Octave : Le testament politique d'Antoine
Cicéron aimait la jeunesse ; il la fréquentait
volontiers et redevenait facilement jeune avec elle. A
l'époque où il venait d'être
préteur et consul, nous le voyons s'entourer de jeunes
gens de grand avenir, comme Caelius, Curion et Brutus, qu'il
conduit avec lui au forum et qu'il fait plaider à ses
côtés. Plus tard, lorsque la défaite de
Pharsale l'eut éloigné du gouvernement de son
pays, il se mit à vivre familièrement avec
cette jeunesse joyeuse qui avait suivi le parti du vainqueur,
et consentit même, par passe-temps, à lui donner
des leçons d'éloquence. «Ils sont mes
élèves dans l'art de bien dire,
écrivait-il gaiement, et mes maîtres dans l'art
de bien dîner (1)». Après
la mort de César, les événements le
mirent en relation avec une génération plus
jeune encore, qui commençait alors à
paraître dans les affaires politiques. Plancus,
Pollion, Messala, que le sort réservait à
devenir les grands dignitaires d'un gouvernement nouveau,
recherchaient son amitié, et celui qui fonda l'empire
l'appelait son père.
La correspondance d'Octave et de Cicéron avait
été publiée, et nous savons qu'elle
formait au moins trois livres. Elle serait d'un bien grand
intérêt pour nous, si nous l'avions
conservée. Nous pourrions suivre, en la lisant, toutes
les phases de cette amitié de quelques mois qui devait
finir d'une façon si terrible. Il est probable que les
premières lettres de Cicéron nous le feraient
voir d'abord défiant, incertain, froidement poli. Quoi
qu'on ait dit, ce n'est pas lui qui appela Octave au secours
de la république. Octave vint de lui-même
s'offrir. Il écrivait tous les jours à
Cicéron (2), il l'accablait de
protestations et de promesses, il l'assurait d'un
dévouement qui ne devait pas se démentir.
Cicéron hésita longtemps à mettre ce
dévouement à l'épreuve. Il trouvait
Octave intelligent et décidé, mais bien jeune.
Il redoutait son nom et ses amis. «Il est trop mal
entouré, disait-il, il ne sera jamais un bon citoyen
(3)».
Cependant il finit par se laisser gagner ; il oublia ses
défiances, et même quand l'enfant, comme il
affectait de l'appeler, eut fait lever le siège de
Modène, sa reconnaissance alla jusqu'à des
excès que le sage Atticus désapprouvait et qui
fâchèrent Brutus. Ce qui lui fait alors oublier
toute mesure, c'est la joie qu'il ressent de la
défaite d'Antoine ; sa haine l'aveugle et l'emporte.
Quand il voit «cet ivrogne tomber, au sortir de ses
débauches, dans les filets d'Octave (4)», il ne se
possède plus. Mais cette joie ne fut pas longue, car
il apprit la trahison du général presque en
même temps que sa victoire. C'est surtout à ce
moment que ses lettres deviendraient intéressantes.
Elles éclaireraient pour nous les derniers mois de sa
vie que nous connaissons mal. On lui a fait un crime des
efforts qu'il fit alors pour fléchir son ancien ami,
et je reconnais qu'à ne consulter que
l'intérêt de sa dignité il aurait mieux
valu qu'il n'eût rien demandé à celui qui
l'avait si lâchement trahi. Mais il ne s'agissait pas
de lui seul. Rome n'avait pas de soldats à opposer
à ceux d'Octave. La seule ressource qui restât
pour le désarmer, c'était de lui rappeler les
promesses qu'il avait faites. Il n'y avait guère
d'espoir qu'on réussît à réveiller
dans cette âme égoïste quelques
étincelles de patriotisme ; mais on devait au moins le
tenter. La république était compromise en
même temps que la vie de Cicéron, et ce qu'il ne
lui convenait pas de faire pour prolonger sa vie, il fallait
qu'il l'essayât pour sauver la république. Il
n'y a rien de bas à supplier quand on défend la
liberté de son pays et qu'il n'y a pas d'autre moyen
de la détendre. C'est sans doute à ce terrible
moment qu'il écrivait à Octave ces paroles si
humbles qu'on retrouve dans les fragments de ses lettres :
«Faites moi savoir
désormais ce que vous voudrez que je fasse, je
dépasserai votre attente (5)». Loin de lui
reprocher ses prières, j'avoue que je ne vois pas sans
émotion ce glorieux vieillard s'humilier ainsi devant
l'enfant qui a trahi sa confiance, qui s'est joué de
sa crédulité, mais qui est le maître de
sauver ou de perdre la république. Malheureusement il
ne reste de ces lettres que des débris informes qui ne
peuvent rien nous apprendre. Si l'on souhaite connaître
celui qui tient une si grande place dans les derniers
événements de la vie de Cicéron, il faut
s'adresser ailleurs. Il serait facile et instructif de
reproduire ici l'opinion que nous donnent de lui les
historiens de l'empire. Mais j'aime mieux rester
fidèle jusqu'à la fin à la
méthode que j'ai suivie dans tout cet ouvrage, et
juger, s'il se peut, Octave, comme Cicéron, sur ce
qu'il nous dit lui-même, sur ses aveux et ses
confidences. A défaut de sa correspondance et de ses
mémoires qui sont perdus, prenons la grande
inscription d'Ancyre, qu'on appelle quelquefois le
Testament politique d'Auguste parce qu'il y
résume toute sa vie.
Elle nous est heureusement parvenue. On sait par
Suétone qu'il avait ordonné qu'on la
gravât sur des plaques d'airain devant son tombeau
(6). Il est
probable qu'elle était très répandue au
premier siècle de l'ère chrétienne, et
que la flatterie ou la reconnaissance en avaient
multiplié partout des copies, en même temps que
s'étendait dans tout l'univers le culte du fondateur
de l'empire. On en a retrouvé des fragments parmi les
ruines d'Apollonie, et elle existe encore tout entière
à Angora, l'ancienne Ancyre. Lorsque les habitants
d'Ancyre élevèrent un temple à Auguste
qui avait été leur bienfaiteur, ils ne crurent
pas pouvoir mieux honorer sa mémoire qu'en y faisant
graver ce récit, ou plutôt cette glorification
de sa vie qu'il avait composée lui-même. Depuis
cette époque, le monument consacré à
Auguste a plus d'une fois changé de destination ; au
temple grec a succédé une église
byzantine, et à l'église, une école
turque. Le toit s'est effondré, entraînant avec
lui les ornements du faîte, les colonnes des portiques
ont disparu, et aux ruines antiques se sont joints les
débris des constructions byzantines et turques, qui
sont déjà des ruines aussi. Mais par un bonheur
singulier les plaques de marbre qui racontent les actions
d'Auguste sont restées solidement attachées
à ces murailles indestructibles.
L'occasion est favorable
pour étudier ce monument. M. Perret vient de nous
rapporter de la Galatie une copie plus exacte du texte latin,
et une partie tout à fait nouvelle de la traduction
grecque, qui éclaircit le latin et le complète
(7). Grâce
à lui, à l'exception de quelques lacunes de peu
d'importance, l'inscription est aujourd'hui complète
et se lit d'un bout à l'autre. Nous pouvons donc en
saisir l'ensemble et nous permettre de la juger.
I
La qualité qu'on remarque la première, quand
on lit l'inscription d'Ancyre, c'est la grandeur. Il est
impossible de n'en pas être frappé. On voit
bien, à un certain ton dominateur, que l'homme qui
parle a gouverné pendant plus de cinquante ans le
monde entier. Il connaît l'importance des choses qu'il
a faites : il sait qu'il a créé un nouvel
état social et présidé à l'une
des plus graves transformations de l'humanité. Aussi,
quoiqu'il ne fasse guère que résumer des faits
et citer des chiffres, tout ce qu'il dit a un grand air, et
il sait donner à ces sèches
énumérations un tour si majestueux qu'on se
sent saisir en les lisant d'une sorte de respect
involontaire. Il faut cependant s'en défendre. La
majesté peut être un voile commode, qui sert
à dissimuler bien des faiblesses ; l'exemple de Louis
XIV, si voisin de nous, doit nous apprendre à ne pas
nous y fier sans examen. Il ne faut pas oublier d'ailleurs
que la grandeur était une qualité si
véritablement romaine que Rome en conserva longtemps
les apparences, après que la réalité eut
disparu. Quand on lit les inscriptions des derniers temps de
l'empire, on ne s'aperçoit guère qu'il est en
train de périr. Ces pauvres princes, qui
possèdent quelques provinces à peine, parlent
du même ton que s'ils commandaient à l'univers
entier, et il entre, dans leurs mensonges les plus grossiers,
une incroyable dignité. Si l'on veut donc
éviter d'être dupe en étudiant les
monuments de l'histoire romaine, il est bon de se tenir en
garde contre cette première impression qui peut
tromper, et de regarder les choses de plus près. Bien
que l'inscription que nous étudions porte pour titre :
«Tableau des actions d'Auguste», ce n'est pas
véritablement toute sa vie qu'Auguste a voulu
raconter. Il y a de grandes lacunes, et qui sont très
volontaires : il ne tenait pas à tout dire.
