LI - Impuissance du gouvernement de la République

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I - TROUBLES INTERIEURS ; COMMENCEMENTS DE CESAR

Au temps de Sylla, les aruspices toscans consultés sur certains prodiges avaient répondu qu'un nouvel âge du monde approchait et que la forme de l'univers allait changer. Il n'était pas nécessaire de savoir lire dans le ciel pour voir que sur la terre une révolution se préparait.

Depuis soixante ans, deux tentatives avaient été faites en sens contraire pour reconstituer la république, l'une en vue des intérêts populaires, l'autre au nom des intérêts aristocratiques. La première échoua, parce que les Gracques comptèrent trop sur cette tourbe d'affranchis qui avaient remplacé l'ancien peuple romain ; l'autre parut un moment réussir, parce que Sylla se servit de la seule force qui restât dans Rome, la noblesse : mais cette noblesse, qui aurait pu gouverner le monde si elle avait su se gouverner elle-même, se montra incapable de garder l'empire, et Pompée lui ôta, pour payer les applaudissements du peuple, une partie de ce que Sylla lui avait donné. C'était encore une restauration inintelligente du passé, un retour aux temps de Sulpicius et de Saturninus, sans plus de garanties contre l'esprit de faction ; c'était la guerre ramenée au Forum : elle y éclata bien vite. Le consulat de Pison, en l'année 67, peut être compté parmi ceux des plus mauvais jours de la république.

Un ancien questeur de Pompée, C. Cornelius, était alors tribun ; il voulut réprimer les prêts usuraires dont les nobles ruinaient les provinces, et empêcher quelques sénateurs vendus de dispenser, au nom de leur compagnie, de l'observation d'une loi. Pison combattit sa rogation et, le peuple murmurant, il fit saisir plusieurs mutins ; mais la foule se rua sur les licteurs, brisa leurs faisceaux et chassa le consul du Forum sous une grêle de pierres. Comme son patron, Cornelius n'était pas un démagogue, il congédia l'assemblée, et modifia sa proposition : pour valider un sénatus-consulte qui dispenserait d'une loi, il faudra la présence de deux cents membres au moins. Il essaya aussi d'étendre le crime de brigue à ceux qui auraient aidé le candidat incriminé, et il formula contre eux des peines sévères. Pison, à qui la violence venait de mal réussir, usa de l'adresse ; il s'empara de cette loi, afin de n'en pas laisser l'honneur au tribun, et, sous prétexte qu'avec des peines immodérées on ne trouverait ni accusateur ni juges, il ne demanda pour les coupables que l'expulsion du sénat, l'interdiction des charges et une amende. Cette fois encore une émeute l'obligea à fuir du Forum ; il fit appel à ses amis, revint en force, et la loi passa. A peine Cornelius fut-il sorti de charge que les deux Cominius l'accusèrent du crime de majesté pour n'avoir pas tenu compte du veto de ses collègues ; mais un autre agent de Pompée, Manilius, à la tête d'une troupe armée, les menaça de mort. Ils s'enfuirent, sous la protection des consuls, dans une maison d'où ils s'échappèrent la nuit par les toits (66).

Ainsi les luttes à main armée recommençaient : naguère Licinius Macer accusait le sénat de despotisme, maintenant les consuls reprochent aux tribuns leurs violences ; nobles et peuple étaient donc également convaincus d'impuissance à gouverner, et il n'y avait plus qu'une expérience à tenter : la monarchie. Trois hommes y tendaient alors : Pompée, à la manière de Périclès, par les lois mêmes de son pays ; Catilina, comme les Denys et les Agathocle, par les conspirations et la soldatesque ; César, à la façon d'Alexandre, par d'irrésistibles séductions et l'ascendant de son génie. Entre ces trois hommes un autre se plaça, qui, meilleur que son temps, croyait à la vertu, au pouvoir de la raison, et qui ne se résignait pas à la pensée qu'on ne pût sauver la liberté. Comme Drusus, Cicéron cherchait le salut de la république, non dans la domination exclusive d'une classe de citoyens, mais dans la conciliation de tous les ordres : avec un seul, c'était le despotisme ; avec deux, la guerre ; avec trois, l'harmonie, la paix. Il avait déjà contribué à faire rendre aux chevaliers les jugements, et il travaillait à mettre de leur côté l'opinion publique en exaltant dans tous ses discours leur impartialité et leurs services. Il aurait voulu enchaîner Pompée à leur cause, et, comme il avait compris de quelle nature était son ambition, il n'avait rien épargné pour la favoriser. D'ailleurs, homme nouveau, Cicéron avait besoin pour se faire jour de l'appui de Pompée ; son ambition personnelle se trouvait ainsi d'accord avec ce qu'il croyait être l'intérêt public.

