I - Histoire traditionnelle des rois

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III - TULLUS HOSTILIUS (673-640)

Au prince pieux et pacifique succède le roi guerrier et sacrilège : à Numa, Tullus Hostilius. Les Sabins, en conséquence de l'accord fait entre les deux peuples pour l'élection de Numa, le choisirent parmi les Romains, comme ceux-ci nommeront, après Tullus, le Sabin Ancus. Romulus était fils d'un dieu, Numa l'époux d'une déesse ; avec Tullus, le règne des hommes commence. Petit-fils d'un Latin de Medullia, dont l'aïeul avait vaillamment combattu auprès de Romulus contre les Sabins, Tullus aima les pauvres, leur distribua des terres, et alla demeurer lui-même au milieu d'eux sur le Coelius, où il établit les Albains vaincus.

Ecoutons Tite Live racontant la légende antique, bien qu'aucune traduction ne puisse rendre l'éclat de ce beau récit. «Albe, la mère de Rome, était peu à peu devenue étrangère à sa colonie, et de mutuels pillages amenèrent la guerre. Longtemps les deux armées restèrent en présence, sans oser engager la lutte sacrilège. Comme il se trouvait chez les deux peuples, trois frères jumeaux, à peu près de même force et de même âge, les Horaces et les Curiaces, Tullus et le dictateur d'Albe les chargèrent de combattre pour la patrie : l'empire appartiendra aux victorieux. Voici la convention qui fut faite. Le fécial s'adressant à Tullus, lui dit : «Roi, m'ordonnes-tu de conclure un traité avec le père patrat du peuple Albain ? Et sur la réponse affirmative, il ajouta : Je te demande l'herbe sacrée. - Prends-la pure», répliqua Tullus. Alors le fécial apporta de la citadelle l'herbe pure, et s'adressant de nouveau à Tullus : «Roi, me nommes-tu l'interprète de ta volonté royale et de celle du peuple romain, descendant de Quirinus ? Agrées-tu les vases sacrés et les hommes qui m'accompagnent ? - Oui, répondit le roi, sauf mon droit et celui du peuple romain». Le fécial était M. Valerius ; il créa père patrat du peuple albain Sp. Fusius, en lui touchant la tète et les cheveux avec la verveine. Le père patrat prêta le serment et sanctionna le traité en prononçant les formules nécessaires. Les conditions lues, le fécial reprit : «Ecoute, Jupiter ; écoute, père patrat du peuple albain ; écoute aussi, peuple albain. Le peuple romain ne violera jamais le premier les conditions inscrites sur ces tablettes qui viennent de vous être lues, de la première à la dernière ligne, sans ruse ni mensonge. Elles sont, dès aujourd'hui, bien entendues pour tous. Or s'il arrivait que, par une délibération publique ou d'indignes subterfuges, le peuple romain les enfreignît le premier, alors, grand Jupiter, frappe-le comme je vais frapper ce porc, et frappe-le avec d'autant plus de rigueur que ta puissance est plus grande». L'imprécation faite, il brisa la tète du porc avec un caillou. Les Albains, par la bouche du dictateur et des prêtres, répétèrent les mêmes formules et prononcèrent le même serment.

Le traité conclu, les trois frères, de chaque côté, prennent leurs armes. Les cris de leurs concitoyens les animent ; les dieux de la patrie et, comme il le semble, la patrie elle-même, ont les yeux arrêtés sur eux. Enflammés de courage, enivrés du bruit de tant de voix qui les exhortent, ils s'avancent entre les deux armées, qui, à l'abri du péril, ne l'étaient pas de la crainte ; car il s'agissait de l'empire, remis à la valeur et à la fortune d'un si petit nombre de combattants.