Lorsqu'à soixante-seize ans, au milieu de l'admiration
et du respect de tout le monde, le vieux prince jetait les
yeux sur son passé pour en tracer le
résumé rapide, il y avait bien des souvenirs
qui devaient le gêner. Il n'est pas douteux, par
exemple, qu'il n'éprouvât une grande
répugnance à rappeler les premières
années de sa vie politique. Cependant il fallait bien
qu'il en dît quelque chose, et il était plus
prudent encore de chercher à les dénaturer que
de garder sur elles un silence qui risquait de faire beaucoup
parler. Voici comment il s'en tire. «A l'âge de
dix-neuf ans, dit-il, j'ai levé une armée par
ma seule initiative et à mes frais ; avec elle, j'ai
rendu la liberté à la république
dominée par une faction qui l'opprimait. En
récompense, le sénat, par des décrets
honorables, m'admit dans ses rangs, parmi les consulaires, me
conféra le droit de commander les troupes, et me
chargea avec les consuls C. Pansa et A. Hirtius de veiller au
salut de l'état, en qualité de
propréteur. Les consuls étant tous les deux
morts la même année, le peuple me mit à
leur place, et me nomma triumvir pour constituer la
république». Dans ces quelques lignes, qui sont
le début de l'inscription, il y a déjà
de bien singulières réticences. Ne dirait-on
pas, en vérité, qu'il a obtenu toutes les
dignités qu'il énumère en servant la
même cause, et qu'il ne s'est rien passé entre
les premiers honneurs qu'il a reçus et le triumvirat ?
Ces décrets honorables du sénat, qui sont
rappelés ici avec quelque impudence, nous les
connaissons grâce aux Philippiques. Le
sénat y félicite le jeune César
«d'avoir défendu la liberté du peuple
romain», et d'avoir combattu Antoine ; or, c'est
après s'être entendu avec Antoine pour asservir
le peuple romain, dans cette lugubre entrevue de Bologne, que
César reçut, ou plutôt qu'il prit, le
titre de triumvir. Sur toutes ces choses l'inscription garde
un prudent silence. Ce qui suivit cette entrevue était
encore bien plus difficile à raconter. C'est ici
surtout qu'Auguste voulait qu'on oubliât. «J'ai
exilé ceux qui avaient tué mon père,
punissant leur crime par des jugements réguliers.
Ensuite comme ils faisaient la guerre à la
république, je les ai vaincus dans deux
batailles». On remarquera qu'il n'est pas question des
proscriptions. Qu'en pouvait-il dire en effet ? Et y avait-il
des artifices de langage assez habiles pour eu diminuer
l'horreur ? A tout prendre, il était plus
honnête de n'en pas parler. Mais comme, suivant la
belle réflexion de Tacite, il est plus facile de se
taire que d'oublier, nous pouvons être assurés
qu'Auguste, qui ne dit rien ici des proscriptions, y a plus
d'une fois songé pendant sa vie. Quand même il
n'aurait pas éprouvé de remords, il a dû
se sentir souvent embarrassé par ce démenti
terrible que le passé donnait à sa politique
nouvelle ; car il avait beau faire, les proscriptions
protestaient toujours contre ce rôle officiel qu'il
avait pris d'homme clément et vertueux. Ici
même, il me semble que cet embarras se trahit. Son
silence ne le rassure pas tout à fait. Il sent que,
malgré la discrétion de son récit, de
fâcheux souvenirs ne manqueront pas de
s'éveiller dans l'esprit de ceux qui le liront ;
n'est-ce pas pour les prévenir et les désarmer
qu'il s'empresse d'ajouter : «J'ai porté mes
armes sur terre et sur mer dans le monde entier, soutenant
des guerres contre les citoyens et les étrangers.
Victorieux, j'ai pardonné aux citoyens qui avaient
survécu au combat, et quant aux nations
étrangères qu'on pouvait épargner sans
danger, j'ai mieux aimé les conserver que de les
détruire».
Une fois ce mauvais endroit passé, il lui devenait
plus facile de raconter le reste. Cependant il est encore
très court à propos des temps les plus
éloignés. Peut-être craignait-il que le
souvenir des guerres civiles ne nuisît à cette
réconciliation des partis que la lassitude
générale avait amenée après
Actium ? Il est certain qu'il n'y a pas un mot, dans toute
l'inscription, qui puisse réveiller quelque rancune.
Il ne dit presque rien de ses anciens rivaux. C'est à
peine si l'on peut relever un mot dédaigneux contre
Lépide et un souvenir désagréable pour
Antoine qu'il accuse en passant de s'être
approprié les trésors des temples. Voici tout
ce qu'il dit de sa guerre contre Sextus Pompée, qui
lui coûta tant de peine, et de ces vaillants hommes de
mer qui l'avaient vaincu : «J'ai délivré
la mer des pirates, et dans cette guerre, j'ai repris trente
mille esclaves fugitifs, qui avaient combattu contre la
république, et je les ai rendus à leurs
maîtres pour les châtier». Quant à
cette grande victoire d'Actium, qui lui avait donné
l'empire du monde, il ne la rappelle que pour constater
l'empressement de l'Italie et des provinces occidentales
à se déclarer pour lui.
Naturellement il aime mieux insister sur les
événements des dernières années
de son règne, et l'on sent qu'il est plus à
l'aise quand il s'agit de victoires où les vaincus ne
sont plus des Romains. Il est justement fier de rappeler
comment il a vengé les outrages que l'orgueil national
avait soufferts avant lui : «J'ai repris, après
des victoires remportées en Espagne et sur les
Dalmates, les étendards qu'avaient perdus plusieurs
généraux. J'ai forcé les Parthes
à rendre les dépouilles et les drapeaux de
trois armées romaines, et à venir humblement
demander notre amitié. J'ai fait placer ces drapeaux
dans le sanctuaire de Mars vengeur». On comprend aussi
qu'il parle avec complaisance des campagnes contre les
Germains, en ayant soin toutefois de taire le désastre
de Varus, et qu'il tienne à conserver le souvenir de
ces lointaines expéditions, qui frappèrent si
vivement l'imagination des contemporains. «La flotte
romaine, dit-il, a navigué depuis l'embouchure du
Rhin, en se dirigeant du côté où le
soleil se lève, jusqu'à ces pays
éloignés où aucun Romain n'avait encore
pénétré ni par terre ni par mer. Les
Cimbres, les Charydes, les Semnons et d'autres peuples
germains de ces contrées ont fait demander par des
ambassadeurs mon amitié et celle du peuple romain. Par
mes ordres et sous mes auspices, deux armées ont
été envoyées presque en même temps
en Arabie et en Ethiopie. Après avoir vaincu plusieurs
nations et fait beaucoup de prisonniers, elles sont
arrivées, en Ethiopie, jusqu'à la ville de
Nabata, et en Arabie, jusqu'aux frontières des
Sabéens et à la ville de Mariha».
Mais quelque intérêt qu'on puisse trouver
à ces souvenirs historiques, ce n'est pas par
là que le monument d'Ancyre est surtout curieux. Sa
véritable importance est dans ce qu'il nous apprend du
gouvernement intérieur d'Auguste.
