, et, ce qui était plus
méritoire encore, dans celles de César, aimait
la philosophie avec plus de passion qu'on n'en attendrait
d'un banquier. Il s'empressait de faire copier les ouvrages
de Cicéron avant qu'ils fussent connus du public, et
quoiqu'il fut par caractère le plus discret des
hommes, il allait jus-qu'à commettre des
indiscrétions pour être le premier à les
lire.
Mais parmi tous ces gens lettrés, c'était
encore César qui avait le goût le plus
décidé pour les lettres : elles convenaient
à sa nature élégante ; elles lui
semblaient sans doute l'exercice et le délassement le
plus agréable d'un esprit distingué. Je
n'oserais pourtant pas dire qu'il eut pour elles un amour
tout à fait désintéressé, quand
je vois que cet amour servait si merveilleusement sa
politique. Il lui fallait par tous les moyens enlever
l'opinion publique ; or, il n'y a rien qui la frappe plus que
la supériorité de l'intelligence unie à
celle de la force. Ses principaux ouvrages ont
été composés dans cette pensée,
et l'on peut dire à ce point de vue que ses
écrits étaient encore des actions. Ce
n'était pas seulement pour charmer quelques
littérateurs oisifs que, dans les derniers temps de
son séjour en Gaule, il écrivit ses
Commentaires avec cette rapidité qui
étonnait ses amis. Il voulait empêcher les
Romains d'oublier ses victoires ; il voulait, par cette
admirable façon de les raconter, renouveler et, s'il
se pouvait, accroître encore l'effet qu'elles avaient
produit. Quand il composait ses deux livres sur l'Analogie,
il comptait bien qu'on serait frappé de voir un
général d'armée qui, selon l'expression
de Fronton, «s'occupait de la formation des mois
pendant que les traits fendaient l'air et cherchait les lois
du langage au bruit des clairons et des trompettes». Il
savait tout le profit que sa gloire pouvait tirer de ces
contrastes, et combien la surprise et l'admiration seraient
grandes à Rome quand on verrait venir de si loin un
traité de grammaire en même temps que l'annonce
de quelque nouvelle conquête. C'est aussi la même
pensée qui lui faisait souhaiter si vivement
l'amitié de Cicéron. Si sa nature
délicate et distinguée trouvait un grand
plaisir à entretenir quelque commerce avec un homme de
tant d'esprit, il n'ignorait pas non plus quelle puissance
cet homme avait sur l'opinion et combien les éloges
devenaient retentissants quand ils passaient par cette bouche
éloquente. Nous
avons perdu les lettres qu'il lui écrivait ; mais
comme Cicéron en était ravi et qu'il
n'était pas facile à contenter, il faut croire
qu'elles étaient remplies de flatteries et de
caresses. Les réponses de Cicéron
étaient pleines aussi des protestations les plus
vives. Il déclarait à cette époque que
César venait dans son affection immédiatement
après ses enfants et presque sur la même ligne ;
il déplorait amèrement toutes les
préventions qui l'avaient jusque-là
éloigné de lui, et se promettait bien de lui
faire oublier qu'il était un des derniers venus dans
son amitié. «J'imiterai, disait-il, les
voyageurs qui se sont levés plus tard qu'ils ne
voulaient : ils redoublent de vitesse et se hâtent si
bien qu'ils arrivent au terme avant ceux qui ont
marché une partie de la nuit» (37). Ils faisaient
ensemble comme un assaut de coquetteries ; ils s'accablaient
de compliments et se provoquaient l'un l'autre par des
ouvrages en vers et en prose. En lisant les premiers
récits de l'expédition de Bretagne,
Cicéron s'écriait dans un transport
d'enthousiasme : «Quels prodigieux
événements ! quels pays ! quels peuples !
quelles batailles et surtout quel
général». Aussitôt il
écrivait à son frère : «Donnez-moi
la Bretagne à peindre, fournissez moi les couleurs, je
tiendrai le pinceau» (38). Et il avait
sérieusement commencé sur cette conquête
un poème épique que ses occupations
l'empêchaient de mener aussi vite qu'il l'aurait voulu.
César, de son côté, dédiait
à Cicéron son traité de
l'Analogie, et à ce propos il lui disait dans
un magnifique langage : «Vous avez découvert
toutes les richesses de l'éloquence et vous vous en
êtes servi le premier. A ce titre, vous avez bien
mérité du nom romain et vous honorez la patrie.