Le signal donné, les six champions s'élancent, les glaives en avant et portant dans leur coeur le courage de deux grandes nations. Indifférents à leur propre danger, ils n'ont devant les yeux que le triomphe ou la servitude et cet avenir de leur patrie dont la destinée sera celle qu'ils lui auront faite. Au premier choc, quand on entendit le cliquetis des armes et qu'on vit étinceler les épées, une horreur profonde saisit les spectateurs. Une attente anxieuse glaçait la voix et suspendait le souffle. Cependant les combattants se mêlent ; les coups ne sont plus incertains, voilà des blessures et du sang. Des trois Romains, deux tombent morts. L'armée albaine pousse des cris de joie, et les Romains fixent des regards désespérés sur le dernier Horace que déjà les Curiaces enveloppent. Mais ceux-ci sont tous trois blessés, et le Romain est sans blessure. Trop faible contre ses ennemis réunis, et redoutable pour chacun d'eux s'ils se séparent, il prend la fuite, persuadé que chacun le suivra selon le degré de force qui lui reste. Quand il se fut éloigné quelque peu du lieu du combat, il tourne la tête et vit ses adversaires le suivre à des distances inégales ; un seul le serrait d'assez prés. Il se retourne brusquement, fond sur lui avec furie, et, tandis que les Albains appellent les Curiaces au secours de leur frère, Horace, déjà vainqueur, vole à un second combat. Alors un cri, tel qu'en arrache une joie inespérée, part du milieu de l'armée romaine ; le guerrier s'anime à cette voix de son peuple, il précipite le combat, et, sans donner au troisième Curiace le temps d'approcher, il achève le second. Ils n'étaient plus que deux, mais n'ayant ni la même confiance ni la même force. L'un sans blessure, fier d'une double victoire et marchant avec assurance à un troisième combat ; l'autre, épuisé par le sang qu'il a perdu, par la course qu'il a faite, se traînant à peine et vaincu d'avance par la mort de ses frères. Il n'y eut pas même de lutte. Le Romain, transporté de joie, s'écrie : Je viens d'en immoler deux aux mânes de mes frères : celui-ci, c'est afin que Rome commande aux Albains que je le sacrifie. Curiace soutenait à peine ses armes ; Horace lui plonge son épée dans la gorge, le renverse et le dépouille. Les Romains entourent et glorifient le vainqueur, d'autant plus joyeux qu'ils avaient tremblé davantage. Chacun des deux peuples s'occupe ensuite d'enterrer ses morts, mais avec des sentiments bien différents. L'un conquérait l'empire, l'autre passait sous la domination étrangère. On voit encore les tombeaux de ces guerriers à la place où chacun d'eux est tombé; les deux Romains ensemble et plus près d'Albe ; les trois Albains du côté de Rome, à quelque distance les uns des autres, suivant qu'ils avaient combattu.

Les tombeaux des Horaces sur la via Appia

Alors, aux termes du traité, Mettius demande à Tullus ce qu'il ordonne. «Que tu tiennes la jeunesse Albaine sous les armes, répond le roi ; je l'emploierai contre les Véiens, si j'ai la guerre avec eux». Les deux armées se retiraient chacune vers sa ville, et Horace, chargé de son triple trophée, marchait à la tète des légions, lorsque, près de la porte Capène, il rencontra sa soeur, fiancée à l'un des Curiaces. Elle reconnaît sur les épaules de son frère la cotte d'armes de son amant, qu'elle-même avait tissée, et ses sanglots éclatent ; elle redemande son époux, elle l'appelle d'une voix étouffée par les pleurs. Indigné de voir les larmes d'une soeur insulter à son triomphe et à la joie de Rome, Horace tire son épée et en perce la jeune fille en l'accablant d'imprécations : «Va, lui dit-il, avec ton fol amour, va rejoindre ton fiancé, toi qui oublies et tes frères morts, et celui qui te reste, et ta patrie. Périsse ainsi toute Romaine qui osera pleurer la mort d'un ennemi !» Ce meurtre cause dans le sénat et dans le peuple une émotion profonde, bien que l'éclatant exploit du meurtrier diminue l'horreur de son crime. Il est mené au roi pour que justice soit faite. Tullus, craignant d'être rendu responsable d'un jugement dont la rigueur soulèverait la multitude, réunit le peuple et dit : Je nomme, conformément à la loi, des duumvirs pour juger le crime d'Horace. La loi était d'une effrayante sévérité : «Que les duumvirs jugent le crime, disait-elle ; si l'on appelle du jugement, qu'on prononce sur l'appel ; si la sentence est confirmée, qu'on voile la tête du coupable, qu'on le suspende à l'arbre fatal et qu'on le batte de verges dans l'enceinte ou hors de l'enceinte des murailles». Les duumvirs prennent aussitôt séance : «P. Horatius, dit l'un d'eux, je déclare que tu as mérité la mort. Va, licteur, attache-lui les mains». Le licteur s'approche ; déjà il passait la corde, lorsque, sur le conseil de Tullus, interprète clément de la loi, Horace s'écrie : J'en appelle, et la cause fut déférée au peuple. Alors on entendit le vieil Horace s'écrier que la mort de sa fille était juste ; qu'autrement il aurait lui-même, en vertu de l'autorité paternelle, sévi le premier contre son fils. Et il suppliait les Romains, qui l'avaient vu la veille père d'une si belle famille, de ne pas le priver de tous ses enfants. Puis, embrassant son fils et montrant au peuple les dépouilles des Curiaces, suspendues au lieu nommé encore aujourd'hui le Pilier d'Horace : «Romains, dit-il, celui que tout à l'heure vous voyiez avec admiration marcher au milieu de vous, triomphant et paré d'illustres dépouilles, le verrez-vous lié au poteau infâme, battu de verbes et supplicié ? Les Albains eux-mêmes ne pourraient soutenir un tel spectacle ! Va, licteur, attache ces mains qui viennent de nous donner l'empire : va, couvre d'un voile la tête du libérateur de Rome ; suspends-le à l'arbre fatal ; frappe-le dans la ville, si tu le veux, pourvu que ce soit devant ces trophées et ces dépouilles ; hors de la ville, pourvu que ce soit au milieu des tombeaux des Curiaces. Dans quel lieu pourrez-vous le conduire où les monuments de sa gloire ne s'élèvent point contre l'horreur de son supplice ?» Les citoyens, vaincus et par les larmes du père et par l'intrépidité du fils, prononcèrent l'absolution du coupable, et cette grâce lui fut accordée plutôt par l'admiration qu'inspirait son courage, que par la bonté de sa cause. Cependant, pour qu'un crime aussi éclatant ne restât pas sans expiation, on obligea le père à racheter son fils, en payant une amende. Après quelques sacrifices expiatoires, dont la famille des Horaces conserva depuis la tradition, le vieillard plaça en travers de la rue un poteau, espèce de joug, sous lequel il fit passer son fils la tête voilée. Ce poteau conservé et entretenu à perpétuité par les soins de la République, existe encore aujourd'hui. On l'appelle le Poteau de la Soeur».