Ici encore il y a des
réserves à faire. Les politiques ne sont
guère dans l'usage d'afficher sur les murailles des
temples les principes qui les dirigent, et de livrer aussi
généreusement au public les secrets de leur
conduite. Il est évident qu'Auguste, qui écrit
ici pour tout le monde, n'a pas tout voulu dire, et que si
l'on veut savoir l'exacte vérité et
connaître à fond l'esprit de ses institutions,
ilfaut le chercher ailleurs. Celui qui nous donne à ce
sujet les renseignements les plus complets, c'est l'historien
Dion Cassius. On ne lit guère Dion, et cela n'est pas
surprenant ; il n'a aucune des qualités qui attirent
les lecteurs. Son récit est sans cesse interrompu par
des harangues interminables qui rebutent les plus patients.
C'est un esprit étroit, sans portée politique,
tout préoccupé de superstitions ridicules, et
qui prête les mêmes préoccupations
à ses personnages. - Il vaut bien la peine, en
vérité, d'avoir été deux fois
consul pour venir nous dire sérieusement
qu'après une grande défaite Octave reprit
courage en voyant un poisson sauter de la mer jusqu'à
ses pieds. - Ce qui ajoute à l'ennui qu'il cause,
c'est qu'ayant souvent traité les mêmes sujets
que Tacite, il réveille à chaque instant des
comparaisons qui lui sont fâcheuses Cependant il faut
bien se garder de le dédaigner ; tout ennuyeux qu'il
est, il rend de très utiles services. S'il n'a pas les
grandes vues de Tacite, il s'applique au détail et y
fait merveille. Personne n'a jamais été plus
exact et plus minutieux que lui. Je me le figure comme un
zélé fonctionnaire qui a passé par la
hiérarchie et vieilli dans le métier. Il
connaît bien ce monde officiel et administratif, parmi
lequel il a vécu ; il en parle pertinemment, et il
aime à en parler. Avec ces dispositions, il est
naturel qu'il ait été frappé des
réformes introduites par Auguste dans le gouvernement
intérieur. Il tient à nous les faire
connaître par le menu ; et, fidèle à ses
habitudes de rhéteur et à son amour
effréné pour les belles harangues, il suppose
que c'est Mécène qui a proposé à
Auguste de les établir et profite de l'occasion pour
le faire très longuement parler (8). Le discours de
Mécène contient véritablement ce qu'on
peut appeler la formule de l'empire. Ce curieux programme qui
fut plus tard réalisé nous aide
singulièrement à comprendre ce qu'il nous reste
à étudier de l'inscription d'Ancyre. Il faut
toujours l'avoir devant les yeux pour bien saisir l'esprit
des institutions d'Auguste, la raison de ses
libéralités, le sens caché des faits
qu'il mentionne, et surtout le caractère de ses
rapports avec les diverses classes de citoyens.
Commençons par
étudier les rapports d'Auguste avec ses soldats.
«Environ mille Romains (9), dit-il, ont
porté les armes sous moi. J'en ai établi dans
des colonies ou renvoyé dans leurs municipes,
après leur service, un peu plus de 300 000. A tous
j'ai donné des terres ou de l'argent pour en
acheter». A deux reprises différentes,
après les guerres contre Sextus Pompée et
contre Antoine, Auguste s'était trouvé à
la tête d'environ cinquante légions ; il n'en
avait plus que vingt-cinq quand il est mort. Mais ce nombre,
tout réduit qu'il était, écrasait encore
les finances de l'empire. L'immense surcroît de
dépense que faisait peser sur le trésor la
création des grandes armées permanentes
empêcha longtemps Auguste, malgré la
prospérité de son règne, d'avoir ce
qu'on appellerait aujourd'hui un budget en équilibre.
Quatre fois il fut obligé de venir au secours du
trésor public avec ses ressources
particulières, et it évalue à 150
millions de sesterces (30 millions de francs) les sommes dont
il fit présent à l'Etat. Il eut beaucoup de mal
à remédier à ces embarras, dont les
dépenses de l'armée étaient la
principale cause. C'est ce qui lui donna la pensée de
créer une sorte de caisse de retraites militaires, et
de faire appel, pour la remplir, à la
générosité des rois et des villes
alliées, et à celle des citoyens romains les
plus riches ; afin d'exciter les autres par son exemple, il
donna d'un seul coup 470 millions de sesterces (34 millions
de francs). Mais ces dons volontaires n'ayant pas suffi, il
fallut inventer de nouveaux impôts, et remplir le
trésor de l'armée avec le produit du
vingtième des héritages et du centième
des ventes. Encore semble-t-il que, malgré ces
ressources, les retraites étaient mal payées,
puisque ce fut un des griefs qu'alléguaient les
légions de Pannonie dans leur révolte contre
Tibère. Il est certain que l'armée d'Auguste a
été un des plus grands soucis de son
administration. Ses propres légions lui ont
créé autant d'embarras que celle des ennemis.
I1 avait affaire à des soldats qui se sentaient les
maîtres et que depuis dix ans on enivrait de flatteries
et de promesses. La veille de la bataille, ils étaient
pleins d'exigences par le besoin qu'on avait d'eux ; le
lendemain de la victoire, ils devenaient intraitables par
l'orgueil qu'elle leur inspirait. Pour les contenter, il
eût fallu exproprier en masse, à leur profit,
tous les habitants de l'Italie. Octave y avait consenti
d'abord, après Philippes ; mais plus tard, quand sa
politique changea, quand il comprit qu'il ne pouvait pas
fonder d'établissement solide s'il s'attirait la haine
des Italiens, il prit le parti de payer largement aux
propriétaires les terres qu'il donnait à ses
vétérans. «J'ai remboursé en
argent, dit-il, aux municipes la valeur des champs que
j'avais donnés à mes soldats dans mon
quatrième consulat et plus tard sous le consulat de M.
Crassus et de Cn. Lentulus. J'ai payé pour les champs
situés en Italie 600 millions de sesterces (120
millions), et 260 millions de sesterces (52 millions) pour
ceux qui étaient situés dans les provinces. De
tous ceux qui ont établi des colonies de soldats dans
les provinces et dans l'Italie, je suis jusqu'à
présent le premier et le seul qui ait agi
ainsi». Il a raison de s'en vanter. Ce n'était
guère l'habitude des généraux de ce
temps de payer ce qu'ils prenaient, et lui-même avait
longtemps donné d'autres exemples. Lorsqu'un peu tard
il s'avisa de résister aux exigences de ses
vétérans, il eut à soutenir des luttes
terribles, dans lesquelles sa vie fut plus d'une fois en
danger. De toute façon, la conduite qu'il tint alors
avec ses soldats est une des choses qui lui font le plus
d'honneur. Il leur devait tout, il n'avait rien de ce qu'il
fallait pour les dominer, ni les qualités de
César, ni les défauts d'Antoine ; et cependant
il osa leur tenir tête et finit par les
maîtriser. Il est bien remarquable que, quoiqu'il ait
conquis son pouvoir uniquement par la guerre, il ait su, dans
le gouvernement qu'il fonda, maintenir la prédominance
de l'élément civil. Si l'empire, dans lequel il
n'y avait plus d'autre élément de force et de
vie que l'armée, n'est pas devenu dès cette
époque une monarchie militaire, c'est
assurément à sa fermeté qu'on le
doit.
Il n'y a rien de plus simple que les rapports d'Auguste avec
le peuple. Les renseignements que fournit l'inscription
d'Ancyre à ce sujet sont tout à fait d'accord
avec le discours de Mécène : il le nourrit et
l'amusa. Voici d'abord le compte exact des sommes qu'il a
dépensées pour le nourrir : «J'ai
compté au peuple romain 300 sesterces par tête
(60 fr.), d'après le testament de mon père, et
400 sesterces (80 fr.) en mon nom, sur le butin fait à
la guerre, pendant mon cinquième consulat. Une autre
fois, dans mon dixième consulat, j'ai encore
donné 400 sesterces de gratification à chaque
citoyen, de ma fortune privée. Pendant mon
onzième consulat, j'ai fait douze distributions de
blé à mes frais. Quand je fus revêtu pour
la douzième fois de la puissance tribunitienne, j'ai
encore donné 400 sesterces au peuple par tête.