Vous avez obtenu la plus belle de toutes les gloires et un
triomphe préférable à ceux des plus
grands généraux, car il vaut mieux
étendre les limites de l'esprit que de reculer les
bornes de l'empire» (39). C'était
là, pour un écrivain, la plus délicate
des flatteries, venant d'un victorieux comme
César.
Tels étaient les
rapports que Cicéron entretenait avec César et
ses officiers pendant la guerre des Gaules. Sa
correspondance, qui nous en conserve le souvenir en nous
faisant mieux connaître les goûts et les
préfé-rences de tous ces gens d'esprit, nous
les fait paraître plus vivants et nous rapproche d'eux.
C'est assurément un des plus grands services qu'elle
puisse nous rendre. Il semble, quand on vient de la lire,
qu'on se figure ce que devaient être leurs
réunions, et l'on croit en quelque façon
assister à leurs entretiens. Il n'est pas
téméraire de supposer que Rome les occupait
beaucoup. Du fond de la Gaule, ils avaient les yeux sur elle,
et c'est pour y faire un peu de bruit qu'ils prenaient tant
de peine. En parcourant tant de pays inconnus, du Rhône
jusqu'à l'Océan, tous ces jeunes gens
espéraient bien qu'on parlerait d'eux dans ces festins
et ces cercles où les gens du monde discutaient les
affaires publiques. César aussi, quand il passait le
Rhin sur son pont de bois, comptait frapper l'imagination de
tous ces oisifs qui se réunissaient sur le forum, au
pied de la tribune, pour savoir les nouvelles. Après
le débarquement de ses troupes en Bretagne, nous le
voyons s'empresser d'écrire à ses amis et
surtout à Cicéron (40) ; ce n'est pas qu'il
eût beaucoup de loisirs en ce moment, mais il regardait
sans doute comme un honneur de dater sa lettre d'un pays
où aucun Romain n'avait encore posé le pied. Si
l'on tenait beaucoup à envoyer à Rome de
glorieuses nouvelles, on était fort content aussi d'en
recevoir. Toutes les lettres qui en arrivaient étaient
lues avec avidité ; elles semblaient apporter jusqu'en
Germanie et en Bretagne comme un air de cette vie mondaine
dont ceux qui l'ont aimée ne peuvent jamais perdre le
souvenir et le regret. Il ne suffisait pas à
César de lire les journaux du peuple romain,
qui contenaient les principaux événements
politiques sèchement résumés et un
procès-verbal succinct des assemblées du
peuple. Ses messagers traversaient sans cesse la Gaule, lui
apportant des correspondances exactes et pleines des plus
minutieux détails. «On lui raconte tout, disait
Cicéron, les petites choses comme les grandes»
(41). Ces
nouvelles, impatiemment attendues, commentées avec
complaisance, devaient faire l'objet ordinaire de ses
entretiens avec ses amis. Je suppose qu'à cette table
somptueuse dont j'ai parlé, après qu'on avait
discuté de littérature et de grammaire, entendu
les vers de Matius ou de Quintus, c'était de Rome
surtout qu'il était question, et que cette jeunesse
élégante qui en regrettait les plaisirs ne se
lassait pas d'en parler. Certes, si l'on avait alors entendu
tous ces jeunes gens causer entre eux des derniers
événements de la ville, des désordres
politiques, ou, ce qui les intéressait davantage, des
scandales privés, rapporter les derniers bruits qui
avaient couru et citer les bons mots les plus récents
qu'on avait grand soin de leur transmettre, on aurait eu
beaucoup de peine à se croire au coeur du pays des
Belges, près du Rhin ou de l'Océan et à
la veille d'une bataille ; j'imagine qu'on se serait
figuré plutôt qu'on assistait à une
réunion de gens d'esprit dans quelque aristocratique
maison du Palatin ou du riche quartier des
Carènes.
