L - Dernières guerres contre Mithridate

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II - POMPEE SUCCEDE A LUCULLUS DANS LE COMMANDEMENT DE L'ARMEE D'ASIE (66)

Mithridate et Tigrane mirent à profit ces mésintelligences pour rentrer dans leurs Etats ; le roi de Pont battit même un lieutenant, à qui il tua sept mille hommes, cent cinquante centurions et vingt-quatre tribuns (67). Un autre aurait eu le même sort sans une blessure que Mithridate reçut dans la mêlée, de la main d'un transfuge. L'arrivée de Lucullus, qui avait une dernière fois réussi à entraîner ses soldats en leur faisant honte d'abandonner leurs camarades, rejeta le roi dans la petite Arménie ; mais ils ne voulurent pas l'y poursuivre. En vain leur général descendit aux prières : plus maîtres que lui dans son camp, ils lui dirent d'aller seul chercher l'ennemi, s'il voulait combattre ; et ils ne consentirent à demeurer sous ses ordres jusqu'à la fin de l'été qu'à la condition de ne point quitter leur camp.

Cependant les deux rois avaient repris l'offensive ; la Cappadoce était envahie, les Romains chassés du Pont, un proconsul, Glabrion, mis en fuite, et poursuivi jusque dans la Bithynie. Quand arrivèrent les commissaires chargés par le sénat d'organiser en provinces les nouvelles conquêtes, tout semblait à recommencer. En effet, par l'incurie du gouvernement qui, durant huit années, avait abandonné à eux-mêmes ceux qui se battaient pour lui aux extrémités de l'empire, les plus belles campagnes qu'un général romain eût encore conduites, les plus étonnantes victoires que les légions eussent encore gagnées, devenaient inutiles, et, au printemps de l'année 66, la situation était aussi difficile qu'elle l'avait été en 74. Seulement, on savait mieux ce que valaient les hordes asiatiques, et on était assuré de terminer ces guerres le jour où en le voudrait résolument.

Pompée, qui venait d'en finir avec les pirates, se trouvait à la tête de forces considérables dans la Cilicie. Depuis longtemps ses amis de Rome lui destinaient la conduite de cette guerre. Le tribun Manilius proposa formellement de l'envoyer contre Tigrane et Mithridate, avec des pouvoirs illimités sur l'armée, la flotte et les provinces d'Asie. Le sénat repoussait cette loi qui continuait la royauté d'un transfuge du parti des nobles ; mais l'aveuglement du peuple et des chevaliers lui présageait une nouvelle défaite, s'il résistait ; il préféra renoncer au droit que Sylla lui avait donné de l'examen préalable des propositions législatives. Catulus seul parla longtemps contre la rogation, et quand il vit que le peuple l'écoutait sans l'entendre : Puisqu'il en est ainsi, s'écria-t-il en se tournant vers les sénateurs, il ne vous reste plus qu'à chercher quelque roc Tarpéien, quelque mont Sacré où vous puissiez fuir et rester libres. Naguère c'était de la noblesse qu'était sortie la dictature ; maintenant elle venait du peuple, signe évident que des deux côtés on était préparé à la servitude. La rogation, soutenue par César et par Cicéron, qui prononça à cette occasion son premier discours public, passa sans obstacle. Manilius avait en soin, avant le vote, de répandre les affranchis dans les trente-cinq tribus. L'ancien lieutenant de Sylla allait donc jusqu'à chercher un appui dont les Gracques mêmes n'avaient pas voulu.

Lorsqu'il en reçut la nouvelle, Pompée se plaignit hypocritement de la fortune qui l'accablait de travaux et lui refusait la paisible existence d'un citoyen obscur. Ses actes démentirent bientôt ses paroles ; il se hâta de se montrer dans son nouveau gouvernement, multipliant les édits, appelant à lui toutes les troupes, tous les alliés, et prenant à tâche d'humilier Lucullus en cassant ses actes. Les deux généraux se rencontrèrent en Galatie ; la conférence commença par les compliments d'usage et finit par des injures. Comme un oiseau de proie lâche et timide qui suit le chasseur à l'odeur du carnage, Pompée, disait Lucullus, se jette sur les corps abattus par d'autres et triomphe des coups qu'ils ont portés. Des amis communs les séparèrent (66). Quand Lucullus prit la route de l'Italie, son rival ne lui permit d'emmener que mille six cents hommes pour son triomphe, et cet honneur, il sut l'empêcher, pendant trois ans, de l'obtenir.