Jules César jeune

Un autre personnage flattait aussi Pompée et, à l'ombre de ce nom alors si grand, se faisait une place dans l'Etat. Nous connaissons Jules César. Son influence dans Rome était déjà considérable, et il ne la devait ni aux charges qu'il avait remplies, il n'était que pontife ; ni à ses exploits, il n'avait pas encore commandé ; ni à son éloquence, bien qu'elle fût prouvée par des succès. Le peuple mettait ses espérances dans ce gendre de Cinna, dans ce neveu de Marius, sorti de la plus noble des maisons patriciennes, et il subissait le charme répandu sur toute la personne du descendant de Vénus et d'Anchise. Son esprit et ses manières avaient une séduction qu'un autre dominateur a aussi possédée ; mais elle s'alliait dans César à une élégance naturelle que Napoléon ne put jamais acquérir. C'est que l'un était, malgré lui-même, le représentant d'une jeune et rude démocratie, l'autre l'héritier d'une vieille noblesse, un grand seigneur égaré au milieu du peuple.

Vénus et Anchise - Fragment de boîte à miroir

Il faut bien le dire, le futur maître du monde ne fut d'abord que le roi de la mode : les plus élégants désespéraient de porter comme lui leur toge, et les femmes ne savaient pas lui résister. Magnifique et prodigue, comme s'il eût compté sur les richesses du monde, il jetait l'or, moins pour ses plaisirs que pour ses amis, pour le peuple qu'il conviait à des fêtes splendides. Cicéron, trop grand artiste pour bien juger les hommes, Cicéron, qui crut au repentir de Catilina, comme plus tard au désintéressement d'Octave, se laissa tromper à cette frivolité apparente. «Quand je le vois si bien frisé, disait-il, et craindre de déranger sa chevelure du bout du doigt, je me rassure ; un tel homme ne peut songer à bouleverser l'Etat». Il eût été moins confiant, s'il se fût rappelé ce voyage en Asie (76), durant lequel César, tombé aux mains des pirates, étonna, maîtrisa ces brigands par sa fierté, les forçant à l'écouter, à le servir, et les menaçant de la croix, tout captif qu'il était. Ils lui avaient demandé 20 talents pour sa rançon : «Ce n'est pas assez, vous en aurez 50, mais ensuite, je vous ferai tous pendre» ; et il leur avait tenu parole. Sa rançon arrivée de Milet, il avait ramassé quelques vaisseaux, les avait poursuivis, enlevés et fait attacher à des croix, malgré le gouverneur de la province. De retour à Rome, il accusa le syllanien Dolabella pour les concussions commises par lui dans son gouvernement de Macédoine, puis Antonius Hybrida, un des lieutenants du dictateur, qui avait pillé plusieurs villes grecques. Ces procès retentissants étaient un moyen pour un jeune homme d'attirer sur soi l'attention ; mais, par le choix de ses victimes, César affirmait ses opinions populaires. Quelque temps après, tandis qu'il étudiait à Rhodes, il avait appris que Mithridate attaquait les alliés de la république. Aussitôt il était passé sur le continent ; avait rassemblé des troupes, battu plusieurs détachements de l'armée pontique, retenu les villes dans l'alliance romaine ; et tout cela il l'avait fait sans titre, sans mission. Sylla, auquel il avait résisté, en lui refusant de répudier la fille de Cinna, l'avait mieux compris. «Redoutez, disait-il aux nobles, redoutez ce jeune élégant, à la robe flottante». L'élégant débauché cachait en effet une grande ambition, parce qu'il sentait son génie et qu'il voyait les maux dont souffrait la république, l'impuissance du remède imaginé par Sylla et l'absolue incapacité de ses héritiers. Ses amis assuraient l'avoir vu pleurer devant une statue d'Alexandre en répétant : A mon âge, il avait conquis le monde, et je n'ai encore rien fait.