Toutes ces distributions n'ont pas été faites
à moins de 250 mille personnes. étant
revêtu pour la dix-huitième fois de la puissance
tribunitienne, et consul pour la douzième, j'ai
donné à 320 mille habitants de Rome soixante
deniers par tête (48 fr.). Pendant mon quatrième
consulat, j'ai fait prélever sur le butin et
distribuer dans les colonies formées de mes soldats
mille sesterces (200 fr.) pour chacun d'eux. Environ cent
vingt mille colons reçurent leur part dans cette
distribution qui suivit mon triomphe. Consul pour la
treizième fois, j'ai donné 60 deniers à
chacun de ceux qui recevaient alors des distributions de
blé. Il s'en trouva un peu plus de deux cent
mille». Après
ces largesses vraiment effrayantes, Auguste mentionne les
jeux qu'il a donnés au peuple, et, quoique le texte
offre ici quelques lacunes, on peut supposer qu'il ne lui en
a pas moins coûté pour l'amuser que pour le
nourrir. «J'ai donné des spectacles de
gladiateurs... fois (10) en mon nom, et cinq
fois au nom de mes enfants ou petits-enfants. Dans ces
différentes fêtes, environ dix mille hommes ont
combattu. Deux fois en mon nom, et trois fois au nom de mon
petit-fils, j'ai fait combattre des athlètes que
j'avais fait venir de tous les pays. J'ai
célébré des jeux publics quatre fois en
mon nom et vingt-trois fois à la place des magistrats
qui étaient absents, ou ne pouvaient pas suffire aux
frais de ces jeux... J'ai fait voir, vingt-six fois en mon
nom ou au nom de mes fils et petits-fils, des chasses de
bêles d'Afrique, dans le cirque, au forum, ou dans les
amphithéâtres, et l'on y a tué environ
trois mille cinq cents de ces bêtes. J'ai donné
au peuple le spectacle d'un combat naval, au delà du
Tibre, dans le lieu où se trouve aujourd'hui le bois
des Césars. J'y ai fait creuser un canal de dix-huit
cents pieds de long sur douze cents de large. Là,
trente navires armés d'éperons, des
trirèmes, des birèmes, et un grand nombre de
vaisseaux moins importants combattirent ensemble. Ces
vaisseaux contenaient, outre leurs rameurs, trois mille
hommes d'équipage». Voilà, à ce
qu'il me semble, un commentaire curieux et officiel du fameux
mot de Juvénal panem et circenses. On voit bien
que ce n'était pas une boutade du poète, mais
un véritable principe de politique heureusement
imaginé par Auguste, et que ses successeurs
conservèrent comme une tradition de
gouvernement.
Les rapports d'Auguste avec le sénat étaient,
on le comprend, plus délicats et plus
compliqués. Même après Pharsale et
Philippes, c'était encore un grand nom qu'il fallait
ménager. Tout abattue qu'elle était, cette
vieille aristocratie causait encore quelque frayeur et
semblait mériter quelques égards. On le voit
bien à ce soin que prend Auguste dans son testament de
ne jamais parler du sénat qu'avec respect. Son nom
revient à tout propos avec une sorte d'affectation. On
dirait vraiment, si l'on se fiait aux apparences, qu'alors le
sénat était le maître, et que le prince
se contentait d'exécuter ses décrets. C'est
bien là ce qu'Auguste voulait faire croire. Il a
passé toute sa vie à dissimuler son
autorité ou à s'en plaindre. De sa demeure
royale du Palatin, il écrivait au sénat les
lettres les plus touchantes pour lui demander de le relever
enfin du soin des affaires, et jamais il ne parut plus
dégoûté du pouvoir qu'au moment où
il concentrait tous les pouvoirs entre ses mains. Il n'est
pas extraordinaire que cette tactique se retrouve dans son
testament : elle, lui avait trop bien réussi avec ses
contemporains pour qu'il ne fût pas tenté de
s'en servir avec la postérité. Aussi
continue-t-il à jouer pour nous la même
comédie de modération et de
désintéressement. Il affecte, par exemple,
d'insister autant sur les honneurs dont il n'a pas voulu que
sur ceux qu'il a acceptés. «Pendant le consulat de M. Marcellus et
de L. Arruntius, dit-il, lorsque le sénat et le peuple
me demandèrent de prendre le pouvoir absolu (11), je ne l'acceptai
pas. Mais je n'ai pas refusé de me charger de la
surveillance des vivres dans une grande disette, et par les
dépenses que j'ai faites, j'ai délivré
le peuple de ses frayeurs et de ses dangers. Comme, en
récompense, il m'offrait le consulat annuel ou
à vie, je l'ai refusé». Ce n'est pas le
seul hommage qu'il rende à sa modération. Il
est question plus d'une fois encore des honneurs ou des
présents qu'il n'a pas voulu accepter. Mais voici
vraiment qui passe les bornes : «Dans mon
sixième et mon septième consulat, après
avoir étouffé les guerres civiles, quand
l'accord de tous les citoyens me livrait le pouvoir
suprême, j'ai remis le gouvernement de la
république aux mains du sénat et du peuple. En
récompense de cette action, j'ai été
appelé Auguste par un sénatus-consulte, ma
porte a été entourée de lauriers et
surmontée d'une couronne civique, et l'on a
placé dans la curie Julia un bouclier d'or avec une
inscription qui disait qu'on m'avait accordé cet
honneur pour rendre hommage à ma vertu, à ma
clémence, à ma justice et à ma
piété. A partir de ce moment, quoique je fusse
au-dessus des autres en dignité, dans les
magistratures dont j'étais revêtu, je ne me suis
jamais attribué plus de pouvoir que je n'en laissais
à nies collègues». Ce curieux passage
fait voir combien les inscriptions pourraient tromper si l'on
se fiait aveuglément à elles. Ne semble-t-il
pas que l'on serait en droit d'en conclure que l'an 726 de
Rome, par la générosité d'Auguste, la
république a recommencé. Or, c'est
précisément l'époque où
l'autorité absolue des empereurs,
délivrée des craintes du dehors, et
acceptée paisiblement de tout le monde, achève
de se constituer. Dion lui-même, l'officiel Dion, qui
est si disposé à croire les empereurs sur
parole, ne peut pas accepter ce mensonge d'Auguste ; il ose
n'être pas dupe, et n'a pas de peine à montrer
que ce gouvernement, sous quelque nom qu'il se
déguise, était au fond une monarchie ; il
aurait pu ajouter que jamais monarchie ne fut plus absolue.
Un seul homme s'est fait l'héritier de tous les
magistrats de la république, et il réunit en
lui tous leurs pouvoirs. II a supprimé le peuple qu'il
ne consulte plus ; il est le maître du sénat
qu'il choisit et forme à son gré ; à la
fois consul et pontife, il règle les actions et les
croyances ; revêtu de la puissance tribunitienne, il
est inviolable et sacré, c'est-à-dire que le
moindre mot qui échappe contre lui devient un
sacrilège ; censeur, sous le titre de préfet
des moeurs, il peut contrôler la conduite des
particuliers et s'introduire, quand il veut, dans les
affaires les plus intimes de la vie (12). Tout lui est soumis,
la vie privée aussi bien que la vie publique, et
depuis le sénat jusqu'aux foyers les plus humbles et
les plus cachés, son autorité a le droit de
pénétrer partout. Ajoutez que les limites de
son empire sont celles du monde civilisé ; la barbarie
commence où finit la servitude, et il n'y a pas
même contre ce despotisme la triste ressource de
l'exil. C'est pourtant l'homme qui possède cette
puissance effrayante, à qui rien n'échappe dans
son immense empire, et à l'empire duquel il n'est pas
possible d'échapper, c'est lui qui vient nous dire,
avec une assurance effrontée, qu'il n'a pas voulu
accepter le pouvoir absolu !