Lucullus triomphant

Justement irrité de l'injustice du peuple et de la faiblesse du sénat, qui l'avait abandonné, Lucullus se retira d'un gouvernement dont il prévoyait sans doute l'inévitable chute, et il alla vivre dans ses villas des immenses richesses qu'il avait rapportées du pillage de l'Asie. Son luxe, sa magnificence, lui valurent le surnom de Xerxès romain. Ses jardins, dit Plutarque, sont encore comptés parmi les plus beaux du domaine impérial. Il avait construit près de Naples d'énormes voûtes sous lesquelles la mer entrait, de manière à lui former des réservoirs à poissons. Aux environs de Tusculum, on admirait ses palais, disposés en résidence d'été et résidence d'hiver, avec d'immenses salons, de larges promenades et de délicieuses perspectives. Chaque pièce avait son ameublement particulier et son service spécial. Cicéron et Pompée, voulant un jour le surprendre, lui demandèrent à dîner à la condition qu'il ne donnerait aucun ordre. Il se contenta de dire à son affranchi : Nous souperons dans la salle d'Apollon, et ses deux convives eurent le plus magnifique festin, mais, dans cette salle, la dépense ne devait jamais être au-dessous de 50.000 drachmes. La protection éclairée qu'il accorda aux lettres demande grâce pour cette élégante mollesse qui, au milieu de tant de corruption, n'était plus un danger.

On n'avait donné à Lucullus qu'une petite armée et quelques navires ; Pompée eut soixante mille hommes et une flotte immense dont il enveloppa toute l'Asie Mineure, depuis Chypre jusqu'au Bosphore de Thrace. Mithridate était encore à la tête de trente-deux mille soldats ; mais, fatigué à la fin de cette lutte sans repos, il fit demander au nouveau général à quelles conditions on lui accorderait la paix. Qu'il s'en remette à la générosité du peuple romain, répondit le proconsul. Finir comme Persée après avoir combattu comme Annibal ! Mithridate avait un trop grand coeur pour s'y résoudre. Eh bien ! dit-il, combattons jusqu'à notre dernière heure ; et il jura de ne jamais faire la paix avec Rome. Pompée marchait déjà vers la petite Arménie. Dès la première rencontre, dans un combat de nuit sur les bords du Lycus, l'armée pontique fut détruite, et Mithridate ne s'échappa que, lui quatrième, avec deux cavaliers et une de ses femmes, qui, en costume d'homme, le suivait partout et combattait à ses côtés. Arrivé à une de ses forteresses, il distribua à ceux qui l'avaient rejoint tout l'argent qu'il y trouva et aussi du poison pour que chacun restât maître de sa liberté et de sa vie. Ces précautions prises, il voulut fuir vers Tigrane, mais ce prince avait mis à prix la tête du vaincu ; alors il remonta vers les sources de l'Euphrate et gagna la Colchide où il passa l'hiver. Sur le champ de bataille, Pompée fonda la ville de la Victoire, Nicopolis.

Dans les cours despotiques de l'Orient, le prince n'est ni époux ni père. Tigrane, rendu par ses défaites soupçonneux et cruel, avait fait tuer deux de ses fils ; le troisième se révolta, peut-être à l'instigation de Mithridate, et chercha un refuge chez les Parthes. Phraate avait enfin compris qu'il était temps pour lui de se décider à prendre sa part des dépouilles de son voisin, et il venait de conclure avec Pompée un traité d'alliance. Le jeune Tigrane lui offrait les moyens de faire une puissante diversion, il lui donna une de ses filles et le ramena avec une armée dans les Etats de son père. Le vieux roi se retira d'abord dans les montagnes, laissant les deux princes perdre leur temps et leurs forces devant les murailles d'Artaxata. Phraate se lassa le premier ; il regagna son royaume de peur qu'une trop longue absence n'y excitât des troubles, et le jeune Tigrane vaincu par son père fut réduit à s'enfuir dans le camp romain. Pompée s'acheminait de son côté vers Artaxata, il n'en était plus qu'à quinze milles, quand parurent des envoyés de Tigrane, et bientôt le roi lui-même. Aux portes du camp, un licteur le fit descendre de cheval ; dès qu'il aperçut Pompée, il détacha son diadème et voulut se prosterner à ses genoux. Le général le prévint, le fit asseoir à ses côtés et lui offrit la paix à condition de renoncer à ses anciennes possessions de Syrie et d'Asie Mineure, de payer 6000 talents et de reconnaître son fils pour roi de la Sophène. La vieille politique du sénat était encore ici appliquée. Tigrane, affaibli, mais non renversé, était trop peu puissant pour demeurer redoutable, assez pour tenir en échec le roi des Parthes, dont la conduite avait été longtemps équivoque. Ce nouveau vassal allait donc faire pour Rome la police de la haute Asie, comme jadis Eumène dans l'Asie antérieure, reges... vetus servitutis instrumentum.