Les lettres de
Cicéron nous rendent encore un autre service. Elles
nous font comprendre quel effet prodigieux les victoires de
César produisaient à Rome. Elles excitaient
autant de surprise que d'admiration, car elles étaient
des découvertes en même temps que des
conquêtes. Que savait-on avant lui de ces pays
lointains ? Quelques fables ridicules que les marchands
rapportaient à leur retour pour se donner de
l'importance. C'est seulement avec César qu'ils furent
connus. Le premier il osa attaquer et il vainquit ces
Germains qu'on dépeignait comme des géants dont
le regard faisait peur ; le premier il s'aventura jusqu'en
Bretagne, où l'on disait que la nuit durait trois mois
entiers, et toutes ces chimères qu'on racontait
donnaient à ces victoires comme une teinte de
merveilleux. Cependant tout le monde ne cédait pas
volontiers à ce prestige. Les plus clairvoyants du
parti aristocratique, qui sentaient confusément que
c'était le sort de la république qui se
décidait sur les bords du Rhin, voulaient qu'on
rappelât César et qu'on nommât à sa
place un autre général, qui n'achèverait
peut-être pas la conquête des Gaules, mais qui ne
serait pas tenté de faire celle de son pays. Caton,
qui poussait tout à l'extrême, lorsqu'on demanda
au sénat de voter des actions de grâces aux
dieux pour la défaite d'Arioviste, osa proposer au
contraire qu'on livrât le vainqueur aux Germains ; mais
ces réclamations ne changeaient pas l'opinion
publique. Elle se déclarait pour celui qui venait de
conquérir si vite tant de pays inconnus. Les
chevaliers, qui étaient devenus les financiers et les
négociants de Rome, se félicitaient de voir des
contrées immenses ouvertes à leur
activité. César, qui voulait se les attacher,
les appelait sur ses pas, et son premier soin avait
été de leur ouvrir une route à travers
les Alpes. Le peuple, qui aime la gloire militaire et qui
cède franchement à l'enthousiasme, ne se
lassait pas d'admirer celui qui reculait pour les Romains les
limites du monde. A la nouvelle de chaque victoire, Rome
célébrait des fêtes et rendait
grâces aux dieux. Après la défaite des
Belges, le sénat, vaincu par l'opinion, ne put
s'empêcher de voler quinze jours de supplications, ce
qui n'avait été fait pour personne. On en
décréta vingt quand on apprit le succès
de l'expédition de Germanie, et vingt encore
après la prise d'Alésia. C'était
Cicéron qui d'ordinaire demandait ces honneurs pour
César et il se faisait l'organe de l'admiration
publique quand il disait dans son beau langage : «C'est
la première fois qu'on ose attaquer les Gaulois ;
jusqu'à présent, on s'était
contenté de les repousser. Les autres
généraux du peuple romain regardaient comme
suffisant pour leur gloire de les empêcher d'entrer
chez nous ; César est allé les chercher chez
eux. Ces contrées dont aucune histoire n'avait jamais
parlé, dont tout le monde ignorait le nom, notre
général, nos légions, nos armes les ont
parcourues. Nous ne possédions qu'un sentier dans la
Gaule ; aujourd'hui les limites de ces peuples sont devenues
les frontières de notre empire. Ce n'est pas sans un
bienfait signalé de la Providence que la nature avait
donné les Alpes pour rempart à l'Italie. Si
l'entrée en eût été ouverte
à cette multitude de barbares, jamais Rome n'eût
été le centre et le siège de l'empire du
monde. Qu'elles s'abaissent maintenant, ces montagnes
insurmontables ! Depuis les Alpes jusqu'à
l'Océan, il n'y a plus rien à redouter pour
l'Italie» (42).
Ces magnifiques
éloges, qu'on a tant reprochés à
Cicéron, se comprennent cependant, et, quoique
puissent dire les politiques, il est facile d'expliquer cet
entraînement que tant de gens honnêtes et
sensés éprouvaient alors pour César. Ce
qui justifiait l'admiration sans réserve que causaient
ses conquêtes, c'était moins encore leur
grandeur que leur nécessité. Elles pouvaient
être menaçantes pour l'avenir ; elles
étaient en ce moment indispensables. Elles
compromirent plus tard la liberté de Rome, mais elles
assuraient alors son existence (43). Ce que des
préventions et des craintes, bien légitimes du
reste, dérobaient à l'aristocratie
soupçonneuse, l'instinct patriotique du peuple le lui
faisait deviner. Il comprenait confusément tous les
dangers qui pouvaient venir bientôt de la Gaule, si
l'on ne s'empressait de la soumettre. Ce n'étaient
pas, à vrai dire, les Gaulois qui étaient
à craindre, - la décadence avait
déjà commencé pour eux, ef ils ne
songeaient plus à faire de conquêtes, -
c'étaient les Germains. Dion a grand tort de
prétendre que César semait les guerres à
plaisir dans l'intérêt de sa gloire. Quelque
profit qu'il en ait tiré, on peut dire qu'il les a
subies plus qu'il ne les a provoquées. Ce n'est pas
Rome alors qui alla chercher les Germains, mais plutôt
les Germains qui venaient hardiment vers elle. Au moment
où César fut nommé proconsul, Arioviste
occupait une partie du pays des Séquanes et voulait
s'emparer du reste. Ses compatriotes, attirés par la
fertilité de ces beaux pays, passaient tous les jours
le Rhin peur le rejoindre, et il en était venu
vingt-cinq mille d'un coup. Que serait-il arrivé de
l'Italie si, pendant que Rome perdait ses forces dans des
luttes intérieures, les Suèves et les Sicambres
s'étaient établis sur le Rhône et les
Alpes ? L'invasion, conjurée par Marius un
siècle auparavant, recommençait ; elle pouvait
amener la ruine de Rome, comme elle fit quatre siècles
plus tard, si César ne l'avait arrêtée.