II faut reconnaître
que ce pouvoir absolu, qui se dissimulait avec tant de
précaution, cherchait aussi par tous les moyens
à se faire pardonner. Toutes les compensations qu'on
peut offrir à un peuple pour lui faire oublier sa
liberté, Auguste les a libéralement
données aux Romains. Je ne parle pas seulement de
cette prospérité matérielle qui fit que,
sous son règne, le nombre des citoyens s'accrut de
près d'un million (13), ni même du
repos et de la sécurité qui, au sortir des
guerres civiles, étaient le besoin le plus
impérieux de tout le monde, mais aussi de cet
éclat incomparable que ses embellissements de toute
sorte donnèrent à Rome. On était
sûr de plaire au peuple par ce moyen. César, qui
le savait, avait dépensé, en une fois, cent
millions de sesterces (20 millions) rien que pour acheter le
terrain où devait être son forum. Auguste fit
mieux encore. L'inscription d'Ancyre contient la liste des
monuments qu'il a fait construire, et cette liste est si
longue qu'il n'est pas possible de la citer tout
entière. On y compte quinze temples, plusieurs
portiques, un théâtre, un palais pour le
sénat, un forum, une basilique, des aqueducs, des
chemins publics, etc. Rome entière fut
renouvelée par lui. On peut dire qu'aucun monument ne
lui échappa et qu'il fit restaurer tous ceux qu'il
n'avait pas fait reconstruire. Il acheva le
théâtre de Pompée et le forum de
César, il rebâtit le Capitole ; en une seule
année il fit réparer quatre-vingt-deux temples
qui tombaient en ruine. Tant de millions n'étaient pas
dépensés pour rien, et toutes ces profusions,
chez un prince aussi rangé, cachaient une profonde
pensée politique. Il voulait étourdir ce
peuple, l'enivrer de luxe et de magnificence pour le
distraire des souvenirs importuns du passé. Cette Rome
de marbre qu'il lui bâtissait était
destinée à lui faire oublier la Rome de
briques.
Ce n'était pas du
reste la seule compensation qu'Auguste offrit au peuple. Il
lui en donnait de plus nobles, par lesquelles il cherchait
à légitimer son pouvoir. S'il lui demandait le
sacrifice de sa liberté, il prenait soin de combler de
toutes sortes de satisfactions son orgueil national. Personne
n'a fait mieux que lui respecter Rome au dehors ; personne ne
lui a donné tant de sujets d'être fière
de cet ascendant qu'elle exerçait autour d'elle. La
dernière partie de l'inscription est pleine du
récit complaisant de ces hommages que les pays les
plus reculés du monde ont rendus à Rome sous
son règne. De peur qu'on n'arrêtât les
yeux avec quelque regret sur ce qui se passait au dedans, il
s'empressait de les diriger vers cette gloire
extérieure. A tous les citoyens qu'attristait l'aspect
de ce forum désert et de ce sénat
obéissant, il montrait les armées romaines
pénétrant chez les Pannoniens et chez les
Arabes, les flottes romaines naviguant sur le Rhin et le
Danube, les rois des Bretons, des Suèves, des
Marcomans réfugiés à Rome et
réclamant l'appui des légions, les Mèdes
et les Parthes, ces terribles ennemis de Rome, lui demandant
un roi, les nations les plus lointaines, les moins connues,
les mieux protégées par leur éloignement
et leur obscurité, troublées par ce grand nom
qui, pour la première fois, arrive jusqu'à
elles et sollicitant l'alliance romaine. «Il m'est venu
de l'Inde, disait-il, des ambassadeurs de rois qui n'en
avaient encore envoyé à aucun
général romain. Les Bastarnes, les Scythes et
les Sarmates qui habitent en deçà du
Tanaïs, et au delà de ce fleuve, les rois des
Albaniens, des Hibères et des Mèdes m'ont
envoyé des députés pour demander notre
amitié». Il était bien difficile que le
coeur des plus mécontents résistât
à tant de grandeur. Mais ce qui fut surtout un coup de
maître, ce fut d'étendre jusque dans le
passé ce souci qu'il montrait de la gloire de Rome. Il
honorait presque autant que des dieux , dit Suétone
(14), tous ceux
qui, dans tous les temps, avaient travaillé pour elle
; et pour montrer que personne n'était exclu de ce
culte, il fit relever la statue de Pompée, aux pieds
de laquelle César était tombé, et la
plaça dans un lieu public. Cette conduite
généreuse était aussi une tactique
habile. En adoptant les gloires du passé, il
désarmait par avance les partis qui pouvaient
être tentés de s'en servir contre lui, et, en
même temps, il donnait une sorte de consécration
à son pouvoir en le rattachant de quelque
manière à ces vieux souvenirs. Quelque
différence qui séparât le gouvernement
qu'il fondait de celui de la république, tous deux
étaient d'accord en un point : ils cherchaient la
grandeur de Rome. Sur ce terrain, qui leur était
commun, Auguste essaya de faire la réconciliation du
passé avec le présent. Lui aussi avait embelli
Rome, défendu ses frontières, agrandi son
empire, fait respecter son nom. Il avait poursuivi et
complété cette oeuvre à laquelle on
travaillait depuis sept siècles. Il pouvait donc se
dire le continuateur et l'héritier de tous ceux qui y
avaient mis la main, des Caton, des Paul-Emile, des Scipion,
et se mettre dans leur compagnie. Il n'y manqua pas lorsqu'il
fit construire le forum qui portait son nom ; nous savons par
Suétone que, sous ces portiques élevés
par lui et pleins du souvenir de ses actions, il fit ranger
tous les grands hommes de la république, en costume de
triomphateurs. C'était le comble de l'habileté
; car, en les associant à sa gloire, il prenait une
part de la leur, et il tournait ainsi à son profit la
grandeur du régime politique qu'il avait
renversé.
Ces compensations qu'Auguste offrait aux Romains en
échange de leur liberté semblent leur avoir
suffi. Tout le monde s'habitua vite au gouvernement nouveau,
et l'on peut dire qu'Auguste régna sans opposition.
Les complots, qui plus d'une fois menacèrent sa vie,
étaient le crime de quelques mécontents
isolés, de jeunes étourdis qu'il avait
disgraciés, ou d'ambitieux vulgaires qui voulaient sa
place ; ce n'était pas l'oeuvre des partis. Et
même peut-on dire qu'il y eût encore des partis
en ce moment ? Ceux de Sextus Pompée et d'Antoine
n'avaient pas survécu à la mort de leurs chefs
; et depuis Philippes il n'y avait guère plus de
républicains. A partir de ce moment, c'est un axiome
adopté de tous les esprits sages «que le vaste
corps de l'empire ne peut plus se tenir debout ni en
équilibre, sans quelqu'un qui le dirige». Seuls,
quelques obstinés, qui ne sont pas convertis encore,
écrivent, dans les écoles, des
déclamations violentes sous le nom de Erutus et de
Cicéron, ou se permettent de parler librement dans ces
réunions polies, qui étaient les salons de
cette époque : in conviviis rodunt, in circulis
vellicant. Mais ce sont là des exceptions sans
importance et qui disparaissent au milieu de ce concert
universel d'admiration et de respect. Pendant plus de
cinquante ans, le sénat, les chevaliers et le peuple
s'ingénièrent à trouver des honneurs
nouveaux pour celui qui avait rendu à Rome la paix
intérieure, et qui, au dehors, maintenait si
vigoureusement sa grandeur. Auguste a pris soin de rappeler
tous ces hommages dans l'inscription que nous
étudions, non pas par un accès de vanité
puérile, mais pour constater cet accord de tous les
ordres de l'état qui semblait légitimer son
autorité. Cette pensée se révèle
surtout dans ces dernières lignes de l'inscription
où il rappelle une des circonstances de sa vie qui lui
était le plus précieuse, parce que le
consentement de tous les citoyens y avait paru avec le plus
d'éclat : «Pendant que j'étais consul
pour la treizième fois, dit-il, le sénat,
l'ordre des chevaliers et tout le peuple m'ont donné
le nom de Père de la patrie, et ont voulu que ce fait
fût inscrit dans le vestibule de ma maison, dans la
curie et dans mon forum, au-dessous des quadriges qui y
avaient été placés en mon honneur par un
sénatus-consulte. - Quand j'écrivais ces
choses, j'étais dans ma soixante-seizième
année». Ce n'est pas sans motif qu'il a
réservé ce détail pour la fin. Ce titre
de Père de la patrie dont il fut salué au nom
de tous les citoyens par l'ancien ami de Brutus, Messala,
semblait être la consécration légale d'un
pouvoir acquis par l'illégalité, et une sorte
d'amnistie que Rome accordait au passé. On comprend
qu'Auguste mourant se soit arrêté avec
complaisance sur le souvenir qui semblait l'absoudre, et
qu'il ait tenu à terminer par là cette revue de
sa vie politique.
II
Je voudrais, après avoir analysé ce monument
curieux, dire en quelques mots l'impression qu'il me laisse
sur celui qui l'a écrit.