Tigrane avait craint un plus fâcheux traitement ; dans sa joie, il promit aux troupes romaines une gratification de 50 drachmes par soldat, de 1000 par centurion et d'un talent par tribun. Mais son fils, qui avait espéré prendre sa couronne, ne put cacher son mécontentement ; de secrètes menées avec les Parthes et les grands d'Arménie ayant été découvertes, Pompée, au mépris du droit des gens, le fit charger de chaînes, quoiqu'il fût son hôte et le réserva pour son triomphe. Quelques troupes furent laissées en Arménie pour veiller sur les mouvements des Parthes, qui venaient de rappeler à Pompée que la limite des deux empires devait être l'Euphrate. Avec le reste de l'armée, partagée en trois divisions, le général hiverna sur les bords du Cyrus. Il comptait aller au printemps chercher Mithridate jusque dans le Caucase pour se vanter à Rome d'avoir porté ses aigles du fond de l'Espagne et de l'Afrique aux dernières limites du monde habitable, et jusqu'aux rocs où Jupiter avait enchaîné Prométhée.

Le Cyrus borne l'Albanie par le sud. Au milieu de décembre quarante mille Albaniens franchirent le fleuve dans l'espoir de surprendre les trois camps ; partout ils furent repoussés, et Pompée, passant lui-même le Cyrus au retour de la belle saison (65), pénétra, en traversant l'Albanie, chez les Ibériens que ni les Perses ni Alexandre n'avaient domptés. Plutarque veut que, dans ces expéditions, Pompée ait vaillamment payé de sa personne ; c'est plus probable que ce qu'il conte des amazones : Elles descendirent, dit-il, des montagnes voisines pour combattre avec ces peuples chez lesquels, chaque année, elles venaient passer deux mois. En allant au Caucase, Pompée était sorti des terres historiques de la république romaine pour entrer dans la région des légendes.

Ces peuples vaincus, il touchait au Phase, dont un de ses lieutenants occupait l'embouchure avec la flotte du Pont, lorsqu'une révolte des Albaniens le rappela sur ses pas. Il les écrasa et voulut pousser jusqu'à la mer Caspienne ; le défaut de guides, la difficulté des lieux et la nouvelle d'une tentative des Parthes sur la Gordyène le ramenèrent en Arménie ; mais il ne fit que la traverser pour gagner Amisos, où, durant l'hiver, il tint, comme un roi de l'Orient, une cour magnifique. Entouré de chefs barbares et d'ambassadeurs de tous les princes de l'Asie, il distribuait les commandements et les provinces, accordait ou refusait l'alliance de Rome, traitait avec les Mèdes et les Elyméens, jaloux des Parthes, et refusait à Phraate le titre de roi des rois. Pour Mithridate, rejeté dans des lieux impraticables, où il semblait impossible de le poursuivre, il se faisait oublier, et l'heureux proconsul, peu désireux d'aller risquer sa gloire dans une guerre sans éclat contre les barbares des cotes septentrionales de l'Euxin, rêvait déjà d'autres et de plus faciles conquêtes. Il avait presque touché le Caucase et la mer d'Hyrcanie ; il voulait atteindre encore la mer Rouge et l'océan Indien, en prenant possession, sur sa route de la Syrie que Tigrane avait abandonnée.