C'est sa gloire d'avoir rejeté les Germains au
delà du Rhin, comme ce fut l'honneur de l'empire de
les y maintenir durant plus de trois cents ans.
Mais ce n'était pas le seul effet ni même le
plus grand des victoires de César. En
conquérant la Gaule, il l'a rendue entièrement
et pour jamais romaine. Cette rapidité merveilleuse
avec laquelle Rome s'assimile alors les Gaulois ne se
comprend que lorsqu'on sait en quel état elle les
avait trouvés. Ils n'étaient pas tout à
fait des barbares, comme les Germains ; il est à
remarquer que leur vainqueur, qui les connaissait bien, ne
leur donne pas ce nom dans ses Commentaires. Ils
avaient de grandes villes, un système régulier
d'impôts, un ensemble de croyances religieuses, une
aristocratie ambitieuse et puissante, et une sorte
d'éducation nationale dirigée parles
prêtres. Cette culture, encore imparfaite, si elle
n'avait pas entièrement éclairé les
esprits, les avait au moins éveillés. Ils
étaient ouverts et curieux, assez intelligents pour
reconnaître ce qui leur manquait, assez libres de
préjugés pour renoncer à leurs usages
quand ils en trouvaient de meilleurs. Dès le
commencement de la guerre, ils réussirent à
imiter la tactique romaine, à construire des machines
de siège et à les manoeuvrer avec une
habileté à laquelle César rend justice.
Ils étaient donc encore rudes et grossiers, si l'on
veut, mais déjà tout prêts pour une
civilisation supérieure dont ils avaient le
désir et l'instinct. Voilà ce qui explique
qu'ils l'aient si facilement accueillie. Ils avaient combattu
dix ans contre la domination de l'étranger ; ils ne
résistèrent pas un jour à adopter sa
langue et ses usages. On peut dire que la Gaule ressemblait
à ces terres fendues par un soleil brûlant et
qui boivent avec tant d'avidité les premières
gouttes de la pluie ; elle s'est si profondément
imprégnée de la civilisation romaine, dont elle
avait soif sans la connaître, qu'après tant de
siècles et malgré tant de révolutions
elle n'en a pas encore perdu l'empreinte, et que c'est la
seule chose qui ait persisté jusqu'à
présent dans ce pays où tout change.
César n'ajoutait donc pas seulement quelques
territoires nouveaux aux possessions de Rome ; le
présent qu'il lui faisait était plus beau et
plus utile : il lui donnait tout un peuple intelligent, qui
fut presque aussitôt civilisé que conquis , et
qui, en se faisant romain de coeur aussi bien que de langage,
en confondait ses intérêts avec ceux de sa
nouvelle patrie, en s'enrôlant dans ses légions
pour la défendre, en se jetant avec une ardeur et un
talent remarquables dans l'étude des arts et des
lettres pour l'illustrer, devait donner longtemps une
nouvelle jeunesse et un retour de vigueur à cet empire
fatigué.
Pendant que ces grandes
choses s'accomplissaient en Gaule, Rome continuait à
être le théâtre des plus honteux
désordres. Il n'y avait plus de gouvernement ; c'est
à peine si on parvenait à élire des
magistrats, et il faisait se battre chaque fois que le peuple
se rassemblait sur le forum ou au champ de Mars. Ces
troubles, dont rougissaient les honnêtes gens,
ajoutaient encore à l'effet que produisaient les
victoires de César. Quel contraste entre les combats
livrés contre Arioviste ou Vercingétorix et ces
batailles de gladiateurs qui ensanglantaient les rues de Rome
! Et combien la prise d'Agendicum ou d'Alésia
paraissait glorieuse à des gens qui n'étaient
occupés que du siège de la maison de Milon par
Clodius, ou de l'assassinat de Clodius par Milon ! Tous les
hommes d'Etat qui étaient restés à Rome,
Pompée comme Cicéron, avaient perdu quelque
chose de leur dignité en se mêlant à ces
intrigues. César, qui s'en était retiré
à temps, était le seul qui eût grandi au
milieu de l'abaissement général. Aussi tous
ceux dont l'âme était blessée de ces
tristes spectacles et qui avaient quelque souci de l'honneur
romain tenaient-ils les yeux fixés sur lui et sur son
armée. Comme il arriva à certains moments de
notre révolution, la gloire militaire consolait les
honnêtes gens des hontes et des misères de
l'intérieur. En même temps l'excès du mal
faisait qu'on en cherchait partout un remède efficace.