Il avait fait plus qu'il ne voulait dire. Déjà le sénat redoutait le neveu de Marius et de cet Aurelius Cotta qui lui avait enlevé les jugements, l'orateur populaire qui avait provoqué le rappel des amis de Lépide, le prodigue qui éclipsait toute la noblesse par ses magnificences. Crassus, consul et triomphateur, voyait en lui un rival, Pompée, un ami nécessaire, et le peuple l'aimait, le peuple qu'il courtisait sans bassesse, qu'il menait, en contenant ses passions mauvaises, comme ces chevaux fougueux qu'il se plaisait à dompter au Champ de Mars. Les grands espéraient que, ruiné par ses folles dépenses, il cesserait d'être redoutable en cessant de pouvoir acheter les charges ; mais ils oubliaient que le peuple lui donnerait peut-être ce qu'il vendait à d'autres. Les usuriers d'ailleurs, avec leur instinct rapace, avaient deviné l'avenir du jeune prodigue, et personne ne refusait à celui qui aurait un jour tant à donner. Avant d'avoir exercé aucune charge, il devait 1300 talents !

Quand Pompée était revenu d'Espagne, il avait trouvé César en possession d'un tel crédit, qu'il avait dû compter avec lui. Il avait pensé s'en faire un instrument, il en servit lui-même ; du moins, il tomba sous le charme, il écouta des conseils déguisés sous les éloges, et César contribua beaucoup à la détermination qui sépara Pompée de la noblesse, où était sa véritable place, pour le mettre à la tête du peuple, où son caractère ne pouvait le laisser longtemps.

Il était habile de rendre favorable au parti populaire et au tribunat un homme qui devait inévitablement un jour blesser le peuple et les tribuns. Il ne l'était pas moins, après l'avoir compromis avec l'aristocratie, de l'en éloigner plus encore en lui faisant décerner des honneurs presque monarchiques. César appuya vivement les propositions de Gabinius et de Manilius. Cette fois il se rencontrait avec Cicéron sur le même terrain, mais avec des intentions bien différentes ; l'homme nouveau ne songeait qu'à gagner un patron et des voix pour sa prochaine candidature au consulat. Le patricien populaire voyait avec plaisir le peuple s'habituant à conférer de grands pouvoirs que lui-même réclamerait peut-être un jour. Cependant il y avait bien de la hardiesse à entasser tant de puissance dans les mains de Pompée ; n'était-ce pas travailler à se donner un maître ? Mais ce rival, a-t-on dit, César le connaissait ; du jour où il avait vu les façons royales de ce héros populaire, il n'avait pas cru à la durée de sa popularité. Pompée n'avait pour lui que ses succès militaires ; mais des victoires, César en gagnera : ces succès, il les effacera par des succès plus grands, et il lui restera l'avantage, immense dans une république qui périt, de savoir dominer et conduire cette foule du Forum dont la souveraineté nominale pouvait toujours être changée par un habile homme en souveraineté réelle.

Manilius en Mercure - Musée du Vatican

On a trop insisté sur ces patients calculs, et on en a exagéré la subtile profondeur. Si Pompée eût été capable d'un acte de virilité, tout cet échafaudage d'ambition se serait écroulé. Dans les commencements de sa vie politique, César suivit les événements plutôt qu'il ne les domina ; tout au plus les aida-t-il à s'engager dans la voie qu'ils prenaient d'eux-mêmes. Il commanda à l'avenir de la seule manière dont l'homme puisse contraindre l'avenir à servir ses vues, en pressentant, par une nette intelligence du présent, vers quel but éloigné la société s'avance. La phrase suivante de Cicéron citée par Suétone : Dès son édilité il rêva l'empire, et il se l'assura quand il fut consul, est un de ces mots sonores, comme le grand orateur aimait à en faire. César ne rêva pas de dictature dès sa jeunesse. Sa naissance l'avait mis dans le parti populaire, celui qui voulait des réformes, il y resta sans dévier jamais ; consul, il commença ces réformes nécessaires ; dictateur, il les continua en les portant plus loin, et l'empire naquit de la guerre civile.

Mais tous les plans pour le présent et l'avenir, ceux de César ou de Pompée, comme ceux du sénat ou des tribuns, faillirent être déjoués par une conjuration sortie des sentines les plus impures de la république.