Ce combat, deux fois consacré, par le grand historien de Rome et par le mâle génie de Corneille, a-t-il eu lieu ? Le doute est permis ; mais, à Rome, tout le monde y croyait, et, durant des siècles, il en subsista des témoignages qui semblaient irrécusables : le poteau de la Soeur, la fosse Cluilienne, les tombeaux des Horaces, les sacrifices expiatoires renouvelés chaque année dans leur maison pour apaiser es mânes d'une victime aimée. Tout cela force d'admettre au moins que sous les ornements de la narration épique, embellie par la poésie populaire et par l'orgueil de la gens Horatia, se cache quelque fait véritable. La légende se trompe souvent au sujet des exploits qu'elle raconte ; elle est presque toujours véridique à l'égard des moeurs et des institutions qu'elle révèle : et c'est pour montrer cette portion de vérité que nous avons donné ce long récit.

Albe s'était soumise, mais, dans une bataille contre les Fidénates, que les Véiens soutenaient, le dictateur des Albains, Mettius Fuffetius, attendit à l'écart avec ses troupes l'issue du combat. Tullus invoque la Pâleur et la Terreur, leur promettant un temple si elles jettent l'effroi dans les rangs ennemis ; puis, vainqueur, il dit au traître : Ton coeur s'est partagé entre moi et mes ennemis, ainsi sera-t-il fait de ton corps, et on l'attacha à deux chars tirés en sens contraire. Puis Albe fut détruite, son peuple transféré à Rome sur le Caelius, ses patriciens admis dans le sénat, et ses riches parmi les chevaliers. Rome hérita des vieilles légendes d'Albe, de sa famille des Jules, d'où César sortit, et de ses droits comme métropole de plusieurs cités latines. Six siècles plus tard, les Hostilius, qui prétendaient descendre du troisième roi de Rome, faisaient représenter sur des monnaies les deux redoutables divinités que leur aïeul avait, disait-on, invoquées.

Tullus combattit encore avec succès les Sabins et les Véiens, dont il assiégea la ville. Mais il négligeait le service des dieux ; leur colère attira sur Rome une maladie contagieuse qui atteignit le roi lui-même. Comme Romulus, il eut une fin tragique et mystérieuse. Il avait cru trouver dans les livres de Numa un moyen d'expiation et le secret de forcer Jupiter Elicius à des révélations. Une faute commise dans ces conjurations redoutables attira sur lui la foudre, et la flamme dévora son corps et son palais (640). Celui, dit Tite Live, qui jusqu'alors avait regardé comme indigne d'un roi de s'occuper des choses sacrées, devint la proie de toutes les superstitions et remplit la cité de pratiques religieuses. Vieille histoire, toujours nouvelle. Un récit plus prosaïque le fait tuer par Ancus.