L'idée commençait à se répandre
que, pour avoir enfin le repos, il fallait créer un
pouvoir fort et durable. Après l'exil de
Cicéron, les aruspices avaient prédit que la
monarchie allait recommencer (44), et il
n'était pas besoin d'être devin pour le
prévoir. Quelques années plus tard, le mal
ayant encore augmenté, le parti républicain
lui-même, malgré ses répugnances, fut
forcé d'avoir recours au remède
énergique d'une dictature temporaire. Pompée
fut nommé seul consul, mais Pompée avait
montré plus d'une fois qu'il n'avait ni la vigueur ni
la résolution nécessaires pour vaincre à
tout jamais l'anarchie. Il fallait chercher ailleurs un bras
plus ferme et une volonté plus décidée,
et les yeux se tournaient naturellement vers le vainqueur des
Gaules. Sa gloire le désignait à ce rôle
; les espérances des uns et les craintes des autres
l'appelaient d'avance à le remplir ; les esprits
s'accoutumaient tous les jours à l'idée qu'il
serait l'héritier de la république, et la
révolution qui lui livra Rome était plus
qu'à moitié faite quand il passa le
Rubicon.
(1) Pro
Marcello, 9. |
|
(2) In
Pis., 22. |
|
(3) Pro
Dom., 28. |
|
(4) Ad
Quint., II, 1. |
|
(5) Ad
Quint., II, 3. |
|
(6) Pro
Sext., 35. |
|
(7) Ad
pop. pro red., 7. |
|
(8) Ad
Att., IV, 3. Ego diaeta curari incipio, chirurgiae
taedet. |
|
(9) Ad
Att., IV, 2. |
|
(10) Ad
Att., IV, 5. |
|
(11) Ad
Att., IV, 5. |
|
(12) Ad
Att. IV, 6. |
|
(13) Ad
fam., I, 9. |
|
(14) Ad
fam., I, 9. |
|
(15) In
Pis., 32. |
|
(16) Ad
Quint., II, 12. |
|
(17) Ad
Quint., II, 15. |
|
(18) C'est
du moins l'opinion de tous les historiens de
l'antiquité. On lit dans un fragment de lettre de
Cicéron à Q. Axius cité par
Suétone (Caes., 9) : Caesar in consulatu
confirmavit regnum de quo aedilis cogitaret. |
|
(19) Ad
Quint, II, 13. |
|
(20) Ou
seulement 42, si l'on place sa naissance en 654. Voir,
sur ce point, une note intéressante dans la Vie
de César, liv. II, chap.1er. |
|
(21) Ad
fam., VII, 5. |
|
(22) Ad
fam., VII, 5. |
|
(23) Ad
Quint., II, 15. |
|
(24) Ad
fam., VII, 6 : nisi te extrusissemus. |
|
(25) Ad
fam., VII, 17. |
|
(26) Ad
fam., VII, 13. |
|
(27) Ad
fam., VII, 18. |
|
(28) Ad
fam., VII, 10. |
|
(29) De
orat., II,3. |
|
(30) Ad
Quint., I. 2. |
|
(31) Caes.,
47. |
|
(32) Ad
fam., VII, 7. |
|
(33) Suet.
Caes., 67. |
|
(34) Suet.,
Caes., 46 et 48. |
|
(35) Ad
Quint., III, 1. |
|
(36) Ad
Quint., III, 9. |
|
(37) Ad
Quint., II, 15. |
|
(38) Ad
Quint., II, 16. |
|
(39) Cic.,
Brut. 72. et Pline, Hist. nat., VII,
30. |
|
(40) César
écrivit deux fois à Cicéron de
Bretagne. La première lettre mit vingt-six jours
pour arriver à Rcmie, et la seconde vingt-huit.
C'était aller vite pour ce temps, et l'on voit que
César avait dû bien organiser son service de
courriers. On sait du reste que le séjour de
César en Bretagne fut très court. |
|
(41) Ad
Quint., III,l. |
|
(42) De
prov. cons., 13 et 14. |
|
(43) C'est
ce qu'établit parfaitement M. Mommsen dans son
Histoire romaine. |
|
(44) De
Arusp. resp., 25. |