La vie politique d'Auguste est enfermée tout
entière entre deux documents officiels qui, par un
rare bonheur, nous sont tous les deux parvenus : je veux dire
le préambule de l'édit de proscription
qu'Octave a signé, et, selon toute apparence,
rédigé lui-même, et que nous a
conservé Appien ; et l'inscription retrouvée
sur les murailles du temple d'Ancyre. L'un nous fait voir ce
qu'Octave était à vingt ans, au sortir des
mains des rhéteurs et des philosophes, dans le premier
feu de son ambition, et avec les instincts véritables
de sa nature ; l'autre nous montre ce qu'il était
devenu après cinquante-six ans d'un pouvoir sans
contrôle et sans limites ; il suffit de les rapprocher
pour connaître le chemin qu'il avait fait, et les
changements qu'avaient amenés en lui la connaissance
des hommes et la pratique des affaires.
Le pouvoir l'avait rendu
meilleur, ce n'est pas l'ordinaire, et l'histoire romaine ne
nous montre plus après lui que des princes que le
pouvoir a dépravés. Depuis la bataille de
Philippes jusqu'à celle d'Actium, ou plutôt
jusqu'au moment où il sembla demander solennellement
pardon au monde en abolissant tous les actes de triumvirat,
on sent qu'il travaille à devenir meilleur, et l'on
suit presque ses progrès. Je ne crois pas qu'il y ait
un autre exemple d'un effort aussi violent fait contre
soi-même, et d'un succès aussi complet à
vaincre sa nature. Il était naturellement lâche,
et se cacha sous sa tente la première fois qu'il fut
aux prises avec l'ennemi. Je ne sais comment il fit, mais il
parvint à se donner du coeur ; il s'aguerrit en
combattant Sextus Pompée, et devint
téméraire dans l'expédition contre les
Dalmates, où il fut blessé deux fois. Il
était cynique et débauché, et les orgies
de sa jeunesse, racontées par Suétone, ne le
cèdent pas à celles d'Antoine ; cependant il se
corrigea au moment même où il fut le
maître absolu, c'est-à-dire quand ses passions
auraient rencontré le moins d'obstacle. Il
était né cruel, et froidement cruel, ce qui ne
laissait guère d'espoir qu'il dût changer ; et
pourtant, après avoir commencé par assassiner
ses bienfaiteurs, il finit par épargner même ses
assassins ; et celui à qui son meilleur ami,
Mécène, avait un jour donné le nom de
bourreau, le philosophe Sénèque put l'appeler
un prince clément (15). De toute
façon, l'homme qui a signé l'édit de
proscription ne semble plus le même que celui qui a
écrit le testament, et il faut admirer qu'après
avoir commencé comme il avait fait, il ait pu se
changer à ce point, et mettre une vertu, ou
l'apparence d'une vertu à la place de tous ces vices
qui lui étaient naturels.
Cependant, quelque justice
qu'on soit forcé de lui rendre, il nous serait
difficile de l'aimer. Peut-être avons-nous tort,
après tout ; car la raison nous dit que nous devrions
savoir plus de gré aux gens des qualités qu'ils
se donnent en triomphant ainsi d'eux-mêmes, que de
celles qu'ils ont reçues du ciel, sans prendre aucune
peine. Mais je ne sais comment il se fait que ces
dernières sont les seules qui nous plaisent; il manque
aux autres un certain charme que la nature seule donne, et
qui gagne les coeurs. L'effort y paraît trop, et
derrière l'effort, l'intérêt personnel ;
car on soupçonne toujours que l'cn n'a pris tant de
peine que parce qu'on y trouvait son profit. Cette sorte de
bonté acquise, où la raison a plus de part que
la nature, n'est sympathique à personne, parce qu'elle
paraît être le produit d'une volonté qui
calcule. C'est ce qui fait que toutes les vertus d'Auguste
nous laissent froids et ne nous semblent tout au plus qu'un
chef-d'oeuvre d'habileté. Il leur manque, pour nous
toucher, un peu de naturel et d'abandon. Ce sont là
des qualités que n'a jamais connues ce personnage
raide et composé, quoiqu'au dire de Suétone il
affectât volontiers la simplicité et la bonhomie
dans ses relations familières. Mais n'est pas bonhomme
qui veut, et ses lettres intimes, dont il nous reste quelques
fragments, montrent que sa plaisanterie manquait d'aisance et
qu'il n'était simple qu'avec effort. Ne savons-nous
pas d'ailleurs, par Suétone lui-même, qu'il
écrivait ce qu'il voulait dire à ses amis, pour
ne rien laisser au hasard, et qu'il lui est même
arrivé de rédiger par avance ses conversations
avec Livie (16)
?
Ce qui achève de nous gâter Auguste, c'est le
voisinage de César ; le contraste est complet entre
eux. César, sans parler de ce qu'il y avait,de plus
grand et de plus brillant dans sa nature, nous attire tout
d'abord par sa franchise. Son ambition peut nous
déplaire, mais il avait le mérite au moins de
ne pas la dissimuler. Je ne sais pourquoi M. Mommsen
s'évertue, dans son Histoire romaine, à
vouloir prouver que César ne tenait pas au
diadème et qu'Antoine, quand il le lui offrit, ne
l'avait pas consulté. J'aime mieux m'en tenir à
l'opinion commune, et je ne crois pas qu'elle lui fasse du
tort. Il voulait être roi, et en porter le titre, comme
en avoir l'autorité. Jamais il n'a eu l'air, comme
Auguste, de se faire prier pour accepter des honneurs qu'il
souhaitait avec passion. Ce n'est pas lui qui aurait voulu
nous faire, croire qu'il ne gardait l'autorité
suprême qu'avec répugnance, et qui aurait
osé nous dire, au moment même où il
attirait à lui tous les pouvoirs, qu'il avait rendu le
gouvernement de la république au peuple et au
sénat ; nous savons au contraire qu'il disait
franchement après Pharsale que la république
était un mot vide de sens, et que Sylla n'était
qu'un sot d'avoir abdiqué la dictature. En toutes
choses, et jusque dans les questions de littérature et
de grammaire, il était hardiment novateur, et
n'affichait pas un respect hypocrite pour le passé au
moment où il en détruisait les restes. Cette
franchise est plus de notre goût que les dehors
menteurs de vénération qu'Auguste prodiguait au
sénat après l'avoir réduit à
l'impuissance, et quelque admiration que témoigne pour
lui Suétone, quand il le montre saluant humblement
chaque sénateur par son nom, avant les séances,
je ne sais si je ne préfère pas encore à
cette comédie l'impertinence de César qui avait
fini par ne plus se lever quand le sénat venait le
voir. Tous les deux ont paru dégoûtés du
pouvoir ; mais il n'est venu à l'esprit de personne de
croire qu'Auguste disait la vérité, quand il
demandait avec tant d'instances qu'on le rendît
à la vie privée. Les dégoûts de
César étaient plus profonds et plus
sincères. Ce pouvoir souverain, qu'il avait poursuivi
pendant plus de vingt ans avec une constance infatigable,
à travers tant de périls, au moyen d'intrigues
ténébreuses dont le souvenir devait le faire
rougir, ne répondit pas à son attente, et parut
médiocre à ce coeur qui l'avait tant
souhaité. Il se savait détesté des gens
à l'estime desquels il tenait le plus; il était
contraint de se servir d'hommes qu'il méprisait et
dont les excès déshonoraient sa victoire ; plus
il s'élevait, plus la nature humaine lui apparaissait
sous un aspect fâcheux, plus il voyait s'agiter et se
croiser à ses pieds de basses convoitises et de
lâches trahisons. Il en vint, par dégoût,
à ne plus tenir à la vie; elle ne lui sembla
plus valoir la peine d'être conservée et
défendue. C'est à l'homme qui disait
déjà, à l'époque du pro
Marcello : «J'ai assez vécu pour la nature
ou pour la gloire» ; qui plus tard, lorsqu'on le
pressait de prendre des précautions contre ses
assassins, répondait d'un ton découragé
: «J'aime mieux mourir une fois que de trembler
toujours» ; c'est bien à lui qu'il conviendrait
de dire, avec Corneille :
J'ai souhaité l'empire, et j'y suis
parvenu ; |
Ces beaux vers me plaisent moins, je l'avoue,
placés dans la bouche d'Auguste. Ce politique
avisé, si froid, si maître de lui ne me semble
pas avoir véritablement connu cette noble tristesse
qui, dans le héros, nous révèle l'homme,
ce découragement d'un coeur mécontent de lui,
malgré ses succès, et
dégoûté du pouvoir par le pouvoir
même. Quelque admiration que j'éprouve pour
cette belle scène où Auguste propose d'abdiquer
l'empire, je ne puis m'empêcher d'en vouloir un peu
à Corneille d'avoir pris au sérieux et de nous
dépeindre gravement cette comédie solennelle
dont personne à Rome n'était dupe, et,
lorsqu'en lisant la tragédie de Cinna je veux rendre
mon plaisir complet, je suis toujours tenté de
remplacer le personnage d'Auguste par celui de
César.