Antiochus XIII l'Asiatique

Au printemps de 64, après avoir organisé le Pont en province, comme si Mithridate eût été déjà mort, et laissé une croisière sur l'Euxin, il passa le Taurus. La Syrie était dans le plus déplorable état. Antiochus XIII l'Asiatique, que Lucullus avait reconnu pour roi, n'avait pu se faire obéir ; une foule de petits tyrans se partageaient les villes, et les Ituréens, les Arabes, pillaient le pays. Pompée, décidé à donner, malgré la sibylle, l'Euphrate pour frontière à la république, réduisit en province la Syrie et la Phénicie, et laissa seulement la Commagène à Antiochus, la Chalcidique, à un Ptolémée, l'Osroëne à un chef arabe, afin que ces princes, dépendant de Rome, gardassent, pour elle, les deux rives du grand fleuve, au seul endroit où les Parthes pouvaient le passer. Dans l'intérieur de la Syrie, les Ituréens (Druses), qui possédaient nombre de châteaux au milieu du Liban, furent ramenés au repos par un châtiment sévère.

Dans la Palestine, les Macchabées avaient glorieusement reconquis l'indépendance du peuple hébreu, et, depuis l'année 107, un de leurs descendants, Aristobule, s'était fait appeler roi des Juifs. Avec ce titre, la nouvelle dynastie avait pris les moeurs et la cruauté des princes de ce temps : Aristobule tua sa mère et, à l'instigation de la reine Salomé, il fit assassiner son frère Antigone. Sous son successeur, Alexandre Jannès, le nouveau royaume s'étendit du mont Carmel à la frontière d'Egypte, du lac de Génésareth au pays des Nabathéens (Pétra) ; Ptolémaïs (Saint-Jean-d'Acre) et Ascalon restaient seuls libres au bord de la Méditerranée. Mais, après lui (64), six années de guerre civile coûtèrent la vie à cinquante mille Juifs, et la querelle des Sadducéens et des Pharisiens ébranla l'Etat. Ceux-ci, préoccupés surtout de la loi et des pratiques religieuses, ceux-là de la grandeur nationale, formaient deux partis profondément divisés. Les Pharisiens l'emportèrent sous la régente, Alexandra, veuve de Jannès, et commirent d'horribles excès, comme les partis à la fois politiques et religieux savent en accomplir lorsqu'ils ont le pouvoir. Une seconde guerre civile entre les deux fils d'Alexandra, le faible Hyrcan II et l'énergique Aristobule, amena de nouvelles péripéties. Hyrcan fut renversé du trône, mais les Pharisiens appelèrent l'étranger ; ils promirent au roi des Arabes nabatéens de lui rendre les conquêtes de Jannès, et Arétas vint avec cinquante mille hommes assiéger Aristobule dans Jérusalem.

Un questeur de Pompée, Aem. Scaurus, était alors à Damas ; les deux prétendants offrirent de lui payer son assistance 400 talents. Hyrcan avait déjà promis beaucoup au chef nabatéen, et il ne pourrait s'acquitter qu'après la victoire ; Aristobule payait comptant ; Scaurus se prononça pour lui et écrivit à Arétas qu'il serait déclaré ennemi du peuple romain, s'il ne se retirait aussitôt. Le roi arabe recula devant la colère de Rome (64). Quand Pompée arriva, il voulut examiner lui-même l'affaire et cita les deux frères à comparaître devant lui à Damas (64-63). Aristobule essaya avec le général du moyen qui lui avait si bien servi avec le lieutenant ; il envoya à Pompée une vigne d'or de la valeur de 500 talents et du plus précieux travail, mais, cette fois, sans gagner sa cause. Pompée, qui voulait aller jusqu'à Jérusalem où pas un général romain n'était encore entré, renvoya les deux compétiteurs, remettant, disait-il, à leur rendre réponse après qu'il aurait châtié les Nabathéens. Cette apparente impartialité ne faisait pas le compte d'Aristobule, qui avait cru mieux placer son argent. Il se retira dans ses châteaux et quelques jours après consentit à les livrer ; il leva des troupes, puis il les congédia et alla enfin se jeter dans Jérusalem d'où Pompée le tira sous prétexte d'une conférence. Les partisans d'Hyrcan ouvrirent les portes de la cité au proconsul, qui assiégea ceux d'Aristobule dans le temple pendant trois mois. Un dernier assaut, où Cornelius Sylla, le fils du dictateur, monta le premier sur la muraille, lui livra la place. Les Romains ne firent point de quartier ; douze mille Juifs périrent autour de leur sanctuaire. Pendant le massacre, les prêtres officiaient à l'autel, sans négliger une seule prescription de leurs antiques lois ; leur sang se mêla à celui des victimes. Pompée pénétra dans le Saint des saints, où le grand prêtre seul entrait une fois par an, mais il respecta les vases sacrés, même les trésors du temple, qui montaient à 2.000 talents. Hyrcan, rétabli dans la souveraine sacrificature, à la condition de renoncer au titre de roi et au diadème, fut encore obligé de payer un tribut annuel et de restituer à la Syrie les conquêtes des Macchabées avec les villes maritimes de Joppé, Gaza, etc. C'était comme une route militaire que Pompée ouvrait aux légions vers l'Egypte. Si la Judée n'était pas réunie à la province, elle allait tomber dans cette condition de demi servitude par laquelle Rome faisait passer les peuples qui n'avaient pas encore perdu tout amour du pays natal. Les Pharisiens avaient donc gagné leur cause : la royauté juive n'était plus qu'une ombre, mais de l'oeuvre glorieuse des Macchabées il ne restait rien. Quant aux Nabathéens, Pompée les avait fait poursuivre par son lieutenant M. Scaurus, qui n'arriva pas jusqu'à Pétra, que d'affreux déserts défendaient. Mais Arétas voulait garder Damas dont les habitants l'avaient appelé pour protéger leur commerce, et Damas était à la portée des Romains : il acheta la paix, de sorte que Pompée put le mettre au nombre des rois qu'il avait vaincus.