J'ajoute, en finissant, que tous ces ménagements
hypocrites d'Auguste n'étaient pas seulement des
défauts de caractère ; ce furent aussi des
fautes politiques, et qui laissèrent les traces les
plus fâcheuses dans le gouvernement qu'il avait
créé. Ce qui rendit insupportable la tyrannie
des premiers Césars, c'est précisément,
ce vague que les mensonges intéressés d'Auguste
avaient répandu sur la nature et les limites
véritables de leur pouvoir. Quand un gouvernement
affirme hardiment son principe, on sait comment se conduire
avec lui ; mais quelle route suivre, quel langage tenir,
lorsque les apparences de la liberté se mêlent
au despotisme le plus réel, lorsqu'une autorité
illimitée se cache sous des fictions
républicaines ? Au milieu de ces obscurités,
tout devient péril et naufrage. On se perd par
l'indépendance ; on peut se perdre aussi par la
servilité ; car, si celui qui refuse quelque chose
à l'empereur est un ennemi déclaré, qui
regrette la république, celui qui accorde tout avec
empressement ne peut-il pas être un ennemi
déguisé qui veut faire savoir que la
république n'existe plus ? La lecture de Tacite nous
montre les hommes d'état de cette terrible
époque marchant au hasard parmi ces
ténèbres volontairement entassées, se
heurtant à chaque pas à des périls
imprévus, exposés à déplaire
s'ils se taisent ou s'ils parlent, s'ils flattent ou s'ils
résistent, se demandant sans cesse avec effroi de
quelle manière ils pourront contenter cette
autorité ambiguë, mal définie et dont les
limites échappent. On peut dire que ce manque de
sincérité des institutions d'Auguste a fait le
supplice de plusieurs générations. Tout le mal
est venu de ce qu'Auguste songeait plus au présent
qu'à l'avenir. C'était un habile homme, plein
de ressources pour sortir d'embarras dans les situations
difficiles ; ce n'était pas vraiment un grand
politique, car il semble que sa vue ne s'étendait
guère au delà des difficultés du moment.
Placé en présence d'un peuple qui supportait
malaisément la royauté, et qui ne pouvait pas
supporter autre chose, il inventa cette sorte de
royauté déguisée, et laissa vivre
à côté d'elle toutes les formes de
l'ancien régime sans s'occuper de les accommoder
ensemble. Mais si ce ne fut pas un aussi grand politique
qu'on l'a prétendu, il faut reconnaître que
c'était un excellent administrateur ; cette partie de
son oeuvre mérite tous les éloges qu'on lui a
prodigués. En coordonnant ensemble tout ce que la
république avait créé de pratiques
sages, de règlements utiles, en remettant en vigueur
les traditions perdues, en créant lui-même des
institutions nouvelles pour l'administration de Rome, le
service des légions, le maniement des finances, le
gouvernement des provinces, il a organisé l'empire, et
l'a ainsi rendu capable de résister aux ennemis du
dehors et aux causes de dissolution intérieure. Si
malgré un régime politique détestable,
l'abaissement général des caractères,
les vices des gouvernants et des gouvernés, l'empire a
eu encore de beaux jours et a duré trois
siècles, il le doit à la puissante organisation
qu'il avait reçue d'Auguste. Voilà la partie
vraiment vitale de son oeuvre. Elle est assez importante pour
justifier le témoignage qu'il se rend à
lui-même dans cette phrase si fière de
l'inscription d'Ancyre : «J'ai fait des lois nouvelles.
J'ai remis en honneur les exemples de nos aïeux qui
disparaissaient de nos moeurs, et j'ai laissé
moi-même des exemples dignes d'être imités
par nos descendants».
III
C'est sans doute vers le milieu de ce règne, au
moment où celui qui était le maître
absolu de la république feignait de rendre le
gouvernement au peuple et au sénat, que parurent les
lettres de Cicéron. On ignore la date exacte de leur
publication ; mais tout porte à croire qu'il faut la
placer dans les années qui suivent la victoire
d'Actium. Le pouvoir d'Auguste, devenu plus populaire depuis
qu'il s'était fait plus modéré, se
sentait alors assez fort pour laisser quelque liberté
d'écrire. Avant cette époque, il était
défiant, parce qu'il n'était pas assez affermi
; il le redevint plus tard, quand il s'aperçut que la
faveur publique lui échappait. Ce règne, qui
commence par proscrire les hommes, finit par brûler les
livres. C'est seulement dans l'intervalle qui sépare
ces rigueurs que la correspondance de Cicéron put
être publiée.
Personne ne nous a dit quelle impression elle produisit sur
ceux qui la lurent pour la première fois; mais on peut
affirmer sans crainte que cette impression fut très
vive. On sortait à peine des guerres civiles ;
jusque-là on ne s'était occupé que des
maux présents ; personne, dans ces malheurs, n'avait
l'esprit assez libre pour songer au passé. Au premier
repos que connut cette génération
tourmentée, elle s'empressa de jeter un regard en
arrière. Soit qu'elle cherchât à se
rendre compte des événements, soit qu'elle
voulût jouir de ce plaisir amer qui se trouve, selon le
poète, dans le souvenir des anciennes souffrances,
elle revint sur les tristes années qu'elle venait de
traverser et souhaita remonter jusqu'aux origines même
de cette lutte dont elle avait vu la fin. Rien ne pouvait
mieux satisfaire cette curiosité que les lettres de
Cicéron. Aussi n'est-il pas douteux que tout le monde
alors ne les ait lues avidement.
Je ne crois pas que cette lecture ait nui au gouvernement
d'Auguste. Peut-être la réputation de quelques
personnages importants du régime nouveau eut-elle un
peu à en souffrir. Il était déplaisant
pour des gens qui se glorifiaient d'être les amis
particuliers du prince qu'on allât exhumer leurs
professions de foi républicaines. Je suppose que les
malins devaient s'égayer de ces lettres où
Pollion jure d'être l'éternel ennemi des tyrans
et où Plancus rejette durement sur la trahison
d'Octave les malheurs de la république. Octave
lui-même ne devait pas être
épargné, et les souvenirs vivants d'une
époque où il tendait la main aux assassins de
César et où il appelait Cicéron son
père ne lui étaient pas favorables. Il y avait
là de quoi défrayer pendant quelques semaines
les conversations des mécontents. Mais à tout
prendre, le mal était petit, et ces railleries ne
compromettaient guère la sécurité du
grand empire. Ce qui était plus à craindre pour
lui, c'était que l'imagination, toujours complaisante
pour le passé, ne prêtât
libéralement à la république ces
qualités dont il est si facile d'embellir les
gouvernements qui ne sont plus. Or, les lettres de
Cicéron étaient bien plus propres à
détruire ces illusions qu'à les encourager. Le
tableau qu'elles présentent des intrigues, des
désordres, des scandales de ce temps ne permettait pas
de le regretter. Des gens que Tacite nous dépeint
fatigués de luttes et avides de repos ne trouvaient
rien là qui pût les séduire, et le
mauvais usage que les Curion, les Caelius, les Dolabella
avaient fait de la liberté les rendait bien moins
sensibles à la douleur de l'avoir perdue.
Ce qui gagna à la
publication de ces lettres, ce fut la mémoire de celui
qui les avait écrites. Il était assez d'usage
alors de maltraiter Cicéron. Malgré la
façon dont l'histoire officielle racontait l'entrevue
de Bologne et le beau rôle qu'on essayait de donner
à Octave dans les proscriptions (17), ce n'en
étaient pas moins des souvenirs fâcheux pour
lui. Pour diminuer un peu ses torts, on calomniait ses
victimes. C'est ce qu'avait voulu faire Asinius Pollion,
quand il racontait, dans son plaidoyer pour Lamia, que
Cicéron était mort comme un lâche
(18) ? Ceux dont
le dévouement n'allait pas si loin, et qui ne se
sentaient pas le courage de l'insulter, se gardaient bien au
moins d'en rien dire. On a remarqué qu'aucun des
grands poètes de ce temps ne parle de lui, et nous
savons par Plutarque qu'il fallait se cacher au Palatin pour
lire ses ouvrages. Le silence se faisait donc autant que
possible autour de cette grande gloire ; mais la publication
de ses lettres le rappela au souvenir de tout le monde. Une
fois qu'on les a lues, cette figure spirituelle et douce, si
aimable, si humaine, si attrayante jusque dans ses
faiblesses, ne peut plus s'oublier.
A cet intérêt que la personne de Cicéron
donne à sa correspondance. Il s'en joint pour nous un
autre plus vif encore. On a vu, par tout ce que je viens
d'écrire, combien notre temps ressemble à
l'époque dont ces lettres nous entretiennent. Elle
n'avait pas plus que la nôtre de croyance solide, et la
triste expérience qu'elle avait faite des
révolutions l'avait dégoûtée de
tout, en l'habituant à tout. Elle connaissait, comme
nous, ces mécontentements du présent et ces
incertitudes du lendemain qui ne permettent pas de
goûter un repos tranquille. Nous nous retrouvons en
elle ; les tristesses des hommes de ce temps sont en partie
les nôtres, et nous avons souffert des maux dont ils se
plaignaient. Nous sommes placés comme eux dans une de
ces époques intermédiaires, les plus
douloureuses de l'histoire, où, les traditions du
passé ayant disparu et l'avenir ne se dessinant pas
encore, on ne sait plus à quoi s'attacher, et nous
comprenons bien qu'il leur soit arrivé souvent de dire
avec le vieil Hésiode : «Que je voudrais
être mort plus tôt, ou être né plus
tard !» C'est ce qui donne pour nous un
intérêt si triste et si vif à la lecture
des lettres de Cicéron ; c'est ce qui m'a d'abord
attiré vers elles ; c'est ce qui, peut-être,
fera trouver quelque plaisir à vivre un moment dans la
compagnie des personnages qu'elles nous dépeignent, et
qui, malgré les années, semblent souvent
être nos contemporains.
(1) Ad
fam., IX,16. |
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(2) Ad
Att., XVI, 11. |
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(3) Ad
Att., XIV,12. |
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(4) Ad
fam., XII, 25 : Quem ructantem et nauseantem
conjeci in Caesaris Octaviani plagas. |
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(5) Orelli,
Fragm. Cic. p.465 |
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(6) Suet.,
Aug., 101. |
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(7) Exploration
archéologique de la Galatie, etc., par MM. Perrot,
Guillaume et Delbet. Paris, 1863. Didot. - Comme les
Galates parlaient grec et comprenaient mal le latin, pour
mettre à leur portée le récit
d'Auguste, tandis qu'on avait installé dans le
temple même, à la place d'honneur, le texte
officiel, on en avait placé la traduction au
dehors, où tout le monde pouvait la lire. Mais le
dehors du temple n'a pas été plus
respecté que l'intérieur. Les maisons
turques se sont serrées contre les murailles,
enfonçant sans façon leurs poutres dans le
marbre et se servant de cette solide maçonnerie
pour appuyer leurs cloisons de brique et de boue. Il a
fallu toute l'habileté de M. Perrot et de M.
Guillaume, son compagnon, pour pénétrer
dans ces maisons peu hospitalières. Une fois
entrés, ils rencontrèrent des
difficultés plus grandes encore. Il fallut
démolir des murs, enlever des poutres, soutenir
des toits pour parvenir à la muraille antique. Ce
n'était rien encore. Cette muraille était
martelée et fendue, noircie par la terre et la
fumée. Comment déchiffrer l'inscription qui
la couvrait ? Il fallut demeurer des semaines
entières dans des appartements infects et obscurs,
ou dans la paille d'un grenier, travaillant à la
bougie, faisant jouer en tous sens la lumière sur
la surface du marbre, arrachant enfin, et, pour ainsi
dire, conquérant ainsi chaque lettre par des
efforts inouïs de courage et de
persévérance. Ce pénible travail a
été payé d'un succès complet.
Sur 19 colonnes dont se composait le texte grec, le
voyageur anglais Hamilton en avait copié cinq en
entier et les fragments d'une autre ; M. Perrot nous en
rapporte douze entièrement nouvelles. Une seule,
la neuvième, n'a pu être lue ; elle
était derrière un gros mur mitoyen qu'il
n'a pas été possible de faire abattre. Ces
douze colonnes, quoique fort maltraitées par le
temps, comblent une grande partie des lacunes du texte
latin. Elles nous font connaître des paragraphes
entiers dont il ne restait pas de traces dans l'original
; et même pour les passages où le latin
était mieux conservé, elles rectifient
presque à chaque pas les contre-sens qu'on avait
faits dans l'interprétation du texte. M. Egger,
dans son Examen des historiens d'Auguste, p. 412
et sq., a étudié avec beaucoup de soin et
de critique l'inscription d'Ancyre. M. Mommsen,
aidé de la copie de M. Perrot, prépare sur
cette inscription un savant travail, après lequel,
sans doute, il ne restera plus rien à faire. -
(L'ouvrage de M. Mommsen qu'on annonçait dans la
première édition de ce livre a paru depuis
sous ce titre : Res gestae divi Augusti ex monumentis
Ancurano et Apolloniensi). |
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(8) Dion,
LII, 14-40. Voyez ce que dit de Dion M. Egger, dans son
Examen des hist. d'Aug., ch. VIII. |
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(9) Le
chiffre n'a pu être lu ni dans le latin ni dans le
grec. |
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(10) Le
chiffre n'a pu être lu. On remarquera le grand
nombre de gladiateurs qui avaient combattu, et qui sans
doute avaient péri dans ces fêtes
sanglantes. Sénèque, pour montrer à
quel point on peut devenir indifférent à la
mort, raconte que, sous Tibère, un gladiateur se
plaignait de la rareté de ces grands massacres; et
faisant allusion à l'époque d'Auguste,
disait : «C'était le bon temps ! Quam bella
aetas periit !» |
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(11) Il y
a quelque apparence, d'après un passage de
Suétone (Aug., 52), que ce que le texte
grec de l'inscription appelle le pouvoir absolu
(autexiousioV arch) était la
dictature. |
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(12) Je ne
fais ici que résumer un très curieux
chapitre de Dion Cassius (Hist. rom., LIII,17). On
y voit très bien comment la constitution romaine,
où la séparation des pouvoirs était
une garantie de liberté, est devenue, par le seul
fait de leur concentration, un formidable engin de
despotisme. |
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(13) L'inscription
d'Ancyre donne, au sujet de cette augmentation, les
renseignements les plus précis. En 725, Auguste
fit le cens une première fois, après
quarante et un ans d'interruption ; on compta, dans ce
recensement, 4 063 000 citoyens. Vingt et un ans
après, en 746, on en compta 4 233 000. Enfin, en
767, l'année même de la mort d'Auguste, il y
en avait 4 937 000. Si l'on ajoute, au chiffre que donne
Auguste, celui des femmes et des enfants qui
n'étaient pas compris dans le cens romain, on
verra que, dans les vingt dernières années
de son règne, l'augmentation avait atteint une
moyenne de 16 pour 100 à peu près. C'est
justement le chiffre auquel s'élève
l'accroissement de la population en France, après
la Révolution, de 1800 à 1825 ;
c'est-à-dire que des circonstances politiques
assez semblables avaient amené les mêmes
résultats. On pourrait croire, à la
vérité, que cette augmentation de la
population sous Auguste tient à l'introduction des
étrangers dans la cité. Mais on sait, par
Suétone, qu'Auguste, contrairement à
l'exemple et aux principes de César, se montra
très avare du titre de citoyen romain. |
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(14) Suet.,
Aug., 31. |
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(15) De
Clem., 9 ; Divus Augustus mitis fuit princeps. Il
est vrai qu'il appelle ailleurs sa clémence une
cruauté fatiguée. |
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(16) Suet.,
Aug., 84. |
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(17) Voir
surtout Velléius Paterculus, II, 66. |
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(18) Sen.,
Suas, 6. |