Monnaie de Scaurus

Durant ces opérations, la fortune travaillait pour Pompée dans le Bosphore Cimmérien. Mithridate, qu'on avait cru mort ou réduit à vivre en aventurier, avait reparu avec une armée à Phanagorie, dans le Bosphore, pour demander compte à son fils Macharès d'une couronne, du prix de 1000 pièces d'or, qu'il avait envoyée à Lucullus en sollicitant d'être mis au nombre des alliés de Rome. Macharès savait son père implacable ; il voulut fuir, déjà il était entouré : il se tua. Mithridate avait donc encore un royaume ; ni l'âge ni les revers n'avaient brisé cette haute ambition. La flotte des Romains lui fermait la mer, et l'Asie leur était soumise ; mais une route lui restait ; jusque dans la Thrace, les peuples connaissaient son nom et ses enseignes : il ira au milieu d'eux, à sa voix ils se lèveront, et il les entraînera, en remontant la vallée du Danube jusque dans la Gaule, dont les belliqueux habitants grossiront ses rangs ; et, du haut des Alpes, il précipitera sur Rome le torrent des nations barbares. Ce plan audacieux, le vieux roi l'accepte : il ne parle plus que des brenns Gaulois et d'Annibal, et, avec son activité ordinaire, il en prépare l'exécution. Mais ses projets transpirent ; ses soldats, ses officiers, reculent devant tant de fatigues et de dangers. Un d'eux, Castor, donne l'exemple en s'emparant de Phanagorie, où il s'enferme. Son fils même, Pharnace, conspire contre lui ; il lui pardonne, mais le traître ne peut croire à cette démence et gagne les transfuges romains, qui, plus que tous les autres, s'effrayent de cette expédition gigantesque ; bientôt la défection est générale. Mithridate veut marcher au-devant des rebelles, son escorte l'abandonne : il rentre dans son palais, et, du haut des murs, il voit, il entend proclamer roi son fils. Des messages adressés à Pharnace restent sans réponse ; il craint qu'on ne joigne la honte au crime, et, pour ne pas être livré aux Romains, il prend du poison, mais en vain : la liqueur mortelle est sans effet ; il essaye de se percer de son épée, sa main le trompe encore. Un Gaulois lui rendit ce dernier service (63). Il avait soixante-huit ans, et depuis un demi-siècle il avait occupé la scène de l'histoire d'où il sortit de cette façon tragique. On peut dire avec Racine : «Ses seules défaites ont fait presque toute la gloire de trois des plus grands capitaines de la république ; c'est à savoir, de Sylla, de Lucullus et de Pompée».

Pompée était sous les murs de Jéricho quand il apprit que le plus grand ennemi de Borne, après le héros de Carthage, avait, comme Annibal et Philopoemen, péri par la trahison. Dès que Jérusalem fut prise, il retourna dans le Pont, à Amisos, où Pharnace, par une dernière et honteuse trahison, lui envoya, avec de magnifiques présents, le corps de son père couvert d'un riche costume, suivant la mode du Bosphore. Il était défiguré ; mais on put le reconnaître aux cicatrices qui sillonnaient son visage. Le Romain le fit ensevelir avec honneur, à Sinope, dans le tombeau de ses aïeux.